Le poids de la mémoire, la concentration mentale et le glissement de la perception du temps

octobre 6th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #107.

Petit enfant au Soudan, j’étais conscient de la faiblesse de mon esprit et de mes connaissances. Pour me former, pour grandir, je m’exerçais, déjà, à des exercices mentaux de toutes sortes.

Examiner attentivement les mots dans le Petit Larousse illustré que nous avions dans notre maison de Khartoum, surtout les planches graphiques, qui me fascinaient par leur diversité de thèmes. M’exercer à les mémoriser. Réviser les livres scolaires envoyés par cette extraordinaire institution qu’était le CNTE (nom, à l’époque, du Centre national d’enseignement à distance). Me concentrer sur un arbre, sur un personnage, sur un paysage, que je m’efforçais de garder à l’esprit dans leur apparence, parfois que je tentais de dessiner ou de peindre, selon les instructions de cette autre admirable institution française, l’école de dessin (par correspondance !) A.B.C. de Paris. Comme je me sentais ignorant, petit, faible et maladroit ! Et combien l’étais-je. Je m’appliquais néanmoins, patiemment, obstinément.

À l’époque, lorsque je tentais de penser consciemment à telle ou telle chose, il n’y avait pas trop de stimuli mentaux pour me gêner dans mon effort d’attention… juste une grande maladresse cognitive et intellectuelle de ma part. Dont j’avais honte.

Parfois, je me retrouvais à devoir passer du temps dans des situations où il me semblait qu’il n’y avait rien à apprendre… par exemple lors d’une fête de birthday d’un des enfants des communautés anglaise ou américaine de la capitale soudanaise. À chacune de ces invitations, j’étais catastrophé d’avance. Ensuite, c’étaient des heures de purgatoire… au cours desquelles les heures s’écoulaient avec une lenteur accablante. Je regardais mille fois l’aiguille des secondes, je comptais… 60. Une minute seulement s’était écoulée ! Le temps me semblait un liquide épais et poisseux, dont je ne pouvais pas me désengluer.

Alors je me réfugiais, même au cours des jeux à participation obligatoire, dans mes exercices mentaux… forcément, les enfants et adultes autour de moi me jugeaient “ dumb ” – stupide. On pourrait croire que cela m’affectait, mais non, venant de la part de ces gens, je n’en avais cure.

À l’âge de 12 ans, alors que ma famille s’était définitivement fixée à Genève, je me retrouvais, pour mes six dernières années de scolarité, emprisonné dans une école. À temps partiel (car à la différence d’autres malheureux je n’étais pas “ un interne ”), mais quand même pour la plus grande partie de mon temps vécu à l’état d’éveil. Six années interminables. Les deux premières, je les passai uniquement à survivre, mentalement et physiquement, dans un environnement humain qui m’était hostile, parfois violemment.

Les deux années suivantes, j’appris à développer une attention triptyque : une partie sur le cours, une partie sur les autres élèves, une partie pour mes pensées propres. Je remarquai alors un phénomène frappant : le temps en classe s’écoulait un peu moins lentement que lors de ma petite enfance. Je mettais cela sur le compte de la capacité que j’avais développée pour une attention plus que duale. Je n’avais pas tort, mais cela ne s’avérait pas toute l’affaire…

Jeune adulte et étudiant universitaire, enfin plus libre de mon temps, je constatai, clairement et indubitablement, que le temps s’écoulait un peu moins lentement que dans ma petite enfance.

Toutefois… Je n’étais plus convaincu, alors, que ce fût un avantage…

Par ailleurs, en parallèle, je relevais, navré, que l’effort d’attention intellectuelle que je devais prodiguer à mes études ne diminuait pas avec les années, malgré mon expérience croissante. Je ne comprenais pas pourquoi, à l’époque.

Avec le recul, je réalise que, jeune adulte, je me retrouvais avec un legs croissant de souvenirs, conscients ou non, et une mémoire qui s’alourdissait rapidement. Petit à petit, cette mémoire grandissante s’avérait envahissante au point d’en devenir handicapante, intellectuellement mais aussi psychiquement. J’avais de plus en plus de peine à me concentrer sans que l’un ou l’autre souvenir m’interpelle, de façon urgente et pressante – parfois ce n’était qu’une réminiscence… qui se révélait, à cause de son flou, encore plus envahissante qu’un souvenir !

En outre, à mesure que la mémoire, consciente ou inconsciente, se stratifiait… le temps s’écoulait de plus en plus vite. À partir de l’âge de trente-six ans, c’était net : il commençait à me filer entre les doigts.

J’optais alors pour une hypothèse, une loi de quasi proportionnalité entre le poids mnésique et la perception de l’écoulement du temps : chez un adulte de trente-six ans, le temps s’écoulerait environ six fois plus vite que chez un enfant de six ans. Aussi ces périodes de vide mental, où le temps semble se dérouler trop lentement, s’avèrent-elles de moins en moins fréquentes avec l’âge. L’ennui épais, perçu comme un écoulement temporel visqueux, est un sentiment fréquent chez l’enfant, alors qu’il s’avère pratiquement absent chez le vieillard… pour qui le temps semble plutôt fuir devant lui comme un vent léger mais constant.

Ces deux réalités psychologiques me semblaient inexorables et inéluctables dans leur déroulement.

Par un concours de circonstances, je me mis en devoir de découvrir, puis de pratiquer les vertus de la méditation bouddhiste. Il importait non seulement de calmer l’esprit, mais de rendre la mémoire moins envahissante, plus sélective. Pendant quelques années d’apprentissage laborieux, je m’employais ainsi à calmer un esprit plus sagace, certes, que dans son enfance, mais devenu suractif, par trop à gauche et à droite, et par trop chargé en mémoires et souvenirs. C’est le cetta vivace voire agité qui, comme l’enseignent les bouddhistes, gêne l’attention (sati), freine la concentration (samâdhi) et empêche l’état d’éveil (bodhi).

Péniblement, je finis par atteindre mon objectif général de méditation. Même si, le temps passant, les souvenirs continuaient à croître en nombre… j’avais du moins freiné leur croissance affolante en poids psychique.

Depuis, le temps continue de s’écouler très rapidement, mais l’accélération de son écoulement a diminué au point de cesser. Ainsi, ce phénomène propre à l’âge ne s’avère-t-il plus angoissant, mais accepté, presque tranquillement. Parallèlement à un acquiescement graduel à l’ordre des choses, si ma capacité d’attention pure continue gentiment de décliner… et si l’état d’éveil bouddhique s’éloigne à mesure que je crois m’en approcher – ma capacité de concentration mentale poursuit-elle lentement son progrès.

En particulier, ma capacité de lire ou d’entendre correctement tous les mots d’une phrase, puis de m’en souvenir dans leur agencement exact à la première lecture ou écoute, décline depuis l’âge de vingt-cinq ans ; en revanche, ma capacité à me concentrer sur l’ensemble de ces mots et sur leur contexte, à les agencer mentalement et à les garder à l’esprit rassemblés entre eux, sans me laisser distraire, continue de s’améliorer.

Il y a un peu plus de deux décennies, je ne rêvais même pas d’une telle évolution.

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La frontière des choses et le canevas de la grammaire française

octobre 1st, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #103.

Il est des jours qui marquent à vie. Certains se révèlent particulièrement difficiles à évoquer, et à cause de la profondeur de leur empreinte, difficiles à décrire. Ils se firent chaotiquement dans l’esprit, et dans une pauvre lumière.

J’en ai connu plusieurs ; au cours de l’un d’entre eux, je réalisai que je devais, impérativement, définir la frontière entre ce qui me constituait et ce qui se trouvait en dehors de moi. Et que j’avais beaucoup de peine à le faire, au point de douter qu’il y en eût une, de frontière ! Je sais que c’était bien avant mes sept ans. Soudain, ce qui m’avait semblé vaguement évident : moi… m’était devenu quasi étranger, même inquiétant.

Ce sentiment d’étrangeté à moi-même, je l’avais vivement ressenti, pour la première fois, penché sur la cuvette. Voyons, ceci vient de sortir de mon corps… c’était donc une partie de moi… mais plus maintenant ?! Et il faut à présent que je tire la chasse d’eau ?! Un doute affreux m’envahissait, mais que faire d’autre qu’obéir à mon surmoi et tirer sur le cordon !

Personne avec qui évoquer ce problème qui me hantait, qui m’épouvantait, en fait. Comment en parler avec ma propre mère, alors que j’avais réalisé, depuis quelque temps, l’affreuse vérité : les enfants sortaient de son ventre à un certain moment, quand ce dernier devenait très gros… et j’étais moi-même venu au monde de cette façon !

Je restais donc seul avec mes ruminations, me demandant à chaque fois avec angoisse si, en tirant la chasse, je ne tuerais pas un être en formation. Mais on ne peut quand même pas engendrer un enfant par jour ? Quoique… j’avais appris que certains tout petits animaux, primitifs et déplaisants, le faisaient ! Des amibes, des vers…

Ces pensées s’agitaient en désordre dans l’esprit du petit garçon que j’étais, tout à l’effroi de leur chaos et du gouffre mental qui se creusait en lui.

Une conséquence curieuse, mais à première vue seulement, de ce trouble terrible, c’est que je me mis à m’intéresser vivement à la conjugaison des verbes, ainsi qu’aux règles d’accord et de concordance – non seulement la personne et le temps, mais aussi le mode et la voix : je suis, tu seras, il eût été, vous seriez…

Ah ! la grammaire : par l’effort de structuration mentale et d’adéquation à la réalité qu’elle exigeait, elle m’a sauvé du délire solipsiste. D’autant qu’à l’époque la familiarisation strictement verbale que j’avais de deux autres langues, l’arabe et l’anglais, rajoutait à mon sentiment de flou du réel.

Aussi m’accrochais-je avec ténacité à cette langue dont je pratiquais l’écriture et que je pouvais étudier : le français. Cette langue, structurée pour l’intelligence et la raison, me permettait d’aborder les objets et les concepts en les trouvant confirmés dans leur existence par un dictionnaire (plus précisément, un Petit Larousse illustré, un livre saint, à mes yeux). Puis elle me permettait, avec ces mots nouveaux, d’engendrer des phrases nouvelles, de concevoir des pensées nouvelles. Ma mère, grande prêtresse du savoir, m’enseignait cette langue, qui m’apparaissait divine, par le biais du CNTE (nom, à l’époque, de cette extraordinaire institution française, le Centre national d’enseignement à distance).

Ô langue bénie !

Je pense être une des rares personnes à avoir précieusement sauvegardé, malgré les aléas de nombreux déménagements, les livres de grammaire de son enfance : le « petit Grevisse » (Précis de grammaire française – que j’ouvrais doucement, en me préparant mentalement, comme on s’y prend pour un livre sacré), et le Gaillard (L’Analyse logique et grammaticale – lors d’un court séjour en internat, vers mon douzième anniversaire, je prenais avec moi, pour les excursions hebdomadaires, ce mince, mais si dense, livre de poche)…

Dans ma bibliothèque, ces ouvrages vénérables, les deux dans une édition de 1969, sont faciles d’accès : je les compulse souvent. Leur étagère de rangement, celle contenant les dictionnaires de français, s’avère un autel de pratique quotidienne.

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La cicatrice d’un moment

octobre 1st, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #102.

Les moments marquants d’une vie le sont littéralement, car ils laissent des cicatrices.

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La limite

septembre 29th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #100.

Comprendre s’est toujours avéré, pour moi, une pulsion vitale. Comprendre, avec autant de précision que possible. Autrement, l’affolement me guette. Alors… j’essaie de comprendre, péniblement, tout ce qui se trouve au monde, mais particulièrement ce qui m’est le plus proche. Exercice laborieux, difficile…

J’ai été sauvé par un respect instinctif de la réalité et une acceptation sereine de mes limites intellectuelles : si j’estime que je dois tenacement faire l’effort de comprendre, je sais aussi que je ne peux cheminer très loin dans l’immensité du monde. Je dois aller jusqu’à ma limite de propriété, regarder attentivement plus avant, au loin… mais sans franchir moi-même la borne. Car au-delà, ce n’est plus mon territoire et cela ne me regarde pas.

Du moins, je tâche de m’en convaincre.

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Les jeux de mon enfance

septembre 28th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #99.

C’est en lisant, étendu sur le dos dans un lit d’hôpital, Roger Caillois [1913-1973] et son fascinant opus, Les Jeux et les hommes (dans une édition de 1967), que j’ai réalisé n’avoir pratiqué, durant mon enfance et ma jeunesse, qu’un seul type de jeu, essentiellement… les autres me demeurant parfaitement étrangers.

Dans la citation suivante, le philosophe exprime son propos, par ailleurs très élaboré, en quelques mots seulement : « Les jeux, selon moi, se répartissent en jeux de compétition [l’agôn], quand on lutte sans autre intérêt que celui de démontrer une supériorité ; en jeux de simulacre [la mimicry], quand on joue à représenter quelqu’un d’autre ; en jeux de vertige [l’ilinx], quand on cherche à perdre conscience et équilibre ; en jeux de hasard [l’alea], enfin. » – Caillois, Roger, L’univers de l’animal et celui de l’homme, conférence aux XXe Rencontres internationales de Genève, 1965, thème : Le robot, la bête et l’homme.

Il manque une catégorie, celle du conteur qui ne se met pas en scène… mais ni le philosophe, ni l’auteur de ces lignes, ne sont portés à considérer une telle activité comme un jeu proprement dit.

Quoi qu’il en soit, mes propres activités, imaginaires ou réelles, toujours pratiquées avec un sérieux extrême, consistaient à réorganiser le monde dans sa vérité et sa réalité, pour cela à corriger les dénominations, comme le disait Confucius et comme l’énonça Marguerite Yourcenar dans son discours d’intronisation à l’Académie française. Mes jeux étaient solitaires, plutôt silencieux – allant des constructions de mécano à la simple rêverie, ils n’en étaient pas moins des jeux… de mimicry en l’occurrence, pour reprendre l’expression de Caillois.

Lorsque je m’impliquais moi-même dans mes mises en scène, je choisissais ou élaborais soigneusement les personnages que je vivais… et ils se révélaient immanquablement liés à une activité de création ou de construction. Je ne me retrouvais jamais Michel Vaillant dans mes rêves, le champion de courses automobiles, mais toujours son frère aîné, le constructeur, Jean-Pierre. Pour moi c’était là le jeu suprême et unique, celui du créateur, du constructeur du monde… ou du moins d’un monde.

Les autres catégories de jeux me laissaient de marbre. J’y participais le moins souvent possible, seulement sous la pression sociale et avec réticence, en conservant mon quant-à-moi. L’agôn ne m’intéressait que médiocrement, puisque le seul adversaire qui m’importait, c’était… moi-même.

Aussi, bien plus tard, je fus éberlué par la remarque, tellement inadéquate en ce qui me concernait, d’une physiothérapeute en Australie. Elle me voyait m’appliquer, avec beaucoup de concentration, dans les exercices qu’elle prescrivait : “ You are very competitive ! ” – Moi ?! Moi qui ai souvent, délibérément, mal joué à de nombreux jeux de compétition, afin de pouvoir, plus rapidement, me retrouver dans la solitude et… la réalité. Somme toute, elle était une sportive et pour elle toute forme de détermination morale procédait forcément d’un esprit de compétition. “ To a hammer, everything looks like a nail ” – pour un marteau, tout semble un clou.

Malgré leur diversité de thèmes, mes jeux d’enfance étaient donc assez limités en ce qui concerne les catégories de Caillois. Quoique… peut-être le jeu suivant participait-il de l’ilinx ? J’en doute, car je ne cherchais pas à perdre conscience, au contraire même. En voici toutefois la description succincte : je m’agrippais à une barre et m’élevais à la force des biceps, puis tentais de tenir ainsi, en me disant “ Ça y est, là je suis adulte ”. Puis mes biceps me lâchaient, et je tentais alors de rester accroché à la barre le plus longtemps possible, en pensant que là… j’étais vieux. Puis la mort approchant, mes doigts perdaient toute force résiduelle… et je devais lâcher prise.

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L’enfant dans la littérature

septembre 27th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #97.

L’enfant est relativement peu présent dans la littérature française ou allemande, beaucoup plus dans la littérature anglaise ou russe. Chez les romanciers anglophones, le traitement de l’enfance oscille trop souvent entre la brutalité, la mièvrerie et la froideur, rares sont-ils ceux qui trouvent le ton juste.

Par contre, chez les auteurs russes, il se révèle d’une finesse et d’une véracité exceptionnelles : on garde un souvenir profond de ces quatre merveilles d’intelligence et de délicatesse que sont Petit Héros de Dostoyevskiy (1849), Enfance de Tolstoy (1852), Premier Amour de Tourgyenyev (1860) et La Steppe de Tshyechov (1888).

Même dans la littérature plus récente, les écrivains russes savent encore exprimer l’état d’esprit d’un enfant ; par exemple les frères Strougatskiy, dans le chapitre « Le maître de Lev Abalkine » d’un étrange roman d’anticipation, Le Scarabée dans la fourmilière (1979).

Évidemment, il est préférable d’aborder ces chefs-d’œuvre littéraires par l’intermédiaire de bonnes traductions. Certaines s’avèrent excellentes, des œuvres en elles-mêmes. Parfois, on a la chance de pouvoir comparer plusieurs bonnes traductions françaises d’un texte russe. Alors, non seulement reçoit-on le cadeau d’un récit intrinsèquement passionnant, mais également a-t-on le privilège de participer au filtrage linguistique et à l’interprétation psychologique d’un bon traducteur, qui se trouve avoir deux âmes : une russe et une française. De surcroît, si les traductions ont été faites à des décennies d’écart, l’amoureux de la langue française se voit gratifié d’une expérience très instructive : voir celle-ci évoluer dans le temps.

J’ai pour ma part lu et relu trois traductions d’un récit très singulier, écrit en prison par Dostoyevskiy en 1849, mais qui ne sera publié qu’en 1857, avec attribution à un certain M-i

Le récit, Petit Héros, évoquant les émois d’un enfant, conjugue délicatesse et finesse de sentiments à un suspense presqu’insoutenable, même à la relecture. Il s’agit d’un de ces récits bénis, qu’on peut lire et relire, car ils sont écrits à de multiples niveaux d’interprétation. Ainsi certains tableaux, à chaque fois qu’on les regarde, offrent-ils le même don de régénération à leur contemplateur.

Si l’on écoute bien, on peut déceler le génie d’une composition musicale malgré une mauvaise interprétation. De façon analogue, il est probable que pour un récit aussi achevé même une mauvaise traduction n’empêcherait pas le lecteur d’entrevoir le caractère exceptionnel du texte.

Heureusement pour les lecteurs, la toute première traduction française qui fut faite de ce chef-d’œuvre de la littérature russe, par Elise Fétissoff en 1886, titrée Le Petit Héros, s’avérait de très haute tenue. Le français a un côté maintenant légèrement suranné, mais que l’on peut estimer convenir parfaitement à ce récit d’une autre époque. Il est ainsi délicieux, par exemple, de voir écrit « bluet » pour bleuet – orthographie… vieillie, certes, correcte néanmoins.

En 1942, Elisabeth Bellenson traduisit à son tour le récit, sous le même titre. Texte de haute qualité également, dont il n’est pas certain qu’il apportait plus que la première traduction, mais dans lequel on note un usage de la langue française légèrement différent – forcément, à cinquante-six ans d’intervalle…

Cinquante-cinq ans plus tard, en 1997, soit cent quarante ans après sa première publication en russe, le traducteur Bernard Kreise produisait une merveille, avec son recueil Le Rêve d’un homme ridicule et autres nouvelles, qui incluait Un petit héros. On notera que dans le titre en russe il n’y a pas d’article déterminatif : c’est Petit Héros, littéralement. Toutefois, la langue russe ignorant de façon générale l’article déterminatif, le traducteur est libre d’ajouter « Le » ou « Un » s’il le souhaite.

