Dérive antipodale des mots : cartésien

octobre 8th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #111.

Quatrième cas. Au début du XVIIe siècle, Descartes [1] avait à cœur de bien conseiller le croyant se voulant bon catholique (quelques années plus tard, son cadet, Pascal, fera de même à l’intention des protestants). Il estimait que, chez celui-ci, le crédit accordé à l’observation et aux messages des sens ne devait, en aucun cas, prendre le pas sur la confiance en l’esprit – i.e. en l’intellect, les sentiments et les bonnes convictions religieuses : ces dernières qualités émanant directement de Dieu, par là ne pouvant induire en erreur. Les raisonnements du penseur spiritualiste, métaphysiques essentiellement, se voulaient destinés à mener le lecteur dans cette direction – en particulier dans la conviction qu’il fallait se méfier des communications des sens et se fier, plutôt, aux réflexions pures de la conscience (« je pense, donc je suis » [2])… à l’instar de Parménide d’Élée, inspirateur de l’idéalisme grec au Ve siècle AEC.

Parce qu’il était intelligent et bon mathématicien, également en raison du titre et du sous-titre de son ouvrage principal (Discours de la méthode – Pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, 1637), les chrétiens parmi les plus éduqués se forgèrent l’idée que le cartésianisme impliquait… une expression de pensée rigoureusement logique et rationnelle. On aura compris que cela correspondait bien plus aux attentes de la société française de l’époque, qu’aux intentions effectives de l’auteur.

Quatre exemples instructifs sur les détours et aboutissements étranges que peuvent prendre les mots, dans leur sens. C’est troublant, quand des dérives sémantiques se révèlent à ce point antipodales.

[1] Cf. « Système vivant n’est pas machine », texte no 11 de Pensées pour une saison – Hiver.

[2] « […] je pense, donc je suis […] » – Descartes, René [1596-1650], Discours de la méthode, 1637, 4e partie. Cf. infra le texte no 112, « Une promenade langagière autour du syllogisme : syllogisme bien construit ».

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Dérive antipodale des mots : épicurien

octobre 8th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #109.

Deuxième cas. Au début du IIIe siècle AEC, dans un monde hellénistique bouleversé par les vastes conquêtes d’Alexandre de Macédoine [356-323], l’enseignement prodigué en son jardin par Épicure [341-270] prônait une vie équilibrée, fondée sur la simplicité des besoins, sur le respect de ces besoins, et sur la juste appréciation de la valeur fondamentale de cette simplicité.

La simplicité se révélait une source renouvelée d’harmonie en soi et autour de soi, elle permettait au corps et à l’esprit de s’épanouir. Une vie harmonieuse traitait le corps en allié et clarifiait l’esprit. Dès lors, on pouvait non seulement mieux discerner la réalité matérielle du monde et de ses phénomènes, mais grâce à cette clarté du regard on pouvait contempler la mort pour ce qu’elle était, simplement, et ne plus la craindre inutilement. Un adepte d’Epikouros, ‘ l’allié ’, se comportait ainsi en sage réaliste et paisible, vivant heureux de l’essentiel et fréquentant seuls quelques amis choisis.

En aucune façon ne s’agissait-il d’hédonisme, soit la recherche prioritaire de plaisirs dans la vie, ni de sybaritisme, soit une recherche exagérée de luxe et de luxure – une philosophie, respectivement une culture, ayant réellement existé dans le monde hellénisé, mais en dehors de toute influence et de tout contexte épicuriens. Au sein d’un monde troublé, l’épicurisme connaissait beaucoup de succès, dans toutes les strates de la société, et ce succès lui valait des ennemis. L’amalgame qui fut ainsi fait de “ l’enseignement du jardin ” avec l’hédonisme et le sybaritisme s’avéra une calomnie, répandue à la fin de l’Antiquité par deux idéologies en concurrence avec l’épicurisme, soit le stoïcisme, puis le christianisme.

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Le poids de la mémoire, la concentration mentale et le glissement de la perception du temps

octobre 6th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #107.

Petit enfant au Soudan, j’étais conscient de la faiblesse de mon esprit et de mes connaissances. Pour me former, pour grandir, je m’exerçais, déjà, à des exercices mentaux de toutes sortes.

Examiner attentivement les mots dans le Petit Larousse illustré que nous avions dans notre maison de Khartoum, surtout les planches graphiques, qui me fascinaient par leur diversité de thèmes. M’exercer à les mémoriser. Réviser les livres scolaires envoyés par cette extraordinaire institution qu’était le CNTE (nom, à l’époque, du Centre national d’enseignement à distance). Me concentrer sur un arbre, sur un personnage, sur un paysage, que je m’efforçais de garder à l’esprit dans leur apparence, parfois que je tentais de dessiner ou de peindre, selon les instructions de cette autre admirable institution française, l’école de dessin (par correspondance !) A.B.C. de Paris. Comme je me sentais ignorant, petit, faible et maladroit ! Et combien l’étais-je. Je m’appliquais néanmoins, patiemment, obstinément.

À l’époque, lorsque je tentais de penser consciemment à telle ou telle chose, il n’y avait pas trop de stimuli mentaux pour me gêner dans mon effort d’attention… juste une grande maladresse cognitive et intellectuelle de ma part. Dont j’avais honte.

Parfois, je me retrouvais à devoir passer du temps dans des situations où il me semblait qu’il n’y avait rien à apprendre… par exemple lors d’une fête de birthday d’un des enfants des communautés anglaise ou américaine de la capitale soudanaise. À chacune de ces invitations, j’étais catastrophé d’avance. Ensuite, c’étaient des heures de purgatoire… au cours desquelles les heures s’écoulaient avec une lenteur accablante. Je regardais mille fois l’aiguille des secondes, je comptais… 60. Une minute seulement s’était écoulée ! Le temps me semblait un liquide épais et poisseux, dont je ne pouvais pas me désengluer.

Alors je me réfugiais, même au cours des jeux à participation obligatoire, dans mes exercices mentaux… forcément, les enfants et adultes autour de moi me jugeaient “ dumb ” – stupide. On pourrait croire que cela m’affectait, mais non, venant de la part de ces gens, je n’en avais cure.

À l’âge de 12 ans, alors que ma famille s’était définitivement fixée à Genève, je me retrouvais, pour mes six dernières années de scolarité, emprisonné dans une école. À temps partiel (car à la différence d’autres malheureux je n’étais pas “ un interne ”), mais quand même pour la plus grande partie de mon temps vécu à l’état d’éveil. Six années interminables. Les deux premières, je les passai uniquement à survivre, mentalement et physiquement, dans un environnement humain qui m’était hostile, parfois violemment.

Les deux années suivantes, j’appris à développer une attention triptyque : une partie sur le cours, une partie sur les autres élèves, une partie pour mes pensées propres. Je remarquai alors un phénomène frappant : le temps en classe s’écoulait un peu moins lentement que lors de ma petite enfance. Je mettais cela sur le compte de la capacité que j’avais développée pour une attention plus que duale. Je n’avais pas tort, mais cela ne s’avérait pas toute l’affaire…

Jeune adulte et étudiant universitaire, enfin plus libre de mon temps, je constatai, clairement et indubitablement, que le temps s’écoulait un peu moins lentement que dans ma petite enfance.

Toutefois… Je n’étais plus convaincu, alors, que ce fût un avantage…

Par ailleurs, en parallèle, je relevais, navré, que l’effort d’attention intellectuelle que je devais prodiguer à mes études ne diminuait pas avec les années, malgré mon expérience croissante. Je ne comprenais pas pourquoi, à l’époque.

Avec le recul, je réalise que, jeune adulte, je me retrouvais avec un legs croissant de souvenirs, conscients ou non, et une mémoire qui s’alourdissait rapidement. Petit à petit, cette mémoire grandissante s’avérait envahissante au point d’en devenir handicapante, intellectuellement mais aussi psychiquement. J’avais de plus en plus de peine à me concentrer sans que l’un ou l’autre souvenir m’interpelle, de façon urgente et pressante – parfois ce n’était qu’une réminiscence… qui se révélait, à cause de son flou, encore plus envahissante qu’un souvenir !

En outre, à mesure que la mémoire, consciente ou inconsciente, se stratifiait… le temps s’écoulait de plus en plus vite. À partir de l’âge de trente-six ans, c’était net : il commençait à me filer entre les doigts.

J’optais alors pour une hypothèse, une loi de quasi proportionnalité entre le poids mnésique et la perception de l’écoulement du temps : chez un adulte de trente-six ans, le temps s’écoulerait environ six fois plus vite que chez un enfant de six ans. Aussi ces périodes de vide mental, où le temps semble se dérouler trop lentement, s’avèrent-elles de moins en moins fréquentes avec l’âge. L’ennui épais, perçu comme un écoulement temporel visqueux, est un sentiment fréquent chez l’enfant, alors qu’il s’avère pratiquement absent chez le vieillard… pour qui le temps semble plutôt fuir devant lui comme un vent léger mais constant.

Ces deux réalités psychologiques me semblaient inexorables et inéluctables dans leur déroulement.

Par un concours de circonstances, je me mis en devoir de découvrir, puis de pratiquer les vertus de la méditation bouddhiste. Il importait non seulement de calmer l’esprit, mais de rendre la mémoire moins envahissante, plus sélective. Pendant quelques années d’apprentissage laborieux, je m’employais ainsi à calmer un esprit plus sagace, certes, que dans son enfance, mais devenu suractif, par trop à gauche et à droite, et par trop chargé en mémoires et souvenirs. C’est le cetta vivace voire agité qui, comme l’enseignent les bouddhistes, gêne l’attention (sati), freine la concentration (samâdhi) et empêche l’état d’éveil (bodhi).

Péniblement, je finis par atteindre mon objectif général de méditation. Même si, le temps passant, les souvenirs continuaient à croître en nombre… j’avais du moins freiné leur croissance affolante en poids psychique.

Depuis, le temps continue de s’écouler très rapidement, mais l’accélération de son écoulement a diminué au point de cesser. Ainsi, ce phénomène propre à l’âge ne s’avère-t-il plus angoissant, mais accepté, presque tranquillement. Parallèlement à un acquiescement graduel à l’ordre des choses, si ma capacité d’attention pure continue gentiment de décliner… et si l’état d’éveil bouddhique s’éloigne à mesure que je crois m’en approcher – ma capacité de concentration mentale poursuit-elle lentement son progrès.

En particulier, ma capacité de lire ou d’entendre correctement tous les mots d’une phrase, puis de m’en souvenir dans leur agencement exact à la première lecture ou écoute, décline depuis l’âge de vingt-cinq ans ; en revanche, ma capacité à me concentrer sur l’ensemble de ces mots et sur leur contexte, à les agencer mentalement et à les garder à l’esprit rassemblés entre eux, sans me laisser distraire, continue de s’améliorer.

Il y a un peu plus de deux décennies, je ne rêvais même pas d’une telle évolution.

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Le réveil de formes trop anciennes

octobre 3rd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #104.

Le développement d’un embryon, en ses phases successives, répète d’une façon assez générale les origines et l’évolution de la lignée de son espèce : l’ontogenèse récapitule la phylogenèse (du grec ôn, ontos, ‘ l’être, ou un être ’, phylon, ‘ race, tribu, (vieille) famille, lignée ’, et genos, ‘ naissance, origine, genèse ’).

Théophraste d’Erèse [371-287], successeur d’Aristote à la tête du Lycée d’Athènes et père de la botanique, l’avait pressenti en estimant que les sépales et les pétales des fleurs se développent à partir d’un modèle biologique pour une feuille. Vingt-et-un siècles plus tard, au cours de son voyage en Italie (1786-88), le génial Goethe [1749-1832] écrira son Essai d’explication de la métamorphose des plantes, dans lequel il systématisait le postulat de l’homologie sériée de structure entre les différents organes végétatifs et floraux des plantes à fleurs, à partir de structures plus primitives. Par la suite, les découvertes paléontologiques et la génétique moderne démontreront que la feuille est apparue au cours de l’évolution avant la fleur… et que le modèle ontogénique et structural de l’embryon d’une fleur est bien celui d’une feuille.

Au XIXe siècle, suite à la révolution darwinienne, ce concept fécond sera étendu à la zoologie, en particulier par Ernst Haeckel [1834-1919] : un embryon d’amphibien, dans une première phase, ressemble à un embryon de poisson ; un embryon humain, dans sa première phase, ressemble à un embryon de poisson, dans sa deuxième phase à un embryon d’amphibien. Depuis, les découvertes paléontologiques ont confirmé, dans l’ascendance de tous les vertébrés amniotes (reptiles, oiseaux et mammifères), l’existence d’ancêtres amphibiens, et avant cela, d’espèces de poissons primitifs.

Par naïveté ou par malice, on a fait dire à cette règle, dite de récapitulation, quelque chose de plutôt absurde : qu’elle récapitulerait les formes ancestrales… adultes. Il n’en est rien, bien entendu. Plus fondamentalement, comme la récapitulation se fait de façon souvent désordonnée, parfois même chaotique, d’aucuns ont estimé que cette règle… n’était pas réellement une règle biologique. C’est là une erreur essentielle, due au refus d’admettre que les mécanismes de la vie trouvent leur origine dans un long bricolage aveugle.

Pourtant, la récapitulation de la phylogenèse fournit justement, par son caractère chaotique, en ontologie comme en embryologie, une preuve supplémentaire que la vie est un grand bricolage automatisé [1]… affiné par des centaines de millions, voire des milliards d’années d’évolution.

Un grand bricolage, pas nécessairement le plus efficace ou le plus élégant, mais ordonné par la sélection naturelle dans le torrent des siècles – au cours du long, du très long écoulement du temps… Les outils cassés et les matériaux devenus superflus peuvent encombrer le sol de l’usine biologique, ils n’empêchent pas la fabrication automatique de continuer, vaille que vaille.

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que des gènes très anciens, même devenus caducs et complètement inutiles, restent souvent inscrits dans le génome. Parfois, ils se réveillent, anormalement, de leur longue dormance… et se révèlent alors tellement dégénérés dans leur encodage, qui a dérivé sans aucun contrôle de qualité biologique, qu’ils en sont devenus tératogènes – sources de potentielles monstruosités (par exemple, chez un humain adulte, la réactivation, impromptue, de pseudogènes pour des branchies).

Sigmund Freud [1856-1939] le devinera : le phénomène biologique décrit ci-dessus se trouve également à l’œuvre en psychologie sociale, pour les formes d’interprétation communautaire du monde. Les plus primitives de celles-ci ne sont pas complètement remplacées par les nouvelles, en principe plus adéquates ou du moins plus efficaces.

Elles refont alors surface dans le corps social, continuellement, le plus souvent sous des formes gaspilleuses de ressources collectives mais peu agressives (magie blanche, astrologie, homéopathie, etc.). Parfois, par contre, le réveil est paroxysmique, extrêmement violent (le nazisme) et, forcément, aberrant, car il est fait appel à de très anciens concepts mythiques, périmés depuis la nuit des temps déjà… Et dont la réactivation, intempestive et impérieuse, ne peut se produire que sous une forme particulièrement monstrueuse.

[1] Cf. les textes nos 20 et 95 de Pensées pour une saison – Hiver : « Ailes et plumes des origines » et « Systèmes nerveux dans un organisme, développements parallèles », et cf. infra le texte no 105, « Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ? ».

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La frontière des choses et le canevas de la grammaire française

octobre 1st, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #103.

Il est des jours qui marquent à vie. Certains se révèlent particulièrement difficiles à évoquer, et à cause de la profondeur de leur empreinte, difficiles à décrire. Ils se firent chaotiquement dans l’esprit, et dans une pauvre lumière.

J’en ai connu plusieurs ; au cours de l’un d’entre eux, je réalisai que je devais, impérativement, définir la frontière entre ce qui me constituait et ce qui se trouvait en dehors de moi. Et que j’avais beaucoup de peine à le faire, au point de douter qu’il y en eût une, de frontière ! Je sais que c’était bien avant mes sept ans. Soudain, ce qui m’avait semblé vaguement évident : moi… m’était devenu quasi étranger, même inquiétant.

Ce sentiment d’étrangeté à moi-même, je l’avais vivement ressenti, pour la première fois, penché sur la cuvette. Voyons, ceci vient de sortir de mon corps… c’était donc une partie de moi… mais plus maintenant ?! Et il faut à présent que je tire la chasse d’eau ?! Un doute affreux m’envahissait, mais que faire d’autre qu’obéir à mon surmoi et tirer sur le cordon !

Personne avec qui évoquer ce problème qui me hantait, qui m’épouvantait, en fait. Comment en parler avec ma propre mère, alors que j’avais réalisé, depuis quelque temps, l’affreuse vérité : les enfants sortaient de son ventre à un certain moment, quand ce dernier devenait très gros… et j’étais moi-même venu au monde de cette façon !

Je restais donc seul avec mes ruminations, me demandant à chaque fois avec angoisse si, en tirant la chasse, je ne tuerais pas un être en formation. Mais on ne peut quand même pas engendrer un enfant par jour ? Quoique… j’avais appris que certains tout petits animaux, primitifs et déplaisants, le faisaient ! Des amibes, des vers…

Ces pensées s’agitaient en désordre dans l’esprit du petit garçon que j’étais, tout à l’effroi de leur chaos et du gouffre mental qui se creusait en lui.

Une conséquence curieuse, mais à première vue seulement, de ce trouble terrible, c’est que je me mis à m’intéresser vivement à la conjugaison des verbes, ainsi qu’aux règles d’accord et de concordance – non seulement la personne et le temps, mais aussi le mode et la voix : je suis, tu seras, il eût été, vous seriez…

Ah ! la grammaire : par l’effort de structuration mentale et d’adéquation à la réalité qu’elle exigeait, elle m’a sauvé du délire solipsiste. D’autant qu’à l’époque la familiarisation strictement verbale que j’avais de deux autres langues, l’arabe et l’anglais, rajoutait à mon sentiment de flou du réel.

