Dérive antipodale des mots : cartésien

octobre 8th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #111.

Quatrième cas. Au début du XVIIe siècle, Descartes [1] avait à cœur de bien conseiller le croyant se voulant bon catholique (quelques années plus tard, son cadet, Pascal, fera de même à l’intention des protestants). Il estimait que, chez celui-ci, le crédit accordé à l’observation et aux messages des sens ne devait, en aucun cas, prendre le pas sur la confiance en l’esprit – i.e. en l’intellect, les sentiments et les bonnes convictions religieuses : ces dernières qualités émanant directement de Dieu, par là ne pouvant induire en erreur. Les raisonnements du penseur spiritualiste, métaphysiques essentiellement, se voulaient destinés à mener le lecteur dans cette direction – en particulier dans la conviction qu’il fallait se méfier des communications des sens et se fier, plutôt, aux réflexions pures de la conscience (« je pense, donc je suis » [2])… à l’instar de Parménide d’Élée, inspirateur de l’idéalisme grec au Ve siècle AEC.

Parce qu’il était intelligent et bon mathématicien, également en raison du titre et du sous-titre de son ouvrage principal (Discours de la méthode – Pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, 1637), les chrétiens parmi les plus éduqués se forgèrent l’idée que le cartésianisme impliquait… une expression de pensée rigoureusement logique et rationnelle. On aura compris que cela correspondait bien plus aux attentes de la société française de l’époque, qu’aux intentions effectives de l’auteur.

Quatre exemples instructifs sur les détours et aboutissements étranges que peuvent prendre les mots, dans leur sens. C’est troublant, quand des dérives sémantiques se révèlent à ce point antipodales.

[1] Cf. « Système vivant n’est pas machine », texte no 11 de Pensées pour une saison – Hiver.

[2] « […] je pense, donc je suis […] » – Descartes, René [1596-1650], Discours de la méthode, 1637, 4e partie. Cf. infra le texte no 112, « Une promenade langagière autour du syllogisme : syllogisme bien construit ».

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Dérive antipodale des mots : machiavélique

octobre 8th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #110.

Troisième cas. Au début du XVIe siècle, dans un monde très agité où régnait la contingence, les puissants de la Renaissance italienne s’affrontaient sans cesse, tous contre tous.

S’adressant en 1513, dans son œuvre magistrale, Le Prince, à l’un de ceux-ci, Laurent II de Médicis, Machiavel [1469-1527] prônait l’intelligence et la tempérance dans les pratiques politiques. L’auteur jugeait que l’on ne conservait pas le pouvoir par la brutalité ou par la tromperie… mais par la prévoyance, la souplesse et l’habileté, jointes à la vaillance et à la droiture. Il estimait hautement la virtù… mais ne nourrissait aucune illusion sur les vertus des hommes. C’était donc un observateur lucide et pragmatique du monde, prodiguant des conseils avisés et réfléchis, probes en définitive.

Nonobstant, aussi bien les catholiques que les protestants se trouvèrent indignés par cette description réaliste du pouvoir, publiée en 1532, cinq ans après la mort de l’auteur ; à leur goût elle se révélait insuffisamment édifiante : elle n’était pas moralisatrice, donc elle ne pouvait pas s’avérer morale. Ils répandirent dès lors tant de médisances sur l’auteur (qui ne pouvait plus se défendre) qu’ils donnèrent de Machiavel l’image d’un individu dépourvu de scrupules ou d’idéal, encore pire que… “ cynique  [1]. Ils lui attribuèrent ainsi avec malignité l’adage : “ La fin justifie les moyens ”, un apocryphe peut-être dérivé du “ Exitus acta probat ” formulé par le poète latin Ovide [2].

Résultat de ces distorsions : le machiavélisme devint, erronément, synonyme de calcul fourbe, sournois et sophistiqué, immoral ou amoral. Alors qu’en réalité, un projet “ machiavélique ” ne correspond en rien à l’esprit machiavélien, c’est-à-dire aux intentions réelles de Machiavel.

[1] Cf. supra le texte no 108, « Dérive antipodale des mots : cynique ».

[2] Ovide [43 AEC – 18 EC], Heroides, II ; un vers à la traduction délicate, qui pourrait, d’ailleurs, simplement signifier “ Le résultat en vaut la peine ”.

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Dérive antipodale des mots : épicurien

octobre 8th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #109.

Deuxième cas. Au début du IIIe siècle AEC, dans un monde hellénistique bouleversé par les vastes conquêtes d’Alexandre de Macédoine [356-323], l’enseignement prodigué en son jardin par Épicure [341-270] prônait une vie équilibrée, fondée sur la simplicité des besoins, sur le respect de ces besoins, et sur la juste appréciation de la valeur fondamentale de cette simplicité.

La simplicité se révélait une source renouvelée d’harmonie en soi et autour de soi, elle permettait au corps et à l’esprit de s’épanouir. Une vie harmonieuse traitait le corps en allié et clarifiait l’esprit. Dès lors, on pouvait non seulement mieux discerner la réalité matérielle du monde et de ses phénomènes, mais grâce à cette clarté du regard on pouvait contempler la mort pour ce qu’elle était, simplement, et ne plus la craindre inutilement. Un adepte d’Epikouros, ‘ l’allié ’, se comportait ainsi en sage réaliste et paisible, vivant heureux de l’essentiel et fréquentant seuls quelques amis choisis.

