La grâce d’une position dominante sur un marché

septembre 15th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #67.

Il est relativement aisé de se faire beaucoup d’argent quand on bénéficie d’une position dominante sur un marché. Il suffit de jouer sur l’asymétrie entre le déroulement général d’une part des mouvements à la baisse (souvent brutaux), d’autre part ceux à la hausse (ordinairement plus lents).

Par exemple, on vend d’un coup des quantités moyennes à une heure où les opérateurs sont peu nombreux : le prix tombe alors fortement et brusquement. Un peu plus tard on rachète, au bas prix que l’on aura soi-même occasionné, de plus grandes quantités, stoppant ainsi la chute du prix – sans pour autant que cela ne fasse beaucoup remonter celui-ci… à cause de l’asymétrie susmentionnée, mais aussi parce que l’on procède à ces rachats alors que les opérateurs sont plus nombreux, donc lorsqu’une transaction a moins d’impact sur le marché.

Quantités ainsi acquises bon marché que l’on revendra par la suite, avec bénéfice, progressivement et tranquillement, durant le rebond assuré qui s’ensuivra.

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Progresser dans le rang

septembre 10th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #54.

Au sein des grandes institutions, qu’elles soient privées ou non, si l’on y regarde de plus près, il faut se rendre à l’évidence : les principaux associés et propriétaires accordent peu d’importance aux résultats réels des dirigeants qu’ils emploient, ou de leurs employés à hauts salaires – lesquels peuvent systématiquement avoir tort, continuellement transformer l’or en plomb… sans pour autant que cela ne nuise à leur carrière ! L’essentiel est qu’ils soient toujours du bon côté… celui de leur employeur – plus exactement : du côté de ses pulsions et de ses rêves, même les plus délirants.

Car l’employeur ordinaire, qu’il soit un individu ou un organisme, récompense d’abord le conformisme et l’adhésion. Pour progresser dans le rang, il suffit alors de deviner ce qu’aujourd’hui l’on souhaite entendre, en haut lieu. Et de le clamer en se mettant en avant.

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Un dépôt bancaire n’est pas ce que l’on croit

septembre 10th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #53.

 Confiez-moi votre argent ! ”, dit le banquier.

Ah oui… C’est cela…

Il faut se méfier du vocabulaire… Beaucoup de gens ne réalisent pas que leur dépôt bancaire est une créance sur la banque, un prêt à celle-ci ; si cette dernière est mise en difficulté, ce prêt, à l’instar de toute créance, risque bien de ne pas être remboursé après l’interminable procédure de liquidation. Surtout si l’on n’est pas soi-même un “ créancier privilégié ”.

Il faut conserver à l’esprit que l’argent confié à une banque ne l’est pas à titre de gardiennage (“ custodianship ”), mais à titre d’investissement auprès de celle-ci… et que la loi protège les débiteurs. Surtout les gros débiteurs.

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La dite irrationalité des acteurs économiques

septembre 3rd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #27.

On peut beaucoup apprendre sur les réalités de l’esprit humain en réfléchissant sur des expériences de psychologie. En voici une, assez simple, qui s’avère particulièrement instructive.

On met en présence deux joueurs : bien qu’interagissant selon des règles bien définies, les rendant dépendants l’un de l’autre, ils n’échangent pas à proprement parler. Au hasard d’une roulette, l’un d’eux reçoit une somme d’argent, dont le partenaire est informé du montant. La règle prévoit que le bénéficiaire partage la manne, en principe moitié-moitié, avec son vis-à-vis – mais cette règle n’est pas obligatoire, son application est soumise, pour cette occasion, à un accord ad hoc entre les deux joueurs. S’ils ne s’entendent pas sur cette distribution, aucun d’eux n’est récompensé… et le jeu s’arrête là. Dans le cas contraire, la roulette continue de tourner, selon la même règle générale, pour chaque nouvelle distribution, de partage équitable par le gagnant du moment.

Parfois, un joueur ayant gagné le gros lot décide de conserver pour lui plus que la moitié de la somme gagnée, espérant que son partenaire de jeu voudra bien accepter une plus petite partie que prévue d’une grosse somme d’argent… plutôt que rien du tout. Une telle acceptation dénoterait, de la part de ce dernier, une attitude rationnelle, la proposition de partage inéquitable de son partenaire étant elle aussi considérée comme rationnelle… à ce stade.

Eh bien, non. La majorité des gens préfèrent ne rien recevoir du tout plutôt que de permettre au mauvais partenaire d’empocher plus qu’il n’était prévu initialement. Et quelques uns des gagnants du gros lot préfèrent ne rien empocher du tout plutôt que de partager équitablement, comme prévu pourtant !

