Dérive antipodale des mots : cartésien

octobre 8th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #111.

Quatrième cas. Au début du XVIIe siècle, Descartes [1] avait à cœur de bien conseiller le croyant se voulant bon catholique (quelques années plus tard, son cadet, Pascal, fera de même à l’intention des protestants). Il estimait que, chez celui-ci, le crédit accordé à l’observation et aux messages des sens ne devait, en aucun cas, prendre le pas sur la confiance en l’esprit – i.e. en l’intellect, les sentiments et les bonnes convictions religieuses : ces dernières qualités émanant directement de Dieu, par là ne pouvant induire en erreur. Les raisonnements du penseur spiritualiste, métaphysiques essentiellement, se voulaient destinés à mener le lecteur dans cette direction – en particulier dans la conviction qu’il fallait se méfier des communications des sens et se fier, plutôt, aux réflexions pures de la conscience (« je pense, donc je suis » [2])… à l’instar de Parménide d’Élée, inspirateur de l’idéalisme grec au Ve siècle AEC.

Parce qu’il était intelligent et bon mathématicien, également en raison du titre et du sous-titre de son ouvrage principal (Discours de la méthode – Pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, 1637), les chrétiens parmi les plus éduqués se forgèrent l’idée que le cartésianisme impliquait… une expression de pensée rigoureusement logique et rationnelle. On aura compris que cela correspondait bien plus aux attentes de la société française de l’époque, qu’aux intentions effectives de l’auteur.

Quatre exemples instructifs sur les détours et aboutissements étranges que peuvent prendre les mots, dans leur sens. C’est troublant, quand des dérives sémantiques se révèlent à ce point antipodales.

[1] Cf. « Système vivant n’est pas machine », texte no 11 de Pensées pour une saison – Hiver.

[2] « […] je pense, donc je suis […] » – Descartes, René [1596-1650], Discours de la méthode, 1637, 4e partie. Cf. infra le texte no 112, « Une promenade langagière autour du syllogisme : syllogisme bien construit ».

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Dérive antipodale des mots : épicurien

octobre 8th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #109.

Deuxième cas. Au début du IIIe siècle AEC, dans un monde hellénistique bouleversé par les vastes conquêtes d’Alexandre de Macédoine [356-323], l’enseignement prodigué en son jardin par Épicure [341-270] prônait une vie équilibrée, fondée sur la simplicité des besoins, sur le respect de ces besoins, et sur la juste appréciation de la valeur fondamentale de cette simplicité.

La simplicité se révélait une source renouvelée d’harmonie en soi et autour de soi, elle permettait au corps et à l’esprit de s’épanouir. Une vie harmonieuse traitait le corps en allié et clarifiait l’esprit. Dès lors, on pouvait non seulement mieux discerner la réalité matérielle du monde et de ses phénomènes, mais grâce à cette clarté du regard on pouvait contempler la mort pour ce qu’elle était, simplement, et ne plus la craindre inutilement. Un adepte d’Epikouros, ‘ l’allié ’, se comportait ainsi en sage réaliste et paisible, vivant heureux de l’essentiel et fréquentant seuls quelques amis choisis.

En aucune façon ne s’agissait-il d’hédonisme, soit la recherche prioritaire de plaisirs dans la vie, ni de sybaritisme, soit une recherche exagérée de luxe et de luxure – une philosophie, respectivement une culture, ayant réellement existé dans le monde hellénisé, mais en dehors de toute influence et de tout contexte épicuriens. Au sein d’un monde troublé, l’épicurisme connaissait beaucoup de succès, dans toutes les strates de la société, et ce succès lui valait des ennemis. L’amalgame qui fut ainsi fait de “ l’enseignement du jardin ” avec l’hédonisme et le sybaritisme s’avéra une calomnie, répandue à la fin de l’Antiquité par deux idéologies en concurrence avec l’épicurisme, soit le stoïcisme, puis le christianisme.

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Dérive antipodale des mots : cynique

octobre 7th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #108.

Des mots tels que : “ cynique ”, “ épicurien ”, “ machiavélique ” ou “ cartésien ”, ont pris, dans le langage courant, un sens très éloigné des enseignements du premier philosophe du Cynisme, ainsi que de ceux d’Épicure, de Machiavel ou de Descartes. De fait, ces termes signifient à présent presque le contraire des idées de ces quatre penseurs. Il s’agit là de cas très intéressants de dérive langagière, qui méritent qu’on s’y arrête.

Premier cas. Au début du IVe siècle AEC, dans la ville d’Athènes, Antisthène avait admiré la frugalité et l’endurance de Socrate, ainsi que l’enseignement éthique de celui-ci. Aussi décida-t-il d’enseigner dans l’esprit de son maître bien-aimé, après la condamnation à mort inique de ce dernier, en 399 AEC.

Il mit l’accent sur la simplicité des besoins et sur la vertu des comportements ; dans l’indifférence aux jeux intellectuels (qu’ils soient sophistes ou platoniciens), ainsi qu’à ceux des puissants, auxquels l’on ne se gênait pas pour dire leur fait : sa philosophie était basée sur une exigence d’éthique franche et concrète, sans faux-semblants.

Le philosophe était né d’une mère d’origine non athénienne, ce qui ne lui permettait pas de bénéficier de la pleine citoyenneté et il n’avait le droit d’enseigner qu’au gymnase du Cynosarges, le seul où fussent admis les demi-citoyens de la ville. En référence au nom du lieu, très vite on le qualifia, lui et ses auditeurs, tous des “ demi-métèques ”, de kynikos (‘ du chien ’)… Antisthène ne s’en offusquait pas le moins du monde, prenant même à son compte l’épithète de “ cynique ” car il avait de l’estime pour la simplicité physiologique du chien ainsi que pour la franchise de son comportement. Intelligent et exigeant sur le plan éthique, l’enseignant du Cynisme restait néanmoins doux dans la conversation et modéré de façon générale.

À la mort du fondateur, en 365 AEC, son célèbre disciple, Diogène de Sinope, poussa à l’extrême l’ascèse dans le dénuement (il vivait dans un tonneau), mais aussi le verbe… mordant ! Platon le qualifiait de “ Socrate devenu fou  [1]… Le terme “ cynique ” prit alors une connotation nettement péjorative, d’impudeur comportementale et d’impudence langagière. On était loin du Cynisme équilibré d’Antisthène…

Deux millénaires plus tard, le terme se mit à dénoter, par ailleurs, une attitude ou un état d’esprit caractérisé par une faible confiance dans les motifs ou les justifications d’autrui… mais, aussi, un désintérêt blasé, voire une affectation d’immoralité. Dans cette dernière interprétation, le terme aura dérivé jusqu’à l’antipode du sens original… dans lequel primait, justement, l’exigence d’éthique !

