Dérive antipodale des mots : cartésien

octobre 8th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #111.

Quatrième cas. Au début du XVIIe siècle, Descartes [1] avait à cœur de bien conseiller le croyant se voulant bon catholique (quelques années plus tard, son cadet, Pascal, fera de même à l’intention des protestants). Il estimait que, chez celui-ci, le crédit accordé à l’observation et aux messages des sens ne devait, en aucun cas, prendre le pas sur la confiance en l’esprit – i.e. en l’intellect, les sentiments et les bonnes convictions religieuses : ces dernières qualités émanant directement de Dieu, par là ne pouvant induire en erreur. Les raisonnements du penseur spiritualiste, métaphysiques essentiellement, se voulaient destinés à mener le lecteur dans cette direction – en particulier dans la conviction qu’il fallait se méfier des communications des sens et se fier, plutôt, aux réflexions pures de la conscience (« je pense, donc je suis » [2])… à l’instar de Parménide d’Élée, inspirateur de l’idéalisme grec au Ve siècle AEC.

Parce qu’il était intelligent et bon mathématicien, également en raison du titre et du sous-titre de son ouvrage principal (Discours de la méthode – Pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, 1637), les chrétiens parmi les plus éduqués se forgèrent l’idée que le cartésianisme impliquait… une expression de pensée rigoureusement logique et rationnelle. On aura compris que cela correspondait bien plus aux attentes de la société française de l’époque, qu’aux intentions effectives de l’auteur.

Quatre exemples instructifs sur les détours et aboutissements étranges que peuvent prendre les mots, dans leur sens. C’est troublant, quand des dérives sémantiques se révèlent à ce point antipodales.

[1] Cf. « Système vivant n’est pas machine », texte no 11 de Pensées pour une saison – Hiver.

[2] « […] je pense, donc je suis […] » – Descartes, René [1596-1650], Discours de la méthode, 1637, 4e partie. Cf. infra le texte no 112, « Une promenade langagière autour du syllogisme : syllogisme bien construit ».

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Dérive antipodale des mots : machiavélique

octobre 8th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #110.

Troisième cas. Au début du XVIe siècle, dans un monde très agité où régnait la contingence, les puissants de la Renaissance italienne s’affrontaient sans cesse, tous contre tous.

S’adressant en 1513, dans son œuvre magistrale, Le Prince, à l’un de ceux-ci, Laurent II de Médicis, Machiavel [1469-1527] prônait l’intelligence et la tempérance dans les pratiques politiques. L’auteur jugeait que l’on ne conservait pas le pouvoir par la brutalité ou par la tromperie… mais par la prévoyance, la souplesse et l’habileté, jointes à la vaillance et à la droiture. Il estimait hautement la virtù… mais ne nourrissait aucune illusion sur les vertus des hommes. C’était donc un observateur lucide et pragmatique du monde, prodiguant des conseils avisés et réfléchis, probes en définitive.

Nonobstant, aussi bien les catholiques que les protestants se trouvèrent indignés par cette description réaliste du pouvoir, publiée en 1532, cinq ans après la mort de l’auteur ; à leur goût elle se révélait insuffisamment édifiante : elle n’était pas moralisatrice, donc elle ne pouvait pas s’avérer morale. Ils répandirent dès lors tant de médisances sur l’auteur (qui ne pouvait plus se défendre) qu’ils donnèrent de Machiavel l’image d’un individu dépourvu de scrupules ou d’idéal, encore pire que… “ cynique  [1]. Ils lui attribuèrent ainsi avec malignité l’adage : “ La fin justifie les moyens ”, un apocryphe peut-être dérivé du “ Exitus acta probat ” formulé par le poète latin Ovide [2].

Résultat de ces distorsions : le machiavélisme devint, erronément, synonyme de calcul fourbe, sournois et sophistiqué, immoral ou amoral. Alors qu’en réalité, un projet “ machiavélique ” ne correspond en rien à l’esprit machiavélien, c’est-à-dire aux intentions réelles de Machiavel.

[1] Cf. supra le texte no 108, « Dérive antipodale des mots : cynique ».

[2] Ovide [43 AEC – 18 EC], Heroides, II ; un vers à la traduction délicate, qui pourrait, d’ailleurs, simplement signifier “ Le résultat en vaut la peine ”.

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Dérive antipodale des mots : épicurien

octobre 8th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #109.