En aucune façon ne s’agissait-il d’hédonisme, soit la recherche prioritaire de plaisirs dans la vie, ni de sybaritisme, soit une recherche exagérée de luxe et de luxure – une philosophie, respectivement une culture, ayant réellement existé dans le monde hellénisé, mais en dehors de toute influence et de tout contexte épicuriens. Au sein d’un monde troublé, l’épicurisme connaissait beaucoup de succès, dans toutes les strates de la société, et ce succès lui valait des ennemis. L’amalgame qui fut ainsi fait de “ l’enseignement du jardin ” avec l’hédonisme et le sybaritisme s’avéra une calomnie, répandue à la fin de l’Antiquité par deux idéologies en concurrence avec l’épicurisme, soit le stoïcisme, puis le christianisme.

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Dérive antipodale des mots : cynique

octobre 7th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #108.

Des mots tels que : “ cynique ”, “ épicurien ”, “ machiavélique ” ou “ cartésien ”, ont pris, dans le langage courant, un sens très éloigné des enseignements du premier philosophe du Cynisme, ainsi que de ceux d’Épicure, de Machiavel ou de Descartes. De fait, ces termes signifient à présent presque le contraire des idées de ces quatre penseurs. Il s’agit là de cas très intéressants de dérive langagière, qui méritent qu’on s’y arrête.

Premier cas. Au début du IVe siècle AEC, dans la ville d’Athènes, Antisthène avait admiré la frugalité et l’endurance de Socrate, ainsi que l’enseignement éthique de celui-ci. Aussi décida-t-il d’enseigner dans l’esprit de son maître bien-aimé, après la condamnation à mort inique de ce dernier, en 399 AEC.

Il mit l’accent sur la simplicité des besoins et sur la vertu des comportements ; dans l’indifférence aux jeux intellectuels (qu’ils soient sophistes ou platoniciens), ainsi qu’à ceux des puissants, auxquels l’on ne se gênait pas pour dire leur fait : sa philosophie était basée sur une exigence d’éthique franche et concrète, sans faux-semblants.

Le philosophe était né d’une mère d’origine non athénienne, ce qui ne lui permettait pas de bénéficier de la pleine citoyenneté et il n’avait le droit d’enseigner qu’au gymnase du Cynosarges, le seul où fussent admis les demi-citoyens de la ville. En référence au nom du lieu, très vite on le qualifia, lui et ses auditeurs, tous des “ demi-métèques ”, de kynikos (‘ du chien ’)… Antisthène ne s’en offusquait pas le moins du monde, prenant même à son compte l’épithète de “ cynique ” car il avait de l’estime pour la simplicité physiologique du chien ainsi que pour la franchise de son comportement. Intelligent et exigeant sur le plan éthique, l’enseignant du Cynisme restait néanmoins doux dans la conversation et modéré de façon générale.

À la mort du fondateur, en 365 AEC, son célèbre disciple, Diogène de Sinope, poussa à l’extrême l’ascèse dans le dénuement (il vivait dans un tonneau), mais aussi le verbe… mordant ! Platon le qualifiait de “ Socrate devenu fou  [1]… Le terme “ cynique ” prit alors une connotation nettement péjorative, d’impudeur comportementale et d’impudence langagière. On était loin du Cynisme équilibré d’Antisthène…

Deux millénaires plus tard, le terme se mit à dénoter, par ailleurs, une attitude ou un état d’esprit caractérisé par une faible confiance dans les motifs ou les justifications d’autrui… mais, aussi, un désintérêt blasé, voire une affectation d’immoralité. Dans cette dernière interprétation, le terme aura dérivé jusqu’à l’antipode du sens original… dans lequel primait, justement, l’exigence d’éthique !

[1] Cf. Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, Livre 6e « Les philosophes cyniques », ch. 2 « Diogène ».

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La frontière des choses et le canevas de la grammaire française

octobre 1st, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #103.

Il est des jours qui marquent à vie. Certains se révèlent particulièrement difficiles à évoquer, et à cause de la profondeur de leur empreinte, difficiles à décrire. Ils se firent chaotiquement dans l’esprit, et dans une pauvre lumière.

J’en ai connu plusieurs ; au cours de l’un d’entre eux, je réalisai que je devais, impérativement, définir la frontière entre ce qui me constituait et ce qui se trouvait en dehors de moi. Et que j’avais beaucoup de peine à le faire, au point de douter qu’il y en eût une, de frontière ! Je sais que c’était bien avant mes sept ans. Soudain, ce qui m’avait semblé vaguement évident : moi… m’était devenu quasi étranger, même inquiétant.

Ce sentiment d’étrangeté à moi-même, je l’avais vivement ressenti, pour la première fois, penché sur la cuvette. Voyons, ceci vient de sortir de mon corps… c’était donc une partie de moi… mais plus maintenant ?! Et il faut à présent que je tire la chasse d’eau ?! Un doute affreux m’envahissait, mais que faire d’autre qu’obéir à mon surmoi et tirer sur le cordon !

Personne avec qui évoquer ce problème qui me hantait, qui m’épouvantait, en fait. Comment en parler avec ma propre mère, alors que j’avais réalisé, depuis quelque temps, l’affreuse vérité : les enfants sortaient de son ventre à un certain moment, quand ce dernier devenait très gros… et j’étais moi-même venu au monde de cette façon !