[1] Cf. Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, Livre 6e « Les philosophes cyniques », ch. 2 « Diogène ».

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Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ?

octobre 3rd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #105.

Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ? Les deux ne vont pas bien ensemble, selon l’adage que l’on ne peut ménager à la fois la chèvre et le chou. C’est à l’aune de cette distinction essentielle que peut se définir, très concrètement, le bien, ainsi que sa mesure et son choix.

Les philosophes et les moralistes depuis longtemps se sont penchés sur le sujet. Suite à de nombreuses recherches scientifiques, on découvre qu’en définitive ce vieux problème existentiel et éthique se révèle enraciné dans la biochimie. En particulier, dans la fine régulation physiologique de trois neuro-transmetteurs différents, adrénaline, dopamine et sérotonine : chez un individu donné, ses circuits sérotoninergiques ont-ils, en général, priorité sur ses circuits dopaminergiques et adrénergiques ?

Si oui, alors il a une chance de pouvoir vivre le bonheur dans le bien ; pour autant qu’il apprenne aussi, bien entendu, à reconnaître les choses pour ce qu’elles sont réellement. Car pas de bien possible sans connaissance et raison préalables.

Par contre, si l’on préfère évoluer dans l’excitation et le plaisir, la connaissance et la raison ne s’avèrent pas indispensables.

Or connaissance et raison réclament des efforts. Pas étonnant, dans ces conditions, que la plupart choisissent la voie la plus facile et la plus immédiate : celle de la dopamine et de l’adrénaline.

Ce n’est pas entièrement simple, toutefois… Car la persévérance apparaît surtout gérée… par la dopamine – et la vigueur au combat… par l’adrénaline ! On ne peut donc pas adhérer exclusivement à un “ bon ” circuit de neuro-transmission [1] (le sérotoninergique), au détriment des deux autres (l’adrénergique et le dopaminergique)… pas plus qu’on ne doit succomber aux attraits des deux derniers, ainsi qu’aux tentations modernes qui les stimulent par trop dangereusement.

Il convient de prendre du recul… et de réaliser qu’il a fallu des centaines de millions d’années de bricolage évolutif [2], accumulant redondances et contradictions dans la complexité physiologique, pour aboutir au résultat biologique actuel. Il ne faut donc pas bousculer, à l’aveugle de surcroît, cet équilibre délicat.

[1] Cf. les textes nos 12, 95, 96 et 97 de Pensées pour une saison – Hiver : « Le bâillement de réveil – un cas d’évolution surprise », « Systèmes nerveux dans un organisme, développements parallèles », « Choc vagal, avantage évolutif inattendu », enfin « Le combat à mort du chat et celui des défenseurs français de Verdun ».

[2] Cf. les textes no 20 (« Ailes et plumes des origines ») et no 95 op. cit., et cf. supra le texte no 104, « Le réveil de formes trop anciennes ».

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Le réveil de formes trop anciennes

octobre 3rd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #104.

Le développement d’un embryon, en ses phases successives, répète d’une façon assez générale les origines et l’évolution de la lignée de son espèce : l’ontogenèse récapitule la phylogenèse (du grec ôn, ontos, ‘ l’être, ou un être ’, phylon, ‘ race, tribu, (vieille) famille, lignée ’, et genos, ‘ naissance, origine, genèse ’).

Théophraste d’Erèse [371-287], successeur d’Aristote à la tête du Lycée d’Athènes et père de la botanique, l’avait pressenti en estimant que les sépales et les pétales des fleurs se développent à partir d’un modèle biologique pour une feuille. Vingt-et-un siècles plus tard, au cours de son voyage en Italie (1786-88), le génial Goethe [1749-1832] écrira son Essai d’explication de la métamorphose des plantes, dans lequel il systématisait le postulat de l’homologie sériée de structure entre les différents organes végétatifs et floraux des plantes à fleurs, à partir de structures plus primitives. Par la suite, les découvertes paléontologiques et la génétique moderne démontreront que la feuille est apparue au cours de l’évolution avant la fleur… et que le modèle ontogénique et structural de l’embryon d’une fleur est bien celui d’une feuille.

Au XIXe siècle, suite à la révolution darwinienne, ce concept fécond sera étendu à la zoologie, en particulier par Ernst Haeckel [1834-1919] : un embryon d’amphibien, dans une première phase, ressemble à un embryon de poisson ; un embryon humain, dans sa première phase, ressemble à un embryon de poisson, dans sa deuxième phase à un embryon d’amphibien. Depuis, les découvertes paléontologiques ont confirmé, dans l’ascendance de tous les vertébrés amniotes (reptiles, oiseaux et mammifères), l’existence d’ancêtres amphibiens, et avant cela, d’espèces de poissons primitifs.

Par naïveté ou par malice, on a fait dire à cette règle, dite de récapitulation, quelque chose de plutôt absurde : qu’elle récapitulerait les formes ancestrales… adultes. Il n’en est rien, bien entendu. Plus fondamentalement, comme la récapitulation se fait de façon souvent désordonnée, parfois même chaotique, d’aucuns ont estimé que cette règle… n’était pas réellement une règle biologique. C’est là une erreur essentielle, due au refus d’admettre que les mécanismes de la vie trouvent leur origine dans un long bricolage aveugle.

Pourtant, la récapitulation de la phylogenèse fournit justement, par son caractère chaotique, en ontologie comme en embryologie, une preuve supplémentaire que la vie est un grand bricolage automatisé [1]… affiné par des centaines de millions, voire des milliards d’années d’évolution.

Un grand bricolage, pas nécessairement le plus efficace ou le plus élégant, mais ordonné par la sélection naturelle dans le torrent des siècles – au cours du long, du très long écoulement du temps… Les outils cassés et les matériaux devenus superflus peuvent encombrer le sol de l’usine biologique, ils n’empêchent pas la fabrication automatique de continuer, vaille que vaille.

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que des gènes très anciens, même devenus caducs et complètement inutiles, restent souvent inscrits dans le génome. Parfois, ils se réveillent, anormalement, de leur longue dormance… et se révèlent alors tellement dégénérés dans leur encodage, qui a dérivé sans aucun contrôle de qualité biologique, qu’ils en sont devenus tératogènes – sources de potentielles monstruosités (par exemple, chez un humain adulte, la réactivation, impromptue, de pseudogènes pour des branchies).