Deuxième cas. Au début du IIIe siècle AEC, dans un monde hellénistique bouleversé par les vastes conquêtes d’Alexandre de Macédoine [356-323], l’enseignement prodigué en son jardin par Épicure [341-270] prônait une vie équilibrée, fondée sur la simplicité des besoins, sur le respect de ces besoins, et sur la juste appréciation de la valeur fondamentale de cette simplicité.

La simplicité se révélait une source renouvelée d’harmonie en soi et autour de soi, elle permettait au corps et à l’esprit de s’épanouir. Une vie harmonieuse traitait le corps en allié et clarifiait l’esprit. Dès lors, on pouvait non seulement mieux discerner la réalité matérielle du monde et de ses phénomènes, mais grâce à cette clarté du regard on pouvait contempler la mort pour ce qu’elle était, simplement, et ne plus la craindre inutilement. Un adepte d’Epikouros, ‘ l’allié ’, se comportait ainsi en sage réaliste et paisible, vivant heureux de l’essentiel et fréquentant seuls quelques amis choisis.

En aucune façon ne s’agissait-il d’hédonisme, soit la recherche prioritaire de plaisirs dans la vie, ni de sybaritisme, soit une recherche exagérée de luxe et de luxure – une philosophie, respectivement une culture, ayant réellement existé dans le monde hellénisé, mais en dehors de toute influence et de tout contexte épicuriens. Au sein d’un monde troublé, l’épicurisme connaissait beaucoup de succès, dans toutes les strates de la société, et ce succès lui valait des ennemis. L’amalgame qui fut ainsi fait de “ l’enseignement du jardin ” avec l’hédonisme et le sybaritisme s’avéra une calomnie, répandue à la fin de l’Antiquité par deux idéologies en concurrence avec l’épicurisme, soit le stoïcisme, puis le christianisme.

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Le Grand Marteau et ses petits clous

septembre 22nd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #86.

Dans un éblouissement nébuleux, certains ont vu un grand marteau dans le ciel. Depuis, pour eux, le monde est entièrement fait de clous.

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De la mesure en toutes choses, y compris dans les vertus

septembre 22nd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #85.

De l’Orient à l’Occident, l’Antiquité avait su développer, lentement, au prix d’immenses efforts intellectuels et moraux, le sens de la mesure en toute chose. Ç’avait été un fondement de l’enseignement de nombreux philosophes grecs, ainsi que de celui du Buddha, philosophe indien du VIe siècle AEC. Un philosophe chinois du Ve siècle AEC, Maître Mo ou Mozi, philosophe de l’amour universel, l’avait également compris, qui insistait sur cette notion que la compassion excessivement partiale se révélait tout autant un problème éthique… que l’absence de compassion.

En s’imposant, le christianisme balayait ce sens de la mesure. Dorénavant, certaines vertus seront considérées comme pouvant, comme devant croître sans limites… entre autres l’amour et la compassion.

Par ce traitement, les vertus en question perdaient leur qualité… de vertu. Car une compassion qui n’est pas équilibrée par l’équanimité et par l’amour, ainsi que par la capacité à aussi partager la joie, devient vite une affliction morbide. De son côté, l’amour sans compassion, sans joie ou sans équanimité, s’avère facilement un délire hystérique et souvent violent. Quant à la joie systématique, sans perception de la réalité des souffrances dans lequel le monde baigne, sans amour, sans équanimité… elle ne se révèle qu’irréflexion et superficialité. Enfin, l’équanimité, dénuée de compassion, d’amour et de joie, n’est que prétention et froideur.

De plus : ces quatre grandes vertus, que les bouddhistes si justement considèrent ensemble, chacune équilibrant le tout en limitant les autres (les quatre brahmavihârâ), ne sont pas grand-chose sans une vision acérée des réalités du monde, et sans connaissance préalable de celles-ci. Une telle vision lucide et pénétrante, partout et en tout, rappelle, constamment, qu’aucun bien ne peut croître indéfiniment, sans devenir un mal, passé un certain seuil !

En résumé : rien de bon, ou de bien, ne peut se développer sans limites, et la perception de celles-ci nécessite une vision claire des choses. On comprendra que les bouddhistes insistent sur la vision juste, pour commencer…

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La fin ne justifie pas les moyens

septembre 21st, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #82.