Aussi m’accrochais-je avec ténacité à cette langue dont je pratiquais l’écriture et que je pouvais étudier : le français. Cette langue, structurée pour l’intelligence et la raison, me permettait d’aborder les objets et les concepts en les trouvant confirmés dans leur existence par un dictionnaire (plus précisément, un Petit Larousse illustré, un livre saint, à mes yeux). Puis elle me permettait, avec ces mots nouveaux, d’engendrer des phrases nouvelles, de concevoir des pensées nouvelles. Ma mère, grande prêtresse du savoir, m’enseignait cette langue, qui m’apparaissait divine, par le biais du CNTE (nom, à l’époque, de cette extraordinaire institution française, le Centre national d’enseignement à distance).

Ô langue bénie !

Je pense être une des rares personnes à avoir précieusement sauvegardé, malgré les aléas de nombreux déménagements, les livres de grammaire de son enfance : le « petit Grevisse » (Précis de grammaire française – que j’ouvrais doucement, en me préparant mentalement, comme on s’y prend pour un livre sacré), et le Gaillard (L’Analyse logique et grammaticale – lors d’un court séjour en internat, vers mon douzième anniversaire, je prenais avec moi, pour les excursions hebdomadaires, ce mince, mais si dense, livre de poche)…

Dans ma bibliothèque, ces ouvrages vénérables, les deux dans une édition de 1969, sont faciles d’accès : je les compulse souvent. Leur étagère de rangement, celle contenant les dictionnaires de français, s’avère un autel de pratique quotidienne.

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La cicatrice d’un moment

octobre 1st, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #102.

Les moments marquants d’une vie le sont littéralement, car ils laissent des cicatrices.

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Comment l’on devient ce que l’on est

septembre 30th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #101.

Génoï oïos éssi mathôn. – Sois ce que tu sais être. – Pindare [518-438], poète lyrique de la Grèce antique, 2e Pythique (468 AEC), v. 72

Il y a quatre décennies, tout jeune étudiant à Genève, j’étais assis sur un banc au parc des Bastions. Je lisais avec une concentration soutenue, par moments avec perplexité, le tout fraîchement publié Comment devient-on ce que l’on est ? (1978), l’auto-biographie de Louis Pauwels [1920-1997], “ spiritualiste prométhéen ” et chantre du “ réalisme fantastique ”. Son titre m’avait interpellé, comme on disait à l’époque.

Un autre étudiant m’apostropha alors, comment pouvait-on lire une telle “ débilité  ? Décontenancé, je lui demandai s’il avait lu le livre. Il me dit que non, car la réputation de l’auteur était mauvaise et puis rien que par le titre on savait qu’il s’agissait d’un livre idiot ! Je répondis que je ne pensais pas que ce fût le cas et j’allais ajouter que je ne voyais pas ce qu’il voulait dire à propos du titre, mais il me regarda avec dédain et s’éloigna aussitôt en ricanant. Je haussai mentalement les épaules et repris ma lecture… Les chiens aboient la caravane passe.

Néanmoins… je restais intrigué par cette différence de perception quant à l’intelligence du titre. Je m’arrêtais de temps en temps, méditais sous la frondaison des beaux platanes… et je n’arrivais pas à mettre le doigt sur un début d’entendement. Pourquoi ce… disons, camarade, trouvait-il aussi stupide une question que pour ma part j’estimais fondamentale ? Quelque chose m’échappait.

Au cours de ma lecture attentive, je notais la mention répétée d’un certain Nietzsche [1844-1900]. Pauwels avait d’ailleurs placé en exergue de son livre un extrait d’un ouvrage de celui-ci au titre curieux, Ecce homo, extrait qui lui avait fourni le titre même de sa propre auto-biographie. La question existentielle de ce Nietzsche, donc de Pauwels, me semblait très pertinente, mais je n’avais jamais entendu parler de cet auteur germanique durant les (hélas trop rares) cours de philosophie reçus à l’institut catholique que j’avais fréquenté – j’étais en filière Bac C, donc très axée sur la mathématique et la physique, mais quand même, c’est presque saugrenu quand on y pense… ça, c’était une éducation orientée !

Peu après, je remarquai à l’inégalable librairie Unilivres (sise Rue de-Candolle, juste en face de ce que l’on appelait “ Uni I ”) un ouvrage en allemand dont le titre et le nom de l’auteur captèrent aussitôt mon attention : Ecce homo, de Nietzsche (1888). Puis je remarquai le sous-titre : “ Wie man wird, was man ist ”.

Comment l’on devient ce que l’on est.

En un éclair, je compris.

Dans les décennies qui suivraient, j’allais découvrir avec ce penseur atypique et fécond un univers intellectuel foisonnant et stimulant. Le sous-titre de son auto-biographie Ecce homo reprenait une partie de l’incipit au chapitre II.9 de celle-ci. Je noterais au cours de mes lectures nietzschéennes que l’auteur avait en fait repris une de ses propres fulgurances, énoncée en 1881 déjà dans Die fröhliche Wissenschaft (Le Gai Savoir, #270) : “ Was sagt dein Gewissen ? Du sollst der werden, der du bist. 

Que dit ta conscience ? Tu dois devenir celui que tu es.

Langue allemande, langue française… Je saisissais enfin pourquoi le titre de Pauwels avait ainsi fait naître le mépris chez mon collègue. Nous ne comprenions pas la phrase de la même façon, tout simplement.

Bien que dans le sous-titre de Ecce homo les deux verbes fussent conjugués au temps présent, en allemand “ werden ” présente de façon générale une connotation de futur par rapport au verbe “ sein ” (“ être ”). C’est aussi le cas en français pour “ devenir ” par rapport à “ être ”… et c’est ainsi que je l’avais spontanément compris ; toutefois, dans cette dernière langue “ on devient ” peut, également, avoir une connotation, que l’on peut trouver plus triviale dans ce contexte, de passé… signifiant implicitement “ on est devenu ”.

On pouvait donc partir d’un malentendu a priori et mal interpréter le livre de Pauwels, une auto-biographie qui se révélait authentique dans le ton comme dans l’esprit… même si les idées trop souvent s’avéraient aussi nébuleuses qu’abruptes. À la lecture de sa prose robuste toutefois, il m’a semblé que, par son usage du temps présent pour le verbe “ devenir ”, cet auteur singulier ne voulait pas simplement signifier : comment est-il devenu ce qu’il est… mais bien, de façon plus nietzschéenne et plus dialectique : comment deviendra-t-on ce que l’on est – déjà.

Que dit ta voix intérieure ? Tu dois devenir ce que tu es.

Après Nietzsche, le poète anglais Robin Skelton [1925-1997], un néo-paganiste, saura reformuler avec une intensité renouvelée ce fondement immuable de toute existence : “ Each man must turn what is into what is, or he will die. 

Tout homme doit transformer ce qui est en ce qui est, sinon il meurt.

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La limite

septembre 29th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #100.

Comprendre s’est toujours avéré, pour moi, une pulsion vitale. Comprendre, avec autant de précision que possible. Autrement, l’affolement me guette. Alors… j’essaie de comprendre, péniblement, tout ce qui se trouve au monde, mais particulièrement ce qui m’est le plus proche. Exercice laborieux, difficile…

J’ai été sauvé par un respect instinctif de la réalité et une acceptation sereine de mes limites intellectuelles : si j’estime que je dois tenacement faire l’effort de comprendre, je sais aussi que je ne peux cheminer très loin dans l’immensité du monde. Je dois aller jusqu’à ma limite de propriété, regarder attentivement plus avant, au loin… mais sans franchir moi-même la borne. Car au-delà, ce n’est plus mon territoire et cela ne me regarde pas.

Du moins, je tâche de m’en convaincre.

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Les jeux de mon enfance

septembre 28th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #99.

C’est en lisant, étendu sur le dos dans un lit d’hôpital, Roger Caillois [1913-1973] et son fascinant opus, Les Jeux et les hommes (dans une édition de 1967), que j’ai réalisé n’avoir pratiqué, durant mon enfance et ma jeunesse, qu’un seul type de jeu, essentiellement… les autres me demeurant parfaitement étrangers.

Dans la citation suivante, le philosophe exprime son propos, par ailleurs très élaboré, en quelques mots seulement : « Les jeux, selon moi, se répartissent en jeux de compétition [l’agôn], quand on lutte sans autre intérêt que celui de démontrer une supériorité ; en jeux de simulacre [la mimicry], quand on joue à représenter quelqu’un d’autre ; en jeux de vertige [l’ilinx], quand on cherche à perdre conscience et équilibre ; en jeux de hasard [l’alea], enfin. » – Caillois, Roger, L’univers de l’animal et celui de l’homme, conférence aux XXe Rencontres internationales de Genève, 1965, thème : Le robot, la bête et l’homme.

Il manque une catégorie, celle du conteur qui ne se met pas en scène… mais ni le philosophe, ni l’auteur de ces lignes, ne sont portés à considérer une telle activité comme un jeu proprement dit.

Quoi qu’il en soit, mes propres activités, imaginaires ou réelles, toujours pratiquées avec un sérieux extrême, consistaient à réorganiser le monde dans sa vérité et sa réalité, pour cela à corriger les dénominations, comme le disait Confucius et comme l’énonça Marguerite Yourcenar dans son discours d’intronisation à l’Académie française. Mes jeux étaient solitaires, plutôt silencieux – allant des constructions de mécano à la simple rêverie, ils n’en étaient pas moins des jeux… de mimicry en l’occurrence, pour reprendre l’expression de Caillois.

Lorsque je m’impliquais moi-même dans mes mises en scène, je choisissais ou élaborais soigneusement les personnages que je vivais… et ils se révélaient immanquablement liés à une activité de création ou de construction. Je ne me retrouvais jamais Michel Vaillant dans mes rêves, le champion de courses automobiles, mais toujours son frère aîné, le constructeur, Jean-Pierre. Pour moi c’était là le jeu suprême et unique, celui du créateur, du constructeur du monde… ou du moins d’un monde.

Les autres catégories de jeux me laissaient de marbre. J’y participais le moins souvent possible, seulement sous la pression sociale et avec réticence, en conservant mon quant-à-moi. L’agôn ne m’intéressait que médiocrement, puisque le seul adversaire qui m’importait, c’était… moi-même.

Aussi, bien plus tard, je fus éberlué par la remarque, tellement inadéquate en ce qui me concernait, d’une physiothérapeute en Australie. Elle me voyait m’appliquer, avec beaucoup de concentration, dans les exercices qu’elle prescrivait : “ You are very competitive ! ” – Moi ?! Moi qui ai souvent, délibérément, mal joué à de nombreux jeux de compétition, afin de pouvoir, plus rapidement, me retrouver dans la solitude et… la réalité. Somme toute, elle était une sportive et pour elle toute forme de détermination morale procédait forcément d’un esprit de compétition. “ To a hammer, everything looks like a nail ” – pour un marteau, tout semble un clou.

Malgré leur diversité de thèmes, mes jeux d’enfance étaient donc assez limités en ce qui concerne les catégories de Caillois. Quoique… peut-être le jeu suivant participait-il de l’ilinx ? J’en doute, car je ne cherchais pas à perdre conscience, au contraire même. En voici toutefois la description succincte : je m’agrippais à une barre et m’élevais à la force des biceps, puis tentais de tenir ainsi, en me disant “ Ça y est, là je suis adulte ”. Puis mes biceps me lâchaient, et je tentais alors de rester accroché à la barre le plus longtemps possible, en pensant que là… j’étais vieux. Puis la mort approchant, mes doigts perdaient toute force résiduelle… et je devais lâcher prise.

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L’enfant dans la littérature

septembre 27th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #97.

L’enfant est relativement peu présent dans la littérature française ou allemande, beaucoup plus dans la littérature anglaise ou russe. Chez les romanciers anglophones, le traitement de l’enfance oscille trop souvent entre la brutalité, la mièvrerie et la froideur, rares sont-ils ceux qui trouvent le ton juste.

Par contre, chez les auteurs russes, il se révèle d’une finesse et d’une véracité exceptionnelles : on garde un souvenir profond de ces quatre merveilles d’intelligence et de délicatesse que sont Petit Héros de Dostoyevskiy (1849), Enfance de Tolstoy (1852), Premier Amour de Tourgyenyev (1860) et La Steppe de Tshyechov (1888).

Même dans la littérature plus récente, les écrivains russes savent encore exprimer l’état d’esprit d’un enfant ; par exemple les frères Strougatskiy, dans le chapitre « Le maître de Lev Abalkine » d’un étrange roman d’anticipation, Le Scarabée dans la fourmilière (1979).

Évidemment, il est préférable d’aborder ces chefs-d’œuvre littéraires par l’intermédiaire de bonnes traductions. Certaines s’avèrent excellentes, des œuvres en elles-mêmes. Parfois, on a la chance de pouvoir comparer plusieurs bonnes traductions françaises d’un texte russe. Alors, non seulement reçoit-on le cadeau d’un récit intrinsèquement passionnant, mais également a-t-on le privilège de participer au filtrage linguistique et à l’interprétation psychologique d’un bon traducteur, qui se trouve avoir deux âmes : une russe et une française. De surcroît, si les traductions ont été faites à des décennies d’écart, l’amoureux de la langue française se voit gratifié d’une expérience très instructive : voir celle-ci évoluer dans le temps.

J’ai pour ma part lu et relu trois traductions d’un récit très singulier, écrit en prison par Dostoyevskiy en 1849, mais qui ne sera publié qu’en 1857, avec attribution à un certain M-i

Le récit, Petit Héros, évoquant les émois d’un enfant, conjugue délicatesse et finesse de sentiments à un suspense presqu’insoutenable, même à la relecture. Il s’agit d’un de ces récits bénis, qu’on peut lire et relire, car ils sont écrits à de multiples niveaux d’interprétation. Ainsi certains tableaux, à chaque fois qu’on les regarde, offrent-ils le même don de régénération à leur contemplateur.

Si l’on écoute bien, on peut déceler le génie d’une composition musicale malgré une mauvaise interprétation. De façon analogue, il est probable que pour un récit aussi achevé même une mauvaise traduction n’empêcherait pas le lecteur d’entrevoir le caractère exceptionnel du texte.

Heureusement pour les lecteurs, la toute première traduction française qui fut faite de ce chef-d’œuvre de la littérature russe, par Elise Fétissoff en 1886, titrée Le Petit Héros, s’avérait de très haute tenue. Le français a un côté maintenant légèrement suranné, mais que l’on peut estimer convenir parfaitement à ce récit d’une autre époque. Il est ainsi délicieux, par exemple, de voir écrit « bluet » pour bleuet – orthographie… vieillie, certes, correcte néanmoins.

En 1942, Elisabeth Bellenson traduisit à son tour le récit, sous le même titre. Texte de haute qualité également, dont il n’est pas certain qu’il apportait plus que la première traduction, mais dans lequel on note un usage de la langue française légèrement différent – forcément, à cinquante-six ans d’intervalle…

Cinquante-cinq ans plus tard, en 1997, soit cent quarante ans après sa première publication en russe, le traducteur Bernard Kreise produisait une merveille, avec son recueil Le Rêve d’un homme ridicule et autres nouvelles, qui incluait Un petit héros. On notera que dans le titre en russe il n’y a pas d’article déterminatif : c’est Petit Héros, littéralement. Toutefois, la langue russe ignorant de façon générale l’article déterminatif, le traducteur est libre d’ajouter « Le » ou « Un » s’il le souhaite.

L’article indéfini induit, dès l’abord de la nouvelle, une impression de simplicité et d’humilité, d’autant qu’il libère des deux majuscules qu’autrement l’on doit donner dans le titre à petit héros. Ce choix de traduction engendre un état d’esprit spécifique chez le lecteur francophone… et d’un seul mot Kreise a su exprimer, de la sorte, une nuance de ton correspondant très bien au récit de Dostoyevskiy.

À l’instar des deux pionnières, Kreise s’est fait un très bon relais de « cette nouvelle pleine de charme et de tendresse » (selon ses propres termes, parfaitement choisis). Cela, avec une sensibilité achevée, sans aucune mièvrerie. En ajoutant, toutefois, une double nuance, cruciale, que l’on percevait moins dans les deux premières traductions. Ce récit est celui d’un souvenir d’enfance, raconté par un adulte modeste et intelligent ; la délicatesse de sentiments et d’expression de celui-ci est finement rendue dans les trois traductions. Kreise réussit à nous faire entrevoir, de surcroît, le petit garçon qu’il était, s’approchant de ses onze ans : ce petit bonhomme naïf, lui aussi, s’exprime par moments au cours de cette évocation par un adulte mûr.

Ainsi, malgré son choix de faire des paragraphes beaucoup trop longs, rendant la lecture difficile, Kreise a offert une traduction admirable, à la hauteur d’un texte extraordinaire… Il ajoutait, en 1997, pour le plus grand bonheur de son lecteur francophone, un Avant-propos, des notices et des notes, hautement instructifs et captivants. Il est dommage que ce livre soit pratiquement introuvable.

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L’enfant déçu par deux livres

septembre 23rd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #89.

Le lien quasi organique entre un livre et sa couverture nourrit des processus mentaux souvent inattendus. Nombre de livres cruciaux dans mon existence ont été lus et relus malgré des couvertures qui me déplaisaient – en passant outre, j’avais appris de cette façon, très jeune, à faire la part des choses.

Le phénomène inverse, moins fréquent, causait une difficulté d’un autre ordre. Deux couvertures de livres avaient ainsi beaucoup plu au petit enfant… mais leur contenu m’avait cruellement déçu. De fait, j’avais éprouvé un véritable sentiment de tromperie sur la marchandise. Le premier avait été La Fortune de Gaspard, de la Comtesse de Ségur, en Nouvelle Bibliothèque rose (no 15, 1959). Le second, Le Club des cinq et les Papillons, d’Enid Blyton, également en Nouvelle Bibliothèque rose (no 96, 1962).