Sigmund Freud [1856-1939] le devinera : le phénomène biologique décrit ci-dessus se trouve également à l’œuvre en psychologie sociale, pour les formes d’interprétation communautaire du monde. Les plus primitives de celles-ci ne sont pas complètement remplacées par les nouvelles, en principe plus adéquates ou du moins plus efficaces.

Elles refont alors surface dans le corps social, continuellement, le plus souvent sous des formes gaspilleuses de ressources collectives mais peu agressives (magie blanche, astrologie, homéopathie, etc.). Parfois, par contre, le réveil est paroxysmique, extrêmement violent (le nazisme) et, forcément, aberrant, car il est fait appel à de très anciens concepts mythiques, périmés depuis la nuit des temps déjà… Et dont la réactivation, intempestive et impérieuse, ne peut se produire que sous une forme particulièrement monstrueuse.

[1] Cf. les textes nos 20 et 95 de Pensées pour une saison – Hiver : « Ailes et plumes des origines » et « Systèmes nerveux dans un organisme, développements parallèles », et cf. infra le texte no 105, « Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ? ».

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Comment l’on devient ce que l’on est

septembre 30th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #101.

Génoï oïos éssi mathôn. – Sois ce que tu sais être. – Pindare [518-438], poète lyrique de la Grèce antique, 2e Pythique (468 AEC), v. 72

Il y a quatre décennies, tout jeune étudiant à Genève, j’étais assis sur un banc au parc des Bastions. Je lisais avec une concentration soutenue, par moments avec perplexité, le tout fraîchement publié Comment devient-on ce que l’on est ? (1978), l’auto-biographie de Louis Pauwels [1920-1997], “ spiritualiste prométhéen ” et chantre du “ réalisme fantastique ”. Son titre m’avait interpellé, comme on disait à l’époque.

Un autre étudiant m’apostropha alors, comment pouvait-on lire une telle “ débilité  ? Décontenancé, je lui demandai s’il avait lu le livre. Il me dit que non, car la réputation de l’auteur était mauvaise et puis rien que par le titre on savait qu’il s’agissait d’un livre idiot ! Je répondis que je ne pensais pas que ce fût le cas et j’allais ajouter que je ne voyais pas ce qu’il voulait dire à propos du titre, mais il me regarda avec dédain et s’éloigna aussitôt en ricanant. Je haussai mentalement les épaules et repris ma lecture… Les chiens aboient la caravane passe.

Néanmoins… je restais intrigué par cette différence de perception quant à l’intelligence du titre. Je m’arrêtais de temps en temps, méditais sous la frondaison des beaux platanes… et je n’arrivais pas à mettre le doigt sur un début d’entendement. Pourquoi ce… disons, camarade, trouvait-il aussi stupide une question que pour ma part j’estimais fondamentale ? Quelque chose m’échappait.

Au cours de ma lecture attentive, je notais la mention répétée d’un certain Nietzsche [1844-1900]. Pauwels avait d’ailleurs placé en exergue de son livre un extrait d’un ouvrage de celui-ci au titre curieux, Ecce homo, extrait qui lui avait fourni le titre même de sa propre auto-biographie. La question existentielle de ce Nietzsche, donc de Pauwels, me semblait très pertinente, mais je n’avais jamais entendu parler de cet auteur germanique durant les (hélas trop rares) cours de philosophie reçus à l’institut catholique que j’avais fréquenté – j’étais en filière Bac C, donc très axée sur la mathématique et la physique, mais quand même, c’est presque saugrenu quand on y pense… ça, c’était une éducation orientée !

Peu après, je remarquai à l’inégalable librairie Unilivres (sise Rue de-Candolle, juste en face de ce que l’on appelait “ Uni I ”) un ouvrage en allemand dont le titre et le nom de l’auteur captèrent aussitôt mon attention : Ecce homo, de Nietzsche (1888). Puis je remarquai le sous-titre : “ Wie man wird, was man ist ”.

Comment l’on devient ce que l’on est.

En un éclair, je compris.

Dans les décennies qui suivraient, j’allais découvrir avec ce penseur atypique et fécond un univers intellectuel foisonnant et stimulant. Le sous-titre de son auto-biographie Ecce homo reprenait une partie de l’incipit au chapitre II.9 de celle-ci. Je noterais au cours de mes lectures nietzschéennes que l’auteur avait en fait repris une de ses propres fulgurances, énoncée en 1881 déjà dans Die fröhliche Wissenschaft (Le Gai Savoir, #270) : “ Was sagt dein Gewissen ? Du sollst der werden, der du bist. 

Que dit ta conscience ? Tu dois devenir celui que tu es.

Langue allemande, langue française… Je saisissais enfin pourquoi le titre de Pauwels avait ainsi fait naître le mépris chez mon collègue. Nous ne comprenions pas la phrase de la même façon, tout simplement.

Bien que dans le sous-titre de Ecce homo les deux verbes fussent conjugués au temps présent, en allemand “ werden ” présente de façon générale une connotation de futur par rapport au verbe “ sein ” (“ être ”). C’est aussi le cas en français pour “ devenir ” par rapport à “ être ”… et c’est ainsi que je l’avais spontanément compris ; toutefois, dans cette dernière langue “ on devient ” peut, également, avoir une connotation, que l’on peut trouver plus triviale dans ce contexte, de passé… signifiant implicitement “ on est devenu ”.

On pouvait donc partir d’un malentendu a priori et mal interpréter le livre de Pauwels, une auto-biographie qui se révélait authentique dans le ton comme dans l’esprit… même si les idées trop souvent s’avéraient aussi nébuleuses qu’abruptes. À la lecture de sa prose robuste toutefois, il m’a semblé que, par son usage du temps présent pour le verbe “ devenir ”, cet auteur singulier ne voulait pas simplement signifier : comment est-il devenu ce qu’il est… mais bien, de façon plus nietzschéenne et plus dialectique : comment deviendra-t-on ce que l’on est – déjà.

Que dit ta voix intérieure ? Tu dois devenir ce que tu es.

Après Nietzsche, le poète anglais Robin Skelton [1925-1997], un néo-paganiste, saura reformuler avec une intensité renouvelée ce fondement immuable de toute existence : “ Each man must turn what is into what is, or he will die. 