Indifféremment de la cause qu’ils sont censés servir, les moyens utilisés forment une question cruciale… et éminemment révélatrice. Aussi, avant même d’interroger le fondement d’une action, ou d’une idéologie, il est souvent très utile d’étudier de près les moyens dont elle use. Éthiquement, certes, mais aussi dans leur qualité opérante. De fait, quel que soit l’objectif déclaré, il suffit de déceler un seul moyen malsain ou cruel pour prédire que le résultat, auquel il contribue intrinsèquement, sera pourri.

Sans aborder l’aspect éthique des fins recherchées elles-mêmes, voici, pour illustrer le propos, quatre exemples de moyens utilisés qui s’avèrent ou se sont avérés assurément malsains.

Pourquoi, exactement, infliger des sévices aussi cruels à ceux-là accusés d’hérésie ou de sorcellerie ? Pourquoi, exactement, massacrer les familles royales et leurs proches, et de ces façons-là, à l’occasion des deux grandes révolutions européennes, la française et la bolchévique ? Pourquoi, exactement, torturer longuement et systématiquement des prisonniers ? Pourquoi, exactement, utiliser des poisons ou des pièges atroces pour faire périr, dans de longues agonies, les loups et les coyotes d’Amérique du nord ainsi que les renards et les chats sauvages d’Australie ? – Parce qu’il le fallait ! Parce qu’il le faut ! entend-on… et puis c’est tout, en définitive.

Cette “ justification ” s’avère indigente… On aura compris que l’honnête homme juge cruels de tels moyens, par là qu’ils ne peuvent, jamais, se justifier éthiquement. On insistera, aussi, sur le fait qu’ils s’avèrent inopérants pour la “ cause ”, en définitive. En effet, que pouvait-il, que peut-il advenir d’un mouvement ou d’une société coupables de tels crimes ? Rien de bon. Ils auront instillé, dans leurs propres esprits, une toxine sournoise.

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L’homme seul… etc.

septembre 18th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #75.

Les éleveurs et les utilisateurs d’animaux jugent a priori moral le sort pénible ou odieux de leurs victimes, car, selon eux, “ c’est pour cela qu’on en fait l’élevage ” (“ they have been bred for that purpose ”). Ainsi, le contrôle d’un moyen (l’élevage) justifierait toutes les fins que celui-ci permet.

À ce titre, que d’horreurs ne commet-on pas à l’encontre des animaux domestiques… Qu’ils soient, comme on dit, des “ animaux de rapport ” ou des “ animaux de compagnie ”.

Certaines personnes toutefois, habitées de l’esprit de compassion et d’une saine rectitude morale, se révèlent particulièrement conscientes de cette ignominie à grande échelle. De tous temps, sous tous les cieux, il s’en est trouvé. On entendait déjà, chez les anciens Grecs, les arguments de quelques philosophes honnêtes, tel Théophraste d’Erèse [371-287] (successeur d’Aristote à la tête du Lycée d’Athènes, en 322 AEC), s’élevant contre l’esclavage des hommes ou des animaux – qu’ils soient élevés dans cet objectif ou bien conquis sur le monde.

Hélas, on n’écoutait guère ces grands sages… et leurs ouvrages furent même parmi les premiers à se trouver systématiquement détruits par le christianisme triomphant. Seul l’homme (chrétien) comptait : il était, lui seul, à l’image de Dieu, ergo il avait tous les droits et tous les pouvoirs sur l’ensemble de la dite “ Création ”, faite par Lui pour lui.

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Quelle vérité ?

septembre 12th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #59.

Chaque fois que l’on entend le mot “ vérité ”, il faut s’arrêter. Pratiquer la suspension, l’épokhê des philosophes sceptiques grecs [1].

S’agit-il de “ La Vérité ”, avec deux majuscules… ou de la vérité des choses ? S’il s’agit de la première, il faut comprendre que l’interlocuteur a en tête une forme de Révélation… et s’avère indifférent, voire hostile, à la vérité des choses, celle que l’on découvre par la recherche, la raison et l’expérience. Car il est hostile à la réalité qui, le plus souvent, se révèle réticente à sa Révélation.

[1] Cf. supra le texte no 17, « La suspension du geste ».

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La bonté, un effort qui n’est soutenu par aucun dieu

septembre 6th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #34.