Analysons la situation sur le plan psychologique. Que le partenaire avide persiste dans sa démarche et, plutôt que de partager comme prévu, préfère en définitive tout perdre, s’avère manifestement déraisonnable et irrationnel. Il y a là comme un relent de : cette grosse proie nous l’avons certes chassée ensemble, mais c’est moi qui l’ai tuée donc je mange plus de la moitié ! La dispute persistant jusqu’à ce que les hyènes se pointent en nombre et confisquent le tout.

Pour ce qui concerne le partenaire fâché, parce que s’estimant floué, c’est plus subtil… Les humains le plus souvent ne se comportent pas en froids calculateurs. Ils partagent cette dite “ irrationalité ” avec, entre autres animaux, les petits singes capucins (du genre Cebus). Ces derniers, quoique très aimables, se mettent en colère lorsqu’ils se sentent lésés – les humains aussi ! L’estimation rationnelle du gain, censément régie par des règles de calcul d’espérance, se trouve ainsi en concurrence psychologique avec un autre sentiment parfaitement raisonnable et rationnel : refuser d’être le dindon de la farce. Apprécier à l’aune de la raison le comportement de refus en question se révèle donc une tâche délicate.

Cela n’empêche pas nombre de psychologues et d’économistes de la tradition anglo-saxonne, dans ce cas également, de trancher ; on cite : “ encore un signe d’irrationalité de comportement ”…

Comme on vient de le voir, c’est un peu court.

Une telle expérience de psychologie se révèle l’occasion de prendre du recul et de faire un tour du côté des théories économiques. Les économistes se qualifiant de “ libéraux ” ont toujours jeté l’opprobre sur les acteurs économiques “ insuffisamment rationnels ”… le deuxième acteur du jeu en question, “ le fâché ”, se trouvant plus particulièrement dénoncé par eux – le premier, l’avide, bénéficiant généralement de leur bénédiction idéologique. Ce qui rencontrait leur dédain moral, ils le dédaignaient intellectuellement aussi : leurs modélisations faisaient l’impasse sur l’existence de “ l’irrationalité ”, telle qu’eux-mêmes la définissaient pourtant. L’irrationalité en question ne s’en montrait pas pour autant moins prévalente dans les comportements humains. Résultat : on ne pouvait absolument pas compter sur le dit “ modèle économique du comportement rationnel ” autrement que pour des travaux strictement académiques… qui permettaient, chaque année depuis 1969, l’attribution d’un “ prix Nobel ” d’économie.

Les acteurs économiques dominants ne sont toutefois pas complètement idiots… Ils ont compris qu’il leur fallait s’arranger pour continuer de tricher… sans que les nouveaux pigeons ne remarquent leur avidité et ne s’en offusquent. Que les capucins n’y comprennent plus assez pour se rebiffer. Alors, depuis quelques décennies, ils ont encouragé et financé l’élaboration d’un “ nouveau ” modèle économique, post-libéral, post-moderne… toujours nobélisable. Avec une terminologie digne de juristes et des complications ad hoc engendrant une confusion commode… il consiste principalement à travestir la réalité. L’ancien modèle se contentait de ne pas y correspondre.

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L’espérance qui tue

août 14th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #80.

Années 50 ; au nom d’une doctrine de psychologie à la mode, le comportementalisme ou behaviourisme, on procède sans hésitation à de nouvelles expériences animales cruelles, les anciennes ne suffisant pas. Des pigeons sont dressés à obtenir leur nourriture en tapotant du bout du bec une barre. On supprime la nourriture ; comme prévu, après un moment d’essais stériles, les pigeons cessent de solliciter la barre.

D’autres pigeons ont été conditionnés à un distributeur aléatoire, qui dispense ses grains au petit bonheur la chance. Après un temps, à ceux-là aussi on supprime la nourriture. Ces pigeons-là, toutefois, ne s’arrêteront jamais dans leur démarche devenue inutile. Ils continueront, sans cesse, à taper sur la barre, jusqu’à ce qu’ils s’effondrent, épuisés. Ils mourront d’inanition, ne quittant pas la barre sur laquelle ils auront jeté leurs dernières forces.

Les interprètes superficiels en déduisent quelque chose quant à l’intelligence des pigeons. Alors qu’il s’agit de tout autre chose : la difficulté, pour un organisme conscient, d’imaginer une réalité entièrement stochastique, et plus particulièrement l’extrême de distribution probabiliste le plus déplaisant de celle-ci. Ces malheureux pigeons sont ainsi en bonne compagnie avec les joueurs de loto ou de casino, ou avec ceux qui jouent à la bourse…

Tous, le pigeon, le joueur, le spéculateur, iront répétant, répétant leur démarche, jusqu’à la ruine, jusqu’à leur épuisement… Allant jusqu’à mourir auprès de leur machine dispensatrice, capricieuse et divine, ou dans le temple indifférent à leurs espoirs.