Je restais donc seul avec mes ruminations, me demandant à chaque fois avec angoisse si, en tirant la chasse, je ne tuerais pas un être en formation. Mais on ne peut quand même pas engendrer un enfant par jour ? Quoique… j’avais appris que certains tout petits animaux, primitifs et déplaisants, le faisaient ! Des amibes, des vers…

Ces pensées s’agitaient en désordre dans l’esprit du petit garçon que j’étais, tout à l’effroi de leur chaos et du gouffre mental qui se creusait en lui.

Une conséquence curieuse, mais à première vue seulement, de ce trouble terrible, c’est que je me mis à m’intéresser vivement à la conjugaison des verbes, ainsi qu’aux règles d’accord et de concordance – non seulement la personne et le temps, mais aussi le mode et la voix : je suis, tu seras, il eût été, vous seriez…

Ah ! la grammaire : par l’effort de structuration mentale et d’adéquation à la réalité qu’elle exigeait, elle m’a sauvé du délire solipsiste. D’autant qu’à l’époque la familiarisation strictement verbale que j’avais de deux autres langues, l’arabe et l’anglais, rajoutait à mon sentiment de flou du réel.

Aussi m’accrochais-je avec ténacité à cette langue dont je pratiquais l’écriture et que je pouvais étudier : le français. Cette langue, structurée pour l’intelligence et la raison, me permettait d’aborder les objets et les concepts en les trouvant confirmés dans leur existence par un dictionnaire (plus précisément, un Petit Larousse illustré, un livre saint, à mes yeux). Puis elle me permettait, avec ces mots nouveaux, d’engendrer des phrases nouvelles, de concevoir des pensées nouvelles. Ma mère, grande prêtresse du savoir, m’enseignait cette langue, qui m’apparaissait divine, par le biais du CNTE (nom, à l’époque, de cette extraordinaire institution française, le Centre national d’enseignement à distance).

Ô langue bénie !

Je pense être une des rares personnes à avoir précieusement sauvegardé, malgré les aléas de nombreux déménagements, les livres de grammaire de son enfance : le « petit Grevisse » (Précis de grammaire française – que j’ouvrais doucement, en me préparant mentalement, comme on s’y prend pour un livre sacré), et le Gaillard (L’Analyse logique et grammaticale – lors d’un court séjour en internat, vers mon douzième anniversaire, je prenais avec moi, pour les excursions hebdomadaires, ce mince, mais si dense, livre de poche)…

Dans ma bibliothèque, ces ouvrages vénérables, les deux dans une édition de 1969, sont faciles d’accès : je les compulse souvent. Leur étagère de rangement, celle contenant les dictionnaires de français, s’avère un autel de pratique quotidienne.

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Comment l’on devient ce que l’on est

septembre 30th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #101.

Génoï oïos éssi mathôn. – Sois ce que tu sais être. – Pindare [518-438], poète lyrique de la Grèce antique, 2e Pythique (468 AEC), v. 72

Il y a quatre décennies, tout jeune étudiant à Genève, j’étais assis sur un banc au parc des Bastions. Je lisais avec une concentration soutenue, par moments avec perplexité, le tout fraîchement publié Comment devient-on ce que l’on est ? (1978), l’auto-biographie de Louis Pauwels [1920-1997], “ spiritualiste prométhéen ” et chantre du “ réalisme fantastique ”. Son titre m’avait interpellé, comme on disait à l’époque.

Un autre étudiant m’apostropha alors, comment pouvait-on lire une telle “ débilité  ? Décontenancé, je lui demandai s’il avait lu le livre. Il me dit que non, car la réputation de l’auteur était mauvaise et puis rien que par le titre on savait qu’il s’agissait d’un livre idiot ! Je répondis que je ne pensais pas que ce fût le cas et j’allais ajouter que je ne voyais pas ce qu’il voulait dire à propos du titre, mais il me regarda avec dédain et s’éloigna aussitôt en ricanant. Je haussai mentalement les épaules et repris ma lecture… Les chiens aboient la caravane passe.

Néanmoins… je restais intrigué par cette différence de perception quant à l’intelligence du titre. Je m’arrêtais de temps en temps, méditais sous la frondaison des beaux platanes… et je n’arrivais pas à mettre le doigt sur un début d’entendement. Pourquoi ce… disons, camarade, trouvait-il aussi stupide une question que pour ma part j’estimais fondamentale ? Quelque chose m’échappait.

Au cours de ma lecture attentive, je notais la mention répétée d’un certain Nietzsche [1844-1900]. Pauwels avait d’ailleurs placé en exergue de son livre un extrait d’un ouvrage de celui-ci au titre curieux, Ecce homo, extrait qui lui avait fourni le titre même de sa propre auto-biographie. La question existentielle de ce Nietzsche, donc de Pauwels, me semblait très pertinente, mais je n’avais jamais entendu parler de cet auteur germanique durant les (hélas trop rares) cours de philosophie reçus à l’institut catholique que j’avais fréquenté – j’étais en filière Bac C, donc très axée sur la mathématique et la physique, mais quand même, c’est presque saugrenu quand on y pense… ça, c’était une éducation orientée !

Peu après, je remarquai à l’inégalable librairie Unilivres (sise Rue de-Candolle, juste en face de ce que l’on appelait “ Uni I ”) un ouvrage en allemand dont le titre et le nom de l’auteur captèrent aussitôt mon attention : Ecce homo, de Nietzsche (1888). Puis je remarquai le sous-titre : “ Wie man wird, was man ist ”.