L’article indéfini induit, dès l’abord de la nouvelle, une impression de simplicité et d’humilité, d’autant qu’il libère des deux majuscules qu’autrement l’on doit donner dans le titre à petit héros. Ce choix de traduction engendre un état d’esprit spécifique chez le lecteur francophone… et d’un seul mot Kreise a su exprimer, de la sorte, une nuance de ton correspondant très bien au récit de Dostoyevskiy.

À l’instar des deux pionnières, Kreise s’est fait un très bon relais de « cette nouvelle pleine de charme et de tendresse » (selon ses propres termes, parfaitement choisis). Cela, avec une sensibilité achevée, sans aucune mièvrerie. En ajoutant, toutefois, une double nuance, cruciale, que l’on percevait moins dans les deux premières traductions. Ce récit est celui d’un souvenir d’enfance, raconté par un adulte modeste et intelligent ; la délicatesse de sentiments et d’expression de celui-ci est finement rendue dans les trois traductions. Kreise réussit à nous faire entrevoir, de surcroît, le petit garçon qu’il était, s’approchant de ses onze ans : ce petit bonhomme naïf, lui aussi, s’exprime par moments au cours de cette évocation par un adulte mûr.

Ainsi, malgré son choix de faire des paragraphes beaucoup trop longs, rendant la lecture difficile, Kreise a offert une traduction admirable, à la hauteur d’un texte extraordinaire… Il ajoutait, en 1997, pour le plus grand bonheur de son lecteur francophone, un Avant-propos, des notices et des notes, hautement instructifs et captivants. Il est dommage que ce livre soit pratiquement introuvable.

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C’est le comportement général qui fait le bien le plus fiable

septembre 24th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #91.

À défaut de pouvoir connaître tous ses actes… c’est à son attitude générale qu’on se trouve en mesure de reconnaître un homme fiable. On précise bien : non pas à ses intentions spécifiques et déclarées.

Confieriez-vous plus volontiers votre chat à quelqu’un de bon, d’entièrement bon, ne faisant de mal à nul être parce que tel s’avère son comportement général dans la vie… ou bien à quelqu’un proclamant son amour des chats mais, ne serait-ce que verbalement ou dans ses attitudes corporelles, se révélant souvent hostile à l’égard d’autres êtres ?

Maître Mô, un sage chinois du Ve siècle AEC, se méfiait des passionnés du bien sélectif… car l’homme, le plus souvent, se révèle une bête dont la morale est à géométrie par trop variable. On sait mieux à qui l’on a affaire, en présence d’un homme s’avérant simplement ce que son comportement est, à l’instar des animaux… plutôt qu’en présence d’un autre qui agence sa vie sur son adhésion à une vision, une idée ou un projet. Car une telle base, qu’elle soit idéologique ou programmatique, se révèle très instable.

Il y a encore plus mouvant que le bien construit sur des idées : il y a celui reposant sur une dite “ amitié ”. Un homme qui hait les chats, pour des raisons d’écologisme dit-il, découvre que vous avez adopté un chaton… sa fureur est soudain si intense qu’elle s’exprime par un violent mouvement de répulsion, par son regard furieux. Il explose : “ Moi, je tue les chats ! – Ah oui ? – Oui ! mais je ne tuerai pas le tien, parce que tu es un ami ! – Ah ha… 

Vous reposeriez-vous, vous-même, sur une telle déclaration ? Vous seriez bien imprudent… Car son corollaire, c’est que le jour où votre interlocuteur ne vous considérera plus comme “ un ami ”, alors il estimera que la chasse lui est ouverte en ce qui vous concerne, vous et vos proches. Il vaut donc mieux rester circonspect devant les proclamations d’amitié… car l’amitié ne se dit pas, elle se vit. Quand, de plus, celle-ci est très conditionnelle, “ with qualifiers ” (avec des réserves), comme l’énoncent les Anglais, alors… méfiance.

 Mais tant qu’on est amis, c’est bon, non ? On peut voir venir. ” – Eh bien… non. La vie enseigne qu’une “ amitié ” peut être encore plus labile qu’une adhésion à une morale ou une idéologie… De plus, comme la plupart ne s’embarrassent guère de scrupules envers ceux qu’ils considèrent désormais comme des traîtres (“ Il avait mon amitié, il a démérité ! ”), ils ne préviendront pas nécessairement de leur changement de sentiment à votre égard…

Par conséquent, il est préférable qu’un tel “ ami ” ne soit plus admis sur le territoire du chat, par extension dans le vôtre.

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L’enfant déçu par deux livres

septembre 23rd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #89.

Le lien quasi organique entre un livre et sa couverture nourrit des processus mentaux souvent inattendus. Nombre de livres cruciaux dans mon existence ont été lus et relus malgré des couvertures qui me déplaisaient – en passant outre, j’avais appris de cette façon, très jeune, à faire la part des choses.

Le phénomène inverse, moins fréquent, causait une difficulté d’un autre ordre. Deux couvertures de livres avaient ainsi beaucoup plu au petit enfant… mais leur contenu m’avait cruellement déçu. De fait, j’avais éprouvé un véritable sentiment de tromperie sur la marchandise. Le premier avait été La Fortune de Gaspard, de la Comtesse de Ségur, en Nouvelle Bibliothèque rose (no 15, 1959). Le second, Le Club des cinq et les Papillons, d’Enid Blyton, également en Nouvelle Bibliothèque rose (no 96, 1962).

Dans le premier cas, j’étais resté des mois à rêver devant ce livre quand, au Soudan, je venais en visite chez une de mes tantes, dans l’espoir qu’elle veuille bien me le prêter. L’aquarelle d’André Pécoud faisait naître chez moi un sentiment de rêverie sérieuse et harmonieuse, empreinte de liberté… car le garçon lisait dans un pré, assis en oblique, les jambes élégamment repliées sous lui, tenant délicatement de sa main droite le livre illustré posé sur ses cuisses, s’appuyant de la main gauche contre le sol, un deuxième livre posé tout près, en réserve, sur l’herbe verte. J’imaginais que la fortune de Gaspard était faite de ses livres et de ses rêves. Quelle déception à la lecture : ce n’était qu’une vulgaire histoire d’argent… celle d’un nouveau Rastignac monté à Paris pour y faire fortune !

Dans le second cas, l’illustratrice Jeanne Hives avait peint en couleurs vives de jolis papillons et très bien esquissé des corps en mouvement, créant un sentiment de liberté champêtre en harmonie avec le contenu que le titre évoquait pour moi (je faisais l’impasse sur les filets à papillons). Durant des mois, jusqu’à ce qu’enfin il me fût prêté, je rêvais de grands papillons, comme on pouvait encore en admirer au Soudan, à l’époque. Hélas… Il s’agissait d’une « ferme des Papillons ». Par ailleurs, le récit, à mon goût par trop convenu (même pour l’enfant que j’étais) et au contenu plutôt étique, ne présentait qu’un rapport très ténu avec les papillons. Ce n’était qu’une laborieuse histoire d’espionnage.

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Petit chat, petit chat

septembre 20th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #79.

Enfant, je me sentais seul, souvent angoissé dans mon sentiment de solitude complète. J’étais l’objet de crises de panique à l’approche de l’heure fatidique, quand les ombres des tristes tropiques s’allongeaient soudain. La nuit, avec son horreur indicible, allait tomber… d’un coup !

Alors je me glissais, comme un chat, vers des lieux où se tenaient des adultes… l’air de rien. Car il me semblait vital que ma terreur grandissante ne se voie pas.

Je chantonnais, très doucement, pour moi-même, sur un air informe et tremblant :

« Petit chat, petit chat, ne t’en fais pas tant.
Petit chat, petit chat, t’es pas seul au monde. »

J’étais content de ma construction verbale, j’imaginais qu’elle me protégeait.

L’enfant que j’étais devait lutter avec la fierté terrible qui l’animait, ainsi qu’avec l’orgueil qui lui portait noise. Il s’en rendait compte, mais il peinait à porter son regard au loin et à reconnaître qu’il n’était qu’enfant… Que d’histoires il se racontait, prince menacé de royaumes chancelants, phantasmatique et fantomatique… que d’effort il lui fallait, pour voir les autres autrement qu’en futurs sujets.

« Petit chat, petit chat, ne t’en fais pas tant.
Petit chat, petit chat, t’es pas seul au monde ! »

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Conjugaison correcte ne définit pas réalité complète

septembre 11th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #58.

La conjugaison des verbes, bien étudiée, bien intégrée, se révèle une aide précieuse pour le développement cognitif et intellectuel d’un enfant.

Toutefois cet acquis, indispensable et vital, peut parfois s’avérer encombrant à l’étape suivante, lorsqu’il devient… temps de réaliser que la personne est une construction mentale. Qu’il en est de même du mode verbal actif, comparé au mode passif. Enfin, qu’il n’y a de réel et d’effectif que la perception de la durée – qu’il n’y a pas, fondamentalement, d’existence ontologique aux états du temps, passé, présent et futur (on nomme ontologie la partie de la philosophie traitant de l’être, en grec ôn, ontos). Même si l’écoulement du temps se révèle la réalité la plus incontournable de toute existence.

La définition de ces temps, leur fine distinction, permettent de bien fonctionner, mentalement et concrètement, c’est tout… et c’est déjà beaucoup.

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Les croquettes et l’intensité de la prière

septembre 11th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #57.

Ceux qui croient la prière d’autant plus efficace qu’elle s’avère soutenue, me font penser au grand Schahpour, qui nous fixait avec une intensité et une détermination impressionnantes quand il désirait être servi en croquettes.

Il était clair que, pour lui, le nombre de croquettes reçues dépendait de sa concentration mentale. Lui, au moins, n’avait pas tout tort… Son beau regard se révélait parfaitement subjuguant.

Schahpour âgé de 4 mois, photo 2002.01.09. Nous venions de l'adopter à la RSPCA (la SPA australienne).

Schahpour âgé de 4 mois, photo 2002.01.09. Nous venions de l’adopter à la RSPCA (la SPA australienne).

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La maison du bonheur

septembre 6th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #33.

La maison du bonheur est celle où chacun a le cœur au bonheur de chacun, dans les petites choses comme dans les grandes. Chacun y bénéficie de la gentillesse et de l’attention de chacun ; cela fait naître, chez tous, le désir, constamment revivifié, de coopérer au bonheur ambiant. Certes, rien n’est simple dans l’existence… mais tout se déroule dans un esprit de solidarité et finit dans la joie partagée.

Dans la maison entière, rires, sourires, légèreté, grâce et sérieux renouvellent le sentiment d’éveil ensoleillé de chacun, pour tous. C’est La Maison de Caroline, avec ses petits amis, celle d’un grand album illustré de 1956 [1], celle de mes rêves d’enfant.

[1] Par Pierre Probst.

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Le sopraniste de passage

septembre 4th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #30.

Alors que je déambule sur notre terrain à Kangaroo Island, j’entends un bruit d’ailes : un oiseau s’est posé dans un grand Callistemon étalant généreusement ses fleurs bottlebrush, rouges à anthères jaunes. Je suis aussitôt frappé par un chant mélodieux, très particulier, ne correspondant à rien de connu dans le coin.

Quel oiseau échappé d’une cage pouvait bien se trouver à l’origine de cette inhabituelle merveille sonore ? Perplexe, je discerne le chanteur, mais de dos seulement… et il semble un red wattle-bird !

Pas possible ! Ces derniers, très agressifs à l’égard des autres oiseaux et peu portés sur la poésie, se contentent de grincements et de craquements de voix bien peu harmonieux. Mais là, cet individu chantait avec des accents de merle noir doté d’un coffre puissant !

Abasourdi, je fais le tour de l’arbuste, l’air de rien, afin d’observer de profil ce drôle d’oiseau. Tiens… un nouveau-venu : un little wattle-bird, nom d’espèce Anthochaera chrysoptera, de la famille australasienne des passereaux meliphagidés, ou honey-eaters. Des amateurs de nectar de fleurs.

Je l’écoute avec ravissement, jusqu’à son envol.

Ce fut hélas une première et une dernière. Je suis souvent revenu sur le lieu du miracle, mais je n’ai plus jamais entendu ce chant clair et suave. Mes livres d’ornithologie locale jugent que la voix des individus de l’espèce n’est pas belle… Mais ce personnage, pardon ! quel génie ! Ou alors, une confirmation que les anglo-saxons ont une oreille différente.

Mon épouse, une seule fois, dans le même coin, le vit et l’entendit. Et c’est tout. Qu’es-tu devenu, chanteur de passage ?

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Les deux roulottes, tirées par un cheval blanc et un cheval noir

septembre 4th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #29.

Certains ouvrages ont une qualité onirique particulière, ils peuvent marquer une vie quand on les découvre tout jeune.

Le Club des Cinq et les saltimbanques, d’Enid Blyton (Nouvelle Bibliothèque rose, 1965), s’est révélé un de ceux-là. Il offrait un titre et une couverture sur lesquels je ne cessais de rêver, dans ma petite enfance soudanaise.

L’illustratrice Jeanne Hives avait dessiné un double mouvement d’ensemble, très élégant, reproduisant en ombres chinoises les quatre personnages humains. On remarquait d’abord un beau cheval blanc pommelé, à harnais noir, guidé par un enfant, tirant fièrement vers la gauche une jolie roulotte verte à bandeau rouge, dotée d’une petite cheminée, avec une fille heureuse à la fenêtre, le visage tourné dans la direction prise et faisant un gracieux mouvement des bras.

Au-dessous, un deuxième beau cheval, noir celui-là et à harnais jaune, également guidé par un enfant et tirant tout aussi fièrement, vers la droite cette fois, une autre jolie roulotte, rouge à bandeau vert, elle aussi nantie d’une petite cheminée, avec une deuxième fille heureuse à la fenêtre… ainsi que le chien Dagobert à une seconde, plus petite fenêtre !

Quel doux programme annoncé sur cette couverture inspirée. Amitiés entre humains et animaux, liberté, responsabilité. Le récit, avec ses animaux de cirque émouvants, était à la mesure des rêves ainsi provoqués. Par ailleurs, à la page 96, Jeanne Hives avait créé une merveilleuse illustration couleur pour le texte, si onirique : « Les cinq enfants prirent d’abord des chemins de traverse. » Dans un charmant décor de montagne, représenté avec une légèreté de touche artistique qui faisait rêver d’envol, les enfants escaladaient une pente et ses rochers, découvrant avec émerveillement une plante alpestre bourgeonnante à grandes fleurs roses échancrées, aux longues feuilles dressées.

Cette illustration avait fait naître en moi la conviction que le paradis m’attendait à Chamonix, où nous fuyions chaque année, en été, la chaleur étouffante de Khartoum. Par la suite, en 1970, alors que nous nous étions retrouvés exilés pendant plusieurs mois dans ce qui, à l’époque, était une très belle station alpine, j’avais cru que je l’avais enfin trouvé, mon paradis…

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La robe rouge coquelicot

septembre 2nd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #23.

Certains livres de mon enfance sont restés profondément enfouis dans ma mémoire de petit Soudanais… Un enfant ami des livres mais n’en ayant que trop peu à sa disposition, lisant et relisant sans cesse les mêmes, qu’il chérissait. Ou simplement, restant longuement à contempler leurs couvertures… retardant le moment où il les ouvrirait, lentement. Comme on soulève, doucement, le couvercle, superbement ouvragé, d’un coffre à trésor.

Dans une édition 1969 de la Nouvelle Bibliothèque rose, avec une couverture de cet illustrateur singulier qu’était Paul Durand [1925-1977], Le Club des Cinq va camper [1] était un de mes précieux coffrets. Chaque fois que je posais mon regard sur lui, le livre me paraissait annonciateur de paradis programmé. Le titre et, surtout, la couverture, me faisaient gentiment rêver de nature, ainsi que de vie familiale douce et harmonieuse.

Dans un contraste enchanteur de rouge et de jaune, on y voyait Annie, la plus jeune du groupe et la seule qui sût cuisiner. Ses deux frères aînés, l’un d’eux contribuant à la tâche domestique par le lourd seau d’eau qu’il apportait, ainsi que sa cousine, la regardaient avec expectative ; l’artiste avait très bien su exprimer l’admiration en coin des deux frères. Le bon chien Dagobert, gage de sécurité, était discrètement représenté. C’était charmant. J’aimais le sérieux et la concentration s’exprimant sur le visage délicat d’Annie, sa grâce toute féminine… et sa robe rouge coquelicot sans manches, aux grandes poches et à la ceinture nouée dans le dos en nœud papillon !

En Suisse, ma mère avait fait l’acquisition d’une robe presque semblable à celle d’Annie et j’affectionnais la voir la portant. Elle l’offrit plus tard à mon épouse qui, à son tour, la mit souvent, car elle m’enchantait cette jolie robe rouge, si simple et si fraîche. À la fin, elle n’était plus portée que pour nos promenades sur notre terrain à Kangaroo Island, car, malgré son incroyable qualité de fabrication, elle était devenue un peu élimée…

Cette robe coquelicot apparaît parfois dans mon esprit, le soir, alors que je m’endors, faisant naître de douces évocations, apaisantes. Elle me permet de sourire en versant dans le sommeil…

[1] D’Enid Blyton, trad. 1957. Cf. « L’étrange histoire d’une traduction bancale et de ses conséquences sur une vie », texte no 93 de Pensées pour une saison – Hiver.

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Deux chrysolithes

septembre 1st, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #22.

Nous sommes dans le deuil de notre grand Schahpour, quand nous recevons un appel téléphonique : une dame veut se débarrasser de sa jeune chatte, qui sera sûrement euthanasiée, mais peut-être en voulons-nous ? Nous arrivons dans l’heure chez la dame en question. Le seuil d’entrée franchi, elle ouvre une porte donnant sur un salon plongé dans l’obscurité : deux yeux d’or, se détachant remarquablement sur une élégante ombre chinoise encore plus sombre que le décor ambiant, nous observent avec intérêt. Ces deux yeux appartiennent à une petite chatte grise à poils longs.

C’est le coup de foudre ! Nous sommes très heureux qu’elle ne ressemble en rien à Schahpour, ni dans son apparence ni dans ses attitudes. Elle ne sera pas l’ombre d’un grand personnage, mais un être à part entière. Nous repartons avec elle. Nous l’appellerons Chatoune.

Elle a grandi depuis, mais elle a conservé son comportement de vif-argent ainsi que toute l’intensité lumineuse de ses beaux yeux.

L’iris de Chatoune est hétérochrome, vert généralement, mais partiellement recouvert comme d’un épais vernis doré, aux contours mal définis. En plein soleil, ses yeux paraissent alors émeraude, avec des reflets d’or : deux chrysolithes. Autrement, ils sont d’un très bel ambre jaune, qui fait un contraste de lumière saisissant sur sa superbe robe grise.

Elle est si jolie…

Chatoune, photo 2017.07.29

Chatoune, photo 2017.07.29

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Du courage sur la durée : le couple de rougequeues noirs

août 29th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #08.

Le courage à défendre jusqu’au bout leurs petits est un trait de caractère admirable chez certains individus de certaines espèces. Le plus souvent il se trouve remarqué sur la courte durée, tout comportement sur une longue durée se prêtant moins facilement à l’observation. Mon épouse et moi-même avons néanmoins eu cette occasion.

Dans notre maison en Suisse, nous arrivons fin mai depuis l’Australie, pour passer deux mois de vacances. Dans la cage de l’escalier, sur une poutre à hauteur de front, bien abritée de la pluie et du vent, un couple de rougequeues noirs avait établi un nid. Nous découvrons d’abord un mâle virevoltant gracieusement autour de nous, il tente par ses cabrioles d’attirer notre attention sur lui. Hélas, je tourne très légèrement la tête… et mon regard croise celui de la femelle, pas rassurée dans son nid.

Nous nous appliquerons alors pendant des semaines à passer devant eux l’air de rien, en évitant soigneusement de regarder dans la direction du nid. Pour ces deux petits êtres, nous étions des monstres gigantesques, mais nous fîmes de notre mieux pour ne pas les déranger au cours de nos allées et venues.