Tout homme doit transformer ce qui est en ce qui est, sinon il meurt.

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Les étrangers, les nourrissons, les esclaves, les femmes… et les animaux

septembre 26th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #94.

Les discussions sur l’éthique se font rarement sur des fondements solides et généralement manquent de cohérence. Le plus souvent, elles vont dans un seul sens, défini d’office, obligatoire et incontournable. Ou alors, elles se révèlent vagues et informes, partant dans tous les sens. Les préjugés évidents ou la confusion des esprits n’empêchent nullement les locuteurs d’assener leurs convictions comme des évidences “ naturelles ” – surtout lorsqu’elles sont en rapport avec de “ grandes causes ”.

Pourtant, le flou et l’enthousiasme, en particulier lorsqu’ils sont combinés, forment un obstacle majeur à la raison, par là empêchent de clairement distinguer le bien du mal. Car le bien ne se détermine pas par la fougue d’une adhésion et ne se mesure pas à l’aune de celle-ci.

Pour clarifier socratiquement les idées à ce sujet, il est utile de reprendre la discussion à la base, en évoquant… les escargots que l’on écrase sur son chemin, délibérément ou par manque d’attention. Réactions immédiates : “ Oui mais là ça n’est pas important ! ”, “ Il ne faut pas exagérer ! 

On peut alors relever que, dans ces conditions, un acte ne semble pas considéré comme contraire à l’éthique par l’état d’esprit malsain qu’il a dévoilé chez le perpétrant (la brutalité, la méchanceté, la perversité, la cruauté…), mais plutôt en fonction de la catégorie de la victime. Or cet angle de vision ne concerne pas l’éthique mais est affaire de morale, à savoir ce qui se trouve acceptable selon les mœurs sociales d’usage.

En d’autres termes : tabou, pas tabou.

À titre d’illustration dialectique de ce dernier point, on rappellera que, sauf chez des philosophes à la sagesse notable, tel Théophraste d’Erèse [371-287] (le successeur d’Aristote à la tête du Lycée d’Athènes, en 322 AEC), les anciens Grecs eux-mêmes, en général, ne comprenaient pas que l’on puisse se préoccuper d’animaux, de femmes, d’esclaves, de nourrissons… et d’étrangers.

En entendant cela au début du XVIIIe siècle, celui des Lumières, l’auditeur commun s’exclamait : “ Quoi ?! Ils ne se préoccupaient pas du sort des étrangers ?! ” Au début du XIXe siècle, c’était : “ Quoi ?! Ils ne se préoccupaient pas des nourrissons et des étrangers ?! ” Au début du XXe siècle, c’était : “ Quoi ?! Ils ne se préoccupaient pas des esclaves, des nourrissons et des étrangers ?! ” En ce début de XXIe siècle, c’est : “ Quoi ?! Ils ne se préoccupaient pas des femmes, des esclaves, des nourrissons et des étrangers ?! C’est vrai ça ?! 

On remarquera, dans chacune de ces réactions d’indignation, que les animaux, encore et toujours, sont systématiquement passés à l’as… voire à la trappe.

L’air de rien, c’est une petite démonstration philosophique cruciale qui vient d’être faite… en préalable maïeutique à une éventuelle discussion, sérieuse, à propos d’éthique. Car elle permet de montrer du doigt comment cette dernière, dans les faits, est trop souvent considérée comme un autre mot pour la morale : ce qui est bon ou mauvais selon les mœurs en vigueur.

O tempora… Peut-on espérer du genre humain qu’un jour on aille au-delà de cette approche commode et paresseuse ? Et qu’enfin l’on traite les animaux comme des frères ?

Peut-être au XXIIe siècle ?

Quoique… il est peu probable qu’ils seront alors traités en frères. Plus vraisemblablement, ils seront dans l’ensemble moins maltraités simplement parce que dans le futur on en côtoiera encore moins qu’à présent. Les animaux seront toujours traités en objets, mais ils seront alors gratifiés d’une valeur de rareté. D’ici là… on aura constitué une nouvelle catégorie d’êtres sensibles voire intelligents, sur lesquels les mauvais instincts s’acharneront, dans la licence morale la plus totale : des robots.

On persistera à ne pas définir les actes contraires à l’éthique en fonction de l’état d’esprit malsain du perpétrateur, mais selon l’objet de l’acte : permis, pas permis.

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De la mesure en toutes choses, y compris dans les vertus

septembre 22nd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #85.

De l’Orient à l’Occident, l’Antiquité avait su développer, lentement, au prix d’immenses efforts intellectuels et moraux, le sens de la mesure en toute chose. Ç’avait été un fondement de l’enseignement de nombreux philosophes grecs, ainsi que de celui du Buddha, philosophe indien du VIe siècle AEC. Un philosophe chinois du Ve siècle AEC, Maître Mo ou Mozi, philosophe de l’amour universel, l’avait également compris, qui insistait sur cette notion que la compassion excessivement partiale se révélait tout autant un problème éthique… que l’absence de compassion.

En s’imposant, le christianisme balayait ce sens de la mesure. Dorénavant, certaines vertus seront considérées comme pouvant, comme devant croître sans limites… entre autres l’amour et la compassion.

Par ce traitement, les vertus en question perdaient leur qualité… de vertu. Car une compassion qui n’est pas équilibrée par l’équanimité et par l’amour, ainsi que par la capacité à aussi partager la joie, devient vite une affliction morbide. De son côté, l’amour sans compassion, sans joie ou sans équanimité, s’avère facilement un délire hystérique et souvent violent. Quant à la joie systématique, sans perception de la réalité des souffrances dans lequel le monde baigne, sans amour, sans équanimité… elle ne se révèle qu’irréflexion et superficialité. Enfin, l’équanimité, dénuée de compassion, d’amour et de joie, n’est que prétention et froideur.

De plus : ces quatre grandes vertus, que les bouddhistes si justement considèrent ensemble, chacune équilibrant le tout en limitant les autres (les quatre brahmavihârâ), ne sont pas grand-chose sans une vision acérée des réalités du monde, et sans connaissance préalable de celles-ci. Une telle vision lucide et pénétrante, partout et en tout, rappelle, constamment, qu’aucun bien ne peut croître indéfiniment, sans devenir un mal, passé un certain seuil !

En résumé : rien de bon, ou de bien, ne peut se développer sans limites, et la perception de celles-ci nécessite une vision claire des choses. On comprendra que les bouddhistes insistent sur la vision juste, pour commencer…

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L’égo conçu comme un flux structurel

septembre 21st, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #83.