Comment l’on devient ce que l’on est.

En un éclair, je compris.

Dans les décennies qui suivraient, j’allais découvrir avec ce penseur atypique et fécond un univers intellectuel foisonnant et stimulant. Le sous-titre de son auto-biographie Ecce homo reprenait une partie de l’incipit au chapitre II.9 de celle-ci. Je noterais au cours de mes lectures nietzschéennes que l’auteur avait en fait repris une de ses propres fulgurances, énoncée en 1881 déjà dans Die fröhliche Wissenschaft (Le Gai Savoir, #270) : “ Was sagt dein Gewissen ? Du sollst der werden, der du bist. 

Que dit ta conscience ? Tu dois devenir celui que tu es.

Langue allemande, langue française… Je saisissais enfin pourquoi le titre de Pauwels avait ainsi fait naître le mépris chez mon collègue. Nous ne comprenions pas la phrase de la même façon, tout simplement.

Bien que dans le sous-titre de Ecce homo les deux verbes fussent conjugués au temps présent, en allemand “ werden ” présente de façon générale une connotation de futur par rapport au verbe “ sein ” (“ être ”). C’est aussi le cas en français pour “ devenir ” par rapport à “ être ”… et c’est ainsi que je l’avais spontanément compris ; toutefois, dans cette dernière langue “ on devient ” peut, également, avoir une connotation, que l’on peut trouver plus triviale dans ce contexte, de passé… signifiant implicitement “ on est devenu ”.

On pouvait donc partir d’un malentendu a priori et mal interpréter le livre de Pauwels, une auto-biographie qui se révélait authentique dans le ton comme dans l’esprit… même si les idées trop souvent s’avéraient aussi nébuleuses qu’abruptes. À la lecture de sa prose robuste toutefois, il m’a semblé que, par son usage du temps présent pour le verbe “ devenir ”, cet auteur singulier ne voulait pas simplement signifier : comment est-il devenu ce qu’il est… mais bien, de façon plus nietzschéenne et plus dialectique : comment deviendra-t-on ce que l’on est – déjà.

Que dit ta voix intérieure ? Tu dois devenir ce que tu es.

Après Nietzsche, le poète anglais Robin Skelton [1925-1997], un néo-paganiste, saura reformuler avec une intensité renouvelée ce fondement immuable de toute existence : “ Each man must turn what is into what is, or he will die. 

Tout homme doit transformer ce qui est en ce qui est, sinon il meurt.

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L’enfant dans la littérature

septembre 27th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #97.

L’enfant est relativement peu présent dans la littérature française ou allemande, beaucoup plus dans la littérature anglaise ou russe. Chez les romanciers anglophones, le traitement de l’enfance oscille trop souvent entre la brutalité, la mièvrerie et la froideur, rares sont-ils ceux qui trouvent le ton juste.

Par contre, chez les auteurs russes, il se révèle d’une finesse et d’une véracité exceptionnelles : on garde un souvenir profond de ces quatre merveilles d’intelligence et de délicatesse que sont Petit Héros de Dostoyevskiy (1849), Enfance de Tolstoy (1852), Premier Amour de Tourgyenyev (1860) et La Steppe de Tshyechov (1888).

Même dans la littérature plus récente, les écrivains russes savent encore exprimer l’état d’esprit d’un enfant ; par exemple les frères Strougatskiy, dans le chapitre « Le maître de Lev Abalkine » d’un étrange roman d’anticipation, Le Scarabée dans la fourmilière (1979).

Évidemment, il est préférable d’aborder ces chefs-d’œuvre littéraires par l’intermédiaire de bonnes traductions. Certaines s’avèrent excellentes, des œuvres en elles-mêmes. Parfois, on a la chance de pouvoir comparer plusieurs bonnes traductions françaises d’un texte russe. Alors, non seulement reçoit-on le cadeau d’un récit intrinsèquement passionnant, mais également a-t-on le privilège de participer au filtrage linguistique et à l’interprétation psychologique d’un bon traducteur, qui se trouve avoir deux âmes : une russe et une française. De surcroît, si les traductions ont été faites à des décennies d’écart, l’amoureux de la langue française se voit gratifié d’une expérience très instructive : voir celle-ci évoluer dans le temps.

J’ai pour ma part lu et relu trois traductions d’un récit très singulier, écrit en prison par Dostoyevskiy en 1849, mais qui ne sera publié qu’en 1857, avec attribution à un certain M-i

Le récit, Petit Héros, évoquant les émois d’un enfant, conjugue délicatesse et finesse de sentiments à un suspense presqu’insoutenable, même à la relecture. Il s’agit d’un de ces récits bénis, qu’on peut lire et relire, car ils sont écrits à de multiples niveaux d’interprétation. Ainsi certains tableaux, à chaque fois qu’on les regarde, offrent-ils le même don de régénération à leur contemplateur.

Si l’on écoute bien, on peut déceler le génie d’une composition musicale malgré une mauvaise interprétation. De façon analogue, il est probable que pour un récit aussi achevé même une mauvaise traduction n’empêcherait pas le lecteur d’entrevoir le caractère exceptionnel du texte.

Heureusement pour les lecteurs, la toute première traduction française qui fut faite de ce chef-d’œuvre de la littérature russe, par Elise Fétissoff en 1886, titrée Le Petit Héros, s’avérait de très haute tenue. Le français a un côté maintenant légèrement suranné, mais que l’on peut estimer convenir parfaitement à ce récit d’une autre époque. Il est ainsi délicieux, par exemple, de voir écrit « bluet » pour bleuet – orthographie… vieillie, certes, correcte néanmoins.