La mère ne quittait pas ses œufs, nous surveillant de son œil rond inquiet ; à chacun de nos passages, le père tentait de détourner notre attention en voletant de-ci, de-là. Frrout ! Frrout !

Ils resteront tous deux fidèles à leur poste, gardant de près leur trésor vivant… Une semaine d’abord pour que leurs œufs, vraisemblablement pondus quelques jours avant notre arrivée, éclosent ; puis une douzaine de jours supplémentaires, jusqu’à ce que les oisillons eussent quitté le nid. Des pépiements nous aviseront de la naissance de ces derniers, ainsi que le nouveau manège du mâle : on le voyait perché un peu plus loin, un insecte ou une larve dans le bec, s’assurant que nous ayons détourné notre regard pour vite voler jusqu’au nid avec sa proie. C’était pour les petits ou pour la mère. Parfois celle-ci s’absentait à son tour, le père restait alors à surveiller de près le nid.

Ils avaient tous les deux peur, souvent. Ils n’abandonnaient pas pour autant leur ouvrage commun.

Cette constance dans le courage, sur des semaines, était impressionnante. Chapeau bas.

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L’hésitation et le courage : la mère kangourou

août 28th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #07.

Quand les animaux font preuve d’une intelligence élevée ou de sentiments nobles, on dit avec une nuance de dédain : “ c’est l’instinct ”. Par là on signifie : ce ne sont que des “ automatismes ”, qui ne méritent pas notre admiration. On n’explique pourtant pas grand-chose avec cette locution toute faite, car elle est trop vague.

Par contre, si on observe avec sérieux et sans préjugé les animaux, on se trouve régulièrement pris de respect tant pour leurs capacités cognitives que pour leur force de caractère. Au chapitre de la force morale, le courage maternel appartient aux manifestations parmi les plus impressionnantes.

Il impressionne, d’autant qu’il ne va pas de soi chez les êtres vivants. Malgré les discours ad hoc sur ce que l’on a coutume d’appeler “ l’instinct maternel ”, le courage maternel n’est pas la norme au sein des espèces animales, pas même chez les mammifères et les oiseaux. Et dans les espèces où il se trouve le mieux établi, il n’est pas nécessairement fréquent.

On ne peut donc pas parler d’un tel “ instinct maternel ”, et du courage maternel qui en serait dépendant, comme de sortes d’automatismes généralisés de comportement animal. Le dit “ degré d’évolution ” n’y changeant rien, par ailleurs : chez les êtres humains par exemple, ni l’un ni l’autre ne sont socialement normatifs dans toutes leurs communautés… et quand ils sont normatifs, c’est à un degré très variable – ils se révèlent donc encore moins des normes de comportement au sein de l’espèce biologique Homo sapiens.

En fait, il y a des espèces, et parmi elles certains groupes, où généralement la mère fait tout pour protéger et défendre son ou ses petits. D’autres où la génitrice les passe plus facilement par pertes et profits, les défendant à peine, voire pas du tout, pour les remplacer rapidement.

En réalité, la nature n’a pas besoin de courage maternel : il s’agit là d’une variante de comportement, c’est tout ; les espèces animales peuvent durer, dans le long terme, aussi bien avec que sans. Ainsi remarque-t-on que le courage maternel prévaut plus particulièrement chez certaines espèces. Au sein de celles-ci, on est frappé de voir des mères défendant leurs petits jusqu’à la mort… l’exemple des chattes s’avérant saisissant [1].

Étant donné la fréquence du phénomène au sein de leur espèce et les circonstances habituelles du drame, d’aucuns prennent les manifestations de ce courage comme de simples “ automatismes de combat ”. C’est là une appréciation désinvolte et erronée, une méprise généralisée, qu’une observation plus fine et des ouvrages sérieux d’éthologie peuvent rectifier.

Pour clarifier les choses, on peut aussi méditer sur les espèces pacifiques et chez qui les manifestations de courage maternel sont moins couramment observées. L’appréciation s’en trouve ainsi facilitée, car devant un tel comportement on ne peut, en aucune façon, évoquer “ l’instinct ”, ou encore, un “ automatisme ” quelconque qui serait génétiquement inscrit – on est, forcément, en présence de cas individuels

L’ami des animaux découvre alors, en nombre impressionnant, des exemples qui ne peuvent être balayés du revers de la main comme de simples “ automatismes ”. En voici un.

Suite à notre installation près de Canberra, en Australie, nous avions fait l’acquisition d’une vingtaine d’hectares, une parcelle de terre qui, dans le passé, avait servi à l’élevage de bovins, de moutons et de chevaux. Elle était légèrement vallonnée et contenait nombre de bois et de bosquets ainsi que plusieurs étangs artificiels géants, des “ dams ” en forme de vastes entonnoirs recueillant l’eau de pluie et constituant de précieux points d’eau pour la faune locale, dont les grands kangourous gris. Au début, nous ne les voyions que furtivement, ils étaient toujours sur le qui-vive. Rapidement toutefois après notre installation, ils prirent l’habitude de se rassembler le jour sous les grands arbres situés près de ces étangs, tranquillement. Ils avaient vite compris qu’ils pouvaient boire et brouter chez nous sans se faire tirer dessus et sans être pourchassés par des chiens.

Un jour pourtant, en plein jour (ce qui était inhabituel de la part de ces animaux nocturnes), je vois un petit groupe d’entre eux sortir d’un bosquet d’eucalyptus situé au loin vers le bas, en bordure de propriété ; ils fuient vers l’intérieur des terres. Je tends l’oreille : des aboiements dans le bois. Parvenus à une clôture en fils de fer barbelés, les kangourous sautent tous d’un bond élégant par-dessus et poursuivent leur fuite. Sauf un petit jeune, ou une petite jeune : il s’était arrêté d’un coup, intimidé par la hauteur de la clôture ; il tente de passer dessous, s’affole.

Soixante mètres plus loin, une femelle s’arrête soudain dans sa course, jette un coup d’œil en arrière, vers le petit ainsi arrêté, un autre coup d’œil en avant, vers le troupeau qui continue de fuir. Une seconde d’hésitation… et elle rebrousse chemin, vers le danger. Revenue à la clôture en question, elle s’arrête, il est visible qu’elle encourage le petit. Celui-ci, après quelques secondes, rassuré par la présence de sa mère, ose… et hop ! passe par-dessus la clôture, qu’il touche très légèrement. Côte à côte, les deux kangourous prennent alors la direction d’un bois situé plus haut, que le reste du clan avait entre-temps atteint.

Il convient de relever que la mère avait suspendu son mouvement, hésité… Elle avait alors surmonté sa peur pour revenir en arrière, vers le danger. Le petit ! Le petit avait besoin d’elle.

C’était un exemple singulièrement émouvant de courage maternel, que l’on ne pouvait pas liquider par un préjugé de catégorisation vague : ce n’était pas un “ automatisme ”, ce n’était pas “ de l’instinct ”. C’était de l’amour et du courage.

Tout cela s’était déroulé dans le plus grand silence, mis à part les quelques aboiements : les chiens étaient restés dans le bois situé en contre-bas.

En inspectant de près la scène, je constate sur le fil de fer barbelé une touffe de poils gris et un peu de sang. Je m’emploierai alors, dans les semaines qui suivront, à enlever tous les barbelés qui n’étaient pas situés en bordure d’autres propriétés. Il y en avait sur près d’un kilomètre en tout. Durant ce travail difficile, il y avait le jeu du soleil dans les grands arbres, les appels enthousiastes des perroquets corella et gallah, des grands currawongs, des magpies, des magpie-larks et des kookaburras. Des kangourous bondissaient ici et là. Le vent soufflait tout légèrement.

[1] Cf. « La chatte qui défendait ses petits », texte no 43 de Pensées pour une saison – Hiver.

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Chamane

août 24th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #100.

2019.01.25 :

Chamane est mort jeudi soir, le 24 janvier 2019.

Depuis quelques semaines, suite au développement du sarcome à son tarse de la patte arrière gauche, l’os, rongé par le cancer, était devenu apparent. Une blessure ouverte de 40 mm sur 15. Il y a quelques jours, un abcès s’était développé, l’odeur le signalait.

Nous l’avions récupéré mourant à la SPA, polytraumatisé (une douzaine de fractures mal ressoudées, dont une curieuse dont nous découvririons par la suite qu’elle avait dégénéré en sarcome). Couché sur le flanc, le corps tout difforme, il n’avait pas la force de tenir sur ses pattes, il avait mal, il avait soif, il avait faim, il avait peur. Mais son regard, quoique voilé, était d’une intensité impressionnante. Mon épouse l’avait pris dans ses bras dans lesquels il s’était blotti, tremblant.

Depuis lors, nous ne l’avons plus lâché. Nous l’avons soigné, aimé. Pendant deux ans, tous les jours avec lui ont été vécus comme le dernier. Pourtant ce résistant d’entre les résistants, ce grand survivant, revenu du pays des morts il y a deux ans, durait jour après jour, et exprimait clairement son bonheur d’être avec nous. Il y a neuf mois, il avait même commencé à verbaliser son bien-être par de brefs « Arrrm », particulièrement quand il nous rejoignait sur le lit.

Un abcès à l’os peut devenir très douloureux toutefois, et ce maître du silence stoïque ne pouvait que souffrir péniblement depuis quelques jours.

Hier soir, nous l’avons donc emmené chez la vétérinaire, dans son panier dans lequel nous avions mis un coussin chauffé. Fidèle à lui-même, il n’a pas eu une plainte. Juste son regard profond, interrogateur quand nous l’y avons placé. Pas un gémissement ensuite.

Sur place, la vétérinaire a constaté. Dans une pièce bien calme, on a procédé à une sédation sous-cutanée, avec de la médétomidine. Jusqu’au bout, Chamane est resté un dur à cuire : après dix minutes il a fallu doubler la dose pour que la narcose soit complète. Tout le long nous étions avec lui. Il s’est endormi les yeux grands ouverts. J’ai incité Jacqueline à sortir, puis je suis resté, les yeux plongés dans ceux de Chamane désormais sans conscience, pendant qu’on lui faisait une injection intraveineuse de pentobarbital, un barbiturate puissant. En quelques secondes, sa faible respiration cessait, le cœur s’arrêtait de battre.

Pendant deux ans, nous, ses deux amis humains, peut-être même Chatoune la copine un peu fofolle, avons beaucoup appris de lui.

Il nous a enseigné, à sa façon discrète et intense, le courage, l’intelligence et la dignité.

Requiescat in pace.

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2019.01.31, jeudi :

J’ai rencontré beaucoup d’animaux qui m’ont impressionné par leur courage dans l’adversité. C’est le cas de Chatoune, l’air de rien. J’en ai rencontré aussi qui, en plus, s’avéraient des modèles de sagesse. Ainsi, Chamane, dont je vais vous raconter les deux dernières années de vie. Sur la base de mon journal, ceci est l’In memoriam de celui qui m’a tant appris, dans le silence et la concentration.

Chamane : In memoriam, 2017.01.24-2019.01.24

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Début janvier 2017. Cela fait des mois que Chatoune semble une âme en peine. Depuis quelques semaines, mon épouse et moi évoquons la perspective d’un petit compagnon pour elle, ou d’une petite compagne. Nous ne voyons pas quoi faire d’autre pour soutenir moralement notre chérie. C’est sur la base de cette motivation que nous en vînmes à rencontrer Chamane.

 

2017.01.24, mardi :

Nous nous retrouvons au refuge d’une SPA locale. Tout est sous la neige, il fait gris, il fait froid, il fait humide. À cette SPA, ils ont eu la compassion et l’intelligence d’installer généreusement des étoffes pendues, créant ainsi une multitude de petits coins abrités du regard, et permettant à leur bonne centaine de chats de préserver ce coin d’intimité dont ils ont tant besoin. Cela met partout de jolies taches de couleur.

Nous rencontrons des dizaines de félins, de toutes sortes et de toutes conditions. Ils nous regardent, certains établissent le contact, avec grâce, avec intelligence. Nous nous sentons désemparés devant tant de malheur et de besoin. Misère… Il va falloir en choisir un…

Premier critère toutefois : ce chat ne pourra pas accéder à l’extérieur, à part une grande coursive de maison villageoise – on nous dit que, dans ces conditions, la plupart ne conviendront pas. Peut-on, alors, svp, ne nous présenter que ceux qui pourraient s’en satisfaire ?…

Une des aides hésite, puis soulève un rideau : nous découvrons deux grands yeux bleu clair, voilés par la souffrance, étranges, sur un corps maigre étendu, difforme. Un chat immobile et silencieux se tient caché là. L’aide le saisit gentiment et l’installe dans les bras de mon épouse. Il tremble, se blottit contre elle. On peut sentir, à plusieurs endroits de son corps, que le squelette n’est pas normal. Sa fourrure, très douce, très blanche, exhibe de rares mais grandes taches noires vaguement tigrées, disposées n’importe comment, comme laissées là par un peintre ayant trébuché. Un de ses orteils de la patte antérieure gauche ne tient plus que par la peau. Ses ongles sont beaucoup trop longs.

Son regard d’azur, bien que voilé, s’avère d’une intensité d’expression poignante. Je demande à Jacqueline de le poser au sol. Il est trop faible pour tenir sur ses pattes. J’approche de lui une écuelle d’eau, couché sur le flanc il boit à petits coups de langues faibles mais appliqués, minutieux. Il est clair qu’il a mal, qu’il a soif, qu’il a faim, qu’il a peur.

Ne tenant plus sur ses pattes, il meurt d’inanition, sans un mot, mais sachant préserver, derrière un petit drap, dans sa boîte, son dernier territoire. Malgré sa condition de mourant, les autres chats semblent le respecter. Son regard, toutefois, trahit une angoisse indicible.

Ce petit être souffrant doit pouvoir terminer sa vie de meilleure manière, dans un environnement qui ne soit pas angoissant… Nous décidons de lui offrir cet environnement. Nous lui procurerons, par la même occasion, des soins palliatifs de la douleur. Ainsi, ses derniers jours lui seront-ils moins douloureux et moins pénibles.

On ne nous dit rien de clair à son sujet. À la SPA, on le nomme « John »… Il me semble que c’est là un nom neutre, pour un être auquel on préfère ne pas trop s’attacher.

Son carnet de vaccination a visiblement été créé à son arrivée à la SPA. Première entrée, du 2016.12.30 : 5,8 kg. Deuxième entrée, du 2017.01.13 : 5 kg. Il avait perdu 14% de son poids en deux semaines, et il en avait sûrement déjà perdu avant sa première vaccination. Il serait né le 27 août 2010. Il aurait donc six ans.

Nous sommes repartis avec lui. On nous regardait d’une drôle de façon…

 

À la maison, nous nous appliquons à le rassurer, à l’installer aussi confortablement que possible. Il reste couché sur le flanc, mais boit un peu, mange même un peu, avec précaution. Après une heure, il se dresse sur ses pattes, flageolantes, fait quelques décimètres, boite de façon très marquée. Son dos est anormalement arqué, sa queue tordue. Son orteil à moitié arraché le gêne beaucoup et lui fait visiblement mal, ses deux pattes arrière et sa patte avant gauche ont beaucoup de peine, tout son corps semble douloureux.

Il trouve la litière, installée dans sa chambre. Il l’inspecte attentivement, y entre avec difficulté, procède lentement à ses besoins. Il enterre très soigneusement ses déjections, à coups de patte fermes et précis, sans jamais s’en mettre sur lui-même. Il en ressort un peu chancelant de l’effort, va se recoucher.

 

Nous passons les deux jours suivants à l’assister et le réconforter de notre mieux. Son regard reste comme plongé au loin, très loin… Pourtant il en émerge à volonté de ce lointain, pour établir avec nous un contact visuel profond. Il reste parfaitement silencieux. Avec ses yeux bleus finement effilés vers l’extérieur, en amandes, il a un air de Sibérien. Nous le nommons Chamane, car il est revenu du pays des morts et il a la dignité et le mystère attachés à un tel nom.

Après deux jours passés chez nous, Chamane est en mesure de se déplacer un peu, il mange, il boit, il dort.

 

2017.01.25, mercredi :

C’est la première grande épreuve de sa nouvelle vie : la rencontre de Chatoune, gentille fofolle généralement aimable, mais quand même, c’est chez elle, chez nous !

Elle se doute de quelque chose, forcément, avec cette chambre dont l’accès lui a été fermé depuis hier. Elle a également bonne ouïe, comme tous les chats.

Elle est visiblement ébahie. « D’où sort-il celui-là ?! » Les deux semblent inquiets… Chamane, qui en la voyant s’était redressé, tout vacillant, se recouche sur le flanc. En langage félin, c’est un signe clair, qu’il ne se veut pas dominant, ou qu’il ne peut pas… Elle va et vient nerveusement, il la suit des yeux, très attentivement… mais en veillant à ce que son regard reste oblique. Pas de provocation… Il ne dit rien, demeure sans broncher, même quand elle souffle et le tutoie. Il se contrôle tellement que sa queue ne remue même pas d’un millimètre. Elle s’éloigne, perplexe.

Dorénavant, sa stratégie avec elle restera inchangée : passivité attentive, pas d’histoires inutiles. Décontenancée par son absence totale de réaction, elle se calme. En définitive, elle se montre plutôt aimable, même. Elle le tolère… pour le moment. Grâce à l’intelligence de Chamane, c’est un bon début.

Par ailleurs, dès cette rencontre, toute apparence de dépression s’est dissipée chez Chatoune. Chaque jour qui suivra, nous en serons très heureux pour notre petite chérie.

 

2017.01.26, jeudi, message d’annonce :

Bonjour ! Depuis mardi, nous avons un petit nouveau chez nous, né en 2010, nous l’avons appelé Chamane. Chatoune l’a accueilli avec une gentillesse étonnante. Il faut dire qu’il souffre de malformations, il a de la peine à marcher – il compense par une personnalité et une intelligence remarquables. Demain matin nous retournons à la SPA (d’où il vient) afin qu’il soit examiné de plus près par leur vétérinaire (eux, ils n’auraient rien remarqué…). Quoi qu’il en soit, nous le garderons, car il a l’air si heureux avec nous, ce petit infirme.

 

2017.01.27, vendredi :

À la SPA, nous avons rendez-vous avec la vétérinaire qui, chaque semaine, rend visite à l’institution. Elle examine Chamane, lui coupe ses ongles démesurés, qui ont poussé en couches multiples. Évidemment, incapable de se lever, il ne pouvait plus se faire les griffes, et n’avait plus la force de se « faire les ongles » avec les dents. Elle diagnostique un polytraumatisé, de multiples fractures mal ressoudées. Ce chat solide, qui fut apparemment vigoureux dans le passé, ne pèse plus que 4,8 kg. En moins d’un mois, il a donc perdu 17% de son poids. Nous prenons à nouveau rendez-vous avec elle, pour le mardi suivant. Mais au cabinet vétérinaire qui l’emploie, cette fois, pour une radiographie et afin qu’elle l’opère de son orteil presque arraché, formant ergot. Par la même occasion, au cours de la narcose on lui détartrera les dents, qui en ont besoin.

 

2017.01.29, dimanche, message d’annonce :

Bonjour ! Voici une photo de l’aimable Chamane, gentle chat, né en 2010, abîmé et très boiteux, néanmoins, quoique péniblement, il a fait ses premières marches d’escalier. Chatoune reste très gentille, et nous la câlinons encore plus qu’avant (nous ne savions pas que c’était possible).

 

2017.01.31, mardi :

Nous emmenons Chamane au cabinet vétérinaire, pour une radiographie et afin qu’on l’opère de son ergot. On lui détartre les dents, il reçoit deux antibiotiques et un anti-inflammatoire. Nous revenons le chercher en fin de journée. C’est une pauvre petite chose, se remettant lentement de la narcose, très fragile sur ses pattes.