Dans le premier cas, j’étais resté des mois à rêver devant ce livre quand, au Soudan, je venais en visite chez une de mes tantes, dans l’espoir qu’elle veuille bien me le prêter. L’aquarelle d’André Pécoud faisait naître chez moi un sentiment de rêverie sérieuse et harmonieuse, empreinte de liberté… car le garçon lisait dans un pré, assis en oblique, les jambes élégamment repliées sous lui, tenant délicatement de sa main droite le livre illustré posé sur ses cuisses, s’appuyant de la main gauche contre le sol, un deuxième livre posé tout près, en réserve, sur l’herbe verte. J’imaginais que la fortune de Gaspard était faite de ses livres et de ses rêves. Quelle déception à la lecture : ce n’était qu’une vulgaire histoire d’argent… celle d’un nouveau Rastignac monté à Paris pour y faire fortune !

Dans le second cas, l’illustratrice Jeanne Hives avait peint en couleurs vives de jolis papillons et très bien esquissé des corps en mouvement, créant un sentiment de liberté champêtre en harmonie avec le contenu que le titre évoquait pour moi (je faisais l’impasse sur les filets à papillons). Durant des mois, jusqu’à ce qu’enfin il me fût prêté, je rêvais de grands papillons, comme on pouvait encore en admirer au Soudan, à l’époque. Hélas… Il s’agissait d’une « ferme des Papillons ». Par ailleurs, le récit, à mon goût par trop convenu (même pour l’enfant que j’étais) et au contenu plutôt étique, ne présentait qu’un rapport très ténu avec les papillons. Ce n’était qu’une laborieuse histoire d’espionnage.

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Le Grand Marteau et ses petits clous

septembre 22nd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #86.

Dans un éblouissement nébuleux, certains ont vu un grand marteau dans le ciel. Depuis, pour eux, le monde est entièrement fait de clous.

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De la mesure en toutes choses, y compris dans les vertus

septembre 22nd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #85.

De l’Orient à l’Occident, l’Antiquité avait su développer, lentement, au prix d’immenses efforts intellectuels et moraux, le sens de la mesure en toute chose. Ç’avait été un fondement de l’enseignement de nombreux philosophes grecs, ainsi que de celui du Buddha, philosophe indien du VIe siècle AEC. Un philosophe chinois du Ve siècle AEC, Maître Mo ou Mozi, philosophe de l’amour universel, l’avait également compris, qui insistait sur cette notion que la compassion excessivement partiale se révélait tout autant un problème éthique… que l’absence de compassion.

En s’imposant, le christianisme balayait ce sens de la mesure. Dorénavant, certaines vertus seront considérées comme pouvant, comme devant croître sans limites… entre autres l’amour et la compassion.

Par ce traitement, les vertus en question perdaient leur qualité… de vertu. Car une compassion qui n’est pas équilibrée par l’équanimité et par l’amour, ainsi que par la capacité à aussi partager la joie, devient vite une affliction morbide. De son côté, l’amour sans compassion, sans joie ou sans équanimité, s’avère facilement un délire hystérique et souvent violent. Quant à la joie systématique, sans perception de la réalité des souffrances dans lequel le monde baigne, sans amour, sans équanimité… elle ne se révèle qu’irréflexion et superficialité. Enfin, l’équanimité, dénuée de compassion, d’amour et de joie, n’est que prétention et froideur.

De plus : ces quatre grandes vertus, que les bouddhistes si justement considèrent ensemble, chacune équilibrant le tout en limitant les autres (les quatre brahmavihârâ), ne sont pas grand-chose sans une vision acérée des réalités du monde, et sans connaissance préalable de celles-ci. Une telle vision lucide et pénétrante, partout et en tout, rappelle, constamment, qu’aucun bien ne peut croître indéfiniment, sans devenir un mal, passé un certain seuil !

En résumé : rien de bon, ou de bien, ne peut se développer sans limites, et la perception de celles-ci nécessite une vision claire des choses. On comprendra que les bouddhistes insistent sur la vision juste, pour commencer…

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L’égo conçu comme un flux structurel

septembre 21st, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #83.

Dans de nombreux textes mahâyânistes (bouddhisme tardif d’Asie du nord), on peut lire que l’égo (le “ moi ”, âtman en sanskrit), se révèle une simple illusion, manquant non seulement de toute substance (il est “ vide  ; en sanskrit : sjûnya), mais aussi de toute réalité.

Si son insubstantialité ontologique ne pose pas de problème particulier à l’observateur avisé (on nomme ontologie la partie de la philosophie traitant de l’être, en grec ôn, ontos), par contre on peut estimer que ces textes vénérables ont tort sur le dernier point : malgré son insubstantialité, l’égo est tout à fait réel.

À l’instar de toute chose, il s’avère un flux structurel (samskâra en sanskrit), avec des frontières, floues quand on s’en approche, réelles néanmoins d’un point de vue opérationnel.

 Ce fleuve qui coule, où exactement faut-il définir sa rive, sur le plan que nous établissons ? Car avec ses berges instables et mouvantes, ce n’est pas évident.

– En gros : ici et là… Plus de précision ne s’avère pas indispensable et n’aurait pas beaucoup de sens. Nous n’y arriverions pas d’ailleurs : il faudrait faire des cartes saisonnières, indiquer une marge d’erreur pour chaque relevé… Le plan deviendrait illisible. L’essentiel, pour les navigateurs et les planificateurs urbains, c’est que nous marquions sur notre carte des limites qui se montrent conformes à l’usage général… et raisonnablement correctes d’un point de vue pratique. 

Cette allégorie pour exprimer que tout flux structurel, égo inclus, se conçoit et se définit à l’intérieur de limites ; que ces dernières soient fluctuantes et peu réductrices à l’observation de tout près… n’implique pas que ce flux soit illusoire. Il est simplement transitoire, voire labile, et ses bornes aussi. Comme tout processus du réel, comme tout phénomène.

Par ailleurs, si ce flux est conçu de façon rationnelle et réaliste, son concept mental s’avère opérant, voire efficace. Ni plus… ni moins.

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La meilleure façon de procéder

septembre 20th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #80.

Dans les activités quotidiennes, pour toute manière de procéder, il convient de s’arrêter parfois… afin de s’assurer qu’on emploie bien la meilleure. En effet, même si tous les gestes se révèlent bien utiles, c’est leur agencement exact qui peut décider de leur efficacité d’ensemble. En s’arrêtant ainsi, en suspendant le processus, on peut, dans le concret, imaginer des variantes de réalisation. Une fois identifiée la meilleure parmi celles-ci, il vaut mieux s’y tenir, car son exécution deviendra de plus en plus fluide, grâce à la pratique répétée… jusqu’au prochain arrêt sur image, où l’on récapitulera.

Cette approche n’est pas la plus courante. Certains changent sans cesse de procédé, au hasard. D’autres, les plus nombreux, ne comparent jamais les différentes approches possibles : la première qu’ils ont trouvée et qui a marché, ils l’ont adoptée et ils la gardent… sans plus penser à une alternative.

On remarque souvent ce phénomène dans le monde animal : un individu trouve le moyen de s’acquitter d’une tâche ou d’un besoin, les autres commencent à l’imiter… et hop une culture locale est née. Il est rare qu’une approche différente soit tentée puisque celle désormais en usage commun convient… plus ou moins, mais suffisamment !

D’autant qu’on encourt la désapprobation sociale en procédant différemment de l’habitude établie.

Parfois, quand même, un personnage s’y risque… quel bonheur, alors, pour l’observateur de hasard qui saisit ce moment !

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Petit chat, petit chat

septembre 20th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #79.

Enfant, je me sentais seul, souvent angoissé dans mon sentiment de solitude complète. J’étais l’objet de crises de panique à l’approche de l’heure fatidique, quand les ombres des tristes tropiques s’allongeaient soudain. La nuit, avec son horreur indicible, allait tomber… d’un coup !

Alors je me glissais, comme un chat, vers des lieux où se tenaient des adultes… l’air de rien. Car il me semblait vital que ma terreur grandissante ne se voie pas.

Je chantonnais, très doucement, pour moi-même, sur un air informe et tremblant :

« Petit chat, petit chat, ne t’en fais pas tant.
Petit chat, petit chat, t’es pas seul au monde. »

J’étais content de ma construction verbale, j’imaginais qu’elle me protégeait.

L’enfant que j’étais devait lutter avec la fierté terrible qui l’animait, ainsi qu’avec l’orgueil qui lui portait noise. Il s’en rendait compte, mais il peinait à porter son regard au loin et à reconnaître qu’il n’était qu’enfant… Que d’histoires il se racontait, prince menacé de royaumes chancelants, phantasmatique et fantomatique… que d’effort il lui fallait, pour voir les autres autrement qu’en futurs sujets.

« Petit chat, petit chat, ne t’en fais pas tant.
Petit chat, petit chat, t’es pas seul au monde ! »

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Le sérieux et le rire

septembre 19th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #78.

Une culture multi-millénaire à l’instar de celle des Anciens Égyptiens, des peuples aussi éloignés l’un de l’autre que les Yakoutes de Sibérie et les Peuhls du Sahel, des individus aussi différents l’un de l’autre que Nietzsche (« Un homme a mûri quand il a retrouvé le sérieux qu’il mettait dans ses jeux, enfant. » – Par-delà bien et mal, 94) et Péguy (« Qu’est-ce qu’un prophète ? Un homme indigné. […] J’ai toujours tout pris au sérieux. »)… ont en commun d’avoir parfaitement compris que le sérieux est fondement constitutif de la sagesse et de la dignité.

Le sérieux authentique – qui s’avère toujours simple et en cela entièrement distinct du compassé – est sève de régénérescence.

Pour autant qu’il soit associé au tact et à l’entregent, donc à l’humour, il permet la vision juste et soutient la force morale. Dans un sourire léger. Alors que les ricanements canailles, depuis la nuit des temps, entraînent les humains dans des boyaux pestilentiels, étouffant non seulement la pensée vivifiante, mais aussi le rire vrai, qui est soleil de bonté.

Nietzsche encore : « J’en suis encore à chercher un seul Allemand avec qui je puisse être sérieux à ma manière – et à plus forte raison un Allemand avec qui je puisse être gai ! » – Crépuscule des idoles, VIII.3.

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Le clin d’œil

septembre 19th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #77.

Autant j’apprécie un petit clin d’œil discret, que je vis comme un partage privilégié… autant les clins d’œil appuyés me révulsent. Aussi n’ai-je jamais goûté pastiches et parodies.

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Amoindrissement de la diversité mentale dans la société

septembre 17th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #72.

L’utilisation de poncifs et de clichés s’étend dans la population ; parallèlement, leur diversité diminue. Il n’y a rien d’étonnant à cela. La source, commune, se réduit à mesure que la technologie digitale s’étend. Avant, on passait plus de temps à discuter en famille, avec des copains, au bistrot. On avait le temps de faire des variantes, et on avait de la place pour celles-ci. Maintenant, ce sont les mêmes lieux communs qui se trouvent, disons, réfléchis… par les mass media et par les réseaux sociaux, très vite et à l’infini.

On a voulu faire croire que, grâce aux nouvelles technologies, chaque utilisateur s’approprierait un nouveau pouvoir, hautement personnalisé. Alors qu’en réalité, le pouvoir de contrôle conformiste et conformisant, centralisé comme jamais (mais dans un centre se masquant), s’est étendu et affermi… tout en donnant à chacun un os à ronger : l’illusion d’une personnalisation.

À mesure que grandissent en parallèle cet empire et cette illusion, l’originalité et l’authenticité s’amoindrissent, forcément.

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Rareté de la raison et de la rationalité dans les sociétés humaines

septembre 13th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #62.

L’effort intellectuel est rarement consenti. En effet, si les êtres humains se montrent souvent prêts à de grands efforts émotionnels et physiques, voire à des souffrances réelles… ils sont rarement disposés à des processus intellectuels élaborés, pourtant rendus nécessaires par la complexité intrinsèque de toute chose réelle.

D’où le succès des démarches à caractère magique, qu’elles soient sacrées ou profanes. Quand on consent à des efforts mentaux, ces derniers consistent, tout simplement, à reconnaître des mots-clés, plutôt qu’à sérieusement tenter de discerner des mécanismes, dans leurs détails.

Aussi la raison et la rationalité s’avèrent-elles historiquement exceptionnelles. Elles n’ont une chance de s’imposer socialement que si les élites et les dirigeants y ont eux-mêmes souscrit pendant plusieurs décennies consécutives. Dès que faiblit cette adhésion de leur part… elles s’évanouissent du corps social, très vite.

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Les faits et leur présentation : approches

septembre 13th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #61.

Le sage et le philosophe accordent autant d’importance à s’assurer de la solidité des faits… qu’à les penser et à les expliquer.

Par contraste, les ras-du-sol au mieux accumulent quelques données… mais ensuite ne savent qu’en faire. Alors, ils ont recours à une forme de magie qui, dans sa version moderne, s’appelait statistique descriptive… et qui, dans sa forme post-moderne, s’appelle “ représentation graphique ”.

Les raconteurs d’histoires, eux, ne s’attachent qu’à quelques éléments, soigneusement sélectionnés, qu’ils adaptent à leur besoin : leur “ vision ” passe avant tout, envers et contre tout – parfois (rarement) c’est joli…

Quant aux grands menteurs, ils trompent tout le temps, tant sur les soi-disant faits exposés que dans leurs explications : chacun de leurs mots, chaque mouvement de leur corps se révèle un mensonge – et ce n’est jamais joli.

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La vérité en tant que procédé particulier

septembre 13th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #60.

Les avancées fulgurantes de la science, ainsi que l’effondrement des légitimités religieuses, puis les innombrables dangers et nuisances liés aux nouvelles technologies, ont fait naître un discours dépréciateur de la notion même de vérité : les anciennes vérités n’ont plus cours, les nouvelles ont permis des découvertes et des réalisations dangereuses… donc la vérité s’avère inutile voire nuisible. On jette ainsi le bébé avec l’eau du bain.

Cette attitude, disons désinvolte, relève de la paresse morale et intellectuelle. Ses adeptes, en définitive partisans du n’importe quoi, ne voient pas que la vérité et l’instinct de vérité [1] résident dans un procédé particulier… pas nécessairement dans un énoncé particulier. La vérité n’est pas simplement un préjugé tenace. Elle s’avère une approche de recherche rigoureuse et efficace (la science), ou bien une intuition [2] profonde, pertinente et élévatrice (la méditation [3], la poésie [4])… qui permettent de percevoir pleinement une réalité, et de la qualifier part de vérité.

[1] Cf. supra le texte no 24, « Le rare instinct de la vérité ».

[2] Cf. supra le texte no 55, « Intuition ».

[3] Cf. « L’abîme et la fourmi », texte no 78 de Pensées pour une saison – Hiver.

[4] Cf. « Le poème comme épiphanie », texte no 22 de Pensées pour une saison – Hiver.

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Quelle vérité ?

septembre 12th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #59.

Chaque fois que l’on entend le mot “ vérité ”, il faut s’arrêter. Pratiquer la suspension, l’épokhê des philosophes sceptiques grecs [1].

S’agit-il de “ La Vérité ”, avec deux majuscules… ou de la vérité des choses ? S’il s’agit de la première, il faut comprendre que l’interlocuteur a en tête une forme de Révélation… et s’avère indifférent, voire hostile, à la vérité des choses, celle que l’on découvre par la recherche, la raison et l’expérience. Car il est hostile à la réalité qui, le plus souvent, se révèle réticente à sa Révélation.

[1] Cf. supra le texte no 17, « La suspension du geste ».

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Conjugaison correcte ne définit pas réalité complète

septembre 11th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #58.

La conjugaison des verbes, bien étudiée, bien intégrée, se révèle une aide précieuse pour le développement cognitif et intellectuel d’un enfant.

Toutefois cet acquis, indispensable et vital, peut parfois s’avérer encombrant à l’étape suivante, lorsqu’il devient… temps de réaliser que la personne est une construction mentale. Qu’il en est de même du mode verbal actif, comparé au mode passif. Enfin, qu’il n’y a de réel et d’effectif que la perception de la durée – qu’il n’y a pas, fondamentalement, d’existence ontologique aux états du temps, passé, présent et futur (on nomme ontologie la partie de la philosophie traitant de l’être, en grec ôn, ontos). Même si l’écoulement du temps se révèle la réalité la plus incontournable de toute existence.

La définition de ces temps, leur fine distinction, permettent de bien fonctionner, mentalement et concrètement, c’est tout… et c’est déjà beaucoup.

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Faculté perceptive et concentration

septembre 11th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #56.

Enfant, je me révélais plutôt perceptif, tant de mon environnement que dans mes relations. Longtemps, j’ai cru que je percevais bien parce que j’étais capable de me concentrer sur mes perceptions. C’était trivialement vrai, mais si partiellement… que c’était tout faux ! À l’envers, en définitive.

C’est parce que je perçois beaucoup dans mon champ périphérique, visuel ou auditif, que je ressens comme un besoin vital de me concentrer, souvent, tout le temps. Ma capacité de concentration est un effet, pas une cause de ma faculté de perception. Une nécessité de survie. Développée à l’arraché sur ma nature rêveuse. Sinon je deviens fou. Vital rassemblement intérieur… Le samâdhi des bouddhistes.

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Intuition

septembre 10th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #55.

La véritable intuition est un regard éminemment attentif, pas un jugement à l’emporte-pièce.

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Le félin qui tue et les canidés qui massacrent

septembre 9th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #47.

Il vaut la peine de comparer, dans un film au ralenti, l’expression quasi impassible, la concentration sans frémissement d’un félidé dans sa phase finale de chasse – à la férocité, l’agitation de l’expression, chez les chiens et les loups.

La fascination qu’exerce, dans son action précise, l’altière et fière beauté du félin… réfrène tout frisson de réprobation chez le spectateur sensible à l’élégance. Alors qu’avec les seconds, on se retrouve dans un film d’horreur ! D’autant que le premier tue plutôt vite, d’une morsure efficace qui brise la nuque, ou par une prise suffocante, alors que le plus souvent, chez les grands canidés, c’est une curée épouvantable et une boucherie interminable.

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L’opinion d’un seul contre la foule

septembre 8th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #45.