En 1942, Elisabeth Bellenson traduisit à son tour le récit, sous le même titre. Texte de haute qualité également, dont il n’est pas certain qu’il apportait plus que la première traduction, mais dans lequel on note un usage de la langue française légèrement différent – forcément, à cinquante-six ans d’intervalle…

Cinquante-cinq ans plus tard, en 1997, soit cent quarante ans après sa première publication en russe, le traducteur Bernard Kreise produisait une merveille, avec son recueil Le Rêve d’un homme ridicule et autres nouvelles, qui incluait Un petit héros. On notera que dans le titre en russe il n’y a pas d’article déterminatif : c’est Petit Héros, littéralement. Toutefois, la langue russe ignorant de façon générale l’article déterminatif, le traducteur est libre d’ajouter « Le » ou « Un » s’il le souhaite.

L’article indéfini induit, dès l’abord de la nouvelle, une impression de simplicité et d’humilité, d’autant qu’il libère des deux majuscules qu’autrement l’on doit donner dans le titre à petit héros. Ce choix de traduction engendre un état d’esprit spécifique chez le lecteur francophone… et d’un seul mot Kreise a su exprimer, de la sorte, une nuance de ton correspondant très bien au récit de Dostoyevskiy.

À l’instar des deux pionnières, Kreise s’est fait un très bon relais de « cette nouvelle pleine de charme et de tendresse » (selon ses propres termes, parfaitement choisis). Cela, avec une sensibilité achevée, sans aucune mièvrerie. En ajoutant, toutefois, une double nuance, cruciale, que l’on percevait moins dans les deux premières traductions. Ce récit est celui d’un souvenir d’enfance, raconté par un adulte modeste et intelligent ; la délicatesse de sentiments et d’expression de celui-ci est finement rendue dans les trois traductions. Kreise réussit à nous faire entrevoir, de surcroît, le petit garçon qu’il était, s’approchant de ses onze ans : ce petit bonhomme naïf, lui aussi, s’exprime par moments au cours de cette évocation par un adulte mûr.

Ainsi, malgré son choix de faire des paragraphes beaucoup trop longs, rendant la lecture difficile, Kreise a offert une traduction admirable, à la hauteur d’un texte extraordinaire… Il ajoutait, en 1997, pour le plus grand bonheur de son lecteur francophone, un Avant-propos, des notices et des notes, hautement instructifs et captivants. Il est dommage que ce livre soit pratiquement introuvable.

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Petit chat, petit chat

septembre 20th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #79.

Enfant, je me sentais seul, souvent angoissé dans mon sentiment de solitude complète. J’étais l’objet de crises de panique à l’approche de l’heure fatidique, quand les ombres des tristes tropiques s’allongeaient soudain. La nuit, avec son horreur indicible, allait tomber… d’un coup !

Alors je me glissais, comme un chat, vers des lieux où se tenaient des adultes… l’air de rien. Car il me semblait vital que ma terreur grandissante ne se voie pas.

Je chantonnais, très doucement, pour moi-même, sur un air informe et tremblant :

« Petit chat, petit chat, ne t’en fais pas tant.
Petit chat, petit chat, t’es pas seul au monde. »

J’étais content de ma construction verbale, j’imaginais qu’elle me protégeait.

L’enfant que j’étais devait lutter avec la fierté terrible qui l’animait, ainsi qu’avec l’orgueil qui lui portait noise. Il s’en rendait compte, mais il peinait à porter son regard au loin et à reconnaître qu’il n’était qu’enfant… Que d’histoires il se racontait, prince menacé de royaumes chancelants, phantasmatique et fantomatique… que d’effort il lui fallait, pour voir les autres autrement qu’en futurs sujets.

« Petit chat, petit chat, ne t’en fais pas tant.
Petit chat, petit chat, t’es pas seul au monde ! »

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Véganisme réduit à sa portion végétalienne

septembre 14th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #64.

On a réussi une opération réactionnaire particulièrement habile en réduisant le véganisme au seul aspect nutritionnel, le végétalisme, c’est-à-dire une alimentation entièrement végétale. Cette amputation conceptuelle se révèle drastique car le mot “ végétalisme ” a disparu des mass media… même si son concept s’avère plus d’actualité que jamais.

L’opération fut très simple : réduit à la dimension alimentaire, le mot “ végan ” a pris la place de “ végétalien ”.

De cette façon, le véganisme ne se trouve plus perçu comme une éthique de vie d’abord, une éthique cherchant à infliger aussi peu de souffrance que possible aux êtres sensibles… mais tout simplement comme un régime alimentaire. Or, comme la plupart des régimes alimentaires se révèlent foncièrement basés sur une impulsion parfaitement égocentrique (être moins laid, en meilleure santé, plus performant, etc.), et pas altruiste… on voit par là combien le terme de véganisme a été profondément dévoyé.

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Conjugaison correcte ne définit pas réalité complète

septembre 11th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #58.

La conjugaison des verbes, bien étudiée, bien intégrée, se révèle une aide précieuse pour le développement cognitif et intellectuel d’un enfant.