 

Le lendemain, il nous semblera que l’anti-inflammatoire a eu de l’effet, car il boite moins. Dorénavant, pendant deux ans, je lui donnerai chaque jour 0,25 mg d’un AINS, du meloxicam. Cela deviendra un rituel, mon tout premier geste de chacun de mes levers à l’aube. Il me faudra bien des tâtonnements pour définir le bon procédé. Avec une seringue, extraire 0,5 ml du flacon de suspension orale, le déposer dans une écuelle soigneusement choisie, car elle présente, au centre de sa cavité, un petit creux supplémentaire. Remplir de 0,5 ml d’eau fraîche du robinet, de façon à diluer le médicament liquide. Poser au fond de ce creux cinq des croquettes qu’il aime, des triangulaires plates, stables, pas des rondes qui valsent dans tous les sens ; elles s’imbibent du liquide, et donneront un peu de goût agréable au restant de celui-ci. Une petite caresse, le servir. S’assurer qu’il avale ses cinq croquettes, puis qu’il lèche bien le fond de son écuelle. Après cela, le servir de croquettes supplémentaires, un peu, il ne faut pas risquer une régurgitation.

 

Petit à petit, Chamane reprend des forces chez nous. Nous avons remarqué que, lorsqu’il a la soif, il tend à se diriger… vers la cuvette des WC ! Cela nous donne une idée du type de personnes chez qui il avait eu à vivre, avant de se retrouver à la SPA… Nous prenons alors l’habitude de garder le couvercle des WC toujours baissé. Pour son eau, nous devons simplement, comme avec Chatoune d’ailleurs, veiller à ce que son écuelle soit très régulièrement changée.

Cela aussi s’avère un rituel : tous deux aiment nous voir saisir leur écuelle, entendre le robinet couler, et la voir reposée à terre devant eux, pleine d’une nouvelle eau fraîche. Cette opération miraculeuse semble les emplir d’une joie sereine, toujours renouvelée.

 

Dès le début de février, Chatoune, qui jusqu’alors tolérait Chamane, entreprend un grand cinéma de l’intimidation à l’égard de celui dont elle se demande si, en définitive, il n’est pas un intrus. Celui-ci, qui tient toujours à peine sur ses pattes, opte pour le comportement le plus intelligent : couché sur son côté le moins douloureux, il ne pipe mot, ne bronche pas, la suivant attentivement de ses yeux bleus, mais toujours d’un regard oblique. Pas de provocation.

Cela dure quelques jours, ce petit jeu. Un matin, elle s’approche, le touche : sa réplique est fulgurante, des estocades données avec une force et une vivacité surprenantes chez ce souffreteux – vite et puissamment, mais sans sortir les griffes. Chatoune a pu sentir sa force, impressionnante, déconcertante chez un tel handicapé ! Toutefois, elle a aussi perçu qu’il voulait éviter tant le combat à mort que la domination. Car ses coups donnés, Chamane reste tranquillement à sa place, couché sur le flanc. Ce n’est pas une attitude de dominant, elle le comprend finalement. Ils peuvent cohabiter.

 

2017.02.06, lundi :

Nous retournons au cabinet vétérinaire pour le retrait des fils à la patte antérieure gauche, dont l’ergot avait été chirurgicalement ôté. Il est vermifugé. Nous regardons avec la vétérinaire les radios. Elles sont horrifiantes. On y discerne une dizaine de fractures mal ressoudées, des arthroses marquées des cervicales, du coude gauche et de la hanche droite. « Il a morflé », nous dit une aide.

Il manque sur les radios le tarse arrière gauche, ce qui est ennuyeux, car il semble en très mauvais état. La réponse à ce sujet est évasive…

Dans le froid et la neige, dans la nuit qui tombe, nous rentrons chez nous avec ce petit être un peu tremblant, néanmoins calme dans sa caisse. Nous sommes fermement décidés à faire tout ce que nous pouvons pour lui.

Dans les jours qui suivent, je constate que l’anti-inflammatoire non-stéroïdien diminue efficacement son boitement. Son regard d’azur se fait chaque jour plus lumineux. Il souffre moins, visiblement.

 

2017.02.12 :

Chatoune semble avoir accepté Chamane. Mais… la donna è mobile ! Après quelques jours où elle s’était montrée plutôt bonne fille, elle recommence à vouloir montrer que bon, la matrone c’est elle, quand même ! De temps en temps, elle le chasse de la zone des bols alimentaires, elle commence même à se saisir de lui par moments. Très affaibli par ses déformations osseuses et ses maladies organiques, il opte toujours, étendu sur le flanc, pour la non dominance, l’inertie et l’évitement par glissement au sol de son corps : il se bat couché. C’est très intelligent, car ainsi il a n’a pas besoin de ses pattes arrière, qui lui sont toutes deux si faibles et douloureuses.

Chatoune commence à prendre de l’assurance, à exagérer… Un jour, assis sur leur arrière-train, ils se regardent « en chats de faïence ». Suite à un tutoiement réciproque du regard, elle avance sa patte à le toucher. Alors, soudain, il la saisit entre ses deux pattes avant, la ramène à lui, et tout en lui maintenant ainsi la tête de sa patte gauche, lui assène de la droite une volée de claques retentissantes, sans sortir les griffes. Ce grand handicapé a procédé avec une vitesse et une force sidérantes ! Puis il l’observe, toujours assis sur son arrière-train… qu’il n’avait pas bougé durant son étalage de force ! Il n’a pas émis un son.

Chatoune en est tout éberluée, elle s’éloigne, déconfite. Elle restera morfondue dans les deux heures qui suivront ; nous la consolons par nos caresses affectueuses, caressons Chamane également.

Plus tard, distribution de croquettes. Chamane va à son bol, le regarde, contemple Chatoune… puis s’éloigne de trois mètres en détournant le regard. Il se couche sur le flanc, à son habitude. Malgré sa démonstration de tout à l’heure, il indique ainsi, clairement, qu’il ne se veut toujours pas dominant. Chatoune, d’abord craintive, va au bol de Chamane, y mange une croquette. Puis elle va au sien et mange à satiété, tout en surveillant Chamane du coin de l’œil. Elle s’éloigne. Seulement alors va-t-il à son bol.

Dorénavant, ce scénario se répétera. Chamane ne touche jamais au bol de Chatoune ; quand il en exprime le souhait, du regard ou par ses frottements contre mes jambes, il reçoit quelques croquettes dans son bol. Chatoune s’approche alors, il s’éloigne un peu, elle mange une croquette dans son bol à lui, s’éloigne satisfaite… Il y revient, mange à son tour.

Et voilà ! Chamane a eu un génie du comportement dont chacun peut tirer enseignement. Il est malade, mais ne se laissera pas humilier ou achever. Tu étais la première en ce lieu ? Je le reconnais et ne souhaite pas prendre ta place, vois, je ne touche pas à ton bol, et je te permets de toucher au mien.

Depuis, chaque soir les deux ont une petite empoignade physique, où Chamane laisse à Chatoune le soin de dominer… apparemment. De temps en temps, lorsqu’elle va trop loin dans son enthousiasme de fofolle, il lui fait sentir sa force étonnante, très brièvement. Elle se calme dès lors et lui, il n’en rajoute pas.

C’est tout, mais quelles leçons de vie. Chamane, vrai Sjâkya-Moune félin, est fier, mais il est aussi et d’abord lucide. Le Sage Silencieux est conscient, aussi bien de la faiblesse de son état physique que des nécessités de composition sociale. Il agit au mieux avec ses petits moyens, sans faire d’histoires, mais en mettant des limites claires là où il faut, et seulement là où il faut.

Empli d’admiration, je chantonne un petit quatrain, sur l’air de « Ce petit chemin »[1] :

C’est un grand vieux sage
Qu’on nomme Chamane
Et ce grand vieux sage
A été marane.

 

2017.02.20, lundi :

Chaque soir donc, Chatoune a un court épisode de lutte avec Chamane, écourté car il lui démontre très vite sa force incontestable, malgré ses nombreux handicaps. Cela en devient un rituel. Tout semble aller pour le mieux, mais le soir du 20 février 2017, c’est le drame. Alors que depuis quelques minutes, étendus dans nos lits, nous écoutions leur habituelle petite joute vespérale, ponctuée par les soupirs d’effort de Chatoune régulièrement dominée dans son corps à corps, soudain nous entendons un bruit de glissade inhabituel et un grand cri, bref mais déchirant, de la part de Chamane. Nous allumons, le trouvons traînant lamentablement sa patte arrière gauche. Nous installons Chatoune seule au deuxième étage, Chamane bravement se couche dans son panier pour le restant de la nuit. Le lendemain matin, nous trouvons son tarse tout gonflé, et il semble avoir très mal.

Nous l’emmenons alors, le 21 février, chez la vétérinaire, mais celle que nous avons choisie cette fois, celle de Chatoune. Ce tarse ne lui plaît pas… On augmente un peu la dose de meloxicam, cela semble aider. Son tarse reste tout gonflé, toutefois.

Retour chez elle, le 28, pour une radiographie, du corps et surtout de ce bout de patte arrière gauche, qui avait si malencontreusement été manqué lors de la première radio, effectuée le 31 janvier… La nouvelle radio s’avère inquiétante, particulièrement au niveau de ce tarse gauche : un bout d’os semble s’être détaché, les tissus mous ont une allure bizarre… Elle confirme autrement que Chamane est effectivement un multi-traumatisé, avec partout des os mal ressoudés, et qu’il est indubitablement poly-arthrosique. De surcroît, elle diagnostique une vessie abîmée et un souffle au cœur…

Bien. C’est ainsi. Carpe diem.

Chamane, photo 2017.03.09

Pendant les six semaines suivant le drame, le tarse abîmé augmente de taille. Le 19 avril, notre vétérinaire procède à une ponction en vue d’une biopsie. Quelques jours plus tard, elle nous appelle, diagnostic : fibrosarcome. Tumeur probablement née avec le traumatisme majeur que Chamane avait subi. Ce tarse, rongé par le cancer, avait mal tenu le coup lors de la joute avec Chatoune. Déchirures, peut-être même brisure d’os.

Inopérable. On peut l’amputer… Je réfléchis intensément. En l’état, il a une patte avant droite apparemment fonctionnelle, la patte avant gauche est très abîmée, la patte arrière droite aussi, et sa patte arrière gauche s’avère méchamment dégradée. L’amputer de cette dernière reviendrait à le priver de sa béquille… De plus, dans son état général, il risquerait de très mal vivre le stress d’une opération, de mal supporter la narcose poussée, et de mal accepter les semaines de pansement, avec la collerette associée. Il y a, par ailleurs, peut-être des signes de métastases près du cœur… Nous sommes conscients que son cancer va l’emporter plutôt rapidement… Je décide qu’on lui fichera la paix. Soins palliatifs, et c’est tout. C’est ce que j’aurais souhaité pour moi-même, dans les mêmes circonstances.

À la maison, je dois rapidement lui ôter sa collerette, car à son port il avait exprimé, dans son regard, un sentiment d’angoisse insoutenable. Les douze jours suivants, Chamane s’appliquera, sans énervement, posément, à arracher le pansement appliqué autour de son tarse. Je tenterai, en vain, de le détourner de son objectif. Puis il entreprendra, jour après jour, à ôter de ses dents les fils ayant servi à suturer l’ouverture pratiquée dans sa chair, là où il avait été ponctionné – tous, l’un après l’autre. Son comportement me confirme dans le sentiment qu’une amputation n’aurait pas été une bonne idée…

 

2017.05.01, lundi :

Comme prévu, je ramène Chamane chez la vétérinaire, car même s’il semble avoir de lui-même ôté tous les fils de suture, il est préférable de vérifier : un coup d’œil professionnel s’impose. Une vétérinaire remplaçante, très gentille et compétente, nous accueille. Chamane est pris d’un affreux tremblement, incoercible, tout en demeurant très calme. N’était-ce cet impressionnant tremblement, on ne verrait pas grand-chose sur lui, car il s’applique, dans la circonstance, à garder un masque impassible. Nous sommes d’accord, non seulement les chats sont incroyablement résilients, mais ils se révèlent maîtres également, quand ils le souhaitent, dans l’art de cacher leur état réel… à moins que leur corps, certes vigoureux, ne les abandonne, car par trop mis à l’épreuve. Elle l’examine, confirme qu’il n’y a plus de fils à ôter ! Elle lui fait un nouveau pansement. Qu’il s’appliquera, méthodiquement, à ôter.

 

Dorénavant, les visites de la vétérinaire se feront à notre domicile, afin de lui éviter un stress inutile. Elle se montrera toujours attentive et bienveillante.

 

Petit à petit, pendant les mois qui suivent la ponction pour la biopsie, Chamane continue à reprendre des forces. Les douleurs arthrosiques semblent nettement moins pénibles grâce à l’AINS. Point noir toutefois : la blessure occasionnée par la ponction sur sa tumeur ne cicatrise pas vraiment. Quoi d’étonnant, les tissus sont cancéreux… Elle restera dorénavant toujours ouverte, léchée régulièrement par lui de sa langue bien râpeuse. Cela saigne abondamment, prouvant qu’un cancer, grand mangeur et accapareur de ressources à son seul profit, est toujours très vascularisé… Jacqueline et moi restons attentifs à des signes de douleur particuliers, et nous reniflons régulièrement sa patte, guettant l’infection. Mais non, son nettoyage vigoureux et sa salive bien antiseptique semblent efficaces.

 

Le temps passe, dans un carpe diem renouvelé. Des mois après son adoption par nous, Chamane est toujours vivant, il a même pris quelques centaines de grammes, pour se stabiliser autour des 5,2 kg. Nous constatons que si Chatoune ne mange pas avant une caresse d’encouragement, chez Chamane ce besoin est encore plus marqué. Quoi d’étonnant : Chamane, malade, retrouve des attitudes de chaton, et le chaton doit être bien encouragé par sa mère pour s’essayer à manger ce qu’elle lui apporte. Devenu adulte, en présence de l’équivalent d’une mère, le chat demandera encore, même s’il a faim, à recevoir au préalable un câlin sérieux : que le grand dieu bienveillant, qui le nourrit si aimablement, d’abord lui témoigne son affection et son approbation, en le caressant.

Mais gare : comme avec tous les chats, pour qui les mouvements rapides sont associés à une situation d’attaque… mais particulièrement avec Chatoune, grande nerveuse, et encore plus avec Chamane, grand handicapé, tous les mouvements se doivent d’être lents et délibérés… Et réfléchis, et mesurés. Naturels et fluides, néanmoins. Il fallait être particulièrement attentif avec Chamane, il n’était vraiment pas quelqu’un avec qui on pouvait interagir vaguement, distraitement…

 

Tous les rituels que nous avons établis avec Chatoune et Chamane, autour de l’eau et des aliments, me confirment dans une réflexion entamée longtemps auparavant, avec le grand Schahpour. Chamane vient souvent me chercher, me guide à son écuelle… où il y a pourtant quelques croquettes. Je le caresse, il est heureux, en redemande. Alors seulement, je lui mets quelques croquettes de plus dans l’écuelle, il fait un mouvement gracieux, en mange un tout petit peu… pour me faire plaisir, en fait ! L’essentiel avait été notre échange préalable de regards et de caresses… et que je l’aie suivi un moment, dans un petit trajet au cours duquel il me guidait. Je veille donc à lui prodiguer attention, affection et camaraderie aussi en dehors de tout rituel alimentaire, ad libitum… et lorsqu’il me le fait comprendre, à le suivre en balade, ne serait-ce que sur quelques mètres.

Je continue le cours de ma réflexion. Une mère chatte ne donne pas que la tétée, elle prodigue, en plus, beaucoup de coups de langue à ses petits, elle les entoure de ses pattes et de son corps, en ronronnant pour les rassurer ; elle suit des yeux toutes les activités de ses rejetons… et eux aiment à être ainsi suivis de son regard.

Depuis longtemps, j’avais observé que bien des enfants ne mangent trop qu’afin de donner, à leur mère, l’occasion d’exprimer son amour à leur égard. Ils sentent qu’elle en a besoin, de pouvoir ainsi s’exprimer, alors ils sacrifient en retour leur petit corps, jusqu’à l’obésité.

Cette observation éclaire un aspect crucial de l’interaction avec les animaux domestiques, en particulier les chats : il ne faut pas que le seul moment d’attention et d’échange qu’on ait avec eux consiste à les nourrir. Autrement, il se crée un malentendu majeur : ils semblent quémander et quémander encore de la nourriture, on leur en donne et redonne, ils mangent un peu, puis, peu après, encore un peu plus… et ils deviennent obèses. Alors qu’en réalité, c’est d’abord d’attention et de câlins dont ils ont besoin. Autrement, si dans cette interaction de base le coche est manqué, une fois que s’est établie dans leur tête la connexion primitive : j’ai besoin d’amour, donc de nourriture… eux-mêmes se retrouvent pris au piège d’un lien comportemental faussé. À l’instar des enfants obèses, ils mangent pour faire plaisir à la figure maternelle… et faute de mieux.

Cela dit, il ne faut pas non plus, c’est évident, les ennuyer en les étouffant d’embrassades… Il faut jauger ; mais ce n’est pas si difficile que ça, avec les chats. Ils savent, par le corps, le regard ou la parole, exprimer leur désir d’affection : c’est alors et alors seulement qu’il faut la manifester. Pas plus, et pas plus long que nécessaire : un bâillement de leur part, ou une petite léchotte, sur l’humain ou sur eux-mêmes, peuvent indiquer que c’est bon, cela suffit.

 

Juillet 2017 :

Chamane a trouvé sa place favorite : sur le bureau bibliothèque situé à un mètre cinquante de mon siège de travail, sur ma gauche. Clopin-clopant, il bondit avec précision sur une chaise, puis sur le meuble. Il m’épate, car c’est difficile, avec deux pattes arrière et une patte avant aussi abîmées.

Ainsi positionné à hauteur de mes yeux, il reste lové dans une boîte à chaussures garnie d’un linge que je change tous les jours, car il suinte du sang de son tarse ; parfois, ce sont de véritables petites hémorragies, après qu’il s’est léché. En effet, la blessure, créée suite à la ponction pour la biopsie, ne s’est jamais refermée entièrement… Je dois bien veiller à ne pas laisser traîner mes livres ouverts sur mon bureau bibliothèque, car leurs pages s’en trouveraient maculées de sang. Il préfère la plus petite des deux boîtes à chaussures que je lui fais essayer, car il n’aime rien tant que d’adosser son corps, maltraité par la vie, contre des parois. L’idéal, comme paroi de soutien, s’avérant mon propre corps.

Le grand bonheur de Chamane, c’est ainsi de me rejoindre sur le lit, pour la sieste ou pour la nuit. Je suis impressionné comment, alors qu’il semble profondément endormi, il réalise, en général, que je me suis installé sur mon lit, pourtant situé dans une autre pièce – et je ne suis pas un bruyant. Je l’entends descendre de son meuble, hop, il me bondit dessus, et se love en rond entre mes deux jambes étendues. Parfois, rarement, il rate ma sieste, ou arrive seulement à la fin de celle-ci, qui dure maximum vingt-cinq minutes. Il a, alors, une telle expression de déception, que je réfléchis : comment lui faire savoir à coup sûr que j’ai commencé, mais discrètement ? Car avec lui, tout doit se faire discrètement (je m’emploie à ne jamais le faire sursauter)… J’adopte la formule suivante : une fois au lit, s’il ne m’y a pas précédé, je tousse deux fois, puis me racle la gorge deux fois. Je ne suis pas coutumier de ce quadruple signal sonore, dans cette succession précise en sus ; les animaux étant généralement attentifs et réceptifs aux séquences de toutes sortes, cela marche très bien : problème pratique réglé.

Pour le reste, j’ai placé un deuxième siège à côté du mien ; il s’y installe souvent, de façon à me toucher de son corps quand il veut. Un jour, imperceptiblement, je l’entends qui ronronne. C’est nouveau, il était parfaitement silencieux jusqu’ici. Son ronronnement cependant restera toujours extrêmement secret. Régulièrement, je m’arrête dans mes lectures ou dans mon écriture, je tourne la tête, nous nous regardons dans les yeux ; je pose sur son flanc une main ronde, enveloppante, comme il aime. Un jour, il fait brièvement : « Arrrm »… du fond de sa gorge. Dès lors, cela restera l’expression la plus vocale de son bonheur, jusqu’à son dernier jour. Et elle fera mon propre bonheur à chacun des jours que nous partagerons.