L’opinion d’un seul, solitaire par goût, lorsqu’il s’avère studieux, honnête et raisonnablement intelligent – vaut plus que celle de tous les autres… s’ils ne présentent pas en chacun d’eux-mêmes ces trois qualités jointes.

Car une foule se constitue dans une pulsion aux antipodes de celles-ci… et impose sa direction à chaque individu qu’elle capte. Il suffit de quelques-uns exhibant la mentalité type d’une foule pour que tous ceux-là rassemblés autour d’eux emboîtent le pas… s’ils ne résistent pas activement.

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Connaître et comprendre, pour faire le bien

septembre 7th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #41.

Celui qui est bon doit apprendre à agir avec bonté. Ce n’est pas simple. En effet, pour faire le bien, il faut comprendre ; pour comprendre, il faut connaître. Ainsi la bonté ne devient-elle opérante que jointe à la connaissance, en un couple de forces puissant. Cela exige un grand effort. La paresse ne peut donc pas être une alliée fiable de la bonté…

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Sens unique obligatoire

septembre 6th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #35.

 La peur est source de toutes les haines ! ” – Hmm… C’est peut-être une simplification excessive ? puisque de son côté la haine engendre la peur…

Crispation de mon interlocuteur, adepte du sens unique et de la linéarité simple : “ Non, non, ce n’est pas comme ça ! Cela ne se fait que dans le sens que je viens d’énoncer ! 

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Attentifs et réceptifs

septembre 5th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #31.

Les animaux sont généralement attentifs et réceptifs aux séquences et aux enchaînements de toutes sortes dans leur environnement. Les humains, le plus souvent, se révèlent trop agités ou trop narcissiques pour cela, particulièrement en milieu urbain, ou dans un environnement technologique dit “ connecté ”.

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Les deux roulottes, tirées par un cheval blanc et un cheval noir

septembre 4th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #29.

Certains ouvrages ont une qualité onirique particulière, ils peuvent marquer une vie quand on les découvre tout jeune.

Le Club des Cinq et les saltimbanques, d’Enid Blyton (Nouvelle Bibliothèque rose, 1965), s’est révélé un de ceux-là. Il offrait un titre et une couverture sur lesquels je ne cessais de rêver, dans ma petite enfance soudanaise.

L’illustratrice Jeanne Hives avait dessiné un double mouvement d’ensemble, très élégant, reproduisant en ombres chinoises les quatre personnages humains. On remarquait d’abord un beau cheval blanc pommelé, à harnais noir, guidé par un enfant, tirant fièrement vers la gauche une jolie roulotte verte à bandeau rouge, dotée d’une petite cheminée, avec une fille heureuse à la fenêtre, le visage tourné dans la direction prise et faisant un gracieux mouvement des bras.

Au-dessous, un deuxième beau cheval, noir celui-là et à harnais jaune, également guidé par un enfant et tirant tout aussi fièrement, vers la droite cette fois, une autre jolie roulotte, rouge à bandeau vert, elle aussi nantie d’une petite cheminée, avec une deuxième fille heureuse à la fenêtre… ainsi que le chien Dagobert à une seconde, plus petite fenêtre !

Quel doux programme annoncé sur cette couverture inspirée. Amitiés entre humains et animaux, liberté, responsabilité. Le récit, avec ses animaux de cirque émouvants, était à la mesure des rêves ainsi provoqués. Par ailleurs, à la page 96, Jeanne Hives avait créé une merveilleuse illustration couleur pour le texte, si onirique : « Les cinq enfants prirent d’abord des chemins de traverse. » Dans un charmant décor de montagne, représenté avec une légèreté de touche artistique qui faisait rêver d’envol, les enfants escaladaient une pente et ses rochers, découvrant avec émerveillement une plante alpestre bourgeonnante à grandes fleurs roses échancrées, aux longues feuilles dressées.

Cette illustration avait fait naître en moi la conviction que le paradis m’attendait à Chamonix, où nous fuyions chaque année, en été, la chaleur étouffante de Khartoum. Par la suite, en 1970, alors que nous nous étions retrouvés exilés pendant plusieurs mois dans ce qui, à l’époque, était une très belle station alpine, j’avais cru que je l’avais enfin trouvé, mon paradis…

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Livres, mes amis

septembre 4th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #28.

Les bons livres sont des amis calmes, fidèles et fiables. Aussi, quand il faut m’en séparer, quelle tristesse. À l’instar des merveilles qu’offre la nature, je peux rester des heures à les contempler, à les explorer, à réfléchir, à prendre des notes, dans un bonheur toujours renouvelé.

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L’intuition du hasard

septembre 3rd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #25.

L’être humain naît mentalement pré-formaté à une vision essentialiste (toute chose a une essence avant même d’exister), qu’elle soit spiritualiste ou animiste, de lui-même comme de son environnement. Avec son corollaire : lorsqu’il n’est encore qu’un petit d’homme, il ne peut rien concevoir en termes de coïncidences. Car tous ses traitements mentaux, qu’il exerce depuis sa pénible naissance avec acharnement, ainsi qu’avec talent si l’on considère les difficultés inhérentes aux circonstances, ont pour but de discerner la nécessité des choses.

C’est une question de survie. Il lui faut, impérativement, se structurer en structurant. Ainsi, pour lui, tout ce qui est… doit être, ne peut pas ne pas être. La contingence des choses, l’aspect fortuit, accidentel de celles-ci, lui échappe totalement : rien de ce qu’il perçoit peut ne pas être… donc rien ne peut arriver par hasard.

Bien plus tardivement au cours de sa vie, il réalisera que la contingence se conjugue à la nécessité pour former, ensemble, un couple de forces organisateur de l’univers. Une telle réalisation mentale et cognitive, ardue, complexe, ne peut survenir qu’à un âge plus avancé. Elle se révèle rare, par ailleurs.

Parmi les adultes qui n’ont pas procédé à cette démarche, il est des cas particulièrement intéressants sur le plan psychologique : ils reconnaissent que leur perception intellectuelle et existentielle, celle qui date de leur petite enfance, ne convient plus… mais ils le supportent mal et adoptent des faux-fuyants plus ou moins élaborés.

Certains d’entre eux, sophistiqués, évoqueront bien le hasard… mais comme une simple extension de la nécessité, ce qui revient, en définitive, à lui nier toute existence propre, donc réelle.

Ainsi Anatole France, en 1894 : « Il faut, dans la vie, faire la part du hasard. Le hasard, en définitive, c’est Dieu. » (Le Jardin d’Épicure, #55). C’est un aphorisme séduisant, mais il aurait tout aussi bien pu être formulé dans l’autre sens : Il faut, dans la vie, faire la part de Dieu. Dieu, en définitive, c’est le hasard. En fait, un tel énoncé inverse de l’original serait plus vraisemblable, puisqu’on peut imaginer le hasard existant avant Dieu ou l’univers… et que le Grand Démiurge s’avère une construction, très ad hoc et très post hoc, d’un esprit humain dépassé !

D’autres, encore plus sophistiqués, à l’instar du réalisateur français Chris Marker, diront : « Le hasard a des intuitions qu’il ne faut pas prendre pour des coïncidences. » C’est à nouveau un aphorisme séduisant mais, comme pour le premier, il faut rester circonspect, car il se révèle pénétré d’idéalisme, au sens philosophique. Par ailleurs le hasard y prend toujours une allure personnifiée, même si c’est moins affirmé ici… le démiurge se révélant un peu plus hésitant, ou plus délicat, que dans un discours monothéiste. Là encore, comme dans le premier aphorisme, le hasard, en définitive, est nié.

Ce n’est vraiment pas évident pour les humains, dont la plupart sont nés platoniciens, de quitter leur caverne. D’aller au-delà de celle-ci… Plutôt que d’y rester indéfiniment, à rêver d’au-delà.

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Le rare instinct de la vérité

septembre 2nd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #24.

On peut croire, très raisonnablement, que l’observation des faits vient avant la théorie – avant leur explication donc. En réalité, on ne peut pas observer correctement sans vision juste d’abord… car rien ne s’avère discernable sans un bon canevas mental.

C’est subtil… et c’est pourquoi seuls quelques-uns ont l’instinct de la vérité.

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L’œil droit et l’œil gauche

septembre 1st, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #21.

Le destin des êtres sensibles et lucides est de marcher les deux yeux grand ouverts, l’un percevant la méchanceté, la bêtise et la laideur, l’autre discernant la bonté, l’intelligence et la beauté.

Cela peut donner le tournis et il ne s’avère pas facile, ce faisant, de garder son équilibre – mais ainsi se trouve-t-on en mesure de survivre… pour connaître quelques moments de félicité.

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La Vérité contre l’établissement des faits

septembre 1st, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #20.

Entre les philosophes antiques et les idéologues chrétiens, il y avait une différence d’approche essentielle. Les premiers, même les idéalistes et les platonistes parmi eux, distinguaient les opinions des faits qu’on se devait d’établir avec discernement et esprit critique… Alors que, pour les seconds, il n’y avait que “ La Vérité ”, unique, avec deux majuscules, à laquelle on devait se soumettre totalement et sans la moindre réserve.

Au XVe siècle, au cours de la Première Renaissance, à nouveau au XVIIIe siècle, Siècle des Lumières, on revint à la distinction entre les faits et les opinions. Malgré les délires du romantisme, le XIXe siècle y resta dans l’ensemble attaché. Depuis, cette distinction a de nouveau été mise à mal, par le communisme et par le fascisme d’abord, puis par l’américanisme triomphant.

Résultat, à la fin du XXe siècle cette distinction classique avait disparu des mass media, en même temps que s’était éteint le journalisme d’investigation. Elle tendait aussi à disparaître des revues scientifiques, particulièrement des revues anglo-saxonnes : les déclarations programmatiques, ainsi que d’adhésion à une vérité prédéfinie, avaient pris le pas sur l’établissement des faits et de la vérité tout court.

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Le sacrifice de l’intellect

septembre 1st, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #19.

Quand quelque chose paraît soudain invraisemblable, il est sage et prudent de ne plus trop y croire…

Certains pourtant, à l’instar de Tertullien et d’Ignace de Loyola, y croient d’autant plus. Leur inclination est dangereuse, car elle fait de l’intelligence une ennemie.

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L’enthousiasme : en user avec modération

août 30th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #14.

Au cours d’une vie passée à trébucher et à se relever, des décennies de désillusions enseignent que l’enthousiasme est une arme à double tranchant. Que ce soit en matière de relations humaines, d’activité politique ou d’acquisition de connaissances. Certes il donne de l’énergie et de l’impulsion, mais il faut en user avec discernement, avec beaucoup de prudence et de rigueur si l’on souhaite qu’il soit source de vitalité renouvelée, plutôt que de leurres, de gaspillages et même de destructions.

D’aucuns diraient que cela n’a pas de sens, qu’une telle réserve abolit l’enthousiasme. Je dis : que non. La nourriture fournit atomes, molécules et énergie au corps, tous indispensables, l’appétit s’avère ainsi utile, bien agréable par ailleurs… mais il convient de ne pas sombrer dans la gloutonnerie et de ne pas avaler tous les aliments qui se présentent à soi.

Cette allégorie pour exprimer qu’un homme de bien et qu’un chercheur de vérité se doivent d’être plus précautionneux qu’enthousiastes : c’est la ténacité, surtout, qui s’avère leur plus grande alliée, avec la prudence. L’enthousiasme ne doit pas constituer plus qu’une poussée amicale… une incitation à reprendre le chemin, malgré la fatigue du moment.

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Morale militaire et morale individuelle

août 29th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #10.

Lors de toute réflexion sur les notions de morale ou d’éthique, dans tout essai de généalogie les concernant, à la Nietzsche… il est un malentendu fondamental qu’il faut lever au préalable. Il y a deux sortes de morale, qui n’ont en partage qu’une dénomination : la morale clanique ou militaire, et la morale individuelle ou éthique.

Dans la première, sont valorisés l’esprit de sacrifice de l’individu au groupe, ainsi que sa volonté à tout faire, sans aucun état d’âme, afin de nuire à l’ennemi. Les notions militaires de bien et de mal se définissent à l’aune de ces deux principes de base. Celui qui refuse de mentir à un ennemi, ou de le torturer, est considéré comme suspect. On est en présence d’une morale clanique [1].

Chez les pratiquants de la morale individuelle, la notion d’ennemi ne tient que peu de place, leur fondement de l’éthique est plutôt : vivre et laisser vivre. C’est chez eux que se sont développées les notions de conscience morale et de compassion, absentes de la morale clanique. De temps en temps, au cours de ces rares périodes de l’histoire où leurs contemporains estimaient que tout allait bien et que l’on pouvait se montrer magnanimes… ils finissaient ailleurs que sur les bûchers. Autrement, ils devaient se cacher précautionneusement, afin de pouvoir vivre suivant leur conscience… ou, simplement, pour rester vivants.

Étant donné l’orientation actuelle de la société humaine, il est probable que l’on ne pourra pas, encore longtemps, parler au passé pour eux de la nécessité de se cacher…

[1] Cf. infra le texte no 50, « Le fonctionnement clanique ».

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Du courage sur la durée : le couple de rougequeues noirs

août 29th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #08.

Le courage à défendre jusqu’au bout leurs petits est un trait de caractère admirable chez certains individus de certaines espèces. Le plus souvent il se trouve remarqué sur la courte durée, tout comportement sur une longue durée se prêtant moins facilement à l’observation. Mon épouse et moi-même avons néanmoins eu cette occasion.

Dans notre maison en Suisse, nous arrivons fin mai depuis l’Australie, pour passer deux mois de vacances. Dans la cage de l’escalier, sur une poutre à hauteur de front, bien abritée de la pluie et du vent, un couple de rougequeues noirs avait établi un nid. Nous découvrons d’abord un mâle virevoltant gracieusement autour de nous, il tente par ses cabrioles d’attirer notre attention sur lui. Hélas, je tourne très légèrement la tête… et mon regard croise celui de la femelle, pas rassurée dans son nid.

Nous nous appliquerons alors pendant des semaines à passer devant eux l’air de rien, en évitant soigneusement de regarder dans la direction du nid. Pour ces deux petits êtres, nous étions des monstres gigantesques, mais nous fîmes de notre mieux pour ne pas les déranger au cours de nos allées et venues.

La mère ne quittait pas ses œufs, nous surveillant de son œil rond inquiet ; à chacun de nos passages, le père tentait de détourner notre attention en voletant de-ci, de-là. Frrout ! Frrout !

Ils resteront tous deux fidèles à leur poste, gardant de près leur trésor vivant… Une semaine d’abord pour que leurs œufs, vraisemblablement pondus quelques jours avant notre arrivée, éclosent ; puis une douzaine de jours supplémentaires, jusqu’à ce que les oisillons eussent quitté le nid. Des pépiements nous aviseront de la naissance de ces derniers, ainsi que le nouveau manège du mâle : on le voyait perché un peu plus loin, un insecte ou une larve dans le bec, s’assurant que nous ayons détourné notre regard pour vite voler jusqu’au nid avec sa proie. C’était pour les petits ou pour la mère. Parfois celle-ci s’absentait à son tour, le père restait alors à surveiller de près le nid.

Ils avaient tous les deux peur, souvent. Ils n’abandonnaient pas pour autant leur ouvrage commun.

Cette constance dans le courage, sur des semaines, était impressionnante. Chapeau bas.

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L’hésitation et le courage : la mère kangourou

août 28th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #07.

Quand les animaux font preuve d’une intelligence élevée ou de sentiments nobles, on dit avec une nuance de dédain : “ c’est l’instinct ”. Par là on signifie : ce ne sont que des “ automatismes ”, qui ne méritent pas notre admiration. On n’explique pourtant pas grand-chose avec cette locution toute faite, car elle est trop vague.

Par contre, si on observe avec sérieux et sans préjugé les animaux, on se trouve régulièrement pris de respect tant pour leurs capacités cognitives que pour leur force de caractère. Au chapitre de la force morale, le courage maternel appartient aux manifestations parmi les plus impressionnantes.

Il impressionne, d’autant qu’il ne va pas de soi chez les êtres vivants. Malgré les discours ad hoc sur ce que l’on a coutume d’appeler “ l’instinct maternel ”, le courage maternel n’est pas la norme au sein des espèces animales, pas même chez les mammifères et les oiseaux. Et dans les espèces où il se trouve le mieux établi, il n’est pas nécessairement fréquent.

On ne peut donc pas parler d’un tel “ instinct maternel ”, et du courage maternel qui en serait dépendant, comme de sortes d’automatismes généralisés de comportement animal. Le dit “ degré d’évolution ” n’y changeant rien, par ailleurs : chez les êtres humains par exemple, ni l’un ni l’autre ne sont socialement normatifs dans toutes leurs communautés… et quand ils sont normatifs, c’est à un degré très variable – ils se révèlent donc encore moins des normes de comportement au sein de l’espèce biologique Homo sapiens.

En fait, il y a des espèces, et parmi elles certains groupes, où généralement la mère fait tout pour protéger et défendre son ou ses petits. D’autres où la génitrice les passe plus facilement par pertes et profits, les défendant à peine, voire pas du tout, pour les remplacer rapidement.

En réalité, la nature n’a pas besoin de courage maternel : il s’agit là d’une variante de comportement, c’est tout ; les espèces animales peuvent durer, dans le long terme, aussi bien avec que sans. Ainsi remarque-t-on que le courage maternel prévaut plus particulièrement chez certaines espèces. Au sein de celles-ci, on est frappé de voir des mères défendant leurs petits jusqu’à la mort… l’exemple des chattes s’avérant saisissant [1].

Étant donné la fréquence du phénomène au sein de leur espèce et les circonstances habituelles du drame, d’aucuns prennent les manifestations de ce courage comme de simples “ automatismes de combat ”. C’est là une appréciation désinvolte et erronée, une méprise généralisée, qu’une observation plus fine et des ouvrages sérieux d’éthologie peuvent rectifier.