Toutefois cet acquis, indispensable et vital, peut parfois s’avérer encombrant à l’étape suivante, lorsqu’il devient… temps de réaliser que la personne est une construction mentale. Qu’il en est de même du mode verbal actif, comparé au mode passif. Enfin, qu’il n’y a de réel et d’effectif que la perception de la durée – qu’il n’y a pas, fondamentalement, d’existence ontologique aux états du temps, passé, présent et futur (on nomme ontologie la partie de la philosophie traitant de l’être, en grec ôn, ontos). Même si l’écoulement du temps se révèle la réalité la plus incontournable de toute existence.

La définition de ces temps, leur fine distinction, permettent de bien fonctionner, mentalement et concrètement, c’est tout… et c’est déjà beaucoup.

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Un alexandrin pour Chatoune

septembre 5th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #32.

Quand Chatoune, mignonnette toute grisette, m’accueille de ses grands yeux d’or et d’un petit roucoulement amical, alors, bien sûr, je lui dis noblement, à la Goscinny : “ Je suis, ma chère amie, très heureux de te voir.  [1]

Un alexandrin historique, digne de la jolie petite moricaude.

[1] Dans Astérix et Cléopâtre, un album de 1965 par Goscinny et Uderzo, à la planche 3 l’architecte alexandrin Numérobis s’adresse en ces termes au druide Panoramix : « Je suis mon cher ami, très heureux de te voir. »

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De l’esprit et de l’humour

août 30th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #15.

On tend à opposer, souvent à juste titre, l’humour (britannique) et l’esprit (français), ou bien à comparer sens de la fine plaisanterie et sens de la dérision subtile. Mais on oublie, ce faisant, qu’il y a deux sortes d’esprit français : l’esprit d’intelligence et l’esprit moqueur.

Le premier peut être drôle par ses dévoilements inattendus, mais il ne cherche pas à l’être d’abord. Le second peut être intelligent par son sens de l’à-propos, mais ce n’est pas là son objectif premier, qui est de faire naître le rire au détriment de ce que l’on cherche à ridiculiser, une personne physique le plus souvent, parfois une personne morale ou un comportement.

Les deux formes d’esprit français s’inscrivent dans une psychologie de la lutte, du polémon des Grecs anciens ; mais elle est d’abord intellectuelle pour le premier, d’abord sociale pour le deuxième. On est donc sur deux plans très différents.

L’humour ne participe d’aucun de ces deux types d’esprit ; dans son sens strict, il exprime une bienveillance pudique, en une forme de « politesse du désespoir ». Il n’est pas polémon, mais indique plutôt, de la part de celui qui le pratique, une invitation à partager un refuge, aussi modeste soit-il.

En ce sens, l’humour est d’abord une manifestation de générosité dans la pauvreté, un petit rayon de lumière dans l’obscurité et le froid. Il n’est pas matière première à démonstration de force, mais à consolation dans un monde sans espoir. Il n’est pas matière première à ricanement et cabriole sociale, mais à solidarité et chaleur amicale.

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L’étrange histoire d’une traduction bancale et de ses conséquences sur une vie

août 19th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #93.

Le travail des traducteurs m’a toujours fasciné, depuis ma petite enfance déjà. Les traducteurs, souvent, font plus que mettre à disposition des textes autrement inaccessibles, ils peuvent, également, valoriser ou dévaloriser ces textes.

Ma première découverte de cette réalité se fit à travers les traductions en français, sous le label Le Club des Cinq, des Famous Five de l’Anglaise Enid Blyton [1897-1968], une série de romans pour enfants rédigés par elle entre 1942 et 1963. Au moins une demi-douzaine de traductrices avaient été mises à la tâche entre 1955 et 1967, et dans l’ensemble elles s’en étaient honorablement acquittées.

Le Club des Cinq va camper, une traduction de 1957 de Five go off to camp, dans ses éditions Nouvelle Bibliothèque rose (1960 ; mon exemplaire était de 1969), présentait une couverture de Paul Durand [1925-1977]. Un véritable trésor onirique. Avec son titre, le livre, annonciateur de petit paradis programmé, me faisait gentiment rêver de grande nature, ainsi que de relations familiales douces et harmonieuses.

Déjà tout petit, je vénérais la langue française. La traductrice de l’anglais maniait bien sa propre langue, c’était donc très agréable à lire. Mais il y avait des zones d’ombre dans le livre…

Annie, la cadette, s’avérait la seule sachant cuisiner. Pour moi, par sa douceur, son entregent et son sens des responsabilités, elle se révélait le personnage central. Aussi avais-je été particulièrement choqué par un passage, où un aîné invectivait sa petite sœur, injustement et sur un ton déplaisant :

« Qu’est-ce que ça veut dire, « ganaches »? demanda Annie.
– Ça veut dire idiots, petite sotte », riposta Michel.

J’étais interloqué, déçu. C’est normal, pensais-je, de ne pas connaître tous les mots, c’est bien de demander leur sens ! Ce Michel était déplaisant…

Un an plus tard, à l’installation de ma famille en Europe, alors que j’avais onze ans, je relus le récit (car j’imaginais qu’il me faudrait apprendre à camper en France…) – pour me trouver confronté à un mystère. Au début du chapitre 3, était évoqué un « courlis »…

La description poétique de l’appel de l’oiseau me plaisait et je consultai alors ma petite bible ornithologique acquise à l’époque, Oiseaux – Atlas illustré, de Spirhanzl-Duris et Solovjev, 1ère édition française de 1965. Ce qui me plongea dans des abîmes de perplexité. En effet, j’y lisais que le courlis est « un oiseau des marécages (…) des lacs et des régions côtières du nord ». Or le récit (en français) se déroulait sur des hauts plateaux froids, que j’avais laborieusement, et correctement, associés au Massif Central… sur lesquels il ne pouvait pas y avoir le moindre courlis !