Dans de nombreux textes mahâyânistes (bouddhisme tardif d’Asie du nord), on peut lire que l’égo (le “ moi ”, âtman en sanskrit), se révèle une simple illusion, manquant non seulement de toute substance (il est “ vide  ; en sanskrit : sjûnya), mais aussi de toute réalité.

Si son insubstantialité ontologique ne pose pas de problème particulier à l’observateur avisé (on nomme ontologie la partie de la philosophie traitant de l’être, en grec ôn, ontos), par contre on peut estimer que ces textes vénérables ont tort sur le dernier point : malgré son insubstantialité, l’égo est tout à fait réel.

À l’instar de toute chose, il s’avère un flux structurel (samskâra en sanskrit), avec des frontières, floues quand on s’en approche, réelles néanmoins d’un point de vue opérationnel.

 Ce fleuve qui coule, où exactement faut-il définir sa rive, sur le plan que nous établissons ? Car avec ses berges instables et mouvantes, ce n’est pas évident.

– En gros : ici et là… Plus de précision ne s’avère pas indispensable et n’aurait pas beaucoup de sens. Nous n’y arriverions pas d’ailleurs : il faudrait faire des cartes saisonnières, indiquer une marge d’erreur pour chaque relevé… Le plan deviendrait illisible. L’essentiel, pour les navigateurs et les planificateurs urbains, c’est que nous marquions sur notre carte des limites qui se montrent conformes à l’usage général… et raisonnablement correctes d’un point de vue pratique. 

Cette allégorie pour exprimer que tout flux structurel, égo inclus, se conçoit et se définit à l’intérieur de limites ; que ces dernières soient fluctuantes et peu réductrices à l’observation de tout près… n’implique pas que ce flux soit illusoire. Il est simplement transitoire, voire labile, et ses bornes aussi. Comme tout processus du réel, comme tout phénomène.

Par ailleurs, si ce flux est conçu de façon rationnelle et réaliste, son concept mental s’avère opérant, voire efficace. Ni plus… ni moins.

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Le sérieux et le rire

septembre 19th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #78.

Une culture multi-millénaire à l’instar de celle des Anciens Égyptiens, des peuples aussi éloignés l’un de l’autre que les Yakoutes de Sibérie et les Peuhls du Sahel, des individus aussi différents l’un de l’autre que Nietzsche (« Un homme a mûri quand il a retrouvé le sérieux qu’il mettait dans ses jeux, enfant. » – Par-delà bien et mal, 94) et Péguy (« Qu’est-ce qu’un prophète ? Un homme indigné. […] J’ai toujours tout pris au sérieux. »)… ont en commun d’avoir parfaitement compris que le sérieux est fondement constitutif de la sagesse et de la dignité.

Le sérieux authentique – qui s’avère toujours simple et en cela entièrement distinct du compassé – est sève de régénérescence.

Pour autant qu’il soit associé au tact et à l’entregent, donc à l’humour, il permet la vision juste et soutient la force morale. Dans un sourire léger. Alors que les ricanements canailles, depuis la nuit des temps, entraînent les humains dans des boyaux pestilentiels, étouffant non seulement la pensée vivifiante, mais aussi le rire vrai, qui est soleil de bonté.

Nietzsche encore : « J’en suis encore à chercher un seul Allemand avec qui je puisse être sérieux à ma manière – et à plus forte raison un Allemand avec qui je puisse être gai ! » – Crépuscule des idoles, VIII.3.

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L’homme seul… etc.

septembre 18th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #75.

Les éleveurs et les utilisateurs d’animaux jugent a priori moral le sort pénible ou odieux de leurs victimes, car, selon eux, “ c’est pour cela qu’on en fait l’élevage ” (“ they have been bred for that purpose ”). Ainsi, le contrôle d’un moyen (l’élevage) justifierait toutes les fins que celui-ci permet.

À ce titre, que d’horreurs ne commet-on pas à l’encontre des animaux domestiques… Qu’ils soient, comme on dit, des “ animaux de rapport ” ou des “ animaux de compagnie ”.

Certaines personnes toutefois, habitées de l’esprit de compassion et d’une saine rectitude morale, se révèlent particulièrement conscientes de cette ignominie à grande échelle. De tous temps, sous tous les cieux, il s’en est trouvé. On entendait déjà, chez les anciens Grecs, les arguments de quelques philosophes honnêtes, tel Théophraste d’Erèse [371-287] (successeur d’Aristote à la tête du Lycée d’Athènes, en 322 AEC), s’élevant contre l’esclavage des hommes ou des animaux – qu’ils soient élevés dans cet objectif ou bien conquis sur le monde.

Hélas, on n’écoutait guère ces grands sages… et leurs ouvrages furent même parmi les premiers à se trouver systématiquement détruits par le christianisme triomphant. Seul l’homme (chrétien) comptait : il était, lui seul, à l’image de Dieu, ergo il avait tous les droits et tous les pouvoirs sur l’ensemble de la dite “ Création ”, faite par Lui pour lui.

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Véganisme réduit à sa portion végétalienne

septembre 14th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #64.

On a réussi une opération réactionnaire particulièrement habile en réduisant le véganisme au seul aspect nutritionnel, le végétalisme, c’est-à-dire une alimentation entièrement végétale. Cette amputation conceptuelle se révèle drastique car le mot “ végétalisme ” a disparu des mass media… même si son concept s’avère plus d’actualité que jamais.

L’opération fut très simple : réduit à la dimension alimentaire, le mot “ végan ” a pris la place de “ végétalien ”.

De cette façon, le véganisme ne se trouve plus perçu comme une éthique de vie d’abord, une éthique cherchant à infliger aussi peu de souffrance que possible aux êtres sensibles… mais tout simplement comme un régime alimentaire. Or, comme la plupart des régimes alimentaires se révèlent foncièrement basés sur une impulsion parfaitement égocentrique (être moins laid, en meilleure santé, plus performant, etc.), et pas altruiste… on voit par là combien le terme de véganisme a été profondément dévoyé.

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La vérité en tant que procédé particulier

septembre 13th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #60.

Les avancées fulgurantes de la science, ainsi que l’effondrement des légitimités religieuses, puis les innombrables dangers et nuisances liés aux nouvelles technologies, ont fait naître un discours dépréciateur de la notion même de vérité : les anciennes vérités n’ont plus cours, les nouvelles ont permis des découvertes et des réalisations dangereuses… donc la vérité s’avère inutile voire nuisible. On jette ainsi le bébé avec l’eau du bain.