 Au fond… La Nature est bonne ! ”, entend-on souvent, ou bien “ L’Homme est bon ! ”, ou encore, dans le même registre, “ Dieu est bon ! ”…

Pourtant, devenus fous, les animaux ou les hommes se révèlent rarement aimables. Le plus souvent, ils deviennent, dans la folie, agressifs et méchants. Par conséquent, on voit mal en quoi le fond de quoi que ce soit pourrait être bon…

La bonté s’avère exceptionnelle dans le monde, et quand par miracle elle apparaît, elle demande un effort tenace, de la part de la nature ou des hommes, pour être maintenue. En vérité, cet effort, héroïque et sisyphien, n’est soutenu par aucun dieu.

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L’intuition du hasard

septembre 3rd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #25.

L’être humain naît mentalement pré-formaté à une vision essentialiste (toute chose a une essence avant même d’exister), qu’elle soit spiritualiste ou animiste, de lui-même comme de son environnement. Avec son corollaire : lorsqu’il n’est encore qu’un petit d’homme, il ne peut rien concevoir en termes de coïncidences. Car tous ses traitements mentaux, qu’il exerce depuis sa pénible naissance avec acharnement, ainsi qu’avec talent si l’on considère les difficultés inhérentes aux circonstances, ont pour but de discerner la nécessité des choses.

C’est une question de survie. Il lui faut, impérativement, se structurer en structurant. Ainsi, pour lui, tout ce qui est… doit être, ne peut pas ne pas être. La contingence des choses, l’aspect fortuit, accidentel de celles-ci, lui échappe totalement : rien de ce qu’il perçoit peut ne pas être… donc rien ne peut arriver par hasard.

Bien plus tardivement au cours de sa vie, il réalisera que la contingence se conjugue à la nécessité pour former, ensemble, un couple de forces organisateur de l’univers. Une telle réalisation mentale et cognitive, ardue, complexe, ne peut survenir qu’à un âge plus avancé. Elle se révèle rare, par ailleurs.

Parmi les adultes qui n’ont pas procédé à cette démarche, il est des cas particulièrement intéressants sur le plan psychologique : ils reconnaissent que leur perception intellectuelle et existentielle, celle qui date de leur petite enfance, ne convient plus… mais ils le supportent mal et adoptent des faux-fuyants plus ou moins élaborés.

Certains d’entre eux, sophistiqués, évoqueront bien le hasard… mais comme une simple extension de la nécessité, ce qui revient, en définitive, à lui nier toute existence propre, donc réelle.

Ainsi Anatole France, en 1894 : « Il faut, dans la vie, faire la part du hasard. Le hasard, en définitive, c’est Dieu. » (Le Jardin d’Épicure, #55). C’est un aphorisme séduisant, mais il aurait tout aussi bien pu être formulé dans l’autre sens : Il faut, dans la vie, faire la part de Dieu. Dieu, en définitive, c’est le hasard. En fait, un tel énoncé inverse de l’original serait plus vraisemblable, puisqu’on peut imaginer le hasard existant avant Dieu ou l’univers… et que le Grand Démiurge s’avère une construction, très ad hoc et très post hoc, d’un esprit humain dépassé !

D’autres, encore plus sophistiqués, à l’instar du réalisateur français Chris Marker, diront : « Le hasard a des intuitions qu’il ne faut pas prendre pour des coïncidences. » C’est à nouveau un aphorisme séduisant mais, comme pour le premier, il faut rester circonspect, car il se révèle pénétré d’idéalisme, au sens philosophique. Par ailleurs le hasard y prend toujours une allure personnifiée, même si c’est moins affirmé ici… le démiurge se révélant un peu plus hésitant, ou plus délicat, que dans un discours monothéiste. Là encore, comme dans le premier aphorisme, le hasard, en définitive, est nié.

Ce n’est vraiment pas évident pour les humains, dont la plupart sont nés platoniciens, de quitter leur caverne. D’aller au-delà de celle-ci… Plutôt que d’y rester indéfiniment, à rêver d’au-delà.

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La Vérité contre l’établissement des faits

septembre 1st, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #20.

Entre les philosophes antiques et les idéologues chrétiens, il y avait une différence d’approche essentielle. Les premiers, même les idéalistes et les platonistes parmi eux, distinguaient les opinions des faits qu’on se devait d’établir avec discernement et esprit critique… Alors que, pour les seconds, il n’y avait que “ La Vérité ”, unique, avec deux majuscules, à laquelle on devait se soumettre totalement et sans la moindre réserve.

