Dérive antipodale des mots : machiavélique

In Pensées pour une saison – Printemps, #110.

Troisième cas. Au début du XVIe siècle, dans un monde très agité où régnait la contingence, les puissants de la Renaissance italienne s’affrontaient sans cesse, tous contre tous.

S’adressant en 1513, dans son œuvre magistrale, Le Prince, à l’un de ceux-ci, Laurent II de Médicis, Machiavel [1469-1527] prônait l’intelligence et la tempérance dans les pratiques politiques. L’auteur jugeait que l’on ne conservait pas le pouvoir par la brutalité ou par la tromperie… mais par la prévoyance, la souplesse et l’habileté, jointes à la vaillance et à la droiture. Il estimait hautement la virtù… mais ne nourrissait aucune illusion sur les vertus des hommes. C’était donc un observateur lucide et pragmatique du monde, prodiguant des conseils avisés et réfléchis, probes en définitive.

Nonobstant, aussi bien les catholiques que les protestants se trouvèrent indignés par cette description réaliste du pouvoir, publiée en 1532, cinq ans après la mort de l’auteur ; à leur goût elle se révélait insuffisamment édifiante : elle n’était pas moralisatrice, donc elle ne pouvait pas s’avérer morale. Ils répandirent dès lors tant de médisances sur l’auteur (qui ne pouvait plus se défendre) qu’ils donnèrent de Machiavel l’image d’un individu dépourvu de scrupules ou d’idéal, encore pire que… “ cynique  [1]. Ils lui attribuèrent ainsi avec malignité l’adage : “ La fin justifie les moyens ”, un apocryphe peut-être dérivé du “ Exitus acta probat ” formulé par le poète latin Ovide [2].

Résultat de ces distorsions : le machiavélisme devint, erronément, synonyme de calcul fourbe, sournois et sophistiqué, immoral ou amoral. Alors qu’en réalité, un projet “ machiavélique ” ne correspond en rien à l’esprit machiavélien, c’est-à-dire aux intentions réelles de Machiavel.

[1] Cf. supra le texte no 108, « Dérive antipodale des mots : cynique ».

[2] Ovide [43 AEC – 18 EC], Heroides, II ; un vers à la traduction délicate, qui pourrait, d’ailleurs, simplement signifier “ Le résultat en vaut la peine ”.

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