Cette attitude, disons désinvolte, relève de la paresse morale et intellectuelle. Ses adeptes, en définitive partisans du n’importe quoi, ne voient pas que la vérité et l’instinct de vérité [1] résident dans un procédé particulier… pas nécessairement dans un énoncé particulier. La vérité n’est pas simplement un préjugé tenace. Elle s’avère une approche de recherche rigoureuse et efficace (la science), ou bien une intuition [2] profonde, pertinente et élévatrice (la méditation [3], la poésie [4])… qui permettent de percevoir pleinement une réalité, et de la qualifier part de vérité.

[1] Cf. supra le texte no 24, « Le rare instinct de la vérité ».

[2] Cf. supra le texte no 55, « Intuition ».

[3] Cf. « L’abîme et la fourmi », texte no 78 de Pensées pour une saison – Hiver.

[4] Cf. « Le poème comme épiphanie », texte no 22 de Pensées pour une saison – Hiver.

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Quelle vérité ?

septembre 12th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #59.

Chaque fois que l’on entend le mot “ vérité ”, il faut s’arrêter. Pratiquer la suspension, l’épokhê des philosophes sceptiques grecs [1].

S’agit-il de “ La Vérité ”, avec deux majuscules… ou de la vérité des choses ? S’il s’agit de la première, il faut comprendre que l’interlocuteur a en tête une forme de Révélation… et s’avère indifférent, voire hostile, à la vérité des choses, celle que l’on découvre par la recherche, la raison et l’expérience. Car il est hostile à la réalité qui, le plus souvent, se révèle réticente à sa Révélation.

[1] Cf. supra le texte no 17, « La suspension du geste ».

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L’intuition du hasard

septembre 3rd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #25.

L’être humain naît mentalement pré-formaté à une vision essentialiste (toute chose a une essence avant même d’exister), qu’elle soit spiritualiste ou animiste, de lui-même comme de son environnement. Avec son corollaire : lorsqu’il n’est encore qu’un petit d’homme, il ne peut rien concevoir en termes de coïncidences. Car tous ses traitements mentaux, qu’il exerce depuis sa pénible naissance avec acharnement, ainsi qu’avec talent si l’on considère les difficultés inhérentes aux circonstances, ont pour but de discerner la nécessité des choses.

C’est une question de survie. Il lui faut, impérativement, se structurer en structurant. Ainsi, pour lui, tout ce qui est… doit être, ne peut pas ne pas être. La contingence des choses, l’aspect fortuit, accidentel de celles-ci, lui échappe totalement : rien de ce qu’il perçoit peut ne pas être… donc rien ne peut arriver par hasard.

Bien plus tardivement au cours de sa vie, il réalisera que la contingence se conjugue à la nécessité pour former, ensemble, un couple de forces organisateur de l’univers. Une telle réalisation mentale et cognitive, ardue, complexe, ne peut survenir qu’à un âge plus avancé. Elle se révèle rare, par ailleurs.

Parmi les adultes qui n’ont pas procédé à cette démarche, il est des cas particulièrement intéressants sur le plan psychologique : ils reconnaissent que leur perception intellectuelle et existentielle, celle qui date de leur petite enfance, ne convient plus… mais ils le supportent mal et adoptent des faux-fuyants plus ou moins élaborés.

Certains d’entre eux, sophistiqués, évoqueront bien le hasard… mais comme une simple extension de la nécessité, ce qui revient, en définitive, à lui nier toute existence propre, donc réelle.

Ainsi Anatole France, en 1894 : « Il faut, dans la vie, faire la part du hasard. Le hasard, en définitive, c’est Dieu. » (Le Jardin d’Épicure, #55). C’est un aphorisme séduisant, mais il aurait tout aussi bien pu être formulé dans l’autre sens : Il faut, dans la vie, faire la part de Dieu. Dieu, en définitive, c’est le hasard. En fait, un tel énoncé inverse de l’original serait plus vraisemblable, puisqu’on peut imaginer le hasard existant avant Dieu ou l’univers… et que le Grand Démiurge s’avère une construction, très ad hoc et très post hoc, d’un esprit humain dépassé !

D’autres, encore plus sophistiqués, à l’instar du réalisateur français Chris Marker, diront : « Le hasard a des intuitions qu’il ne faut pas prendre pour des coïncidences. » C’est à nouveau un aphorisme séduisant mais, comme pour le premier, il faut rester circonspect, car il se révèle pénétré d’idéalisme, au sens philosophique. Par ailleurs le hasard y prend toujours une allure personnifiée, même si c’est moins affirmé ici… le démiurge se révélant un peu plus hésitant, ou plus délicat, que dans un discours monothéiste. Là encore, comme dans le premier aphorisme, le hasard, en définitive, est nié.

Ce n’est vraiment pas évident pour les humains, dont la plupart sont nés platoniciens, de quitter leur caverne. D’aller au-delà de celle-ci… Plutôt que d’y rester indéfiniment, à rêver d’au-delà.

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La Vérité contre l’établissement des faits

septembre 1st, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #20.

Entre les philosophes antiques et les idéologues chrétiens, il y avait une différence d’approche essentielle. Les premiers, même les idéalistes et les platonistes parmi eux, distinguaient les opinions des faits qu’on se devait d’établir avec discernement et esprit critique… Alors que, pour les seconds, il n’y avait que “ La Vérité ”, unique, avec deux majuscules, à laquelle on devait se soumettre totalement et sans la moindre réserve.

Au XVe siècle, au cours de la Première Renaissance, à nouveau au XVIIIe siècle, Siècle des Lumières, on revint à la distinction entre les faits et les opinions. Malgré les délires du romantisme, le XIXe siècle y resta dans l’ensemble attaché. Depuis, cette distinction a de nouveau été mise à mal, par le communisme et par le fascisme d’abord, puis par l’américanisme triomphant.

Résultat, à la fin du XXe siècle cette distinction classique avait disparu des mass media, en même temps que s’était éteint le journalisme d’investigation. Elle tendait aussi à disparaître des revues scientifiques, particulièrement des revues anglo-saxonnes : les déclarations programmatiques, ainsi que d’adhésion à une vérité prédéfinie, avaient pris le pas sur l’établissement des faits et de la vérité tout court.

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La suspension du geste

août 31st, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #17.