Pour clarifier les choses, on peut aussi méditer sur les espèces pacifiques et chez qui les manifestations de courage maternel sont moins couramment observées. L’appréciation s’en trouve ainsi facilitée, car devant un tel comportement on ne peut, en aucune façon, évoquer “ l’instinct ”, ou encore, un “ automatisme ” quelconque qui serait génétiquement inscrit – on est, forcément, en présence de cas individuels

L’ami des animaux découvre alors, en nombre impressionnant, des exemples qui ne peuvent être balayés du revers de la main comme de simples “ automatismes ”. En voici un.

Suite à notre installation près de Canberra, en Australie, nous avions fait l’acquisition d’une vingtaine d’hectares, une parcelle de terre qui, dans le passé, avait servi à l’élevage de bovins, de moutons et de chevaux. Elle était légèrement vallonnée et contenait nombre de bois et de bosquets ainsi que plusieurs étangs artificiels géants, des “ dams ” en forme de vastes entonnoirs recueillant l’eau de pluie et constituant de précieux points d’eau pour la faune locale, dont les grands kangourous gris. Au début, nous ne les voyions que furtivement, ils étaient toujours sur le qui-vive. Rapidement toutefois après notre installation, ils prirent l’habitude de se rassembler le jour sous les grands arbres situés près de ces étangs, tranquillement. Ils avaient vite compris qu’ils pouvaient boire et brouter chez nous sans se faire tirer dessus et sans être pourchassés par des chiens.

Un jour pourtant, en plein jour (ce qui était inhabituel de la part de ces animaux nocturnes), je vois un petit groupe d’entre eux sortir d’un bosquet d’eucalyptus situé au loin vers le bas, en bordure de propriété ; ils fuient vers l’intérieur des terres. Je tends l’oreille : des aboiements dans le bois. Parvenus à une clôture en fils de fer barbelés, les kangourous sautent tous d’un bond élégant par-dessus et poursuivent leur fuite. Sauf un petit jeune, ou une petite jeune : il s’était arrêté d’un coup, intimidé par la hauteur de la clôture ; il tente de passer dessous, s’affole.

Soixante mètres plus loin, une femelle s’arrête soudain dans sa course, jette un coup d’œil en arrière, vers le petit ainsi arrêté, un autre coup d’œil en avant, vers le troupeau qui continue de fuir. Une seconde d’hésitation… et elle rebrousse chemin, vers le danger. Revenue à la clôture en question, elle s’arrête, il est visible qu’elle encourage le petit. Celui-ci, après quelques secondes, rassuré par la présence de sa mère, ose… et hop ! passe par-dessus la clôture, qu’il touche très légèrement. Côte à côte, les deux kangourous prennent alors la direction d’un bois situé plus haut, que le reste du clan avait entre-temps atteint.

Il convient de relever que la mère avait suspendu son mouvement, hésité… Elle avait alors surmonté sa peur pour revenir en arrière, vers le danger. Le petit ! Le petit avait besoin d’elle.

C’était un exemple singulièrement émouvant de courage maternel, que l’on ne pouvait pas liquider par un préjugé de catégorisation vague : ce n’était pas un “ automatisme ”, ce n’était pas “ de l’instinct ”. C’était de l’amour et du courage.

Tout cela s’était déroulé dans le plus grand silence, mis à part les quelques aboiements : les chiens étaient restés dans le bois situé en contre-bas.

En inspectant de près la scène, je constate sur le fil de fer barbelé une touffe de poils gris et un peu de sang. Je m’emploierai alors, dans les semaines qui suivront, à enlever tous les barbelés qui n’étaient pas situés en bordure d’autres propriétés. Il y en avait sur près d’un kilomètre en tout. Durant ce travail difficile, il y avait le jeu du soleil dans les grands arbres, les appels enthousiastes des perroquets corella et gallah, des grands currawongs, des magpies, des magpie-larks et des kookaburras. Des kangourous bondissaient ici et là. Le vent soufflait tout légèrement.

[1] Cf. « La chatte qui défendait ses petits », texte no 43 de Pensées pour une saison – Hiver.

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Détails et distance

août 27th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #05.

On découvre, on appréhende, on comprend par une multitude de détails s’emboîtant les uns dans les autres – ou s’excluant mutuellement, ce qui donne matière supplémentaire à réflexion… Ensuite, on prend du recul, plusieurs fois, pour des vues d’ensemble. On a l’esprit de suite, mais on peut sortir du cadre si nécessaire. Et on recommence tout le processus.

L’intelligence des choses naît ainsi, dans cette double démarche sans cesse répétée, dialectique en définitive : thèse-antithèse, puis synthèse.

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Le poisson et l’oiseau

août 27th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #04.

Le poisson de surface se trouve tout étonné, quand il entend ce que l’oiseau plongeur dit… à propos de l’eau.

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Le dé jeté dans le vent

août 26th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #03.

Un observateur attentif de ce qui est, y compris de son propre esprit, finit, si la lucidité l’emporte, par réaliser que rien de naturel dans le monde ne peut, en définitive, être démonté et compris pareillement à un mécano. Car tout, y compris donc l’univers, existe sans cause ultime, sans raison fondamentale… et se révèle plutôt indéfinissable.

Le tout, soit le cosmos lui-même, est mouvant et sans cesse en renouvellement… par là, vraisemblablement unique, non prévisible et non reproductible. Si racines il y a, elles s’avèrent celles du fortuit et de la contingence !

À l’instar d’Héraclite d’Éphèse, on peut méditer sur l’innocence du dé, dans la poussière… et sur l’innocence de celui qui le jette dans le vent.

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L’avenir qui brûle les yeux

août 25th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #02.

L’avenir brûle de l’éclat de mille soleils. Mais lequel ? Et comment regarder un soleil en face ? Comment peut-on voir quelque chose d’ignoré, vers lequel on ne peut même pas se tourner ?

C’est pourtant une véritable démesure, un hybris commun aux humains facilement infantiles et orgueilleux, que de s’imaginer qu’ils peuvent contempler l’avenir… Alors qu’ils ne lui font même pas face – puisqu’ils ne peuvent que tourner le dos à cette lumière, si aveuglante qu’elle tue.

Seuls quelques sages, ici et là, réalisent pleinement cette vérité si dérangeante. Ainsi que le peuple des Aymaras, Amérindiens des hauts plateaux andins de Bolivie et du sud Pérou ; ils l’expriment avec une acuité impressionnante : « Le passé est devant nous et l’avenir dans notre dos, invisible et imprévisible. »

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Un bon petit livre

août 25th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #01.

Un bon petit livre est un jardin dans la poche du voyageur.

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Chamane

août 24th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #100.

2019.01.25 :

Chamane est mort jeudi soir, le 24 janvier 2019.

Depuis quelques semaines, suite au développement du sarcome à son tarse de la patte arrière gauche, l’os, rongé par le cancer, était devenu apparent. Une blessure ouverte de 40 mm sur 15. Il y a quelques jours, un abcès s’était développé, l’odeur le signalait.

Nous l’avions récupéré mourant à la SPA, polytraumatisé (une douzaine de fractures mal ressoudées, dont une curieuse dont nous découvririons par la suite qu’elle avait dégénéré en sarcome). Couché sur le flanc, le corps tout difforme, il n’avait pas la force de tenir sur ses pattes, il avait mal, il avait soif, il avait faim, il avait peur. Mais son regard, quoique voilé, était d’une intensité impressionnante. Mon épouse l’avait pris dans ses bras dans lesquels il s’était blotti, tremblant.

Depuis lors, nous ne l’avons plus lâché. Nous l’avons soigné, aimé. Pendant deux ans, tous les jours avec lui ont été vécus comme le dernier. Pourtant ce résistant d’entre les résistants, ce grand survivant, revenu du pays des morts il y a deux ans, durait jour après jour, et exprimait clairement son bonheur d’être avec nous. Il y a neuf mois, il avait même commencé à verbaliser son bien-être par de brefs « Arrrm », particulièrement quand il nous rejoignait sur le lit.

Un abcès à l’os peut devenir très douloureux toutefois, et ce maître du silence stoïque ne pouvait que souffrir péniblement depuis quelques jours.

Hier soir, nous l’avons donc emmené chez la vétérinaire, dans son panier dans lequel nous avions mis un coussin chauffé. Fidèle à lui-même, il n’a pas eu une plainte. Juste son regard profond, interrogateur quand nous l’y avons placé. Pas un gémissement ensuite.

Sur place, la vétérinaire a constaté. Dans une pièce bien calme, on a procédé à une sédation sous-cutanée, avec de la médétomidine. Jusqu’au bout, Chamane est resté un dur à cuire : après dix minutes il a fallu doubler la dose pour que la narcose soit complète. Tout le long nous étions avec lui. Il s’est endormi les yeux grands ouverts. J’ai incité Jacqueline à sortir, puis je suis resté, les yeux plongés dans ceux de Chamane désormais sans conscience, pendant qu’on lui faisait une injection intraveineuse de pentobarbital, un barbiturate puissant. En quelques secondes, sa faible respiration cessait, le cœur s’arrêtait de battre.

Pendant deux ans, nous, ses deux amis humains, peut-être même Chatoune la copine un peu fofolle, avons beaucoup appris de lui.

Il nous a enseigné, à sa façon discrète et intense, le courage, l’intelligence et la dignité.

Requiescat in pace.

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2019.01.31, jeudi :

J’ai rencontré beaucoup d’animaux qui m’ont impressionné par leur courage dans l’adversité. C’est le cas de Chatoune, l’air de rien. J’en ai rencontré aussi qui, en plus, s’avéraient des modèles de sagesse. Ainsi, Chamane, dont je vais vous raconter les deux dernières années de vie. Sur la base de mon journal, ceci est l’In memoriam de celui qui m’a tant appris, dans le silence et la concentration.

Chamane : In memoriam, 2017.01.24-2019.01.24

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Début janvier 2017. Cela fait des mois que Chatoune semble une âme en peine. Depuis quelques semaines, mon épouse et moi évoquons la perspective d’un petit compagnon pour elle, ou d’une petite compagne. Nous ne voyons pas quoi faire d’autre pour soutenir moralement notre chérie. C’est sur la base de cette motivation que nous en vînmes à rencontrer Chamane.

 

2017.01.24, mardi :

Nous nous retrouvons au refuge d’une SPA locale. Tout est sous la neige, il fait gris, il fait froid, il fait humide. À cette SPA, ils ont eu la compassion et l’intelligence d’installer généreusement des étoffes pendues, créant ainsi une multitude de petits coins abrités du regard, et permettant à leur bonne centaine de chats de préserver ce coin d’intimité dont ils ont tant besoin. Cela met partout de jolies taches de couleur.

Nous rencontrons des dizaines de félins, de toutes sortes et de toutes conditions. Ils nous regardent, certains établissent le contact, avec grâce, avec intelligence. Nous nous sentons désemparés devant tant de malheur et de besoin. Misère… Il va falloir en choisir un…

Premier critère toutefois : ce chat ne pourra pas accéder à l’extérieur, à part une grande coursive de maison villageoise – on nous dit que, dans ces conditions, la plupart ne conviendront pas. Peut-on, alors, svp, ne nous présenter que ceux qui pourraient s’en satisfaire ?…

Une des aides hésite, puis soulève un rideau : nous découvrons deux grands yeux bleu clair, voilés par la souffrance, étranges, sur un corps maigre étendu, difforme. Un chat immobile et silencieux se tient caché là. L’aide le saisit gentiment et l’installe dans les bras de mon épouse. Il tremble, se blottit contre elle. On peut sentir, à plusieurs endroits de son corps, que le squelette n’est pas normal. Sa fourrure, très douce, très blanche, exhibe de rares mais grandes taches noires vaguement tigrées, disposées n’importe comment, comme laissées là par un peintre ayant trébuché. Un de ses orteils de la patte antérieure gauche ne tient plus que par la peau. Ses ongles sont beaucoup trop longs.

Son regard d’azur, bien que voilé, s’avère d’une intensité d’expression poignante. Je demande à Jacqueline de le poser au sol. Il est trop faible pour tenir sur ses pattes. J’approche de lui une écuelle d’eau, couché sur le flanc il boit à petits coups de langues faibles mais appliqués, minutieux. Il est clair qu’il a mal, qu’il a soif, qu’il a faim, qu’il a peur.

Ne tenant plus sur ses pattes, il meurt d’inanition, sans un mot, mais sachant préserver, derrière un petit drap, dans sa boîte, son dernier territoire. Malgré sa condition de mourant, les autres chats semblent le respecter. Son regard, toutefois, trahit une angoisse indicible.

Ce petit être souffrant doit pouvoir terminer sa vie de meilleure manière, dans un environnement qui ne soit pas angoissant… Nous décidons de lui offrir cet environnement. Nous lui procurerons, par la même occasion, des soins palliatifs de la douleur. Ainsi, ses derniers jours lui seront-ils moins douloureux et moins pénibles.

On ne nous dit rien de clair à son sujet. À la SPA, on le nomme « John »… Il me semble que c’est là un nom neutre, pour un être auquel on préfère ne pas trop s’attacher.

Son carnet de vaccination a visiblement été créé à son arrivée à la SPA. Première entrée, du 2016.12.30 : 5,8 kg. Deuxième entrée, du 2017.01.13 : 5 kg. Il avait perdu 14% de son poids en deux semaines, et il en avait sûrement déjà perdu avant sa première vaccination. Il serait né le 27 août 2010. Il aurait donc six ans.

Nous sommes repartis avec lui. On nous regardait d’une drôle de façon…

 

À la maison, nous nous appliquons à le rassurer, à l’installer aussi confortablement que possible. Il reste couché sur le flanc, mais boit un peu, mange même un peu, avec précaution. Après une heure, il se dresse sur ses pattes, flageolantes, fait quelques décimètres, boite de façon très marquée. Son dos est anormalement arqué, sa queue tordue. Son orteil à moitié arraché le gêne beaucoup et lui fait visiblement mal, ses deux pattes arrière et sa patte avant gauche ont beaucoup de peine, tout son corps semble douloureux.

Il trouve la litière, installée dans sa chambre. Il l’inspecte attentivement, y entre avec difficulté, procède lentement à ses besoins. Il enterre très soigneusement ses déjections, à coups de patte fermes et précis, sans jamais s’en mettre sur lui-même. Il en ressort un peu chancelant de l’effort, va se recoucher.

 

Nous passons les deux jours suivants à l’assister et le réconforter de notre mieux. Son regard reste comme plongé au loin, très loin… Pourtant il en émerge à volonté de ce lointain, pour établir avec nous un contact visuel profond. Il reste parfaitement silencieux. Avec ses yeux bleus finement effilés vers l’extérieur, en amandes, il a un air de Sibérien. Nous le nommons Chamane, car il est revenu du pays des morts et il a la dignité et le mystère attachés à un tel nom.

Après deux jours passés chez nous, Chamane est en mesure de se déplacer un peu, il mange, il boit, il dort.

 

2017.01.25, mercredi :

C’est la première grande épreuve de sa nouvelle vie : la rencontre de Chatoune, gentille fofolle généralement aimable, mais quand même, c’est chez elle, chez nous !

Elle se doute de quelque chose, forcément, avec cette chambre dont l’accès lui a été fermé depuis hier. Elle a également bonne ouïe, comme tous les chats.

Elle est visiblement ébahie. « D’où sort-il celui-là ?! » Les deux semblent inquiets… Chamane, qui en la voyant s’était redressé, tout vacillant, se recouche sur le flanc. En langage félin, c’est un signe clair, qu’il ne se veut pas dominant, ou qu’il ne peut pas… Elle va et vient nerveusement, il la suit des yeux, très attentivement… mais en veillant à ce que son regard reste oblique. Pas de provocation… Il ne dit rien, demeure sans broncher, même quand elle souffle et le tutoie. Il se contrôle tellement que sa queue ne remue même pas d’un millimètre. Elle s’éloigne, perplexe.

Dorénavant, sa stratégie avec elle restera inchangée : passivité attentive, pas d’histoires inutiles. Décontenancée par son absence totale de réaction, elle se calme. En définitive, elle se montre plutôt aimable, même. Elle le tolère… pour le moment. Grâce à l’intelligence de Chamane, c’est un bon début.

Par ailleurs, dès cette rencontre, toute apparence de dépression s’est dissipée chez Chatoune. Chaque jour qui suivra, nous en serons très heureux pour notre petite chérie.

 

2017.01.26, jeudi, message d’annonce :

Bonjour ! Depuis mardi, nous avons un petit nouveau chez nous, né en 2010, nous l’avons appelé Chamane. Chatoune l’a accueilli avec une gentillesse étonnante. Il faut dire qu’il souffre de malformations, il a de la peine à marcher – il compense par une personnalité et une intelligence remarquables. Demain matin nous retournons à la SPA (d’où il vient) afin qu’il soit examiné de plus près par leur vétérinaire (eux, ils n’auraient rien remarqué…). Quoi qu’il en soit, nous le garderons, car il a l’air si heureux avec nous, ce petit infirme.

 

2017.01.27, vendredi :

À la SPA, nous avons rendez-vous avec la vétérinaire qui, chaque semaine, rend visite à l’institution. Elle examine Chamane, lui coupe ses ongles démesurés, qui ont poussé en couches multiples. Évidemment, incapable de se lever, il ne pouvait plus se faire les griffes, et n’avait plus la force de se « faire les ongles » avec les dents. Elle diagnostique un polytraumatisé, de multiples fractures mal ressoudées. Ce chat solide, qui fut apparemment vigoureux dans le passé, ne pèse plus que 4,8 kg. En moins d’un mois, il a donc perdu 17% de son poids. Nous prenons à nouveau rendez-vous avec elle, pour le mardi suivant. Mais au cabinet vétérinaire qui l’emploie, cette fois, pour une radiographie et afin qu’elle l’opère de son orteil presque arraché, formant ergot. Par la même occasion, au cours de la narcose on lui détartrera les dents, qui en ont besoin.

 

2017.01.29, dimanche, message d’annonce :

Bonjour ! Voici une photo de l’aimable Chamane, gentle chat, né en 2010, abîmé et très boiteux, néanmoins, quoique péniblement, il a fait ses premières marches d’escalier. Chatoune reste très gentille, et nous la câlinons encore plus qu’avant (nous ne savions pas que c’était possible).