Au XVe siècle, au cours de la Première Renaissance, à nouveau au XVIIIe siècle, Siècle des Lumières, on revint à la distinction entre les faits et les opinions. Malgré les délires du romantisme, le XIXe siècle y resta dans l’ensemble attaché. Depuis, cette distinction a de nouveau été mise à mal, par le communisme et par le fascisme d’abord, puis par l’américanisme triomphant.

Résultat, à la fin du XXe siècle cette distinction classique avait disparu des mass media, en même temps que s’était éteint le journalisme d’investigation. Elle tendait aussi à disparaître des revues scientifiques, particulièrement des revues anglo-saxonnes : les déclarations programmatiques, ainsi que d’adhésion à une vérité prédéfinie, avaient pris le pas sur l’établissement des faits et de la vérité tout court.

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Le sacrifice de l’intellect

septembre 1st, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #19.

Quand quelque chose paraît soudain invraisemblable, il est sage et prudent de ne plus trop y croire…

Certains pourtant, à l’instar de Tertullien et d’Ignace de Loyola, y croient d’autant plus. Leur inclination est dangereuse, car elle fait de l’intelligence une ennemie.

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La limpidité des voix de soprano anglaises et la réinvention de la voix de contre-ténor

août 19th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #92.

Au temps de la Renaissance tardive, les compositeurs anglais Tallis [1505-1585], puis Byrd [1543-1623], produisirent des chefs-d’œuvre de musique vocale ; parfois en cachette de l’autorité (pour de sombres et violentes raisons d’anti-papisme officiel – eux-mêmes étaient catholiques).

Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, il y eut les merveilles, principalement vocales, de Purcell [1659-1695], et puis… et puis pas grand-chose. La plupart des musiciens de l’époque baroque en terre anglaise seront importés.

En matière musicale, les Britanniques ne se réveilleront que tardivement, à partir de la fin du XIXe siècle. Ainsi, en musique classique, ils n’auront fait qu’une seule contribution majeure, mais elle est tout à leur honneur : une tradition de voix de soprano claires et limpides, dénuées de la sonorité grasseyante qui rendait un peu ridicules les cantatrices du continent.

Par ailleurs, après la seconde guerre mondiale, un génie anglais autodidacte, Alfred Deller [1912-1979], saura réinventer la tessiture, si singulière, de la voix de contre-ténor. Plus personne ne savait la pratiquer, elle s’était éteinte. Grâce à lui des pages sublimes de la musique de la Renaissance sont relues, et même relues convenablement.

Enfin, vers 1970, l’Angleterre inventera un genre de musique “ pop ” souvent troublant… Le groupe Pink Floyd créant même plusieurs œuvres chantées étonnantes par leur sensibilité et leur inventivité musicale – il est dommage que les lyrics, les paroles, se trouvaient rarement à la hauteur de la musique.

À la lecture de cette courte note, on aura compris que c’est en musique vocale (et pas tout à fait en art lyrique) que les Britanniques auront apporté leur principale contribution à l’art musical.

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Le hasard, nécessaire à tout démiurge

août 16th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #87.

Un observateur lucide du monde vivant doit constater que, si celui-ci forme un mécanisme singulièrement complexe, parfois prodigieux, il s’avère, par ailleurs, souvent détraqué, ou étrangement mal adapté.

Aussi, n’en déplaise aux croyants, les merveilles de ce monde ne prouvent en rien l’existence d’une intelligence créatrice. Il y a le reste, qu’il faut aussi mentionner…

De plus, un mécanisme, même extrêmement sophistiqué, peut parfaitement apparaître de façon naturelle au cours du temps, par complexification spontanée du simple. C’est d’ailleurs un processus qui n’a pas plus de raisons de se faire… que de ne pas se faire. Si l’on éprouve le sentiment que ceci, ou cela, devait nécessairement se faire, c’est simplement… parce que l’on se trouve à l’intérieur du mécanisme. C’est un biais de perception.

Quant à tenter, par la pensée et le calcul, par inférences successives, de remonter le passé, pour reconstituer l’histoire de cette complexification, afin d’éventuellement découvrir “ l’acte créateur ”… il y a un moment, au cours de ce processus de reconstruction cognitive, où l’on ne peut rien déterminer de précis, chaque option possible, à chaque bifurcation en arrière du scénario évolutif, se trouvant à peu près aussi vraisemblable que l’option contraire. Ainsi, en l’absence de données paléontologiques suffisantes, l’éventail des possibles va tellement en s’élargissant, à chaque étape d’une reconstitution descendant toujours plus profondément dans les strates des éons du temps, qu’inévitablement on s’enlise, à un certain moment : on n’a plus rien sous la main, et plus rien à voir.