 

2017.07.31 :

Ce n’est pas tout de savoir observer chez des animaux, y compris chez les humains, des traits plus ou moins propres à l’espèce. Plus subtilement, il faut savoir observer les différences entre individus. Et souvent, elles se révèlent si grandes, au sein d’une espèce, que des intervalles, semi-quantitatifs, d’appréciation de comportements, se retrouvent avec des bornes si éloignées l’une de l’autre… que la représentation projetée, sur un ou des axes de comportement, de plusieurs espèces, avec de nombreux individus représentés, ne semble plus former qu’un seul nuage continu, où l’on ne peut distinguer les espèces entre elles.

Ainsi, en matière de comportement, de façon générale, peut-on admirer le contrôle de soi chez les chats, même lorsque ces grands nerveux se trouvent proches de la panique. Pourtant, dans le détail, que de différences entre eux… Je n’en ai jamais vu capables d’autant de sang-froid dans l’adversité que Chamane, aux grands yeux bleus calmes et perçants. Multi-traumatisé, le squelette mal ressoudé en de multiples parts de son corps, poly-arthrosique, une grosse tumeur à une de ses pattes accidentées, il ne devrait pas peser lourd dans tout affrontement avec des congénères… Pourtant, il a la méthode.

Nous l’avions déjà remarqué lors de son interaction, remarquable d’intelligence et de force de caractère, avec Chatoune la fofolle. Ces deux traits de Chamane se verront confirmés lors d’une nouvelle rencontre, avec un petit Napoléon cette fois.

 

2017.08.06 :

Nous ramenons chez nous un chat menu, très menu, atteint de conjonctivite aiguë. Dont personne ne voulait plus. Nous le soignons avec une pommade à la tétracycline, un antibiotique, et l’isolons un temps au deuxième étage, jusqu’à ce que ses yeux se trouvent moins rouges.

Puis nous laissons le contact s’établir entre lui et nos deux autres chats, l’un après l’autre. Par rapport à Chamane quand il était nouvel arrivé, c’est un tout autre comportement qu’il adopte, le petit Gribouille… Le premier propriétaire qui l’avait fait vacciner l’avait nommé Hercules, nous allons comprendre pourquoi… Cet Hercules tourne autour de Chatoune, visiblement apeuré, mais faisant plein de bruits de gorge qu’il veut impressionnants. Chatoune le trouve si petit qu’elle en prend une attitude quasi maternelle, ou alors c’est de l’indifférence, tout simplement. Difficile à dire, car Gribouille ne la laisse pas approcher. Le nouveau venu paraît perplexe devant cette créature qui semble indifférente, dans l’ensemble. On en reste là.

Puis nous organisons sa rencontre avec Chamane. Ce dernier, par contre, ne semble pas indifférent… Il se couche sur le côté, dans une attitude de non domination, mais toise du regard le nouveau venu. Gribouille lui tourne autour, rasant le sol, feulant, s’éloignant, revenant… Je laisse faire, il faut bien qu’ils s’expliquent un peu, mais en surveillant attentivement : il ne faudrait pas que cela dégénère en affrontement sanglant et qu’une relation brutale de dominant à dominé s’installe.

Maladroit au possible, Gribouille le menu tente le grand jeu du dominant. Il a très peur, même de ce grand malade couché qu’est Chamane, mais il est courageux, le petit bonhomme. Aussi courageux que maladroit, en fait. Il ne sait pas à quoi il a affaire…

Chamane ne bouge pas, ne cille pas, ne remue pas la queue d’un millimètre, sa philosophie de vie semble celle résumée par le kagemusha : « Une montagne ne bouge pas. » Toujours bruyant, Gribouille s’approche de plus en plus, il fait son cinéma à quelques centimètres de Chamane… qui commence un discret son de gorge. Alors que Gribouille a très peur et ne regarde pas Chamane dans les yeux, ce dernier ne quitte pas un instant du regard les yeux de son jeune adversaire. Soudain, les pattes arrière de Chamane sont prises d’un frisson, il a senti, il voit venir ! Gribouille fait un bond, atterrit sur Chamane… et aussitôt semble rebondir plus loin ! On peut percevoir, à son expression, qu’en une fraction de seconde il a pris contact avec l’incroyable force physique de Chamane, qui l’a repoussé sans coup férir – et que l’Hercule a enfin compris. De fait, il avait sauté déjà convaincu qu’il devrait aussitôt s’écarter ! Effectivement il s’éloigne, lentement, rasant le sol. Toujours couché sur le flanc, donc toujours dans un langage de non dominant, Chamane l’observe avec intensité. Il ne se veut pas dominant, mais il n’accepte pas pour autant d’être humilié.

De cet épisode, on peut dire de Chamane : « He looks weak, but he is strong » – Il a l’air faible, mais il est fort ; et de Gribouille : « He’s all fluff and puff » – Il est tout esbroufe. Mais qu’ils sont touchants tous deux, l’un grand handicapé et grand malade, l’autre désavantagé par sa toute petite taille. Je caresse Chamane, il fait un bref « Arrrm » de la gorge, je caresse Gribouille, il geint vaguement. No drama, folks. Tout va bien.

 

Hélas… Dans les jours qui suivent, nous allons découvrir que Gribouille ne comprend pas bien le langage des chats… La nuit, il demeure seul au second, mais nous nous disons que, le jour, il faut qu’il puisse interagir avec Chamane et Chatoune.

Cette dernière se montre bien calme à son égard ; avec un peu d’intelligence il aurait pu s’en satisfaire, lui, l’intrus. Mais non. Il tend un jour une embuscade, bien mal avisée, à Chatoune : surprise, grand sursaut, elle pousse un cri de colère et de peur, rabat ses oreilles, feule, crache. Elle est vraiment mécontente : les guet-apens constituent son jeu favori, mais c’est elle qui les tend ! Et pas avec cet air mal intentionné, qui est celui de Gribouille ! Dorénavant, elle l’aura en grippe. Pas question qu’il l’approche à moins d’un mètre. Lui, bêtement, insistera. De plus en plus agressivement.

 

Par rapport à Chamane, ce n’est pas mieux… Non seulement Gribouille continue son jeu de dominance agressive, s’approchant de lui tout droit dressé sur ses pattes, vocalisant, lui tournant autour (il s’avère, pourtant, clair que Chamane ne souhaite que procéder à un petit tour de son territoire)… Pire : Gribouille vient l’embêter au premier étage ! Alors que Chamane dort tranquillement près de mon siège de travail, soit sur le bureau bibliothèque, soit sur sa chaise à côté de moi… Le petit enquiquineur arrive en longeant les murs, se positionne près de lui… et vocalise de façon traînante mais incessante. Ce cinéma dure quelques jours ; Chamane, stoïque, endure sans ciller. Mais une fois, il pose son grand regard bleu sur moi, clair, intense : et j’y lis le désarroi, la déception.

Je fais alors sortir Gribouille, je referme la chatière. Je suis alors frappé par l’expression de soulagement et de reconnaissance qui s’exprime sur le beau visage de Chamane.

Dorénavant, nous veillerons à ce que Gribouille ne rencontre plus Chamane, et limiterons ses rencontres avec Chatoune. Le deuxième étage lui est réservé ; le premier et le troisième, ainsi que les escaliers et la coursive, sont pour Chatoune et Chamane. Quand nous laissons sortir Gribouille dans la coursive et au troisième, nous nous assurons au préalable que Chamane et Chatoune sont tranquillement au premier étage, dont nous refermons la chatière. Cette petite organisation exige beaucoup d’attention de notre part, elle implique une perte de territoire majeure pour Chatoune et Chamane, ainsi que de contacts de leur part avec Jacqueline, qui passe l’essentiel de sa journée au deuxième – mais elle ramène la paix dans notre ménage à cinq.

Dans les escaliers, nous chantonnons, sur l’air du « Vieux château »[2] :

C’est une vieille maison… d’un grand village
Avec un beau chat… à chaque étage.

 

2017.10.25 :

Neuf mois après son adoption par nous, Chamane est toujours bien avec nous, et nous avec lui. L’anti-inflammatoire l’aide, par contre, son tarse cancéreux continue d’enfler, sans cesse. Notre félin se montre résilient autant que digne et stoïque, comme la plupart de ceux son espèce. Il s’avère évident, toutefois, que son cancer ne lui laissera pas de répit, et que même pour un grand stoïque, il faut que ses amis soient très attentifs à d’éventuels signes de douleur chez lui, ainsi qu’à l’apparition d’un abcès. Nous conserverons avec lui une vigilance de chaque instant. Tous les jours nous flairons son tarse, guettant le début d’une infection. Sa patte le gêne et lui fait un peu mal, c’est sûr… mais c’est ce peu qui est la clé. Qu’est-ce qui est « peu » pour un chat, et pour un chat comme Chamane ? Pas de signaux de détresse particuliers, cependant. Il exprime régulièrement son bonheur d’être avec nous, dans ce foyer paisible…

Enfin presque, puisqu’il y a Chatoune. Tout indique, toutefois, qu’il apprécie la présence de la fofolle, parfois même il se met à sa recherche. Tous les soirs, une brève empoignade a lieu entre eux, sous notre surveillance. Celle-ci ne semble négativement stresser ni l’un, ni l’autre, au contraire cela semble leur faire du bien.

Toutes les nuits, il les passe sur le lit de l’un, puis sur celui de l’autre. Il aime se mettre tout contre nous, à la différence de Chatoune, qui aime à se positionner non loin de nous, mais rarement tout contre nous. Pour sa part, elle procède à de légers roucoulements de temps à autre, afin de garder le contact. Mère chatte.

 

Début janvier 2018 :

La tumeur à la patte de Chamane, devenue énorme, se transforme en plaie. Je la tamponne à la chlorhexidine, afin d’éviter une infection foudroyante, toujours possible. Très mauvaise idée, il se lèche… et le malheureux se met à baver d’abondance. À l’avenir, j’utiliserai plutôt de la betadine, contenant de l’iode en suspension, et le moins souvent possible.

 

2018.02.13 :

La vétérinaire nous a visités à domicile, elle a été très impressionnée par combien le fibrosarcome à la patte arrière gauche de Chamane avait grossi. Les tissus à vif sont distendus. Le sang coule par moments. On peut craindre à tout moment la fracture d’un os rongé par le cancer. Lorsque cela deviendra évident, dans ses yeux, dans ses mouvements, dans ses postures, il nous faudra l’euthanasier.

Nous ne voulons toutefois pas l’euthanasier simplement pour notre confort moral…. même si c’est dur pour nous. Comme ce l’avait été pour Schahpour, ce sera une décision très difficile. Elle s’imposera en son temps… Bientôt… toujours trop tôt.

Pour l’heure, il exprime si intensément son bonheur à dormir le soir lové tout contre nous, et à manger, et à recevoir des câlins – donc il reste avec nous, encore un peu. Mais nous sommes conscients que c’est une question de jours, ou de semaines.

Il nous manquera terriblement. En attendant, carpe horam. Respect pour un grand courageux.

 

2018.03.16, message à la vétérinaire :

Le gel Octenisept semble avoir eu un très bon effet sur Chamane, nous lui en appliquons aux deux blessures du tarse une fois par jour si possible, après je le distrais et le cajole afin qu’il ne lèche pas trop vite et que cela ait le temps de sécher. Cela semble diminuer l’irritation (je ne le vois plus se secouer la patte comme avant), donc il se lèche moins, donc il saigne beaucoup moins ; c’est bien croûteux et pas humide ; nous restons attentifs à une odeur éventuelle. Depuis votre passage et grâce à ce gel il va mieux.

Voici une petite photo de lui dans sa boîte à chaussure, nous changeons le linge tous les deux jours et je désinfecte alors la boîte avec de la chlorhexidine en spray. Ce grand sage est incroyablement résilient, tant que nous le voyons jouer volontiers avec Chatoune, enfin un peu, parfois allant après elle, la terrassant quand elle l’agace… manger volontiers, adorer les échanges, nous continuons avec lui. Nous savons pouvoir compter sur vous lorsque la décision d’euthanasie s’imposera, cela nous aide moralement. En attendant, il semble encore trouver du bonheur à vivre.

 

Fin mars 2018 :

J’abandonne le gel, qui semble le rendre un peu malade quand il se lèche. J’opte pour la betadine uniquement, et toujours le moins souvent possible.

 

2018.04.06 – Vendredi de Pâques :

La croûte de l’énorme boursouflure, formée par le fibrosarcome du tarse arrière gauche de Chamane, est tombée. À la place, bée une cavité large et profonde, jaune sur le pourtour, rouge vif autrement. Effectivement, les vaisseaux sanguins d’une tumeur ne manquent pas de sang… Il semble qu’il n’y ait plus d’os.

Je le regarde attentivement, il ne semble pas souffrir, en tout cas pas d’une façon notable à son attitude corporelle, ou perceptible sur son beau visage : ce dernier n’est pas chiffonné, il conserve son expression princière. Parfois, je tamponne très délicatement à la betadine.

Malgré son impressionnante blessure, il marche, en boitant légèrement mais sans se traîner, saute de mon bureau au sol et vice-versa. Je change régulièrement le linge tâché de sang de la boîte à chaussure posée en hauteur, où il aime à se lover. Je nettoie régulièrement les taches de sang qu’il laisse parfois derrière lui, afin de garder un suivi au plus près de la situation.

 

Dimanche de Pâques :

Une nouvelle croûte commence à se former, mais en la léchant de sa langue râpeuse de chat il freine évidemment sa constitution. Le plus souvent, Chamane a le regard lointain… Le Grand Silencieux reste silencieux. Assez souvent, toutefois, je le sens soudain se frottant à mes jambes, je le regarde, il me regarde lui-même avec intensité, de ses yeux bleus en amandes. Je le caresse, il émet un « Arrrm » de bonheur, fait un tout petit mouvement de son corps, celui que lui permettent ses pattes arrière affaiblies par le cancer et ses arthroses de poly-traumatisé ; il semble heureux à ces moments !

« Que veux-tu, mon petit ami ? » Il s’éloigne d’un demi-mètre, fait une pause, se retourne sur moi. Je me lève, le suis lentement, il me guide à ses écuelles ; il y a encore des croquettes, bien sûr… Je le caresse, un nouveau « Arrrm » de bonheur, et il mange deux ou trois croquettes, très posément. Je lui change l’eau de son écuelle, il boit alors avec application. Puis il me regarde encore… Je lui réponds : « Oui, camarade, tu peux compter sur moi. »

Il demande à sortir, je lui ouvre la porte, il est content que je le fasse, quoiqu’il sache parfaitement utiliser la petite chatière à volet rabattant. Il part en promenade dans les escaliers et sur la coursive. Je le vois aller, tranquillement et vaillamment.

 

Lundi de Pâques :

Je sais que le jour viendra où Jacqueline et moi devrons prendre la décision d’euthanasier Chamane, notre ami. Quand la souffrance sera trop grande – pour lui. Qu’elle est difficile à contempler, cette perspective. Le faire quand cela doit se faire, ni avant terme, ni trop tard. Avant terme, ou trop tard, compteront comme lâcheté.

Carpe horam.

 

2018.05.23 :

Chamane nous stupéfie, il va très vaillamment – on dirait vraiment que de s’être lui-même arraché, avec les dents, une bonne partie de la tumeur, lui a fait du bien ! Depuis dix jours c’est sec des deux côtés du tarse, qui ne saigne pas. Le Grand Sage ronronne beaucoup plus qu’auparavant, plus souvent. Il joue aussi avec Chatoune parfois, à leur petite bagarre simulée habituelle.

Les mois passent dans un sentiment de miracle quotidien.

 

Fin du deuxième semestre 2018 :

Les saignements du tarse de Chamane ont repris, par intermittence. Lui et moi faisons comme corps ensemble. Il m’épate. Je reçois une leçon de vie à son contact. Il est mon ami, je fais tout ce que je peux pour lui. Attention, affection, soins. Partout, je veille à conserver une hygiène impeccable : tout ce qui se retrouve maculé de son beau sang, bien rouge, est changé ou nettoyé illico. Nous nettoyons la litière après chaque passage de l’un ou l’autre chat. Conserver très propre l’environnement nous aide aussi, Jacqueline et moi, à mieux tenir le coup moralement. Chamane semble vivre avec équanimité sa condition, avec bonheur ses relations humaines et sa relation féline.

Gribouille, qui comprend mal le langage chat, vit séparé de ses deux congénères, dans l’appartement du second étage ; cela s’avère un arrangement pour le mieux. Jacqueline lui tient compagnie toute la journée – elle est sa grande amie.

***

Le temps de la fin. Dimanche, 2018.12.09 :

Au matin, tôt sur une route nationale, loin de chez nous. Il pleut à verse, il fait gris, froid et venteux. Soudain, je perçois sur ma droite, au bord de la chaussée, un petit chat noir qui titube.

Kairos stênos ! Je ralentis dans la fraction de seconde, me parque sur le côté, sors du véhicule, me dirige vers le point où j’ai vu le petit être en difficulté. Rien… Puis j’avise le conduit des eaux d’écoulement, traversant sous la route. Je me mets à plat ventre dans la boue et les feuilles mortes. C’est bien cela : à l’intérieur, un peu plus loin, comme une petite boule noire. Je tends le bras, arrive à m’en saisir aussi délicatement que possible, la ramène doucement à moi. Un jeune chat noir, entièrement couvert de boue et de feuilles. Je le nettoie précautionneusement d’une main, il ne se débat pratiquement pas.

Il est méchamment accidenté. Au niveau de son œil gauche, protubérant, une gigantesque bosse, la chair a été un peu arrachée. Il est évident qu’il doit souffrir d’un traumatisme crânien. Je le glisse sous mon manteau pour l’abriter de l’averse, retour à la voiture. Là, sous couvert, je le nettoie un peu plus : c’est une petite chatte toute noire. Je l’enveloppe doucement dans un linge propre, puis l’installe dans les bras de Jacqueline.

Un peu plus loin il y a une station-service, avec un modeste restauroute. J’y trouve la feuille de chou locale, y consulte la liste des téléphones d’urgence pour le vétérinaire de garde : rien ! Désemparé, je m’enquiers auprès de la tenancière : non elle ne connaît pas de vétérinaire tout près ; mais un client a entendu : si, dit-il, vous prenez à droite dans la zone industrielle… suivent des indications aussi précises que possible.

Je pénètre dans la Z.I., aïe, ce n’est jamais évident pour s’y retrouver ce genre d’endroits, et sous la pluie encore… Je tente sur le smartphone de Jacqueline de trouver des indications : rien ! Bon, je m’astreins à suivre celles qu’on m’avait données. Il pleut à torrents maintenant, la petite chatte émet des gémissements, poignants par leur faiblesse. Lentement, je vais de rue en rue… Rien… Soudain, un spectacle surprenant : un homme, dehors, nettoie au kärcher son camion ! Je descends de véhicule, dévale le talus qui nous séparait, il sursaute… et m’arrose. Autant pour moi, petit rappel que quand le temps presse, il faut aller lentement. Chance : oui, il sait où se trouve le cabinet vétérinaire en question, il me donne les instructions complémentaires nécessaires.

Retour à la voiture, la petite chatte gémit parfois, doucement. Je trouve enfin le cabinet vétérinaire : fermé, bien sûr, mais dessus la porte un numéro de téléphone pour les urgences. Appel… ah non, il faut composer un autre numéro, que j’ai grand-peine à entendre sous le crépitement de la pluie. Première tentative vaine, je n’avais pas bien entendu un chiffre apparemment. Je rappelle le premier numéro, dans la voiture cette fois pour mieux entendre le message enregistré. Nouvel appel au numéro indiqué, on me répond que ce cabinet, devant lequel je me trouve, c’est justement celui de la vétérinaire de garde. Elle arrive.