 

2017.01.31, mardi :

Nous emmenons Chamane au cabinet vétérinaire, pour une radiographie et afin qu’on l’opère de son ergot. On lui détartre les dents, il reçoit deux antibiotiques et un anti-inflammatoire. Nous revenons le chercher en fin de journée. C’est une pauvre petite chose, se remettant lentement de la narcose, très fragile sur ses pattes.

 

Le lendemain, il nous semblera que l’anti-inflammatoire a eu de l’effet, car il boite moins. Dorénavant, pendant deux ans, je lui donnerai chaque jour 0,25 mg d’un AINS, du meloxicam. Cela deviendra un rituel, mon tout premier geste de chacun de mes levers à l’aube. Il me faudra bien des tâtonnements pour définir le bon procédé. Avec une seringue, extraire 0,5 ml du flacon de suspension orale, le déposer dans une écuelle soigneusement choisie, car elle présente, au centre de sa cavité, un petit creux supplémentaire. Remplir de 0,5 ml d’eau fraîche du robinet, de façon à diluer le médicament liquide. Poser au fond de ce creux cinq des croquettes qu’il aime, des triangulaires plates, stables, pas des rondes qui valsent dans tous les sens ; elles s’imbibent du liquide, et donneront un peu de goût agréable au restant de celui-ci. Une petite caresse, le servir. S’assurer qu’il avale ses cinq croquettes, puis qu’il lèche bien le fond de son écuelle. Après cela, le servir de croquettes supplémentaires, un peu, il ne faut pas risquer une régurgitation.

 

Petit à petit, Chamane reprend des forces chez nous. Nous avons remarqué que, lorsqu’il a la soif, il tend à se diriger… vers la cuvette des WC ! Cela nous donne une idée du type de personnes chez qui il avait eu à vivre, avant de se retrouver à la SPA… Nous prenons alors l’habitude de garder le couvercle des WC toujours baissé. Pour son eau, nous devons simplement, comme avec Chatoune d’ailleurs, veiller à ce que son écuelle soit très régulièrement changée.

Cela aussi s’avère un rituel : tous deux aiment nous voir saisir leur écuelle, entendre le robinet couler, et la voir reposée à terre devant eux, pleine d’une nouvelle eau fraîche. Cette opération miraculeuse semble les emplir d’une joie sereine, toujours renouvelée.

 

Dès le début de février, Chatoune, qui jusqu’alors tolérait Chamane, entreprend un grand cinéma de l’intimidation à l’égard de celui dont elle se demande si, en définitive, il n’est pas un intrus. Celui-ci, qui tient toujours à peine sur ses pattes, opte pour le comportement le plus intelligent : couché sur son côté le moins douloureux, il ne pipe mot, ne bronche pas, la suivant attentivement de ses yeux bleus, mais toujours d’un regard oblique. Pas de provocation.

Cela dure quelques jours, ce petit jeu. Un matin, elle s’approche, le touche : sa réplique est fulgurante, des estocades données avec une force et une vivacité surprenantes chez ce souffreteux – vite et puissamment, mais sans sortir les griffes. Chatoune a pu sentir sa force, impressionnante, déconcertante chez un tel handicapé ! Toutefois, elle a aussi perçu qu’il voulait éviter tant le combat à mort que la domination. Car ses coups donnés, Chamane reste tranquillement à sa place, couché sur le flanc. Ce n’est pas une attitude de dominant, elle le comprend finalement. Ils peuvent cohabiter.

 

2017.02.06, lundi :

Nous retournons au cabinet vétérinaire pour le retrait des fils à la patte antérieure gauche, dont l’ergot avait été chirurgicalement ôté. Il est vermifugé. Nous regardons avec la vétérinaire les radios. Elles sont horrifiantes. On y discerne une dizaine de fractures mal ressoudées, des arthroses marquées des cervicales, du coude gauche et de la hanche droite. « Il a morflé », nous dit une aide.

Il manque sur les radios le tarse arrière gauche, ce qui est ennuyeux, car il semble en très mauvais état. La réponse à ce sujet est évasive…

Dans le froid et la neige, dans la nuit qui tombe, nous rentrons chez nous avec ce petit être un peu tremblant, néanmoins calme dans sa caisse. Nous sommes fermement décidés à faire tout ce que nous pouvons pour lui.

Dans les jours qui suivent, je constate que l’anti-inflammatoire non-stéroïdien diminue efficacement son boitement. Son regard d’azur se fait chaque jour plus lumineux. Il souffre moins, visiblement.

 

2017.02.12 :

Chatoune semble avoir accepté Chamane. Mais… la donna è mobile ! Après quelques jours où elle s’était montrée plutôt bonne fille, elle recommence à vouloir montrer que bon, la matrone c’est elle, quand même ! De temps en temps, elle le chasse de la zone des bols alimentaires, elle commence même à se saisir de lui par moments. Très affaibli par ses déformations osseuses et ses maladies organiques, il opte toujours, étendu sur le flanc, pour la non dominance, l’inertie et l’évitement par glissement au sol de son corps : il se bat couché. C’est très intelligent, car ainsi il a n’a pas besoin de ses pattes arrière, qui lui sont toutes deux si faibles et douloureuses.

Chatoune commence à prendre de l’assurance, à exagérer… Un jour, assis sur leur arrière-train, ils se regardent « en chats de faïence ». Suite à un tutoiement réciproque du regard, elle avance sa patte à le toucher. Alors, soudain, il la saisit entre ses deux pattes avant, la ramène à lui, et tout en lui maintenant ainsi la tête de sa patte gauche, lui assène de la droite une volée de claques retentissantes, sans sortir les griffes. Ce grand handicapé a procédé avec une vitesse et une force sidérantes ! Puis il l’observe, toujours assis sur son arrière-train… qu’il n’avait pas bougé durant son étalage de force ! Il n’a pas émis un son.

Chatoune en est tout éberluée, elle s’éloigne, déconfite. Elle restera morfondue dans les deux heures qui suivront ; nous la consolons par nos caresses affectueuses, caressons Chamane également.

Plus tard, distribution de croquettes. Chamane va à son bol, le regarde, contemple Chatoune… puis s’éloigne de trois mètres en détournant le regard. Il se couche sur le flanc, à son habitude. Malgré sa démonstration de tout à l’heure, il indique ainsi, clairement, qu’il ne se veut toujours pas dominant. Chatoune, d’abord craintive, va au bol de Chamane, y mange une croquette. Puis elle va au sien et mange à satiété, tout en surveillant Chamane du coin de l’œil. Elle s’éloigne. Seulement alors va-t-il à son bol.

Dorénavant, ce scénario se répétera. Chamane ne touche jamais au bol de Chatoune ; quand il en exprime le souhait, du regard ou par ses frottements contre mes jambes, il reçoit quelques croquettes dans son bol. Chatoune s’approche alors, il s’éloigne un peu, elle mange une croquette dans son bol à lui, s’éloigne satisfaite… Il y revient, mange à son tour.

Et voilà ! Chamane a eu un génie du comportement dont chacun peut tirer enseignement. Il est malade, mais ne se laissera pas humilier ou achever. Tu étais la première en ce lieu ? Je le reconnais et ne souhaite pas prendre ta place, vois, je ne touche pas à ton bol, et je te permets de toucher au mien.

Depuis, chaque soir les deux ont une petite empoignade physique, où Chamane laisse à Chatoune le soin de dominer… apparemment. De temps en temps, lorsqu’elle va trop loin dans son enthousiasme de fofolle, il lui fait sentir sa force étonnante, très brièvement. Elle se calme dès lors et lui, il n’en rajoute pas.

C’est tout, mais quelles leçons de vie. Chamane, vrai Sjâkya-Moune félin, est fier, mais il est aussi et d’abord lucide. Le Sage Silencieux est conscient, aussi bien de la faiblesse de son état physique que des nécessités de composition sociale. Il agit au mieux avec ses petits moyens, sans faire d’histoires, mais en mettant des limites claires là où il faut, et seulement là où il faut.

Empli d’admiration, je chantonne un petit quatrain, sur l’air de « Ce petit chemin »[1] :

C’est un grand vieux sage
Qu’on nomme Chamane
Et ce grand vieux sage
A été marane.

 

2017.02.20, lundi :

Chaque soir donc, Chatoune a un court épisode de lutte avec Chamane, écourté car il lui démontre très vite sa force incontestable, malgré ses nombreux handicaps. Cela en devient un rituel. Tout semble aller pour le mieux, mais le soir du 20 février 2017, c’est le drame. Alors que depuis quelques minutes, étendus dans nos lits, nous écoutions leur habituelle petite joute vespérale, ponctuée par les soupirs d’effort de Chatoune régulièrement dominée dans son corps à corps, soudain nous entendons un bruit de glissade inhabituel et un grand cri, bref mais déchirant, de la part de Chamane. Nous allumons, le trouvons traînant lamentablement sa patte arrière gauche. Nous installons Chatoune seule au deuxième étage, Chamane bravement se couche dans son panier pour le restant de la nuit. Le lendemain matin, nous trouvons son tarse tout gonflé, et il semble avoir très mal.

Nous l’emmenons alors, le 21 février, chez la vétérinaire, mais celle que nous avons choisie cette fois, celle de Chatoune. Ce tarse ne lui plaît pas… On augmente un peu la dose de meloxicam, cela semble aider. Son tarse reste tout gonflé, toutefois.

Retour chez elle, le 28, pour une radiographie, du corps et surtout de ce bout de patte arrière gauche, qui avait si malencontreusement été manqué lors de la première radio, effectuée le 31 janvier… La nouvelle radio s’avère inquiétante, particulièrement au niveau de ce tarse gauche : un bout d’os semble s’être détaché, les tissus mous ont une allure bizarre… Elle confirme autrement que Chamane est effectivement un multi-traumatisé, avec partout des os mal ressoudés, et qu’il est indubitablement poly-arthrosique. De surcroît, elle diagnostique une vessie abîmée et un souffle au cœur…

Bien. C’est ainsi. Carpe diem.

Chamane, photo 2017.03.09

Pendant les six semaines suivant le drame, le tarse abîmé augmente de taille. Le 19 avril, notre vétérinaire procède à une ponction en vue d’une biopsie. Quelques jours plus tard, elle nous appelle, diagnostic : fibrosarcome. Tumeur probablement née avec le traumatisme majeur que Chamane avait subi. Ce tarse, rongé par le cancer, avait mal tenu le coup lors de la joute avec Chatoune. Déchirures, peut-être même brisure d’os.

Inopérable. On peut l’amputer… Je réfléchis intensément. En l’état, il a une patte avant droite apparemment fonctionnelle, la patte avant gauche est très abîmée, la patte arrière droite aussi, et sa patte arrière gauche s’avère méchamment dégradée. L’amputer de cette dernière reviendrait à le priver de sa béquille… De plus, dans son état général, il risquerait de très mal vivre le stress d’une opération, de mal supporter la narcose poussée, et de mal accepter les semaines de pansement, avec la collerette associée. Il y a, par ailleurs, peut-être des signes de métastases près du cœur… Nous sommes conscients que son cancer va l’emporter plutôt rapidement… Je décide qu’on lui fichera la paix. Soins palliatifs, et c’est tout. C’est ce que j’aurais souhaité pour moi-même, dans les mêmes circonstances.

À la maison, je dois rapidement lui ôter sa collerette, car à son port il avait exprimé, dans son regard, un sentiment d’angoisse insoutenable. Les douze jours suivants, Chamane s’appliquera, sans énervement, posément, à arracher le pansement appliqué autour de son tarse. Je tenterai, en vain, de le détourner de son objectif. Puis il entreprendra, jour après jour, à ôter de ses dents les fils ayant servi à suturer l’ouverture pratiquée dans sa chair, là où il avait été ponctionné – tous, l’un après l’autre. Son comportement me confirme dans le sentiment qu’une amputation n’aurait pas été une bonne idée…

 

2017.05.01, lundi :

Comme prévu, je ramène Chamane chez la vétérinaire, car même s’il semble avoir de lui-même ôté tous les fils de suture, il est préférable de vérifier : un coup d’œil professionnel s’impose. Une vétérinaire remplaçante, très gentille et compétente, nous accueille. Chamane est pris d’un affreux tremblement, incoercible, tout en demeurant très calme. N’était-ce cet impressionnant tremblement, on ne verrait pas grand-chose sur lui, car il s’applique, dans la circonstance, à garder un masque impassible. Nous sommes d’accord, non seulement les chats sont incroyablement résilients, mais ils se révèlent maîtres également, quand ils le souhaitent, dans l’art de cacher leur état réel… à moins que leur corps, certes vigoureux, ne les abandonne, car par trop mis à l’épreuve. Elle l’examine, confirme qu’il n’y a plus de fils à ôter ! Elle lui fait un nouveau pansement. Qu’il s’appliquera, méthodiquement, à ôter.

 

Dorénavant, les visites de la vétérinaire se feront à notre domicile, afin de lui éviter un stress inutile. Elle se montrera toujours attentive et bienveillante.

 

Petit à petit, pendant les mois qui suivent la ponction pour la biopsie, Chamane continue à reprendre des forces. Les douleurs arthrosiques semblent nettement moins pénibles grâce à l’AINS. Point noir toutefois : la blessure occasionnée par la ponction sur sa tumeur ne cicatrise pas vraiment. Quoi d’étonnant, les tissus sont cancéreux… Elle restera dorénavant toujours ouverte, léchée régulièrement par lui de sa langue bien râpeuse. Cela saigne abondamment, prouvant qu’un cancer, grand mangeur et accapareur de ressources à son seul profit, est toujours très vascularisé… Jacqueline et moi restons attentifs à des signes de douleur particuliers, et nous reniflons régulièrement sa patte, guettant l’infection. Mais non, son nettoyage vigoureux et sa salive bien antiseptique semblent efficaces.

 

Le temps passe, dans un carpe diem renouvelé. Des mois après son adoption par nous, Chamane est toujours vivant, il a même pris quelques centaines de grammes, pour se stabiliser autour des 5,2 kg. Nous constatons que si Chatoune ne mange pas avant une caresse d’encouragement, chez Chamane ce besoin est encore plus marqué. Quoi d’étonnant : Chamane, malade, retrouve des attitudes de chaton, et le chaton doit être bien encouragé par sa mère pour s’essayer à manger ce qu’elle lui apporte. Devenu adulte, en présence de l’équivalent d’une mère, le chat demandera encore, même s’il a faim, à recevoir au préalable un câlin sérieux : que le grand dieu bienveillant, qui le nourrit si aimablement, d’abord lui témoigne son affection et son approbation, en le caressant.

Mais gare : comme avec tous les chats, pour qui les mouvements rapides sont associés à une situation d’attaque… mais particulièrement avec Chatoune, grande nerveuse, et encore plus avec Chamane, grand handicapé, tous les mouvements se doivent d’être lents et délibérés… Et réfléchis, et mesurés. Naturels et fluides, néanmoins. Il fallait être particulièrement attentif avec Chamane, il n’était vraiment pas quelqu’un avec qui on pouvait interagir vaguement, distraitement…

 

Tous les rituels que nous avons établis avec Chatoune et Chamane, autour de l’eau et des aliments, me confirment dans une réflexion entamée longtemps auparavant, avec le grand Schahpour. Chamane vient souvent me chercher, me guide à son écuelle… où il y a pourtant quelques croquettes. Je le caresse, il est heureux, en redemande. Alors seulement, je lui mets quelques croquettes de plus dans l’écuelle, il fait un mouvement gracieux, en mange un tout petit peu… pour me faire plaisir, en fait ! L’essentiel avait été notre échange préalable de regards et de caresses… et que je l’aie suivi un moment, dans un petit trajet au cours duquel il me guidait. Je veille donc à lui prodiguer attention, affection et camaraderie aussi en dehors de tout rituel alimentaire, ad libitum… et lorsqu’il me le fait comprendre, à le suivre en balade, ne serait-ce que sur quelques mètres.

Je continue le cours de ma réflexion. Une mère chatte ne donne pas que la tétée, elle prodigue, en plus, beaucoup de coups de langue à ses petits, elle les entoure de ses pattes et de son corps, en ronronnant pour les rassurer ; elle suit des yeux toutes les activités de ses rejetons… et eux aiment à être ainsi suivis de son regard.

Depuis longtemps, j’avais observé que bien des enfants ne mangent trop qu’afin de donner, à leur mère, l’occasion d’exprimer son amour à leur égard. Ils sentent qu’elle en a besoin, de pouvoir ainsi s’exprimer, alors ils sacrifient en retour leur petit corps, jusqu’à l’obésité.

Cette observation éclaire un aspect crucial de l’interaction avec les animaux domestiques, en particulier les chats : il ne faut pas que le seul moment d’attention et d’échange qu’on ait avec eux consiste à les nourrir. Autrement, il se crée un malentendu majeur : ils semblent quémander et quémander encore de la nourriture, on leur en donne et redonne, ils mangent un peu, puis, peu après, encore un peu plus… et ils deviennent obèses. Alors qu’en réalité, c’est d’abord d’attention et de câlins dont ils ont besoin. Autrement, si dans cette interaction de base le coche est manqué, une fois que s’est établie dans leur tête la connexion primitive : j’ai besoin d’amour, donc de nourriture… eux-mêmes se retrouvent pris au piège d’un lien comportemental faussé. À l’instar des enfants obèses, ils mangent pour faire plaisir à la figure maternelle… et faute de mieux.

Cela dit, il ne faut pas non plus, c’est évident, les ennuyer en les étouffant d’embrassades… Il faut jauger ; mais ce n’est pas si difficile que ça, avec les chats. Ils savent, par le corps, le regard ou la parole, exprimer leur désir d’affection : c’est alors et alors seulement qu’il faut la manifester. Pas plus, et pas plus long que nécessaire : un bâillement de leur part, ou une petite léchotte, sur l’humain ou sur eux-mêmes, peuvent indiquer que c’est bon, cela suffit.