J’étais perplexe, à nouveau déçu. L’auteure ne sait pas de quoi elle parle, me dis-je. Je m’éloignai de ses livres.

En 1985, mon épouse me faisait lire Je vous écris d’Italie, que Michel Déon [1919-2016] venait de publier l’année précédente. Nous demeurions à Gersau, sur le Lac des Quatre-Cantons. Je lisais avec plaisir, dans la Stube du très vieux chalet de sa tante, ce roman empreint d’atmosphère, le lac splendide et les Alpes magnifiques s’offrant à la vue au-dehors. Je tombai alors sur le passage suivant :

« Il y a entre imbécile et imbecille une énorme différence. Le mot italien peut se hurler, il reste chaleureux. Jacques aimait bien la façon dont le maire disait imbecille d’une voix magnifique, étalant le triomphe de l’intelligence autoritaire sur la stupidité prolétarienne. »

À cet instant, j’eus une intuition. Quelque temps plus tard, de retour à Genève, je réussis à mettre la main sur Five go off to camp, le texte original de Blyton publié en 1948. Et je pus résoudre les deux problèmes nés avec la traduction française de 1957.

Le texte original en anglais était :

« What’s an idjit ?’ asked Anne.
An idiot, silly,’ said Dick. »

L’expression « silly » n’a absolument pas, en anglais, la tonalité méprisante de « petite sotte », dont avait usé la traductrice ! Nigaude eût mieux convenu… Et encore… Le contexte rendu n’était pas le même, il y avait un monde entre ne pas comprendre un accent… et ne pas connaître un mot rare. De plus, l’usage du verbe « riposta », nullement nécessaire, accentuait le côté agressif de la réplique, par là le malaise d’un petit lecteur francophone sensible. Quoi qu’il en soit, la traductrice, ayant choisi de faire l’impasse sur l’aspect amusant d’une prononciation paysanne inattendue, aurait dû, en toute logique, faire l’impasse complète sur ce petit dialogue, qui n’avait plus sa place !

Elle n’était pas allée au bout de son travail d’adaptation.

Pour mon édification, je lus alors le récit original entier en anglais, la traduction à portée de main, pour comparaison. Je ne m’ennuyai pas autant que je ne l’avais craint. Et je résolus alors le mystère ornithologique !

Blyton avait situé son récit dans les moorlands du nord-ouest de l’Angleterre, au climat froid… où, effectivement, vit le courlis. La traductrice, en francisant géographiquement le récit (selon la volonté de l’éditeur français, et cela dès la première traduction pour la série, en 1955), avait œuvré à donner l’impression que le Club des Cinq (des petits Français, donc) s’en allait camper sur des hauts plateaux désertiques et, sans qu’elle ne le dise explicitement, il s’avérait clair qu’elle avait le Massif Central en tête.

C’était une bonne idée, mais… en conservant l’oiseau courlis dans le récit, elle avait fabriqué une aberration ornithologique ! Elle aurait dû évoquer, à la place du courlis cendré, le cri d’un oiseau vivant en été dans le Massif Central.

Par ailleurs, je notais quelques menus problèmes supplémentaires, de botanique en l’occurrence, nés de cette transposition, et que je n’avais pas remarqués dans mon enfance.

Enid Blyton n’était pas à blâmer, en aucune façon. Dans les deux cas d’espèce, il s’agissait d’une maladresse de la traductrice, qui, encore une fois, n’était pas allée au bout de son adaptation de l’anglais.

Ce fut là sans doute le tout premier écrit où je me trouvai confronté à des problèmes de traduction inadéquate. Avec le recul, je constate que cela m’a profondément marqué, et orienté mentalement pour la vie. Cette double mésaventure, disons affective et cognitive, a contribué à mon goût de la parole juste et de la traduction minutieuse, autant qu’adroite. J’y repense avec un grand sourire.

Toute bonne traduction est un mystère. Elle emmène le lecteur dans une florissante randonnée à trois. Une mauvaise traduction, par contre, est un dédale obscur. Mais quand on sort de celui-ci par ses propres efforts… quel triomphe !

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La comprenette

août 11th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #76.

Il y a des imbéciles qui ont le chic du décalage intempestif. Au cours d’une discussion légère, on est amené à faire une courte remarque sur les difficultés de la traduction (sujet assez courant en Suisse), terminant par une innocente conclusion : « Le français est parfois compliqué. » La réponse fuse : « C’est un sacré râleur, oui ! »

Pendant un instant, on reste séduit par le trait d’esprit, par son contenu d’absurde comique. Mais très vite, alors que l’interlocuteur courroucé continue, sur le même ton et dans la même veine – on doit se résoudre à cette pénible conclusion : il n’avait tout simplement pas suivi le propos, et avait tenu le sien vraiment au premier degré !

Et ça dure, ça dure… Il est non seulement dur à la comprenette, mais il aboie fort et intempestivement… sa vieille hargne de chien, contre les chats.

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Ailleurs n’est pas distrait

août 8th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #66.