Quand les gains et les pertes ont existé dans le passé, de façon certes très aléatoire, mais suffisante, dans l’ensemble, pour que cela ait valu la peine de persister… on se rappelle qu’il y avait, des fois, où il avait fallu, pendant très longtemps, taper du bec, jusqu’à ce qu’enfin l’on reçoive un grain… Alors, il ne faut pas perdre espoir…

Par ailleurs, dans la situation actuelle de pénurie prolongée, on a peine à réaliser que l’on attend depuis beaucoup plus longtemps que jamais… De toutes façons, même si on le réalise, on se dit que certes… c’est plus long que d’habitude, mais forcément cela reviendra – il faut espérer !

Spes, ultima dea. Espérance, ultime déesse…

Ainsi, la mémoire, lointaine, de quelques grains, reçus au hasard, suffit-elle à assurer qu’un mécanisme de vie courant, fondé sur l’espoir, se transforme en activité de mort programmée.

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Sociétés humaines : l’intestin comme modèle efficace

août 10th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #73.

Intestin humain. Biome complexe. Comprenant beaucoup plus de bonnes petites et braves bactéries, mutualistes, que le corps entier ne contient de cellules eucaryotes dotées d’un génome humain (pour le comprendre, il faut réaliser que les bactéries sont nettement plus petites). Elles broutent le mucus intestinal, sans cesse reconstitué et fertilisé de bols alimentaires en transit régulier, et partagent, avec leur hôte humain, l’indispensable produit de leur digestion. Un hôte qui mourrait sans leur travail. D’aimables petites bactéries qui, par ailleurs, en empêchent d’autres, nuisibles voire dangereuses, d’envahir l’intestin.

Il y a aussi des parasites très déplaisants, qui n’apportent généralement rien de bon. Toutefois, souvent, ces parasites se trouvent en équilibre antagoniste entre eux. Il est donc préférable, si l’on n’a pas de raison impérative à le faire, de s’abstenir de toucher à cet équilibre : sans le parasite A, le parasite B tuerait l’hôte humain… et sans la présence de B, l’hôte mourrait du parasite A. Par exemple, les Giardia, protozoaires flagellés mono-cellulaires, et les vers helminthes parasites, s’empêchent mutuellement d’occuper tout le terrain intestinal. Pour l’organisme hôte, il vaut mieux héberger en même temps ces deux types de parasites, que l’un d’eux seulement.

C’est une notion que le bon jardinier, habile dans son usage complémentaire des dites “ mauvaises herbes ”, comprend sans peine.

Ou qu’un policier saisira bien : il vaut mieux deux gangs en compétition, sur lesquels on garde l’œil vigilant, qu’un seul en position d’imposer sa loi à la société.

Par ailleurs, il vaut mieux que le système immunitaire soit toujours un peu occupé à surveiller des parasites divers, et à les combattre en tâche de fond… Sinon, s’il n’a plus affaire à des mauvais éléments, bonjour les allergies amplifiées et autres maladies auto-immunes. S’il n’y avait plus de criminels pour les occuper, et en l’absence d’un allègement subséquent de leurs effectifs (un allègement toujours délicat à effectuer), les policiers et les juges s’intéresseraient aux honnêtes gens. Comme si les politiciens et les marketeurs ne suffisaient pas…

C’est vraiment tout un biotope, l’intestin, fondé sur l’auto-organisation et les équilibres multiples dynamiques, ainsi que sur une interaction très fluide entre prédateurs et proies, dans un écosystème ouvert.

Quant aux sociétés humaines… Des millénaires d’expériences sociales multiples mènent, immanquablement, à la même conclusion : une société humaine ne peut bien fonctionner, efficacement et dans le long terme, que sur le modèle de l’intestin. C’est comme ça. Elle ne peut être dirigée dans le détail par un opérateur individuel omnipotent et tout-puissant, aussi avisé qu’il soit, ni par une administration, aussi attachée qu’elle soit à la Loi, ni par UN algorithme, aussi complexe que l’on veut… ni même par une combinaison ad hoc de ces trois. Les approches de contrôle économique et social rapproché fonctionnent mal : elles s’avèrent trop coûteuses en ressources primaires, elles sont génératrices d’externalités économiques et sociales sans cesse renouvelées, elles sont trop instables en définitive.

Par conséquent, il vaut mieux adopter une organisation qui n’a pas besoin de chef sage, ni de lois étendues, ni de mécanismes sophistiqués. En s’inspirant de l’intestin, comme modèle de fonctionnement. Beaucoup de libéralisme économique donc… toutefois avec les externalités réellement prises en compte dans les coûts (différemment, en cela, des modèles pseudo-libéraux promus par les ploutocrates, ou “ Grands Mangeurs ”, comme disent les Haïtiens) – et quelques lois simples mais intransigeantes. Telle est la recette du succès évolutif et social.

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