 

Juillet 2017 :

Chamane a trouvé sa place favorite : sur le bureau bibliothèque situé à un mètre cinquante de mon siège de travail, sur ma gauche. Clopin-clopant, il bondit avec précision sur une chaise, puis sur le meuble. Il m’épate, car c’est difficile, avec deux pattes arrière et une patte avant aussi abîmées.

Ainsi positionné à hauteur de mes yeux, il reste lové dans une boîte à chaussures garnie d’un linge que je change tous les jours, car il suinte du sang de son tarse ; parfois, ce sont de véritables petites hémorragies, après qu’il s’est léché. En effet, la blessure, créée suite à la ponction pour la biopsie, ne s’est jamais refermée entièrement… Je dois bien veiller à ne pas laisser traîner mes livres ouverts sur mon bureau bibliothèque, car leurs pages s’en trouveraient maculées de sang. Il préfère la plus petite des deux boîtes à chaussures que je lui fais essayer, car il n’aime rien tant que d’adosser son corps, maltraité par la vie, contre des parois. L’idéal, comme paroi de soutien, s’avérant mon propre corps.

Le grand bonheur de Chamane, c’est ainsi de me rejoindre sur le lit, pour la sieste ou pour la nuit. Je suis impressionné comment, alors qu’il semble profondément endormi, il réalise, en général, que je me suis installé sur mon lit, pourtant situé dans une autre pièce – et je ne suis pas un bruyant. Je l’entends descendre de son meuble, hop, il me bondit dessus, et se love en rond entre mes deux jambes étendues. Parfois, rarement, il rate ma sieste, ou arrive seulement à la fin de celle-ci, qui dure maximum vingt-cinq minutes. Il a, alors, une telle expression de déception, que je réfléchis : comment lui faire savoir à coup sûr que j’ai commencé, mais discrètement ? Car avec lui, tout doit se faire discrètement (je m’emploie à ne jamais le faire sursauter)… J’adopte la formule suivante : une fois au lit, s’il ne m’y a pas précédé, je tousse deux fois, puis me racle la gorge deux fois. Je ne suis pas coutumier de ce quadruple signal sonore, dans cette succession précise en sus ; les animaux étant généralement attentifs et réceptifs aux séquences de toutes sortes, cela marche très bien : problème pratique réglé.

Pour le reste, j’ai placé un deuxième siège à côté du mien ; il s’y installe souvent, de façon à me toucher de son corps quand il veut. Un jour, imperceptiblement, je l’entends qui ronronne. C’est nouveau, il était parfaitement silencieux jusqu’ici. Son ronronnement cependant restera toujours extrêmement secret. Régulièrement, je m’arrête dans mes lectures ou dans mon écriture, je tourne la tête, nous nous regardons dans les yeux ; je pose sur son flanc une main ronde, enveloppante, comme il aime. Un jour, il fait brièvement : « Arrrm »… du fond de sa gorge. Dès lors, cela restera l’expression la plus vocale de son bonheur, jusqu’à son dernier jour. Et elle fera mon propre bonheur à chacun des jours que nous partagerons.

 

2017.07.31 :

Ce n’est pas tout de savoir observer chez des animaux, y compris chez les humains, des traits plus ou moins propres à l’espèce. Plus subtilement, il faut savoir observer les différences entre individus. Et souvent, elles se révèlent si grandes, au sein d’une espèce, que des intervalles, semi-quantitatifs, d’appréciation de comportements, se retrouvent avec des bornes si éloignées l’une de l’autre… que la représentation projetée, sur un ou des axes de comportement, de plusieurs espèces, avec de nombreux individus représentés, ne semble plus former qu’un seul nuage continu, où l’on ne peut distinguer les espèces entre elles.

Ainsi, en matière de comportement, de façon générale, peut-on admirer le contrôle de soi chez les chats, même lorsque ces grands nerveux se trouvent proches de la panique. Pourtant, dans le détail, que de différences entre eux… Je n’en ai jamais vu capables d’autant de sang-froid dans l’adversité que Chamane, aux grands yeux bleus calmes et perçants. Multi-traumatisé, le squelette mal ressoudé en de multiples parts de son corps, poly-arthrosique, une grosse tumeur à une de ses pattes accidentées, il ne devrait pas peser lourd dans tout affrontement avec des congénères… Pourtant, il a la méthode.

Nous l’avions déjà remarqué lors de son interaction, remarquable d’intelligence et de force de caractère, avec Chatoune la fofolle. Ces deux traits de Chamane se verront confirmés lors d’une nouvelle rencontre, avec un petit Napoléon cette fois.

 

2017.08.06 :

Nous ramenons chez nous un chat menu, très menu, atteint de conjonctivite aiguë. Dont personne ne voulait plus. Nous le soignons avec une pommade à la tétracycline, un antibiotique, et l’isolons un temps au deuxième étage, jusqu’à ce que ses yeux se trouvent moins rouges.

Puis nous laissons le contact s’établir entre lui et nos deux autres chats, l’un après l’autre. Par rapport à Chamane quand il était nouvel arrivé, c’est un tout autre comportement qu’il adopte, le petit Gribouille… Le premier propriétaire qui l’avait fait vacciner l’avait nommé Hercules, nous allons comprendre pourquoi… Cet Hercules tourne autour de Chatoune, visiblement apeuré, mais faisant plein de bruits de gorge qu’il veut impressionnants. Chatoune le trouve si petit qu’elle en prend une attitude quasi maternelle, ou alors c’est de l’indifférence, tout simplement. Difficile à dire, car Gribouille ne la laisse pas approcher. Le nouveau venu paraît perplexe devant cette créature qui semble indifférente, dans l’ensemble. On en reste là.

Puis nous organisons sa rencontre avec Chamane. Ce dernier, par contre, ne semble pas indifférent… Il se couche sur le côté, dans une attitude de non domination, mais toise du regard le nouveau venu. Gribouille lui tourne autour, rasant le sol, feulant, s’éloignant, revenant… Je laisse faire, il faut bien qu’ils s’expliquent un peu, mais en surveillant attentivement : il ne faudrait pas que cela dégénère en affrontement sanglant et qu’une relation brutale de dominant à dominé s’installe.

Maladroit au possible, Gribouille le menu tente le grand jeu du dominant. Il a très peur, même de ce grand malade couché qu’est Chamane, mais il est courageux, le petit bonhomme. Aussi courageux que maladroit, en fait. Il ne sait pas à quoi il a affaire…

Chamane ne bouge pas, ne cille pas, ne remue pas la queue d’un millimètre, sa philosophie de vie semble celle résumée par le kagemusha : « Une montagne ne bouge pas. » Toujours bruyant, Gribouille s’approche de plus en plus, il fait son cinéma à quelques centimètres de Chamane… qui commence un discret son de gorge. Alors que Gribouille a très peur et ne regarde pas Chamane dans les yeux, ce dernier ne quitte pas un instant du regard les yeux de son jeune adversaire. Soudain, les pattes arrière de Chamane sont prises d’un frisson, il a senti, il voit venir ! Gribouille fait un bond, atterrit sur Chamane… et aussitôt semble rebondir plus loin ! On peut percevoir, à son expression, qu’en une fraction de seconde il a pris contact avec l’incroyable force physique de Chamane, qui l’a repoussé sans coup férir – et que l’Hercule a enfin compris. De fait, il avait sauté déjà convaincu qu’il devrait aussitôt s’écarter ! Effectivement il s’éloigne, lentement, rasant le sol. Toujours couché sur le flanc, donc toujours dans un langage de non dominant, Chamane l’observe avec intensité. Il ne se veut pas dominant, mais il n’accepte pas pour autant d’être humilié.

De cet épisode, on peut dire de Chamane : « He looks weak, but he is strong » – Il a l’air faible, mais il est fort ; et de Gribouille : « He’s all fluff and puff » – Il est tout esbroufe. Mais qu’ils sont touchants tous deux, l’un grand handicapé et grand malade, l’autre désavantagé par sa toute petite taille. Je caresse Chamane, il fait un bref « Arrrm » de la gorge, je caresse Gribouille, il geint vaguement. No drama, folks. Tout va bien.

 

Hélas… Dans les jours qui suivent, nous allons découvrir que Gribouille ne comprend pas bien le langage des chats… La nuit, il demeure seul au second, mais nous nous disons que, le jour, il faut qu’il puisse interagir avec Chamane et Chatoune.

Cette dernière se montre bien calme à son égard ; avec un peu d’intelligence il aurait pu s’en satisfaire, lui, l’intrus. Mais non. Il tend un jour une embuscade, bien mal avisée, à Chatoune : surprise, grand sursaut, elle pousse un cri de colère et de peur, rabat ses oreilles, feule, crache. Elle est vraiment mécontente : les guet-apens constituent son jeu favori, mais c’est elle qui les tend ! Et pas avec cet air mal intentionné, qui est celui de Gribouille ! Dorénavant, elle l’aura en grippe. Pas question qu’il l’approche à moins d’un mètre. Lui, bêtement, insistera. De plus en plus agressivement.

 

Par rapport à Chamane, ce n’est pas mieux… Non seulement Gribouille continue son jeu de dominance agressive, s’approchant de lui tout droit dressé sur ses pattes, vocalisant, lui tournant autour (il s’avère, pourtant, clair que Chamane ne souhaite que procéder à un petit tour de son territoire)… Pire : Gribouille vient l’embêter au premier étage ! Alors que Chamane dort tranquillement près de mon siège de travail, soit sur le bureau bibliothèque, soit sur sa chaise à côté de moi… Le petit enquiquineur arrive en longeant les murs, se positionne près de lui… et vocalise de façon traînante mais incessante. Ce cinéma dure quelques jours ; Chamane, stoïque, endure sans ciller. Mais une fois, il pose son grand regard bleu sur moi, clair, intense : et j’y lis le désarroi, la déception.

Je fais alors sortir Gribouille, je referme la chatière. Je suis alors frappé par l’expression de soulagement et de reconnaissance qui s’exprime sur le beau visage de Chamane.

Dorénavant, nous veillerons à ce que Gribouille ne rencontre plus Chamane, et limiterons ses rencontres avec Chatoune. Le deuxième étage lui est réservé ; le premier et le troisième, ainsi que les escaliers et la coursive, sont pour Chatoune et Chamane. Quand nous laissons sortir Gribouille dans la coursive et au troisième, nous nous assurons au préalable que Chamane et Chatoune sont tranquillement au premier étage, dont nous refermons la chatière. Cette petite organisation exige beaucoup d’attention de notre part, elle implique une perte de territoire majeure pour Chatoune et Chamane, ainsi que de contacts de leur part avec Jacqueline, qui passe l’essentiel de sa journée au deuxième – mais elle ramène la paix dans notre ménage à cinq.

Dans les escaliers, nous chantonnons, sur l’air du « Vieux château »[2] :

C’est une vieille maison… d’un grand village
Avec un beau chat… à chaque étage.

 

2017.10.25 :

Neuf mois après son adoption par nous, Chamane est toujours bien avec nous, et nous avec lui. L’anti-inflammatoire l’aide, par contre, son tarse cancéreux continue d’enfler, sans cesse. Notre félin se montre résilient autant que digne et stoïque, comme la plupart de ceux son espèce. Il s’avère évident, toutefois, que son cancer ne lui laissera pas de répit, et que même pour un grand stoïque, il faut que ses amis soient très attentifs à d’éventuels signes de douleur chez lui, ainsi qu’à l’apparition d’un abcès. Nous conserverons avec lui une vigilance de chaque instant. Tous les jours nous flairons son tarse, guettant le début d’une infection. Sa patte le gêne et lui fait un peu mal, c’est sûr… mais c’est ce peu qui est la clé. Qu’est-ce qui est « peu » pour un chat, et pour un chat comme Chamane ? Pas de signaux de détresse particuliers, cependant. Il exprime régulièrement son bonheur d’être avec nous, dans ce foyer paisible…

Enfin presque, puisqu’il y a Chatoune. Tout indique, toutefois, qu’il apprécie la présence de la fofolle, parfois même il se met à sa recherche. Tous les soirs, une brève empoignade a lieu entre eux, sous notre surveillance. Celle-ci ne semble négativement stresser ni l’un, ni l’autre, au contraire cela semble leur faire du bien.

Toutes les nuits, il les passe sur le lit de l’un, puis sur celui de l’autre. Il aime se mettre tout contre nous, à la différence de Chatoune, qui aime à se positionner non loin de nous, mais rarement tout contre nous. Pour sa part, elle procède à de légers roucoulements de temps à autre, afin de garder le contact. Mère chatte.

 

Début janvier 2018 :

La tumeur à la patte de Chamane, devenue énorme, se transforme en plaie. Je la tamponne à la chlorhexidine, afin d’éviter une infection foudroyante, toujours possible. Très mauvaise idée, il se lèche… et le malheureux se met à baver d’abondance. À l’avenir, j’utiliserai plutôt de la betadine, contenant de l’iode en suspension, et le moins souvent possible.

 

2018.02.13 :

La vétérinaire nous a visités à domicile, elle a été très impressionnée par combien le fibrosarcome à la patte arrière gauche de Chamane avait grossi. Les tissus à vif sont distendus. Le sang coule par moments. On peut craindre à tout moment la fracture d’un os rongé par le cancer. Lorsque cela deviendra évident, dans ses yeux, dans ses mouvements, dans ses postures, il nous faudra l’euthanasier.

Nous ne voulons toutefois pas l’euthanasier simplement pour notre confort moral…. même si c’est dur pour nous. Comme ce l’avait été pour Schahpour, ce sera une décision très difficile. Elle s’imposera en son temps… Bientôt… toujours trop tôt.

Pour l’heure, il exprime si intensément son bonheur à dormir le soir lové tout contre nous, et à manger, et à recevoir des câlins – donc il reste avec nous, encore un peu. Mais nous sommes conscients que c’est une question de jours, ou de semaines.

Il nous manquera terriblement. En attendant, carpe horam. Respect pour un grand courageux.

 

2018.03.16, message à la vétérinaire :

Le gel Octenisept semble avoir eu un très bon effet sur Chamane, nous lui en appliquons aux deux blessures du tarse une fois par jour si possible, après je le distrais et le cajole afin qu’il ne lèche pas trop vite et que cela ait le temps de sécher. Cela semble diminuer l’irritation (je ne le vois plus se secouer la patte comme avant), donc il se lèche moins, donc il saigne beaucoup moins ; c’est bien croûteux et pas humide ; nous restons attentifs à une odeur éventuelle. Depuis votre passage et grâce à ce gel il va mieux.

Voici une petite photo de lui dans sa boîte à chaussure, nous changeons le linge tous les deux jours et je désinfecte alors la boîte avec de la chlorhexidine en spray. Ce grand sage est incroyablement résilient, tant que nous le voyons jouer volontiers avec Chatoune, enfin un peu, parfois allant après elle, la terrassant quand elle l’agace… manger volontiers, adorer les échanges, nous continuons avec lui. Nous savons pouvoir compter sur vous lorsque la décision d’euthanasie s’imposera, cela nous aide moralement. En attendant, il semble encore trouver du bonheur à vivre.

 

Fin mars 2018 :

J’abandonne le gel, qui semble le rendre un peu malade quand il se lèche. J’opte pour la betadine uniquement, et toujours le moins souvent possible.

 

2018.04.06 – Vendredi de Pâques :

La croûte de l’énorme boursouflure, formée par le fibrosarcome du tarse arrière gauche de Chamane, est tombée. À la place, bée une cavité large et profonde, jaune sur le pourtour, rouge vif autrement. Effectivement, les vaisseaux sanguins d’une tumeur ne manquent pas de sang… Il semble qu’il n’y ait plus d’os.

Je le regarde attentivement, il ne semble pas souffrir, en tout cas pas d’une façon notable à son attitude corporelle, ou perceptible sur son beau visage : ce dernier n’est pas chiffonné, il conserve son expression princière. Parfois, je tamponne très délicatement à la betadine.

Malgré son impressionnante blessure, il marche, en boitant légèrement mais sans se traîner, saute de mon bureau au sol et vice-versa. Je change régulièrement le linge tâché de sang de la boîte à chaussure posée en hauteur, où il aime à se lover. Je nettoie régulièrement les taches de sang qu’il laisse parfois derrière lui, afin de garder un suivi au plus près de la situation.

 

Dimanche de Pâques :

Une nouvelle croûte commence à se former, mais en la léchant de sa langue râpeuse de chat il freine évidemment sa constitution. Le plus souvent, Chamane a le regard lointain… Le Grand Silencieux reste silencieux. Assez souvent, toutefois, je le sens soudain se frottant à mes jambes, je le regarde, il me regarde lui-même avec intensité, de ses yeux bleus en amandes. Je le caresse, il émet un « Arrrm » de bonheur, fait un tout petit mouvement de son corps, celui que lui permettent ses pattes arrière affaiblies par le cancer et ses arthroses de poly-traumatisé ; il semble heureux à ces moments !

« Que veux-tu, mon petit ami ? » Il s’éloigne d’un demi-mètre, fait une pause, se retourne sur moi. Je me lève, le suis lentement, il me guide à ses écuelles ; il y a encore des croquettes, bien sûr… Je le caresse, un nouveau « Arrrm » de bonheur, et il mange deux ou trois croquettes, très posément. Je lui change l’eau de son écuelle, il boit alors avec application. Puis il me regarde encore… Je lui réponds : « Oui, camarade, tu peux compter sur moi. »

Il demande à sortir, je lui ouvre la porte, il est content que je le fasse, quoiqu’il sache parfaitement utiliser la petite chatière à volet rabattant. Il part en promenade dans les escaliers et sur la coursive. Je le vois aller, tranquillement et vaillamment.

 

Lundi de Pâques :

Je sais que le jour viendra où Jacqueline et moi devrons prendre la décision d’euthanasier Chamane, notre ami. Quand la souffrance sera trop grande – pour lui. Qu’elle est difficile à contempler, cette perspective. Le faire quand cela doit se faire, ni avant terme, ni trop tard. Avant terme, ou trop tard, compteront comme lâcheté.

Carpe horam.