Jacqueline me dit que la petite est prise de convulsions. Quelques minutes plus tard, elle meurt, toujours enveloppée dans son linge. Je rappelle la vétérinaire, elle vient quand même. Chez elle, nous regardons le pauvre petit corps meurtri : elle n’aurait pu que l’euthanasier.

Il fait gris noir, il pleut à verse. J’aurais préféré arriver plus vite auprès de la vétérinaire… Du moins avons-nous permis à ce petit être de ne pas mourir dans des torrents de boue glacée.

Tout le reste du trajet, nous pensons à Chamane : lui est grand et blanc, elle, cette jeune inconnue, qui commençait à peine sa petite vie, était menue et noire. Ce contraste me hante, j’associe sans cesse les deux chats dans mon esprit.

Bien… C’est ainsi. Nous veillerons à ce que Chamane ait la mort la plus douce possible.

***

Je craignais la période de Noël et de Nouvel-an, mais dans l’ensemble cela s’est bien passé pour Chamane, même si sa plaie se creuse et s’étend. Aux premiers jours de 2019, un espoir fou naît en moi, comme une petite flamme d’allumette dans le grand froid… Il est si fort, si exceptionnel… Peut-être surmontera-t-il le cancer et la chair repoussera-t-elle ? À défaut, peut-être passera-t-il 2019, alors que nous ne pensions pas le voir vivre 2018 ? Rêve et prière d’enfant.

Petit enfant qui doit vite déchanter, car la vie chante d’autres chants… que ceux qu’elle chante dans les livres d’enfants.

 

Un matin, Chamane fait une grande hémorragie sur mon lit, je tente de la stopper, sans l’agiter. Aïe, il s’est arraché un grand morceau de chair malade, et l’os, rongé par le cancer, est apparent. C’est bien de l’os, au toucher. Pansement à la betadine maintenu à la main, câlin, affection… je suis là mon ami.

Dès lors, il ne montera plus sur la bibliothèque. Je lui installe un coucouche-panier très confortable, sous la chaise près de mon bureau ; il apprécie cette position près de moi, au niveau du sol mais protégée par l’assise de la chaise au-dessus de lui ; les barreaux horizontaux reliant le bas des pieds de la chaise, sur deux côtés seulement, lui permettent de s’installer aisément d’une part, d’avoir un appui pour son corps d’autre part.

Quelques jours après cette hémorragie, il ne nous rejoint plus pour dormir. Il ne réagit plus à mes raclements de gorge pour la sieste, demeure toute la nuit dans son coucouche-panier. C’est la première fois… Par contre, de temps en temps, il se lève pour inspecter non seulement son étage, mais aussi la coursive, plus haut. Il monte et descend les marches précautionneusement, mais il y parvient.

Chamane, notre ami… Tu es vivant, mais souffres-tu par trop ?

 

Mi-janvier 2019 : nous percevons une odeur suspecte émanant de sa plaie ouverte sur l’os. Je tamponne délicatement avec de la betadine, régulièrement maintenant, mais sans me faire d’illusion : un os ne peut rester longtemps apparent sans infection majeure. Autrement, le regard profond du Grand Silencieux demeure vivace et encore lumineux.

Chamane, notre ami, que devons-nous faire ?

La pureté et la limpidité de son regard, toujours profond et vivant, forment un tel contraste avec l’aspect malsain et morbide de sa plaie, que la décision s’avère difficile à prendre.

 

2019.01.24 :

Heureusement que nous n’avions pas réalisé qu’aujourd’hui était le 2e anniversaire, jour pour jour, de l’adoption de Chamane par nous. Sinon, peut-être n’aurions-nous pas pris, ce jour-là, la décision de l’emmener chez la vétérinaire, par négation d’un indigne esprit de superstition… Et l’abcès à l’os se serait-il alors développé de façon foudroyante, et la grande souffrance avec… Bienheureuse ignorance.

Je fais l’enfant, encore : ce n’est pas pour l’euthanasier que nous l’emmenons, mais pour un examen médical. Jacqueline ne dit rien, mais je vois bien qu’elle n’en pense pas moins… Dans sa corbeille, Chamane est calme et silencieux.

La vétérinaire, impressionnée, constate. Elle nous dit clairement qu’il est temps de l’euthanasier, qu’il est probablement déjà en train de souffrir. Je sens comme le sol se dérober sous mes pieds. Mon ami…

Bien… C’est ainsi. Jacqueline pleure, je dois être blême. La vétérinaire ne nous brusque d’aucune façon, elle nous laisse le temps de nous reprendre, nous introduit dans une pièce tranquille, à la lumière tamisée. Nous restons seuls un dernier moment avec lui, à partager un ultime moment de tendresse. Il a le regard si vivant ! Mais sa patte… c’est la mort, sournoise, celle qui vient pour un dernier enfer, pas celle qui vient tranquillement, sereinement.

Puis la vétérinaire nous rejoint. Avec de la médétomidine, elle procède, par voie sous-cutanée, indolore au possible, à une sédation. Je garde mes deux mains posées sur l’arrière-train de Chamane, de dos, mon visage contre sa nuque – il a toujours aimé ce contact. Jacqueline, courageusement, lui fait face, yeux dans les yeux. Elle l’observe, très émue, elle pleure, ma compagne aimée. Les yeux de Chamane demeurent un long moment pleins de vie, il regarde à gauche, à droite, sans peur, ses deux grands amis sont là, avec lui, et tout est calme. Puis Jacqueline voit que ses pupilles se dilatent, son regard perd de son acuité.

Il faut pourtant faire une deuxième injection de sédatif à notre vaillant félin, pour qu’enfin il perde complètement connaissance… les yeux toujours grands ouverts. Jacqueline a gardé le contact visuel jusqu’au bout. C’était elle qui avait croisé le regard de Chamane la première fois, à la SPA. Je dis à la petite courageuse que c’est mon tour, et je l’incite à attendre dans la pièce voisine, pour la suite.

C’est moi maintenant qui plonge mes propres yeux dans ceux de Chamane – il est inconscient, apparemment. Sa cage thoracique se soulève, lentement, faiblement, il est toujours vivant. Le pentobarbital lui est injecté par intraveineuse. Quelques secondes plus tard, il cesse de respirer. Son cœur a cessé de battre. Il est mort.

 

Un météore lumineux aura traversé notre vie pendant deux années, exactement.

***

2019.01.26 :

Le surlendemain de sa mort, je me réveille de ma sieste avec son nom en tête : « Chamane ? »… Mais non, s’il n’est pas sur moi… c’est bien parce qu’il ne le sera plus jamais.

Je demeure étendu, quelques secondes… Soudain la chatière s’ouvre, blinc-blonc, « Mrrouw ? ». J’éprouve un grand sentiment de bonheur : « Chatoune ! »

Chatoune est là !

Caresse à la petite grisette. Café. Arcangelo Corelli. Comme il lève les brumes du chagrin, le soleil de ce compositeur de l’époque baroque italienne. Il illumine le cœur et l’esprit…. comme le fait Chatoune, d’ailleurs !

Elle est actuellement couchée sur le bureau-bibliothèque, et elle m’observe de ses yeux ambre, avec son affectueuse attention de chatte. Notre chagrin est fort, et il doit lui manquer à elle aussi, car elle l’aimait bien, Chamane le stoïque, toujours très maître de lui-même, immanquablement poli avec elle. Mais la vie de notre petite équipe d’amis continue : ici, au premier, il y a Gabriel avec Chatoune, et à l’étage là-haut, Jacqueline avec Gribouille.

 

2019.02.11 :

Dix-huit jours après sa mort, je réalise combien Chamane emplissait ma vie, par la densité et la sobriété de sa présence. Par son intelligence, concentrée et discrète. Par sa tranquille douceur.

Il savait se faire aimer, se faire aider, toujours en conservant sa dignité. Sa noblesse d’attitude et d’expression, dont il ne se départissait jamais, était une leçon de vie.

Il m’a offert la chance de pouvoir aimer et admirer.

En retour, je pense avoir été pour lui, pendant ses deux dernières années de vie, un ami, attentif et dévoué.

 

Chamane. Requiescat in pace.

 

Ton ami, Gabriel.

 

[1] Chanson de 1933, paroles de Jean Nohain, musique de Mireille.

[2] Chanson de 1932, paroles de Jean Nohain, musique de Mireille.

Le dernier grand rhinocéros blanc

août 22nd, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #99.

Soudan, zoo de Khartoum, vers 1967.

Enfant, j’avais été très impressionné par deux rhinocéros blancs gigantesques. J’étais ébloui par leurs masses tranquilles. Je revenais sans cesse aux deux géants. L’un d’eux était soudain venu au petit garçon fasciné, avait pointé sur lui une tête énorme, aussi longue que tout le corps du petit homme, et avait fait “ grroumpf ”. Un son très bas et très puissant, des yeux paisibles et interrogateurs. Ç’avait été une initiation soudaine et immédiate comme la foudre : “ Groumpf ” m’avait fait sentir, d’un coup, la splendeur de ces énormités de la nature, la force tranquille et profonde de ces pachydermes venus du fond des âges.

Déjà, toutefois, par des bribes recueillies auprès des adultes, je pressentais qu’ils n’avaient aucune chance, dans un monde où les hommes commandaient brutalement et n’aimaient, pour la plupart, ni la nature, ni les animaux. Cette prise de conscience, inexorable, a été déterminante dans mon développement psychique.

Les animaux peuplent toujours mes rêves, entre autres ces grands rhinocéros blancs de la race du nord, entrevus au zoo de Khartoum, aux pattes plus longues que leurs congénères d’Afrique australe. Dans des visions de vie et d’espace, je me plaisais à les imaginer galopant puissamment, en petits troupeaux, dans la vaste savane soudanaise.

Hélas, en moins d’un demi-siècle, j’aurai vécu la disparition, irréversible, d’un paisible géant. Début octobre 2015, sur A2, on peut voir le dernier représentant mâle de cette race septentrionale des grands rhinocéros blancs. Il a 42 ans, il est vieux, il s’appelle Sudan, pays où il n’y en plus un seul et dont ce survivant ultime est originaire. Il finit ses jours au Kenya, après un passage par le zoo de Prague, qui lui a valu d’être encore vivant… Avec lui, il n’y a plus que deux femelles, Najin et sa fille Fatu, les dernières de leur race également.

On leur a coupé leurs cornes. Vision affligeante, qu’un rhinocéros africain sans cornes. D’autant que cela n’arrête pas les braconniers, les trafiquants de la pseudo-médecine traditionnelle chinoise convoitant même la racine de leurs cornes. C’est la fin d’un grand animal pacifique et qui ne craignait personne… avant que les hommes ne s’abattent sur lui.

***

Le chardonneret fusillé

août 20th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #94.

2010.05.20 – Je déambule tranquillement sur notre grand terrain de Kangaroo Island, admirant, en fin d’après-midi, les étranges Eucalyptus cladocalyx, savourant les chants d’oiseaux. Méditant sur toutes les tragédies animales et végétales qu’il a dû connaître.

Soudain un claquement sec, venu de la dite “ council reserve ”, trouble l’harmonie. Aïe ! Carabine à petit plomb… Peu après, je vois un chardonneret se poser en catastrophe sur le sol. Son comportement me semble anormal, je m’approche de lui discrètement et l’observe de plus près. Le pauvre petit ouvre et referme le bec avec angoisse. Pas un cri. Il agonise. J’évite d’ajouter à son affolement.

Je le vois mourir en une minute.

Je l’ai ramassé doucement, encore tout chaud. Du sang lui coulait sur une patte, du sang vermeil, tellement rouge que c’en était troublant au-delà de la tristesse. Il avait une profonde blessure à l’abdomen. Un petit trou. Le tireur n’avait eu cure de la beauté de son plumage, de son chant et de son vol. Il ne voyait qu’une proie facile, car les chardonnerets sont confiants par nature.

Ils sont également, pour ceux qui s’amusent à tuer, victimes désignées par leur statut que l’on veut infâmant : “ introduced species or race ” – race ou espèce introduite. Statut attribué par les descendants des non-natives ayant tout introduit sur le continent, après qu’ils s’y sont eux-mêmes introduits…

Alors voilà : on l’a fusillé, le petit chardonneret.

Mais que sait l’univers du drame ? Moi, je sais. Je le ramène dans le creux de ma main, je l’installe dans une jolie petite boîte, avec disposée contre lui une grande fleur de Callistemon rouge et or, et quelques graines. Le lendemain, avec mon épouse, nous lui avons offert une petite cérémonie funèbre, et afin de ne pas l’oublier trop vite nous avons disposé quelques jolis cailloux sur sa tombe.

Tant de grâce, tant de beauté… Fini le si joli petit chardonneret… Il aura vécu l’espace de quelques vols, de quelques graines, de quelques chants.

***

L’étrange histoire d’une traduction bancale et de ses conséquences sur une vie

août 19th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #93.

Le travail des traducteurs m’a toujours fasciné, depuis ma petite enfance déjà. Les traducteurs, souvent, font plus que mettre à disposition des textes autrement inaccessibles, ils peuvent, également, valoriser ou dévaloriser ces textes.

Ma première découverte de cette réalité se fit à travers les traductions en français, sous le label Le Club des Cinq, des Famous Five de l’Anglaise Enid Blyton [1897-1968], une série de romans pour enfants rédigés par elle entre 1942 et 1963. Au moins une demi-douzaine de traductrices avaient été mises à la tâche entre 1955 et 1967, et dans l’ensemble elles s’en étaient honorablement acquittées.

Le Club des Cinq va camper, une traduction de 1957 de Five go off to camp, dans ses éditions Nouvelle Bibliothèque rose (1960 ; mon exemplaire était de 1969), présentait une couverture de Paul Durand [1925-1977]. Un véritable trésor onirique. Avec son titre, le livre, annonciateur de petit paradis programmé, me faisait gentiment rêver de grande nature, ainsi que de relations familiales douces et harmonieuses.

Déjà tout petit, je vénérais la langue française. La traductrice de l’anglais maniait bien sa propre langue, c’était donc très agréable à lire. Mais il y avait des zones d’ombre dans le livre…

Annie, la cadette, s’avérait la seule sachant cuisiner. Pour moi, par sa douceur, son entregent et son sens des responsabilités, elle se révélait le personnage central. Aussi avais-je été particulièrement choqué par un passage, où un aîné invectivait sa petite sœur, injustement et sur un ton déplaisant :

« Qu’est-ce que ça veut dire, « ganaches »? demanda Annie.
– Ça veut dire idiots, petite sotte », riposta Michel.

J’étais interloqué, déçu. C’est normal, pensais-je, de ne pas connaître tous les mots, c’est bien de demander leur sens ! Ce Michel était déplaisant…

Un an plus tard, à l’installation de ma famille en Europe, alors que j’avais onze ans, je relus le récit (car j’imaginais qu’il me faudrait apprendre à camper en France…) – pour me trouver confronté à un mystère. Au début du chapitre 3, était évoqué un « courlis »…

La description poétique de l’appel de l’oiseau me plaisait et je consultai alors ma petite bible ornithologique acquise à l’époque, Oiseaux – Atlas illustré, de Spirhanzl-Duris et Solovjev, 1ère édition française de 1965. Ce qui me plongea dans des abîmes de perplexité. En effet, j’y lisais que le courlis est « un oiseau des marécages (…) des lacs et des régions côtières du nord ». Or le récit (en français) se déroulait sur des hauts plateaux froids, que j’avais laborieusement, et correctement, associés au Massif Central… sur lesquels il ne pouvait pas y avoir le moindre courlis !

J’étais perplexe, à nouveau déçu. L’auteure ne sait pas de quoi elle parle, me dis-je. Je m’éloignai de ses livres.

En 1985, mon épouse me faisait lire Je vous écris d’Italie, que Michel Déon [1919-2016] venait de publier l’année précédente. Nous demeurions à Gersau, sur le Lac des Quatre-Cantons. Je lisais avec plaisir, dans la Stube du très vieux chalet de sa tante, ce roman empreint d’atmosphère, le lac splendide et les Alpes magnifiques s’offrant à la vue au-dehors. Je tombai alors sur le passage suivant :

« Il y a entre imbécile et imbecille une énorme différence. Le mot italien peut se hurler, il reste chaleureux. Jacques aimait bien la façon dont le maire disait imbecille d’une voix magnifique, étalant le triomphe de l’intelligence autoritaire sur la stupidité prolétarienne. »

À cet instant, j’eus une intuition. Quelque temps plus tard, de retour à Genève, je réussis à mettre la main sur Five go off to camp, le texte original de Blyton publié en 1948. Et je pus résoudre les deux problèmes nés avec la traduction française de 1957.

Le texte original en anglais était :

« What’s an idjit ?’ asked Anne.
An idiot, silly,’ said Dick. »

L’expression « silly » n’a absolument pas, en anglais, la tonalité méprisante de « petite sotte », dont avait usé la traductrice ! Nigaude eût mieux convenu… Et encore… Le contexte rendu n’était pas le même, il y avait un monde entre ne pas comprendre un accent… et ne pas connaître un mot rare. De plus, l’usage du verbe « riposta », nullement nécessaire, accentuait le côté agressif de la réplique, par là le malaise d’un petit lecteur francophone sensible. Quoi qu’il en soit, la traductrice, ayant choisi de faire l’impasse sur l’aspect amusant d’une prononciation paysanne inattendue, aurait dû, en toute logique, faire l’impasse complète sur ce petit dialogue, qui n’avait plus sa place !

Elle n’était pas allée au bout de son travail d’adaptation.

Pour mon édification, je lus alors le récit original entier en anglais, la traduction à portée de main, pour comparaison. Je ne m’ennuyai pas autant que je ne l’avais craint. Et je résolus alors le mystère ornithologique !

Blyton avait situé son récit dans les moorlands du nord-ouest de l’Angleterre, au climat froid… où, effectivement, vit le courlis. La traductrice, en francisant géographiquement le récit (selon la volonté de l’éditeur français, et cela dès la première traduction pour la série, en 1955), avait œuvré à donner l’impression que le Club des Cinq (des petits Français, donc) s’en allait camper sur des hauts plateaux désertiques et, sans qu’elle ne le dise explicitement, il s’avérait clair qu’elle avait le Massif Central en tête.

C’était une bonne idée, mais… en conservant l’oiseau courlis dans le récit, elle avait fabriqué une aberration ornithologique ! Elle aurait dû évoquer, à la place du courlis cendré, le cri d’un oiseau vivant en été dans le Massif Central.

Par ailleurs, je notais quelques menus problèmes supplémentaires, de botanique en l’occurrence, nés de cette transposition, et que je n’avais pas remarqués dans mon enfance.

Enid Blyton n’était pas à blâmer, en aucune façon. Dans les deux cas d’espèce, il s’agissait d’une maladresse de la traductrice, qui, encore une fois, n’était pas allée au bout de son adaptation de l’anglais.

Ce fut là sans doute le tout premier écrit où je me trouvai confronté à des problèmes de traduction inadéquate. Avec le recul, je constate que cela m’a profondément marqué, et orienté mentalement pour la vie. Cette double mésaventure, disons affective et cognitive, a contribué à mon goût de la parole juste et de la traduction minutieuse, autant qu’adroite. J’y repense avec un grand sourire.

Toute bonne traduction est un mystère. Elle emmène le lecteur dans une florissante randonnée à trois. Une mauvaise traduction, par contre, est un dédale obscur. Mais quand on sort de celui-ci par ses propres efforts… quel triomphe !

***

Tous ces êtres…

août 14th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #79.

Tous ces êtres que j’ai pu croiser ou côtoyer, qui avaient besoin d’aide ou de réconfort, combien sont-ils avec qui je n’ai pas su y faire, pour qui je n’ai rien pu faire, ou pour lesquels il n’y avait rien à faire. Tous ces petits êtres… mais aussi d’autres, plus grands… que j’ai aimés ou admirés, et qui sont morts. Tout cela est si irréversible.