Avant d’agir ou de parler, il convient de suspendre son geste ou son verbe, pour s’assurer qu’on ne cause pas autant voire plus de mal que par l’inaccomplissement de celui-ci (à moins que l’on ne souhaite intentionnellement faire du mal…).

Autrement dit : toute action ou toute parole délibérément nuisible est ignoble. De son côté, un acte ou un mot nuisible ou destructeur, même sans intention en ce sens, est répréhensible.

Suspendons notre regard… En s’abstenant d’agir ou de parler, on peut se montrer coupable, éventuellement, d’hésitation ou de paresse, au pire de lâcheté ou d’indifférence – quatre degrés d’indignité qui représentent, par rapport aux deux cas d’espèce déjà mentionnés, des degrés moindres de responsabilité dans la mauvaise trame du monde. Dès lors, moralement, les actions et les paroles nécessitent réflexion préalable et raisons valables, encore plus que l’absence d’action ou de parole.

Aussi, l’attitude brahmanique, bouddhiste ou taoïste, ou encore celle de la sagesse sceptique de l’Antiquité grecque, consistant en une prise de recul a priori, de suspension du geste ou du verbe… à défaut de clairement savoir quoi dire ou quoi faire – se confirme-t-elle la bonne, éthiquement. C’est une épokhê de sage prudent, sceptique à l’égard de lui-même et du monde [1].

Avec toutefois une exception vitale : il est des situations où il faut prendre instantanément une décision d’aide ou d’assistance. En Grèce antique un tel instant était nommé kairos, que l’on devait saisir immédiatement quand il se présentait [2]. Dans ce genre de situation où l’on ne peut rien peser, c’est l’instinct du moment qui s’avérera noble et dignement responsable… ou pas.

Ananké stênai : nécessité étroite.

[1] Cf. infra le texte no 59, « Quelle vérité ? ».

[2] Cf. « Chamane », texte no 100 de Pensées pour une saison – Hiver.

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Ne pas faire du mal, préalable à toute bonté agissante

août 29th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #12.

On peut apprendre à être bon en agissant avec bonté. De fait, il ressort que c’est la seule façon de l’être : car c’est en faisant… que l’on est. Aussi, pour être bon, faut-il satisfaire une condition préalable : faire le bien.

Encore faut-il discerner que, pour pouvoir faire le bien, il faut commencer par ne pas faire le mal. Simplement parce que les occasions de faire du mal sont partout, alors que celles de faire du bien sont plus rares. Et que le mal est plus reconnaissable que le bien. Il faut donc commencer par ce qui se trouve le plus accessible, en mettant l’accent sur une action qui n’apporte pas grand-chose à l’amour-propre : ne pas faire du mal.

Ce n’est pas pour rien que le premier des principes hippocratiques est : « D’abord, ne pas nuire ».

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Montaigne, le très bon compagnon

août 29th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #11.

Admirable Michel de Montaigne [1533-1592], très bon compagnon. Guide aimable et raisonnable des vieux jours. On peut entendre une voix tranquille dans ses écrits, celle d’un ami intelligent, sensible et bienveillant.

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Le hasard, nécessaire à tout démiurge

août 16th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #87.

Un observateur lucide du monde vivant doit constater que, si celui-ci forme un mécanisme singulièrement complexe, parfois prodigieux, il s’avère, par ailleurs, souvent détraqué, ou étrangement mal adapté.

Aussi, n’en déplaise aux croyants, les merveilles de ce monde ne prouvent en rien l’existence d’une intelligence créatrice. Il y a le reste, qu’il faut aussi mentionner…

De plus, un mécanisme, même extrêmement sophistiqué, peut parfaitement apparaître de façon naturelle au cours du temps, par complexification spontanée du simple. C’est d’ailleurs un processus qui n’a pas plus de raisons de se faire… que de ne pas se faire. Si l’on éprouve le sentiment que ceci, ou cela, devait nécessairement se faire, c’est simplement… parce que l’on se trouve à l’intérieur du mécanisme. C’est un biais de perception.

Quant à tenter, par la pensée et le calcul, par inférences successives, de remonter le passé, pour reconstituer l’histoire de cette complexification, afin d’éventuellement découvrir “ l’acte créateur ”… il y a un moment, au cours de ce processus de reconstruction cognitive, où l’on ne peut rien déterminer de précis, chaque option possible, à chaque bifurcation en arrière du scénario évolutif, se trouvant à peu près aussi vraisemblable que l’option contraire. Ainsi, en l’absence de données paléontologiques suffisantes, l’éventail des possibles va tellement en s’élargissant, à chaque étape d’une reconstitution descendant toujours plus profondément dans les strates des éons du temps, qu’inévitablement on s’enlise, à un certain moment : on n’a plus rien sous la main, et plus rien à voir.

Cela étant, pour en revenir aux cafouillages, innombrables, du monde vivant : n’en déplaise aux athées, ils ne prouvent, en rien, l’inexistence passée, ou présente (“ Dieu est mort ”), d’un créateur, disons intelligent, de ce monde. En effet, tout créateur du monde, vu l’étendue et la durée de son action, ne pourrait qu’avoir bafouillé et cafouillé dans son œuvre… d’autant que la possibilité même de ces ratages s’avère une condition préalable à tout processus de création. Plus fondamentalement, si dieu omnipotent il y eut, et en admettant qu’il fût adroit généralement, il fallut bien qu’il créât le hasard, pour se donner une chance… d’être créatif !

Les cafouillages et le hasard n’excluent donc pas l’existence d’un ou de plusieurs démiurges, quasi omnipotents, à l’origine du temps – pour autant que cette dernière notion ait un sens. Quant à leurs intentions…

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Deux approches différentes de la conscience

août 3rd, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #47.

Les platoniciens, qu’ils soient idéalistes ou spiritualistes, ont une analogie moderne pour résumer le problème de la conscience : la voix émanant d’une radio n’a pas son origine à l’intérieur de celle-ci ; de même, selon eux, l’esprit ou la conscience se manifestant à partir d’un corps humain ont leur origine “ ailleurs ”.

C’est une position qui semble raisonnable, a priori… sauf qu’elle se révèle un oreiller de paresse. Cette origine “ ailleurs ”, qu’ils invoquent ainsi, s’avère un au-delà physiquement inaccessible ; par là, aucun examen des ombres passant sur le mur de la caverne ne présente la moindre utilité, en définitive. Autre corollaire de leur position : on peut, par contre, se fier à certains “ clairvoyants ”, qui se trouvent capables de “ communiquer ” avec l’au-delà et ses esprits. Dans les deux hypothèses, l’intelligence se prouve inutile.