 

2018.05.23 :

Chamane nous stupéfie, il va très vaillamment – on dirait vraiment que de s’être lui-même arraché, avec les dents, une bonne partie de la tumeur, lui a fait du bien ! Depuis dix jours c’est sec des deux côtés du tarse, qui ne saigne pas. Le Grand Sage ronronne beaucoup plus qu’auparavant, plus souvent. Il joue aussi avec Chatoune parfois, à leur petite bagarre simulée habituelle.

Les mois passent dans un sentiment de miracle quotidien.

 

Fin du deuxième semestre 2018 :

Les saignements du tarse de Chamane ont repris, par intermittence. Lui et moi faisons comme corps ensemble. Il m’épate. Je reçois une leçon de vie à son contact. Il est mon ami, je fais tout ce que je peux pour lui. Attention, affection, soins. Partout, je veille à conserver une hygiène impeccable : tout ce qui se retrouve maculé de son beau sang, bien rouge, est changé ou nettoyé illico. Nous nettoyons la litière après chaque passage de l’un ou l’autre chat. Conserver très propre l’environnement nous aide aussi, Jacqueline et moi, à mieux tenir le coup moralement. Chamane semble vivre avec équanimité sa condition, avec bonheur ses relations humaines et sa relation féline.

Gribouille, qui comprend mal le langage chat, vit séparé de ses deux congénères, dans l’appartement du second étage ; cela s’avère un arrangement pour le mieux. Jacqueline lui tient compagnie toute la journée – elle est sa grande amie.

***

Le temps de la fin. Dimanche, 2018.12.09 :

Au matin, tôt sur une route nationale, loin de chez nous. Il pleut à verse, il fait gris, froid et venteux. Soudain, je perçois sur ma droite, au bord de la chaussée, un petit chat noir qui titube.

Kairos stênos ! Je ralentis dans la fraction de seconde, me parque sur le côté, sors du véhicule, me dirige vers le point où j’ai vu le petit être en difficulté. Rien… Puis j’avise le conduit des eaux d’écoulement, traversant sous la route. Je me mets à plat ventre dans la boue et les feuilles mortes. C’est bien cela : à l’intérieur, un peu plus loin, comme une petite boule noire. Je tends le bras, arrive à m’en saisir aussi délicatement que possible, la ramène doucement à moi. Un jeune chat noir, entièrement couvert de boue et de feuilles. Je le nettoie précautionneusement d’une main, il ne se débat pratiquement pas.

Il est méchamment accidenté. Au niveau de son œil gauche, protubérant, une gigantesque bosse, la chair a été un peu arrachée. Il est évident qu’il doit souffrir d’un traumatisme crânien. Je le glisse sous mon manteau pour l’abriter de l’averse, retour à la voiture. Là, sous couvert, je le nettoie un peu plus : c’est une petite chatte toute noire. Je l’enveloppe doucement dans un linge propre, puis l’installe dans les bras de Jacqueline.

Un peu plus loin il y a une station-service, avec un modeste restauroute. J’y trouve la feuille de chou locale, y consulte la liste des téléphones d’urgence pour le vétérinaire de garde : rien ! Désemparé, je m’enquiers auprès de la tenancière : non elle ne connaît pas de vétérinaire tout près ; mais un client a entendu : si, dit-il, vous prenez à droite dans la zone industrielle… suivent des indications aussi précises que possible.

Je pénètre dans la Z.I., aïe, ce n’est jamais évident pour s’y retrouver ce genre d’endroits, et sous la pluie encore… Je tente sur le smartphone de Jacqueline de trouver des indications : rien ! Bon, je m’astreins à suivre celles qu’on m’avait données. Il pleut à torrents maintenant, la petite chatte émet des gémissements, poignants par leur faiblesse. Lentement, je vais de rue en rue… Rien… Soudain, un spectacle surprenant : un homme, dehors, nettoie au kärcher son camion ! Je descends de véhicule, dévale le talus qui nous séparait, il sursaute… et m’arrose. Autant pour moi, petit rappel que quand le temps presse, il faut aller lentement. Chance : oui, il sait où se trouve le cabinet vétérinaire en question, il me donne les instructions complémentaires nécessaires.

Retour à la voiture, la petite chatte gémit parfois, doucement. Je trouve enfin le cabinet vétérinaire : fermé, bien sûr, mais dessus la porte un numéro de téléphone pour les urgences. Appel… ah non, il faut composer un autre numéro, que j’ai grand-peine à entendre sous le crépitement de la pluie. Première tentative vaine, je n’avais pas bien entendu un chiffre apparemment. Je rappelle le premier numéro, dans la voiture cette fois pour mieux entendre le message enregistré. Nouvel appel au numéro indiqué, on me répond que ce cabinet, devant lequel je me trouve, c’est justement celui de la vétérinaire de garde. Elle arrive.

Jacqueline me dit que la petite est prise de convulsions. Quelques minutes plus tard, elle meurt, toujours enveloppée dans son linge. Je rappelle la vétérinaire, elle vient quand même. Chez elle, nous regardons le pauvre petit corps meurtri : elle n’aurait pu que l’euthanasier.

Il fait gris noir, il pleut à verse. J’aurais préféré arriver plus vite auprès de la vétérinaire… Du moins avons-nous permis à ce petit être de ne pas mourir dans des torrents de boue glacée.

Tout le reste du trajet, nous pensons à Chamane : lui est grand et blanc, elle, cette jeune inconnue, qui commençait à peine sa petite vie, était menue et noire. Ce contraste me hante, j’associe sans cesse les deux chats dans mon esprit.

Bien… C’est ainsi. Nous veillerons à ce que Chamane ait la mort la plus douce possible.

***

Je craignais la période de Noël et de Nouvel-an, mais dans l’ensemble cela s’est bien passé pour Chamane, même si sa plaie se creuse et s’étend. Aux premiers jours de 2019, un espoir fou naît en moi, comme une petite flamme d’allumette dans le grand froid… Il est si fort, si exceptionnel… Peut-être surmontera-t-il le cancer et la chair repoussera-t-elle ? À défaut, peut-être passera-t-il 2019, alors que nous ne pensions pas le voir vivre 2018 ? Rêve et prière d’enfant.

Petit enfant qui doit vite déchanter, car la vie chante d’autres chants… que ceux qu’elle chante dans les livres d’enfants.

 

Un matin, Chamane fait une grande hémorragie sur mon lit, je tente de la stopper, sans l’agiter. Aïe, il s’est arraché un grand morceau de chair malade, et l’os, rongé par le cancer, est apparent. C’est bien de l’os, au toucher. Pansement à la betadine maintenu à la main, câlin, affection… je suis là mon ami.

Dès lors, il ne montera plus sur la bibliothèque. Je lui installe un coucouche-panier très confortable, sous la chaise près de mon bureau ; il apprécie cette position près de moi, au niveau du sol mais protégée par l’assise de la chaise au-dessus de lui ; les barreaux horizontaux reliant le bas des pieds de la chaise, sur deux côtés seulement, lui permettent de s’installer aisément d’une part, d’avoir un appui pour son corps d’autre part.

Quelques jours après cette hémorragie, il ne nous rejoint plus pour dormir. Il ne réagit plus à mes raclements de gorge pour la sieste, demeure toute la nuit dans son coucouche-panier. C’est la première fois… Par contre, de temps en temps, il se lève pour inspecter non seulement son étage, mais aussi la coursive, plus haut. Il monte et descend les marches précautionneusement, mais il y parvient.

Chamane, notre ami… Tu es vivant, mais souffres-tu par trop ?

 

Mi-janvier 2019 : nous percevons une odeur suspecte émanant de sa plaie ouverte sur l’os. Je tamponne délicatement avec de la betadine, régulièrement maintenant, mais sans me faire d’illusion : un os ne peut rester longtemps apparent sans infection majeure. Autrement, le regard profond du Grand Silencieux demeure vivace et encore lumineux.

Chamane, notre ami, que devons-nous faire ?

La pureté et la limpidité de son regard, toujours profond et vivant, forment un tel contraste avec l’aspect malsain et morbide de sa plaie, que la décision s’avère difficile à prendre.

 

2019.01.24 :

Heureusement que nous n’avions pas réalisé qu’aujourd’hui était le 2e anniversaire, jour pour jour, de l’adoption de Chamane par nous. Sinon, peut-être n’aurions-nous pas pris, ce jour-là, la décision de l’emmener chez la vétérinaire, par négation d’un indigne esprit de superstition… Et l’abcès à l’os se serait-il alors développé de façon foudroyante, et la grande souffrance avec… Bienheureuse ignorance.

Je fais l’enfant, encore : ce n’est pas pour l’euthanasier que nous l’emmenons, mais pour un examen médical. Jacqueline ne dit rien, mais je vois bien qu’elle n’en pense pas moins… Dans sa corbeille, Chamane est calme et silencieux.

La vétérinaire, impressionnée, constate. Elle nous dit clairement qu’il est temps de l’euthanasier, qu’il est probablement déjà en train de souffrir. Je sens comme le sol se dérober sous mes pieds. Mon ami…

Bien… C’est ainsi. Jacqueline pleure, je dois être blême. La vétérinaire ne nous brusque d’aucune façon, elle nous laisse le temps de nous reprendre, nous introduit dans une pièce tranquille, à la lumière tamisée. Nous restons seuls un dernier moment avec lui, à partager un ultime moment de tendresse. Il a le regard si vivant ! Mais sa patte… c’est la mort, sournoise, celle qui vient pour un dernier enfer, pas celle qui vient tranquillement, sereinement.

Puis la vétérinaire nous rejoint. Avec de la médétomidine, elle procède, par voie sous-cutanée, indolore au possible, à une sédation. Je garde mes deux mains posées sur l’arrière-train de Chamane, de dos, mon visage contre sa nuque – il a toujours aimé ce contact. Jacqueline, courageusement, lui fait face, yeux dans les yeux. Elle l’observe, très émue, elle pleure, ma compagne aimée. Les yeux de Chamane demeurent un long moment pleins de vie, il regarde à gauche, à droite, sans peur, ses deux grands amis sont là, avec lui, et tout est calme. Puis Jacqueline voit que ses pupilles se dilatent, son regard perd de son acuité.

Il faut pourtant faire une deuxième injection de sédatif à notre vaillant félin, pour qu’enfin il perde complètement connaissance… les yeux toujours grands ouverts. Jacqueline a gardé le contact visuel jusqu’au bout. C’était elle qui avait croisé le regard de Chamane la première fois, à la SPA. Je dis à la petite courageuse que c’est mon tour, et je l’incite à attendre dans la pièce voisine, pour la suite.

C’est moi maintenant qui plonge mes propres yeux dans ceux de Chamane – il est inconscient, apparemment. Sa cage thoracique se soulève, lentement, faiblement, il est toujours vivant. Le pentobarbital lui est injecté par intraveineuse. Quelques secondes plus tard, il cesse de respirer. Son cœur a cessé de battre. Il est mort.

 

Un météore lumineux aura traversé notre vie pendant deux années, exactement.

***

2019.01.26 :

Le surlendemain de sa mort, je me réveille de ma sieste avec son nom en tête : « Chamane ? »… Mais non, s’il n’est pas sur moi… c’est bien parce qu’il ne le sera plus jamais.

Je demeure étendu, quelques secondes… Soudain la chatière s’ouvre, blinc-blonc, « Mrrouw ? ». J’éprouve un grand sentiment de bonheur : « Chatoune ! »

Chatoune est là !

Caresse à la petite grisette. Café. Arcangelo Corelli. Comme il lève les brumes du chagrin, le soleil de ce compositeur de l’époque baroque italienne. Il illumine le cœur et l’esprit…. comme le fait Chatoune, d’ailleurs !

Elle est actuellement couchée sur le bureau-bibliothèque, et elle m’observe de ses yeux ambre, avec son affectueuse attention de chatte. Notre chagrin est fort, et il doit lui manquer à elle aussi, car elle l’aimait bien, Chamane le stoïque, toujours très maître de lui-même, immanquablement poli avec elle. Mais la vie de notre petite équipe d’amis continue : ici, au premier, il y a Gabriel avec Chatoune, et à l’étage là-haut, Jacqueline avec Gribouille.

 

2019.02.11 :

Dix-huit jours après sa mort, je réalise combien Chamane emplissait ma vie, par la densité et la sobriété de sa présence. Par son intelligence, concentrée et discrète. Par sa tranquille douceur.

Il savait se faire aimer, se faire aider, toujours en conservant sa dignité. Sa noblesse d’attitude et d’expression, dont il ne se départissait jamais, était une leçon de vie.

Il m’a offert la chance de pouvoir aimer et admirer.

En retour, je pense avoir été pour lui, pendant ses deux dernières années de vie, un ami, attentif et dévoué.

 

Chamane. Requiescat in pace.

 

Ton ami, Gabriel.

 

[1] Chanson de 1933, paroles de Jean Nohain, musique de Mireille.

[2] Chanson de 1932, paroles de Jean Nohain, musique de Mireille.

Le dernier grand rhinocéros blanc

août 22nd, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #99.

Soudan, zoo de Khartoum, vers 1967.

Enfant, j’avais été très impressionné par deux rhinocéros blancs gigantesques. J’étais ébloui par leurs masses tranquilles. Je revenais sans cesse aux deux géants. L’un d’eux était soudain venu au petit garçon fasciné, avait pointé sur lui une tête énorme, aussi longue que tout le corps du petit homme, et avait fait “ grroumpf ”. Un son très bas et très puissant, des yeux paisibles et interrogateurs. Ç’avait été une initiation soudaine et immédiate comme la foudre : “ Groumpf ” m’avait fait sentir, d’un coup, la splendeur de ces énormités de la nature, la force tranquille et profonde de ces pachydermes venus du fond des âges.

Déjà, toutefois, par des bribes recueillies auprès des adultes, je pressentais qu’ils n’avaient aucune chance, dans un monde où les hommes commandaient brutalement et n’aimaient, pour la plupart, ni la nature, ni les animaux. Cette prise de conscience, inexorable, a été déterminante dans mon développement psychique.

Les animaux peuplent toujours mes rêves, entre autres ces grands rhinocéros blancs de la race du nord, entrevus au zoo de Khartoum, aux pattes plus longues que leurs congénères d’Afrique australe. Dans des visions de vie et d’espace, je me plaisais à les imaginer galopant puissamment, en petits troupeaux, dans la vaste savane soudanaise.

Hélas, en moins d’un demi-siècle, j’aurai vécu la disparition, irréversible, d’un paisible géant. Début octobre 2015, sur A2, on peut voir le dernier représentant mâle de cette race septentrionale des grands rhinocéros blancs. Il a 42 ans, il est vieux, il s’appelle Sudan, pays où il n’y en plus un seul et dont ce survivant ultime est originaire. Il finit ses jours au Kenya, après un passage par le zoo de Prague, qui lui a valu d’être encore vivant… Avec lui, il n’y a plus que deux femelles, Najin et sa fille Fatu, les dernières de leur race également.

On leur a coupé leurs cornes. Vision affligeante, qu’un rhinocéros africain sans cornes. D’autant que cela n’arrête pas les braconniers, les trafiquants de la pseudo-médecine traditionnelle chinoise convoitant même la racine de leurs cornes. C’est la fin d’un grand animal pacifique et qui ne craignait personne… avant que les hommes ne s’abattent sur lui.

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D’un canidé préhistorique… au chien domestique

août 21st, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #98.

Les canidés naturels, loups, renards, coyotes, chacals, sont des splendeurs de joliesse, de finesse et d’intelligence, autant que les félidés, selon d’autres lignes. On peut admirer leurs pattes élancées, leur démarche équilibrée, leur fin museau, leurs belles oreilles dressées, leurs regards intenses et intelligents, que leurs pupilles soient rondes, comme chez les plus grands (les loups), ou en fente verticale, comme chez les plus petits (les renards).

Cela, c’est sur le plan naturel. Par contre, sur le plan artificiel, les hommes n’ont pas créé grand-chose de bon à partir de ces génomes de qualité, au contraire. Celui des chiens est beaucoup plus plastique que celui des chats, et leur transformation, tant physique que mentale, depuis leurs origines non domestiques, par l’élevage et la sélection non naturelle, a débuté il y a bien plus longtemps. Les hommes ont donc largement laissé leur marque sur ce génome. Le prototype canin, à la grâce et à l’efficacité affinées sur des millions d’années d’évolution, a, en cours de route, été jeté aux orties par eux ; à sa place, les éleveurs ont fabriqué, le plus souvent, des formes monstrueuses, laides, malades.

Ce que la sélection humaine a ainsi fait, de la lignée préhistorique de canidés qui a mené aux chiens, est révoltant. Distorsions physiques et psychiques en tous genres… qui d’ailleurs continuent à être perpétrées, chez la plupart des éleveurs de races.

En particulier, la sélection, sur des millénaires, des chiens, pour en faire des êtres entièrement axés sur l’obéissance aux humains, et à la satisfaction des moindres caprices de leurs maîtres, est à l’origine d’animaux au psychisme et à l’intelligence particuliers – des génies mentalement handicapés. Ainsi voit-on les chiens déployer des trésors d’intelligence pour faire plaisir aux humains… à leur propre détriment, souvent. Car les humains abusent volontiers de la prédisposition favorable des chiens à leur égard, cela de façon indigne, voire cruelle.

Cette situation est d’autant plus odieuse que la plupart des chiens ne deviennent jamais adultes psychiquement… demeurant, toute leur vie, mentalement néoténiques. Faire du mal à un chien adulte, c’est encore faire du mal à un chiot.

Sur cette dernière réflexion, un avertissement toutefois : les chiens ne s’avèrent pas tous des chiots dans l’âme ! En effet, la sélection humaine des chiens, par l’élevage, a fait pire, éthiquement, que ce qui vient d’être évoqué. Depuis des millénaires, on a aussi sélectionné, en parallèle aux races aimables, des races hyper féroces, armes vivantes chez qui on a supprimé tout sens naturel de la peur. Au cours de leur croissance, ces monstres ne s’avèrent jamais vraiment des chiots, mais ne deviennent jamais vraiment adultes, non plus. Des animaux psychopathes, en définitive. Cette histoire-là est particulièrement sinistre.

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