Étendu sur le dos, dans un lit d’hôpital, ou assis dans un siège d’avion, je tente de me les repasser en mémoire. Pour certains déjà, il ne me reste qu’un brouillard blanc, où j’entends comme un rappel, que je dois me souvenir, qu’il y avait un être, qu’il y avait un nom… ou que j’avais donné un nom…

Tout s’estompe, alors que je me bats pour leur rester fidèle, à ces feux follets de l’existence. Rien à faire, après que la mort les aura rattrapés, le néant éteindra jusqu’au souvenir qu’ils m’avaient laissé… souvenir que je tente, en vain, de raviver.

***

Là ! Là ! Tu vois bien qu’il joue !

août 10th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #75.

Petit, j’avais été frappé par l’attitude d’un héros de BD comique, Modeste, à qui Pompon présentait son chaton, Toutenpoil [1]. Modeste s’en approchait brusquement, la main tendue pour le caresser, mais le chaton, apeuré, sautait hors des bras de Pompon et allait se cacher derrière un arbre. Modeste tentait alors de l’attirer à lui en jouant de ses doigts, puis en tendant une brindille qu’il agitait vers le chaton. Celui-ci observait avec circonspection…

Pompon expliquait : « Tu lui fais peur, voilà ! » Rien n’y faisait, Modeste n’écoutait pas et, dépité, tournait le dos au chaton en décrétant : « Ce chat est insignifiant, il ne joue pas. » Il s’en allait en traînant derrière lui la chambre à air qu’il réparait… Alors, hop hop hop ! Toutenpoil approchait en quelques bonds et s’accrochait de toutes ses griffes à celle-ci ! Et Pompon, triomphante : «  ! Là ! Tu vois bien qu’il joue ! »

Ce court récit, délicieusement dessiné par ce génie du graphisme qu’était Franquin [1924-1997], m’avait particulièrement interpellé. Car j’avais remarqué que les enfants, et même les adultes, ne prenaient que rarement la peine d’interagir d’une façon adéquate avec un animal : c’était à ce dernier d’assumer l’entièreté de l’effort de communication. En définitive, c’était à l’animal de faire preuve de l’intelligence nécessaire pour tout échange avec l’espèce bipède (que j’apprendrai, plus tard, s’appeler Homo sapiens – « homme sage »).

Il fallait que l’animal comprenne les désirs et les attentes des humains, et s’y adapte… S’il le fallait, qu’il y soit génétiquement préadapté, par la sélection en élevage.

Pour ma part, j’ai eu la chance de pouvoir partager, un temps, la vie de neuf petits félins : Aswad, Sacha, Micha, Champi, Lucie, Schahpour, Chatoune, Chamane et Gribouille. Neuf admirables compagnons de vie, très différents l’un de l’autre [2]. Avec chacun j’ai eu des échanges d’une grande intensité, parce que je me donnais la peine de les regarder, de parler leur langage, et d’interagir avec eux selon leurs façons félines, subtiles et profondes. Toujours très claires, en définitive, comme le fondateur de l’éthologie, Konrad Lorenz [1903-1989], l’avait si bien noté [3].

Franquin aussi, d’ailleurs : «  ! Là ! Tu vois bien qu’il joue ! »

[1] Planche no 20, publiée dans l’hebdomadaire Tintin en 1955, de la série Modeste et Pompon.

[2] Cf. supra le texte no 70, « L’étonnante variété des types psychiques félins ».

[3] Cf. supra le texte no 34, « Le chat, incompris et calomnié ».

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L’étonnante variété des types psychiques félins

août 9th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #70.

Les observateurs attentifs ont constaté que les moutons, si méprisés, présentent une diversité impressionnante de psychismes individuels. Quant aux chiens, mieux étudiés, ils démontrent une variété de types psychiques aussi étendue que chez les humains.

On sait moins observer les chats, plus cryptiques dans leurs expressions et leurs comportements. Néanmoins, si l’on procède correctement à cette observation, il m’apparaît qu’on aboutit à cette intéressante conclusion : la diversité des types psychiques semble plus marquée chez les petits félins que chez les humains ou les chiens !

Je me fonde, entre autres, sur l’observation personnelle, de très près, de neuf petits chats, très différents l’un de l’autre, avec lesquels mon épouse et moi-même avons partagé un temps de notre vie : Aswad, Sacha, Micha, Champi, Lucie, Schahpour, Chatoune, Chamane et Gribouille.

En y réfléchissant bien, on peut concevoir la raison principale de ce phénomène : les félinés, très individualistes, ne subissent pas la pression de conformité sociale, mimétique ou biologique, propre à des animaux aussi grégaires que les grands caninés, ou les simiens, par exemple.

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La persistance de Milou

août 8th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #69.

Certains animaux, lorsqu’ils tentent de communiquer quelque chose qui leur semble important, à un humain qui ne les prend pas assez au sérieux, peuvent faire preuve d’une extraordinaire persistance.

Une superbe, très sobre et émouvante illustration en est donnée par Hergé à la planche 60 de l’album Les Sept Boules de cristal. Il y représente, en portraitiste animalier, le petit chien Milou, tentant de faire comprendre, à Tintin, qu’il a découvert le chapeau du professeur Tournesol, disparu.

Envers et contre tout, malgré les remontrances et les moqueries, Milou revient à la charge, ne se laissant pas aller au découragement. Enfant, cette séquence m’avait beaucoup marqué.

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Ailleurs n’est pas distrait

août 8th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #66.

Le mot “ distrait ” sert à qualifier celui dont l’esprit vagabonde tellement qu’il n’est pas à ses actes, au point que sa capacité de concentration s’en ressent. Le même mot est utilisé, à mauvais escient, pour qualifier celui dont l’esprit se trouve, très intensément et durablement, consacré à une ligne de pensée… parfois au détriment de ses interactions avec le monde extérieur.

De fait, seul le premier est réellement distrait, son esprit dérivant trop volontiers un peu partout. Le deuxième se trouve plutôt absent… fixé dans un ailleurs précis ; il n’est justement pas distrait par grand-chose, y compris par les aspects concrets de la vie. Enfant, j’étais perplexe que l’on me qualifiât de “ distrait ”. Je ne voyais pas très bien ce que l’on pouvait me reprocher.

Pièges et limitations de la langue… avec tout l’impact que cela peut avoir sur des existences !

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Cours après moi que je t’attrape !

août 7th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #64.

2014.08.05. – Un currawong, grand oiseau autralasien du genre Strepera, son œil d’or fixé de côté sur notre chatte, esquive, par petits bonds légers, en oblique et latéralement, les avancées prudentes de celle-ci…

Puis Chatoune se décide : après un moment de concentration toute féline, le corps ramassé sur lui-même, elle bondit et fonce ! la queue en panache, tous ses poils dressés ! – mais elle le fait de façon latérale, elle aussi, surtout pas droit dessus. Les currawongs, ils sont timides et plutôt aimables, certes, mais ils sont très grands… et leur bec s’avère rudement long !

Lui-même, sans s’envoler, fuit un peu… mais pas trop. Et ça recommence… Elle reprend tout son manège, en débutant, à nouveau, par des approches bien circonspectes…

Petit jeu de “ cours après moi que je t’attrape ! ”. Celui qui touche, perds !

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Le soleil émergeant de la crasse

août 6th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #58.

Une ferme sinistre, sordide, expose une terrasse sale en contre-plaqués loqueteux. La nappe plastique est crasseuse, des fragments de nourriture y traînent. L’odeur du fumier prend à la gorge, et le chien mauvais, hargneux, aimerait bien faire de même. On craint la rencontre du maître de cette petite évocation de l’enfer. Le chemin longe pourtant le lieu, il nous faut bien continuer avant. Le tas d’ordures se voulant fumier, énorme, exhalant ses fumerolles traînantes, est là, très présent… On presse le pas.

Soudain, entre la carcasse béante d’un vieux frigo et un pêle-mêle de canettes et de bouteilles vides, émerge, droit, vert et jaune, tout seul dans son coin, un grand tournesol. Soleil ! Né dans les déchets, éblouissant de générosité, promesse vivante d’un monde meilleur.

Soleil ! Dans la laideur et la mauvaiseté, j’invoque ton nom. Et celui de ton héraut pour la vie : hélianthe… Nom de lumière et de beauté, de douceur et de magnanimité. Soleil !

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Un Paradis vide de tout animal

août 6th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #56.

Mon indignation (et mon inquiétude !), enfant, quand on m’affirmait qu’il n’y avait pas de place au Paradis pour les animaux, même les plus gentils… Par contre, qu’il y avait un programme spécial de rattrapage, dans une école dite du Purgatoire, permettant aux humains même les plus méchants d’y parvenir, en fin de compte.

Double indignation, double appréhension ! D’avoir à côtoyer là-haut des méchants, certes repentis, mais quand on a un mauvais fond… Et de m’ennuyer pour l’éternité dans un monde sans le moindre animal !

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L’oiseau des tempêtes

août 5th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #54.

Confusion de la cause et de l’effet… Dans Le Vaisseau fantôme, les marins du pirate Barbe-Rouge, apeurés à l’approche d’un ouragan, paniquent parce qu’un grand albatros s’en vient voler au-dessus du navire : ils croient que ce dernier amène la tempête avec lui… C’est « l’oiseau des tempêtes » ! Bien sûr, l’albatros craint, lui aussi, l’ouragan, et il approche du vaisseau dans l’espoir que celui-ci puisse lui offrir un abri…

Barbe-Rouge, pour couper court à la panique superstitieuse, abat ce malheureux réfugié qui fuyait pour sa vie. Geste efficace d’un forban meneur de forbans, mais quelle profonde indignation ce geste brutal et injuste avait-il provoquée chez le petit garçon que j’étais ! J’étais également éberlué par la bêtise de la superstition. En grandissant, je devais constater que les humains se comportent souvent ainsi…

Par sa couverture impressionnante, source d’une émotion esthétique intense lorsque je l’avais découvert en librairie, ainsi que par son récit impitoyable, très bien mené, cet album BD de 1966 est un de ceux qui m’ont le plus marqué, enfant. Il a contribué à me constituer, en positif et en négatif.

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Le grand jeu félin de l’embuscade

août 4th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #52.

Chatoune est ingénue et innocente. La petite grisette s’avère toujours candide ; elle est également enjouée et folâtre…

Son bon caractère se manifeste même dans l’activité la plus sérieuse qui soit pour un chat : la chasse en embuscade.

Grâce à leur patience extrême et à leur parfait contrôle d’eux-mêmes, les félins sont de grands spécialistes de la chasse à l’affût. Ils savent attendre tout le temps qu’il faut. Mais aussi, ils savent la pratiquer où il faut et comme il faut. Préparant soigneusement son guet-apens, un chat se révèle parfaitement en mesure de chasser en embuscade même tout seul.

Sur notre terrain, Chatoune allait se cacher sous le feuillage d’un très vieux yacca, une herbacée géante et pérenne endémique de l’Australie. Là-dessous, elle se tenait tel un sphinx, et patientait, tranquillement mais attentivement, aux aguets. C’était Le Grand Jeu de l’embuscade.

Au moment où nous passions devant, elle jaillissait comme une flèche pour se lancer sur nous ! Elle attendait que nous ayons suffisamment avancé sur notre chemin pour toujours nous arriver dans le dos. Nous avions beau nous y attendre, nous sursautions à chaque fois, car elle était sensible à nos attitudes, et savait guetter le moment précis où notre corps semblait dire : “ Ah bon, elle n’est pas là ”… pour, justement ! dans cette fraction de seconde où notre vigilance s’était relâchée, nous bondir dessus !

Quel bonheur nous lui prodiguions, à chaque fois, par notre sursaut ! Elle courait alors de droite, de gauche, la queue arquée, contente ! Elle se roulait plusieurs fois dans la poussière, les yeux brillant de fierté, puis nous précédait pour la promenade, nous guidant vers les choses intéressantes qu’elle venait de découvrir. Ou bien, dans l’enthousiasme de sa joie, elle se précipitait en haut d’un arbre !

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Moitié-forte, le currawong courageux

août 4th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #50.

2015.08.25 – Les currawongs sont de très grands oiseaux autralasiens du genre Strepera, qui ne sont pas des corvidés allongés et au long bec, mais des passereaux artamidés aux yeux d’un beau jaune vif ; ils poussent des appels très étranges, à l’origine de leur nom vernaculaire et de leur nom de genre. Ils ont une façon inimitable de se laisser tomber de branche en branche, et de se déplacer au sol sans discrétion aucune, de par leur taille et leur démarche gauche. Ce sont de grands sauvages, à l’intelligence sous-estimée à cause de leur timidité.

Un jour sur le deck de notre maison construite sur pilotis, soit sur la plate-forme de la vérandah, je remisais avant le soir les graines pour oiseaux, celles-ci n’étant pas destinées aux rats, sortant la nuit. Un currawong, de loin, observait, régulièrement, la scène. Pacifique comme tous les siens, il n’avait jamais dérangé les petits oiseaux se nourrissant. L’une de ces graines tombe entre deux lattes. Ni une, ni deux : il s’envole et se précipite droit sous la maison à la recherche de celle-ci. Il n’avait pas eu la possibilité de la voir passer à travers le plancher du deck, car la partie inférieure de la maison était cachée par un treillis de bois. Il avait inféré, avec une sagacité immédiate…

Outre leur intelligence de grands modestes, il convient de signaler que, lorsqu’il le faut, comme la plupart des oiseaux, les currawongs savent se montrer courageux. J’ai vu un couple de parents chasser, avec détermination, un très gros chien qui s’approchait trop près de leur petit. Par ailleurs, ils sont coriaces : j’en ai vu survivre à de longues sécheresses et à des tempêtes terrifiantes.

J’ai aussi eu l’occasion d’assister, pendant des semaines, au combat silencieux de l’un d’eux, contre une paralysie progressive de la moitié droite de son corps. J’étais plein d’admiration de le voir réussir à voler, en un vol bancal, mais vol quand même. Réussissant efficacement à se nourrir par lui-même. Trop farouche pour se laisser approcher, comme tous ses congénères. Ces derniers le laissaient en paix, à la différence de ceux de « Sur-une-patte », la magpie handicapée…

Je l’appelais « Moitié-forte ». Rien qu’à l’ouïe, je pouvais déterminer sa présence, car il avait une façon bien à lui de sautiller dans l’herbe et dans les feuilles au sol. Avec son bec de longueur intermédiaire, je n’arrivais pas à déterminer son sexe.

Un jour, au petit matin, je l’ai retrouvé mort ; pas de blessure sur lui, c’était peut-être la maladie, responsable de sa paralysie, qui l’avait tué. Même tout tordu dans sa dernière convulsion, il restait beau. Si élancé, si élégant dans son éclatant plumage noir et blanc.

Je réalisai alors combien il avait été vital, pour le déraciné que j’ai toujours été, qu’une longue partie de mon existence se fasse au contact étroit de la nature profonde. Ces dix-sept années passées dans le bush australien m’avaient donné une précieuse expérience. J’ai beaucoup appris de la vie, et sur elle, grâce à ce contact.

Maintenant, je tourne la page du grand livre de la vie, littéralement – et je crois avoir suffisamment connu, évolué et mûri pour écrire un peu, en particulier sur les êtres que j’ai eu la chance de pouvoir aimer et admirer.

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Le cadeau de la chatte

août 3rd, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #46.

Chatoune est franche, simple, sincère et pure dans tout ce qu’elle fait. Petite chatte grise et vive, elle revenait souvent de ses explorations fructueuses sur notre grand terrain à Kangaroo Island en émettant une série de miaulements brefs typiques, à l’intonation urgente et à la signification claire : « Venez, venez vite les enfants ! »

Nous sortions et elle déposait à nos pieds une petite souris en offrande, le plus souvent parfaitement vivante, quoiqu’étourdie. Alors, d’une main j’escamotais le somptueux cadeau, que je cachais dans mon poing, de l’autre je la félicitais et la cajolais, elle ronronnait, me regardait intensément dans les yeux. Je faisais miam-miam de la bouche, d’un air gourmet ; suite à quoi, elle se roulait de bonheur dans la poussière, ronronnait encore plus fort, se levait vivement, me mettait une patte douce sur le visage, puis me léchait longuement le front en me tenant de ses deux pattes avant. Enfin, tout heureuse, elle retournait à la chasse.

Cet échange, c’était un grand bonheur. Quand elle était repartie, je relâchais la petite proie, éberluée, dans un buisson tranquille, plus loin.

Amitiés, luttes, habileté, survie, férocité, courage, gentillesse, bienveillance, complexité, impermanence, c’est tout ça, la roue du Dharma, la loi vivante du cosmos, que si peu savent ou veulent accepter.

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Comprendre, puis accepter l’ordre des choses

août 2nd, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #44.

Depuis ma petite enfance, il m’a fallu des décennies d’efforts opiniâtres pour comprendre la réalité des choses – une réalité dans laquelle l’organisme qui me constituait avait bien de la peine à trouver ses marques… Je n’ai pas beaucoup aimé ce que j’ai trouvé, que ce soit au-dehors ou au-dedans, ou entre les deux…

Aussi, mon autre effort, tout aussi tenace, a-t-il consisté à accepter, avec équanimité, l’ordre des choses.

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La chatte qui défendait ses petits

août 2nd, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #43.

Banlieue de Khartoum-Nord, Soudan. Petite enfance, fin des années 60. De ma chambre, j’entends soudain des cris déchirants. Je me précipite sur le balcon. Au loin, sur le vaste terrain vague séparant notre maison du Nil Bleu, je vois un chat aux prises avec trois chiens errants. Je ne comprends pas : pourquoi ne s’enfuit-il pas ? Pourquoi reste-il ainsi adossé à un tronc mort couché, ne quittant pas sa place ? Il donne des grands coups de griffe, à gauche ! à droite ! poussant des cris terrifiants ! mais les trois chiens persistent ! Le chat n’a aucune chance !

Affolé, j’appelle ma nounou de Haute-Égypte : « Yoya ! Yoya ! » Elle arrive en traînant un peu. « Yoya, vite, il faut aller là-bas sauver ce chat ! – Quoi ? Pas question, nous pourrions nous faire mordre, et puis ce n’est pas l’heure de la promenade ! – J’y vais tout seul alors ! – Quoi ?! Tu seras puni par ton père ! – Yoya ! Je t’en prie ! – Bien, bien. »

Quand nous arrivons sur place, les chiens ont disparu. On retrouve le chat, mort dans une dernière position de combat, la bouche grande ouverte, les griffes sorties. À côté, deux chatons massacrés. Au pied du tronc couché, un trou profond à la terre fraîchement retournée. En un éclair, je comprends tout : c’était une mère chatte, dans le terrier elle cachait ses petits. Les chiens les avaient dénichés.

La chatte avait défendu ses petits, jusqu’au bout, dans un combat désespéré.

Je pleure sans dire un mot. La nounou ne veut pas le montrer, mais elle est émue. Nous continuons notre promenade, en silence.

Je n’ai jamais oublié cette chatte. Cette mère héroïque, combattant jusqu’à son dernier souffle. Expirant dans la souffrance et le désespoir, sachant qu’elle n’aura pas sauvé ses petits.

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Sur-une-patte, la magpie rejetée

juillet 31st, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #39.

2015.08.07, hiver austral – Depuis quelques jours, j’observe une magpie, femelle, jeune apparemment, plutôt maigre, boitillant piteusement, restant figée sur place quand elle me voit, et bizarrement posée sur son ventre, un peu de travers. Petit à petit, à force de rencontres, elle se détend.

Depuis quinze jours, résolument, je vais, je viens, de quatre conteneurs maritimes que je vide systématiquement, à un grand feu brûlant devant. Les conteneurs sont remplis d’articles scientifiques et techniques anciens, empilés sur des bibliothèques métalliques démontables, c’est tout très intéressant et bien trié, mais je dois débarrasser pour le retour en Europe. À Kangaroo Island, je les avais transformés en compactus. Trente-six ans de documentation qui partent au feu. Je ne garde que ce que je compte relire.