Cela étant, pour en revenir aux cafouillages, innombrables, du monde vivant : n’en déplaise aux athées, ils ne prouvent, en rien, l’inexistence passée, ou présente (“ Dieu est mort ”), d’un créateur, disons intelligent, de ce monde. En effet, tout créateur du monde, vu l’étendue et la durée de son action, ne pourrait qu’avoir bafouillé et cafouillé dans son œuvre… d’autant que la possibilité même de ces ratages s’avère une condition préalable à tout processus de création. Plus fondamentalement, si dieu omnipotent il y eut, et en admettant qu’il fût adroit généralement, il fallut bien qu’il créât le hasard, pour se donner une chance… d’être créatif !

Les cafouillages et le hasard n’excluent donc pas l’existence d’un ou de plusieurs démiurges, quasi omnipotents, à l’origine du temps – pour autant que cette dernière notion ait un sens. Quant à leurs intentions…

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Un Paradis vide de tout animal

août 6th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #56.

Mon indignation (et mon inquiétude !), enfant, quand on m’affirmait qu’il n’y avait pas de place au Paradis pour les animaux, même les plus gentils… Par contre, qu’il y avait un programme spécial de rattrapage, dans une école dite du Purgatoire, permettant aux humains même les plus méchants d’y parvenir, en fin de compte.

Double indignation, double appréhension ! D’avoir à côtoyer là-haut des méchants, certes repentis, mais quand on a un mauvais fond… Et de m’ennuyer pour l’éternité dans un monde sans le moindre animal !

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Système vivant n’est pas machine

juillet 21st, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #11.

Descartes [1596-1650] était fier d’avoir imaginé l’animal comme une machine ; l’homme, toutefois, subsistant, dans son esprit de philosophe idéalisant des catégories néo-platoniciennes, comme une âme incorporée [1].

L’auteur était intelligent et rédigeait bien, mais ne connaissait ni les âmes, ni les machines, ni les animaux… Nonobstant, son analogie satisfit pleinement les chrétiens en mal de renouvellement doctrinal, ainsi que les vivisecteurs de tous genres qui s’empressèrent de saisir un blanc-seing leur permettant de pratiquer… l’âme tranquille.

Quelques siècles plus tard, ils demeurent nombreux, ceux qui pensent : “ Moi, j’ai une âme ”… pour ensuite traiter les animaux comme des machines. Sauf, peut-être, leur favori (le “ pet animal ” des anglo-saxons), qui, lui, est différent…

L’attachement mental à la notion d’âme répond à des besoins psychiques très primitifs. À première vue, l’analogie cartésienne, entre machine et être vivant, peut sembler plus raisonnable, par sa formulation d’allure plus moderne. Pourtant, il devrait sauter à l’œil, même du plus myope, que c’est encore un non-sens.

Un organe, un organisme, doivent fonctionner, activement, une bonne moitié de leur temps, rien que pour conserver leur intégrité et rester opérationnels. Ce faisant, ils ne s’usent pas, au contraire ils se maintiennent, voire se développent. Le cœur doit travailler sans cesse… pour ne pas se scléroser à ne rien faire ! Tandis qu’une machine, si l’on procède de même avec elle, on ne fait que l’user : certes, elle doit être utilisée un peu, régulièrement, afin de la faire mieux durer, mais, généralement, pas plus de la moitié du temps !

Cette simple observation de bon sens s’avère profonde, car elle permet de pressentir une des différences fondamentales entre une machine et un système vivant : outre sa plasticité structurelle, absente de la machine, une caractéristique essentielle du second est qu’il se nourrit en métabolisant, ce qui lui permet de générer l’énergie biochimique nécessaire à son fonctionnement, mais aussi de renouveler, sans cesse, les molécules de ses cellules biologiques. Ce n’est pas le cas de la machine : l’essence ou l’électricité qu’on lui fournit ne sont que des sources d’énergie, elles ne se trouvent pas intégrées dans sa matière même.

[1] Cf. « Dérive antipodale des mots : cartésien », texte no 111 de Pensées pour une saison – Printemps.

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