Pour ma part, je préfère l’approche plus matérielle des héritiers spirituels de Démocrite et d’Aristote, qui étudient l’objet radio en le démontant, réfléchissent sur les phénomènes électro-magnétiques, et analysent les sons émis par La Voix du Maître, cherchant à déterminer s’il y a un message… ou, simplement, si l’on peut vraiment donner un sens à tout cela.

On ne trouve pas forcément beaucoup plus de cette façon, mais c’est une question de goût personnel. Qui s’est confirmé avec l’âge, en ce qui me concerne.

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La volonté vers la vie, ou vers la puissance

août 2nd, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #45.

Schopenhaueur [1788-1860] et Nietzsche [1844-1900] sont deux philosophes profonds et très originaux, qu’on peut lire et relire avec profit. Le deuxième fut d’abord le fils spirituel du premier, même si assez rapidement il prit son propre chemin. Un point particulier, peu évoqué, les distingue : leur relation aux animaux.

À la différence de Schopenhauer, qui aimait avec constance les animaux, Nietzsche avait, en général, plutôt de l’indifférence à leur égard, au mieux il avait une attitude ambiguë. On ne doit pas s’en étonner si l’on se donne la peine de méditer, quelques secondes, sur la devise existentielle propre à chacun de ces philosophes atypiques.

Pour le premier, c’était la pulsion de vie, littéralement « la volonté vers la vie » (« der Wille zum Leben »). Pour le second, c’était « la volonté vers la puissance » (« der Wille zur Macht »).

Or, sur une planète surinvestie par l’homme, on ne construit plus, depuis longtemps, de puissance qui soit fondée sur un contact privilégié avec les animaux. Pour une personnalité telle que Nietzsche, rêvant de surhumanité et d’une communauté d’égaux à lui-même, seuls les hommes offraient de l’intérêt, par leur éventuelle disponibilité à ses rêves de réalisation dionysiaque et de dépassement existentiel, « vers la puissance » (« zur Macht »).

Schopenhauer était moins porté sur des rêves d’organisation politique, aussi, chez lui, la porte se trouvait-elle grande ouverte sur un intérêt respectueux à l’égard de ses frères animaux, qu’il estimait autant animés que lui-même de Wille zum Leben !

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La grande clairière dans la forêt

juillet 21st, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #14.

Les plus beaux moments dans la vie d’un chercheur, voyageur tenace jamais au repos, sont ceux-là où une large zone de dégagement et une belle perspective s’offrent enfin à lui, alors qu’il errait peu avant dans les éboulis tristes et sans vie de vallées rocheuses, ou dans la végétation touffue et oppressante de forêts sombres et denses.

À moins que l’on ne s’avère un illuminé, par avance certain de son idée et de son fait, une première phase d’approche se déroule toujours dans la plus grande confusion. Troncs, lianes et feuillages bouchent la vue de partout. Mais on travaille, on apprend à bien manier ses outils, on s’oriente, on défriche son chemin, on avance… et soudain une grande clairière se dévoile ! Exaltation ! Voilà, grâce à tous ces efforts, le centre du monde a été découvert, l’univers est enfin compris !

La plupart s’arrêtent à ce stade, car il s’avère fort agréable et bien sécurisant. Une toute petite minorité de courageux décide d’approfondir… ils s’enfoncent à nouveau dans la forêt. Et alors… une deuxième clairière. Encore une… Encore une ! Il n’y a pas de centre du monde…

Toute exploration, toute enquête s’avère ainsi fatale aux certitudes. D’une façon générale, ceux qui savent, qui savent vraiment… sont ceux-là qui sont arrivés au stade où l’on réalise ne discerner qu’une petite partie de la réalité. Que l’inconnu reste beaucoup plus vaste que tout ce que l’on a pu apprendre jusqu’ici. Et même, beaucoup plus vaste que tout ce que l’on peut encore imaginer…

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Système vivant n’est pas machine

juillet 21st, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #11.

Descartes [1596-1650] était fier d’avoir imaginé l’animal comme une machine ; l’homme, toutefois, subsistant, dans son esprit de philosophe idéalisant des catégories néo-platoniciennes, comme une âme incorporée [1].

L’auteur était intelligent et rédigeait bien, mais ne connaissait ni les âmes, ni les machines, ni les animaux… Nonobstant, son analogie satisfit pleinement les chrétiens en mal de renouvellement doctrinal, ainsi que les vivisecteurs de tous genres qui s’empressèrent de saisir un blanc-seing leur permettant de pratiquer… l’âme tranquille.

Quelques siècles plus tard, ils demeurent nombreux, ceux qui pensent : “ Moi, j’ai une âme ”… pour ensuite traiter les animaux comme des machines. Sauf, peut-être, leur favori (le “ pet animal ” des anglo-saxons), qui, lui, est différent…

L’attachement mental à la notion d’âme répond à des besoins psychiques très primitifs. À première vue, l’analogie cartésienne, entre machine et être vivant, peut sembler plus raisonnable, par sa formulation d’allure plus moderne. Pourtant, il devrait sauter à l’œil, même du plus myope, que c’est encore un non-sens.

Un organe, un organisme, doivent fonctionner, activement, une bonne moitié de leur temps, rien que pour conserver leur intégrité et rester opérationnels. Ce faisant, ils ne s’usent pas, au contraire ils se maintiennent, voire se développent. Le cœur doit travailler sans cesse… pour ne pas se scléroser à ne rien faire ! Tandis qu’une machine, si l’on procède de même avec elle, on ne fait que l’user : certes, elle doit être utilisée un peu, régulièrement, afin de la faire mieux durer, mais, généralement, pas plus de la moitié du temps !

Cette simple observation de bon sens s’avère profonde, car elle permet de pressentir une des différences fondamentales entre une machine et un système vivant : outre sa plasticité structurelle, absente de la machine, une caractéristique essentielle du second est qu’il se nourrit en métabolisant, ce qui lui permet de générer l’énergie biochimique nécessaire à son fonctionnement, mais aussi de renouveler, sans cesse, les molécules de ses cellules biologiques. Ce n’est pas le cas de la machine : l’essence ou l’électricité qu’on lui fournit ne sont que des sources d’énergie, elles ne se trouvent pas intégrées dans sa matière même.

[1] Cf. « Dérive antipodale des mots : cartésien », texte no 111 de Pensées pour une saison – Printemps.

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