La magpie demeure dans le coin, me laissant parfois approcher à moins de deux mètres. Je lui ai installé une petite soucoupe avec de l’eau, elle vient y boire. À cinquante mètres de là, deux malheureux jeunes chiens, attachés à longueur de journée, jappent lamentablement, parfois pendant des heures. Ils sont beaux, des red kelpies, se tenant droits, ils ont des oreilles pointues, ce sont de vrais canidés. Au moins sont-ils à deux, mais quelle jeunesse…

Un matin, la magpie s’introduit d’un coup d’aile décidé dans le conteneur aux portes grandes ouvertes, s’installe à un mètre vingt de moi sur une bibliothèque, et m’observe ainsi pendant un quart d’heure. Je lui parle, je continue de trier, elle me suit de ses yeux rouges, presque brûlants par l’intensité du regard. Je peux l’observer à mon tour plus attentivement : sa patte droite est complètement tordue, inutilisable. Je ne vois pas de fil de pêche dont je devrais éventuellement la libérer, comme je l’avais déjà fait pour deux de ses congénères, rien à faire pour moi de ce côté. Soudain, elle s’en va. J’ai compris.

L’après-midi je reviens avec des croquettes pour chats. Les deux chiens jappent toujours, elle-même repose tranquillement couchée sur le ventre, toujours dans le fossé devant le conteneur. À deux mètres d’elle, je lui lance une croquette, que malgré sa condition d’éclopée elle arrive à saisir du bec dans sa trajectoire ! Elle me regarde : oui, voilà, tu as compris.

Les deux chiens sont soudain silencieux, dressés sur leurs pattes, ils nous regardent attentivement. J’envoie à la magpie cinq croquettes de plus, en visant bien car elle est quand même très handicapée, puis j’arrête afin de lui éviter une indigestion. Les deux chiens observent toujours, très silencieux, leurs belles oreilles dressées, et je les vois penser : là, il se passe quelque chose d’important, soyons bien attentifs…

Je retourne à mon labeur de triage, la magpie s’en va. Les deux chiens resteront silencieux pour le reste de l’après-midi ; ils méditent, leur pauvre jeunesse de prisonniers leur a enfin fourni un sujet digne de leur remarquable intelligence. Quatre individus sensibles et conscients se sont observés, et réfléchissent.

2015.08.09 – « Sur-une-patte » est toujours là. J’appelle ainsi la petite magpie à la patte difforme. Elle me reconnaît de loin, vole vers moi à tire-d’aile. Cette fois, elle se saisit des croquettes d’entre mes doigts, je lui en donne ainsi une dizaine. Le contact est bon, elle aime bien s’installer tout près et me regarder m’activer.

Par contre, je constate avec inquiétude des blessures écarlates sur sa tête, probablement dues aux coups de bec des magpies de son groupe qui l’ont rejetée. Je les vois alentour, l’œil sur nous… et elles ne semblent pas regarder Sur-une-patte avec aménité. Ces passereaux artamidés, très intelligents, qui vivent en groupe serré, sont connus pour leur façon de rejeter, soudainement et impitoyablement, un congénère hors du clan.

2015.08.11 – Depuis le matin, c’est la tempête sur l’île, avec des rafales de pluie. Je suis inquiet pour Sur-une-patte, je ne l’ai pas vue hier… et avec son unique patte, il doit lui être très difficile de s’arc-bouter contre le vent violent. Il est exclu pour elle, dans de telles conditions météorologiques, de sautiller d’un coin à l’autre à la recherche de nourriture, elle se ferait emporter. Elle doit avoir faim en plus de froid. Je pars à sa recherche sous le vent et la pluie.

Je la trouve près de notre propre maison cette fois, je l’ai reconnue de loin à sa démarche particulière ; elle aussi m’a reconnu, car elle s’élève du sol et vole sans hésiter droit sur moi. Cette fois, elle s’installe sur la barrière du jardin. Elle est transie, l’air misérable, ses blessures à la tête sont à vif. Elle se saisit des croquettes que je lui tends, cette fois elle a droit à une douzaine de celles-ci. Je lui parle un peu, elle fait un petit besoin. Tout va bien.

Mais à peine je m’éloigne d’elle, de deux mètres seulement, qu’elle pousse un grand cri ! Woush ! deux autres magpies, venues de nulle part, me frôlent presque et se lancent sur elle ! Elle s’enfuit en zigzaguant, mais par leur chasse habile ses deux adversaires, en parfaite santé eux, s’y prennent avec adresse pour la forcer au sol. Elle se couche sur le dos, poussant de grands cris, et les deux la piquent et la repiquent férocement.

Il m’a fallu quelques secondes pour réaliser la scène ! Je me précipite alors en courant, faisant de grands moulinets des bras, « allez-vous en ! » qu’il leur crie, le bipède lourdaud ! Elles ne s’en vont que lorsque je me trouve à cinq mètres d’elles ! Sur-une-patte profite de la diversion pour s’évanouir dans la canopée touffue d’un eucalyptus mallee.

Bon… Je sens que la survie de la petite handicapée ne sera pas simple… Ses pires adversaires ne seront ni les prédateurs, ni les éléments déchaînés, ni les difficultés inhérentes à sa condition, mais les membres de la communauté qui l’a rejetée.

Il pleut, il vente. Il ne me reste qu’à méditer, devant, au loin, la mer grise et indifférente.

2015.08.12 – Ce matin, la tempête a soufflé encore plus violemment sur l’île. Dans l’après-midi, alors que je me douche, j’entends les cris de détresse typiques d’une magpie recevant une raclée de congénères. Serait-ce Sur-une-patte ? Le temps de me sécher en vitesse, de m’habiller, je sors – mais rien, personne, nulle magpie. Pour moi, c’est comme un grand silence tout autour, malgré les rafales du vent qui continue de souffler rageusement. Sur-une-patte…

2015.08.16 – Cela fait cinq jours que je n’ai plus revu mon amie. Si c’était bien elle que j’avais entendue, il y a quatre jours, elle aurait survécu aux journées de tempête… et peut-être s’est-elle décidée à ne plus sortir des bois, car les membres de son clan, qui l’ont rejetée, sont trop dangereux pour elle. Peut-être… Bonne chance, petite boiteuse, j’espère recroiser ta route. Tu m’as rappelé ce que c’est que de lutter, chaque jour, simplement pour survivre.

Début mai 2016 – Nous quittons définitivement notre grand terrain de Kangaroo Island. Cela fait neuf mois que je n’ai plus revu Sur-une-patte. Mais je ne l’ai pas oubliée. Je lui dédie ce petit journal, rédigé au gré de nos rencontres.

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Le porteur d’eau et ses petits amis

juillet 30th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #36.

Janvier 2009, été austral.

Suite à une longue sécheresse, l’étang sur notre propriété de Kangaroo Island, quoique profond de plusieurs mètres, s’était retrouvé à sec. Je doublai alors le nombre de récipients emplis d’eau un peu partout autour de la maison, en des endroits où ils seraient à l’ombre pour toute la journée. Afin que les insectes et les petits oiseaux puissent boire sans danger de noyade, je disposai verticalement, dans chaque seau, deux branches lourdes, dont la partie supérieure se retrouvait en appui contre le rebord intérieur, et posai à la surface de l’eau des petits bouts de bois flottant, de tailles diverses : le petit être qui tomberait dans un récipient pourrait agripper un de ces mini radeaux, puis remonter le long d’une de ces branches coupées, jusqu’au rebord du seau. Je disposai par ailleurs trois lourdes pierres autour de chaque récipient, afin qu’ils ne soient pas renversés par de plus grands animaux, maladroits, kangourous, wallabies, possums ou échidnés.

Puis je réfléchis : bien des animaux, nombreux, ne viendraient pas jusqu’ici… leur point d’eau habituel c’était là-bas, à l’étang. J’éprouvais de la peine pour tous les êtres qui ne pourraient plus s’y désaltérer. Voyons… Que faire… Je pourrais déposer, au fond de cet étang à sec, des seaux d’eau, que je remplirais à l’aide du grand réservoir d’eau et de la pompe à incendie que j’avais fixés sur une remorque. Non, cela n’irait pas… Je ne pourrai pas utiliser la pompe pour remplir ces récipients, même son plus faible débit reste puissant et trop d’eau serait ainsi gaspillée alentour ; quant à l’écoulement à partir du petit robinet de vidange, cela prendrait un temps fou pour remplir chaque seau… Par ailleurs, le réservoir était maintenant plein de 800 litres, la remorque s’avérait presqu’indéplaçable sous un tel poids ! Enfin, je l’avais positionnée, près de la maison, exactement là où il fallait pour une lutte contre un incendie, et en ces jours de sécheresse extrême un feu de brousse pouvait nous tomber dessus en quelques minutes… Il était exclu que nous nous retrouvions, pour une heure ou plus, sans cette précaution d’appoint.

Bon… Portant à bout de bras deux seaux d’eau, je fis alors, à pied, le trajet de cent cinquante mètres depuis la maison ; enfin arrivé à l’étang à sec, je les déposai dans la vase, en son fond. Je pris les mêmes dispositions que pour les récipients près de la maison : branches contre la noyade, pierres contre le renversement. Rude tâche, car il faisait chaud.

À mon deuxième trajet, apportant les troisième et quatrième seaux pleins d’eau, je remarquai, déjà, des petits oiseaux perchés sur le rebord des deux premiers récipients. Je déposai ainsi, en tout, huit seaux remplis d’eau, au fond de l’étang à sec. Je m’installai ensuite sur une grande pierre, sous l’ombre d’un eucalyptus géant, pour admirer le ballet des petits êtres de toutes sortes venant se désaltérer. Les petits oiseaux, bien sûr, puis un papillon, une abeille, d’autres insectes… Rapidement, ce fut tout un manège ailé. J’étais heureux.

En fin de journée, je revins avec deux seaux remplis d’eau afin de compléter le niveau de ceux que j’avais installés au fond de l’étang à sec. L’activité de la petite faune auprès de cette oasis artificielle restait importante.

À l’aube du jour suivant, les huit récipients étaient entièrement vides, car les wallabies et les kangourous étaient venus à leur tour, la nuit, et leurs besoins en eau étaient importants. Je pouvais voir leurs empreintes tout autour, dans la vase de l’étang encore un peu humide. Je vis même des traces d’échidné, cela n’avait pas dû être simple pour lui, mais les pierres disposées contre les seaux l’avaient sans doute aidé, il avait pu monter dessus pour accéder à l’eau.

Je repris ma tâche. D’abord rapporter les huit récipients vides à la maison. Au premier voyage effectué avec deux seaux pleins, des oiseaux m’accompagnèrent ; j’étais impressionné, ils avaient vite compris. Tout le long du trajet, j’entendais des petits “ pip ! ”, je discernais des vols rapides, frrout !  Je déposai les deux seaux au fond de l’étang à sec, redisposai six pierres autour d’eux, enfin les branches dedans afin que personne ne se noyât. Puis je repris le chemin de la maison. Je n’avais pas fait quatre mètres que les deux récipients d’eau étaient investis, dans une folle agitation, “ pip ! ”, “ pip ! ”, frrout !

Deuxième trajet, avec les troisième et quatrième seaux remplis d’eau. À peine l’avais-je entrepris, que je me retrouvai environné de papillons blancs ou jaunes, qui voletaient autour de moi. Ils m’accompagnèrent tout le long ! Eux aussi, ils avaient vite compris ! J’étais éberlué, émerveillé. Cette scène est l’un des plus beaux souvenirs inscrits dans ma mémoire.

Je fis encore les troisième et quatrième trajets, jusqu’à ce que huit seaux emplis d’eau se retrouvassent à nouveau au fond de l’étang à sec.

Tout le long, je fredonnais l’air de « Ce petit chemin »[1] :

C’est le rendez-vous
De tous les insectes
Les oiseaux pour nous
Y donnent leurs fêtes !

C’était fatigant, vers la fin le soleil tapait dur déjà, mais j’étais heureux dans mon rôle d’ami à la peine pour les êtres, petits et grands, que je chérissais.

Je persistai ainsi, pendant des semaines, dans ma tâche de porteur d’eau, jusqu’aux premières pluies : des petites flaques d’eau, ici et là, permirent enfin à tous les animaux de se désaltérer.

[1] Chanson de 1933, paroles de Jean Nohain, musique de Mireille.

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Douâ, le génie sur la branche

juillet 28th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #31.

Soudain, un individu à part, sorti d’on ne sait où, se met à pratiquer, tout seul, son génie autodidacte.

Sur la vérandah de notre maison de Kangaroo Island, par un temps idéal, nous lisons avec bonheur, la mer sous les yeux. Tout à coup nous entendons des trilles gracieuses, des sifflements mélodieux, des roucoulements charmants, déclinés sans la moindre hésitation. Étonnés, nous découvrons, perché sur la plus haute branche d’un eucalyptus proche, un magpie mâle, plutôt jeune, encore plus doué pour la musique que ses congénères, tous flûtistes et chanteurs, des grands passereaux artamidés au superbe plumage blanc et noir.

Il resta longtemps à chanter ainsi, pour nul autres auditeurs que moi-même et mon épouse, aucune autre magpie n’étant là pour l’entendre. Par la suite, pendant des mois, nous le retrouvions de temps en temps, toujours dans le même coin. Pour pratiquer ses exercices vocaux, il s’installait à chaque fois sur la même branche haute, nous ne l’avons jamais entendu chanter ailleurs ; et jamais il ne chantait ainsi en présence d’une autre magpie. L’hiver passe, nous ne le revoyons plus. Ô génie solitaire et pudique… Personne ne pourra, ne saura, ne voudra apprendre de toi.

Quelques mois plus tard, il est de retour, le génie musical ! Durant son absence, il a dû observer et écouter attentivement, car voilà-t-il pas que, soudain, j’entends le miaulement bref, discret et cristallin, de Chatoune… mais venant du ciel !

Je suis stupéfait : c’est bien lui ! De retour sur sa branche favorite ! Un petit dialogue s’installe alors entre nous ; il a encore considérablement enrichi son répertoire, non seulement sait-il imiter notre chatte, mais il peut, en plus, jouer les trilles d’un merle, maintenant !

Il s’arrête, je laisse passer un temps bref afin de m’assurer que c’est bien à mon tour, que ce n’est pas une simple pause de sa part… Je me mets alors à siffler et chantonner, quelque chose de concis et de clair mélodiquement. Il écoute attentivement, la tête un peu penchée de côté… puis reprend à sa manière !

Je ressens autant de bonheur que lorsque je jouais, en duo de clarinettes, avec Iovita, mon cher professeur roumain de musique. En hommage à ces deux musiciens sensibles, j’appelle ce magpie doué : Douâ. Deux, en roumain.

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Des petits échanges de rien du tout

juillet 25th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #19.

2017.07.19 – Je me tiens debout, à mon bureau-bibliothèque en forme de ‹ U ›. Dessous, des livres et des dossiers, derrière, des livres. Chatoune a choisi sur ce bureau, comme lieu régulier de repos et de sommeil, un coin qu’elle apprécie particulièrement parce qu’elle peut, ad libitum, soit se cacher entre deux mini-bibliothèques posées dessus, soit, en s’adossant contre, avoir une vue panoramique sur la pièce.

Je consulte, je compulse, je me retourne, je me baisse, je me relève. Cette activité convient à Chatoune. Parfois, elle fait un petit « brou » tout léger, cela signifie : « câlin léger stp » ; je la caresse alors tout doucement, particulièrement sous le menton, en murmurant « mignonnette »… Elle me donne quelques coups de langue, puis je m’éloigne, je sais que c’est cela qu’elle voulait, une interaction paisible et courte.

Parfois, c’est juste un échange de regards, profond et laconique. Mais d’autres fois, alors que je suis concentré sur mes activités de lecture, je sens un souffle léger contre mon oreille : c’est elle qui s’est levée et approchée. Elle me donne quelques coups de langue derrière l’oreille, je la gratte gentiment sous le cou, je chuchote : « coquinette », elle ronronne un peu, puis retourne à sa position d’origine, d’où elle m’observe gravement.

Le bonheur, c’est l’inattendu quant à la forme exacte que prend notre échange du moment. C’est aussi de savoir que ces échanges nous constituent tous les deux et qu’ils se répéteront souvent, vécus à chaque fois sérieusement et légèrement. « Brou ».

Chatoune photo 2017.09.12

Chatoune, photo 2017.09.12

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La fourmi qui devint deux

juillet 18th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #02.

Depuis un long moment (que je ne peux déterminer plus précisément, ne portant pas de montre), j’observe une petite fourmi transportant, à bout de bras, une graine trois fois plus grosse qu’elle. Chaque caillou s’avère une colline à franchir, chaque brin d’herbe couché un arbre tombé, à surmonter. Vainquant toutefois obstacle sur obstacle, avec une détermination farouche, elle avance avec son trésor, porté haut de ses deux pattes avant. Cela zigzague beaucoup mais, en gros, elle a bien parcouru de la sorte quatre bons mètres mesurés en ligne droite !

Puis d’un coup elle pose son fardeau, elle commence plutôt à tirer, à pousser. Elle fatigue… De cette manière, c’est beaucoup plus difficile pour elle… la moindre feuille mouillée s’avère un terrain pénible, sa ligne de parcours se fait de plus en plus chaotique. Soudain, elle laisse tomber et s’en va ! Droit devant elle.

Je me sens bien là où je suis, assis sur ma pierre… Je reste ainsi, à méditer sur cet admirable effort. Tant de peine… tout cela en vain.

Après un bon moment passé ainsi, agréablement, mon œil perçoit une scène… qui me foudroie sur place. Venant de la direction qu’avait prise la fourmi ayant dû renoncer, je vois arriver deux fourmis, ne semblant nullement hésiter sur leur piste. Elles parviennent à la grosse graine, et hop ! elles remettent ça, à deux. Je les vois repartir ainsi, vers la direction initiale, poursuivant sans relâche leur tâche, poussant, tirant. De cette façon, elles transportent sur quelques mètres de plus leur précieux butin, puis leur chemin les fait passer sous de grands épineux, et je dois renoncer à les suivre plus avant.

Deux fourmis… Et si l’une des deux était celle qui avait semblé renoncer, pour, en fait, aller chercher une collègue ?

Émerveillé par cette perspective, je reprends ainsi le fil de ma méditation… et soudain je réalise : quand la fourmi avait abandonné sa besogne démesurée, n’avais-je pas été pris d’un hochement de tête malheureux – n’avais-je pas pensé : courageuse et travailleuse, mais bien peu raisonnable, en définitive, la petite bête… Elle s’était astreinte à une tâche impossible. Comme souvent moi-même, quoi.

J’aurais pu continuer sur cette première pensée, grave mais quelque peu triviale. Par hasard toutefois (aussi par sentiment de bien-être, sous le petit soleil agréable !), j’étais resté assez longuement sur place… alors que rien ne se passait, apparemment. Et là, par chance, j’avais eu l’occasion de voir plus loin, plus profond, par delà les limites usuelles de mon propre temps et de mon propre espace. Et celles de mon espèce.

En tant qu’observateur de hasard, je m’interroge. Combien de fois des animaux, en tant qu’individus, voire des humains appartenant à des sociétés primitives, n’ont-ils pas été ainsi sous-estimés, à cause d’un décalage entre leur temps d’accomplissement d’une besogne, et celui imparti à l’observation qu’on en menait ? Pourtant, si l’observateur ne gère pas son propre espace-temps à l’instar de celui des êtres qui s’activent sous son regard, comment pourrait-il saisir, pleinement, le déroulement d’une action de ces individus ou de ces organismes ?

Je frémis : qu’en est-il des plantes et des champignons ? Comment notre aptitude normale d’attention et d’appréciation des choses pourrait-elle permettre de percevoir, de concevoir les capacités de réalisation de leurs organismes individuels ? De leurs processus actifs dans le long terme… Sous mes pieds, le mycélium d’un agaromycète Armillaria luteobubalina, âgé de plusieurs siècles, s’étend sur des kilomètres carrés…

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