Le mot “ distrait ” sert à qualifier celui dont l’esprit vagabonde tellement qu’il n’est pas à ses actes, au point que sa capacité de concentration s’en ressent. Le même mot est utilisé, à mauvais escient, pour qualifier celui dont l’esprit se trouve, très intensément et durablement, consacré à une ligne de pensée… parfois au détriment de ses interactions avec le monde extérieur.

De fait, seul le premier est réellement distrait, son esprit dérivant trop volontiers un peu partout. Le deuxième se trouve plutôt absent… fixé dans un ailleurs précis ; il n’est justement pas distrait par grand-chose, y compris par les aspects concrets de la vie. Enfant, j’étais perplexe que l’on me qualifiât de “ distrait ”. Je ne voyais pas très bien ce que l’on pouvait me reprocher.

Pièges et limitations de la langue… avec tout l’impact que cela peut avoir sur des existences !

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Conjonctions

août 7th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #65.

Mais-ou-et-donc-or-ni-car. Que-puisque-lorsque-si-comme-quand. Deux listes bienheureuses de mon enfance, petits mots de rien du tout mais si puissamment structurants.

Hélas… Depuis les années 1980, les conjonctions de coordination et de subordination se trouvent de plus en plus traitées, même dans la langue française, comme des variantes syntaxiques de la locution adverbiale “ et puis… ” – locution qui aura, elle-même, perdu toute valeur d’introduction d’une nouvelle raison dans le discours !

Résultat de cette dérive langagière : le contenu sémantique des phrases s’en trouve énormément appauvri, jusqu’à la perte de tout sens réel.

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Le miracle de la ponctuation

août 6th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #61.

L’usage de la ponctuation a deux conséquences quasi miraculeuses. Pour autant qu’elle soit correctement utilisée, bien entendu, elle assure des phrases aussi peu ambiguës que possible, donc plus rapidement compréhensibles pour le lecteur.

Par ailleurs, grâce au temps de réflexion supplémentaire qu’elle exige de la part de celui qui écrit, elle contribue à diminuer l’émission de textes indigents… et indigestes. En ralentissant ainsi la production d’écrits qui, autrement, seraient trop rapidement produits, la ponctuation contribue à la clarté dans le monde.

À l’instar de la pratique de l’orthographe et d’une syntaxe correcte, ou encore des règles de l’expression poétique, on voit se confirmer, dans ce cas également, que les contraintes de locution renforcent la qualité et l’intelligence de l’expression.

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Exquise urbanité

juillet 29th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #32.

Ah, quel bonheur éprouve-t-on à lire des écrits d’une époque où l’on savait user de la langue pour exprimer des nuances de sentiment ou de comportement.

À la première planche de l’album de BD Le Temple du Soleil, Hergé fait, bien joliment, dire à un chef de police péruvien, très gentilhombre : « Vous aurez mal vu… »

L’emploi de ce futur antérieur est une forme délicieuse de politesse ; le passé composé, Vous avez mal vu, plus correct grammaticalement, aurait été moins rond, et il aurait dû être atténué par un adverbe, par exemple probablement, pour conserver au personnage son exquise urbanité.

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Le poème comme épiphanie

juillet 26th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #22.

Soudain, ce qui restait caché se manifeste avec éclat !

Il faut le dire, mais seul le poème s’avère en mesure d’exprimer, un peu, l’indicible, dans sa fulgurance. Le poète écrit alors, mais s’il connaît mal la portée de son œuvre, il connaît sa propre limite. L’écriture d’un poème est une épiphanie d’acceptation – que le monde est étranger à soi, irrémédiablement – et que l’on est ce que l’on est. Une épiphanie dans la beauté rêvée et dans la nostalgie, tout autant rêvée.

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Reconnaître une rose

juillet 23rd, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #17.

 Je sais ce qu’est une rose ! – Ah oui ? La décrirais-tu ? – Eh bien, cela fait de jolies fleurs, ça sent bon et ça a des épines. – Mais des centaines de plantes correspondent à cette description… 

L’interlocuteur, qui n’est pas botaniste, même un tout petit peu, s’avère incapable d’en dire plus sur le sujet, car il ne possède pas les catégories mentales ad hoc. Cela étant, on lui présenterait une autre plante, correspondant à sa description imprécise, il pourrait affirmer, sans commettre d’erreur : “ Ah, mais ça ce n’est pas une rose ! ” Il ne connaît pas, néanmoins il sait reconnaître.

Sur le plan cognitif, on voit bien que l’on est en présence de deux processus mentaux distincts. Il est toutefois rare que l’on réalise concrètement cette différence, et l’on croit volontiers que connaître, c’est être capable de mettre un nom sur quelque chose. En réalité, cela n’est pas vraiment connaître, mais reconnaître, une première étape indispensable dans la connaissance. Curieux, tout de même… car reconnaître, cela devrait signifier : re-connaître.

Encore une situation où le langage trompe allègrement, car enfin, en toute logique, connaissance devrait précéder re-connaissance, et cette dernière ne devrait pas être inférieure en contenu explicite à la première ! Comme quoi les mécanismes cognitifs se déroulent inconsciemment pour l’essentiel. De ce fait, si l’on s’avère peu conscient… de ces mécanismes inconscients… on se prend volontiers, à l’instar de M. Jourdain, pour plus savant que l’on ne l’est.

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De la langue française

juillet 17th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #01.

Je laisse souvent mon esprit vagabonder… Je l’arrête parfois et lui demande : « D’où viens-tu? »

Il me répond, invariablement : « De la langue française. Elle m’a conçu, et nourri. »

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