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Dérive antipodale des mots : cartésien
octobre 8th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #111.
Quatrième cas. Au début du XVIIe siècle, Descartes [1] avait à cœur de bien conseiller le croyant se voulant bon catholique (quelques années plus tard, son cadet, Pascal, fera de même à l’intention des protestants). Il estimait que, chez celui-ci, le crédit accordé à l’observation et aux messages des sens ne devait, en aucun cas, prendre le pas sur la confiance en l’esprit – i.e. en l’intellect, les sentiments et les bonnes convictions religieuses : ces dernières qualités émanant directement de Dieu, par là ne pouvant induire en erreur. Les raisonnements du penseur spiritualiste, métaphysiques essentiellement, se voulaient destinés à mener le lecteur dans cette direction – en particulier dans la conviction qu’il fallait se méfier des communications des sens et se fier, plutôt, aux réflexions pures de la conscience (« je pense, donc je suis » [2])… à l’instar de Parménide d’Élée, inspirateur de l’idéalisme grec au Ve siècle AEC.
Parce qu’il était intelligent et bon mathématicien, également en raison du titre et du sous-titre de son ouvrage principal (Discours de la méthode – Pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, 1637), les chrétiens parmi les plus éduqués se forgèrent l’idée que le cartésianisme impliquait… une expression de pensée rigoureusement logique et rationnelle. On aura compris que cela correspondait bien plus aux attentes de la société française de l’époque, qu’aux intentions effectives de l’auteur.
Quatre exemples instructifs sur les détours et aboutissements étranges que peuvent prendre les mots, dans leur sens. C’est troublant, quand des dérives sémantiques se révèlent à ce point antipodales.
[1] Cf. « Système vivant n’est pas machine », texte no 11 de Pensées pour une saison – Hiver.
[2] « […] je pense, donc je suis […] » – Descartes, René [1596-1650], Discours de la méthode, 1637, 4e partie. Cf. infra le texte no 112, « Une promenade langagière autour du syllogisme : syllogisme bien construit ».
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Dérive antipodale des mots : épicurien
octobre 8th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #109.
Deuxième cas. Au début du IIIe siècle AEC, dans un monde hellénistique bouleversé par les vastes conquêtes d’Alexandre de Macédoine [356-323], l’enseignement prodigué en son jardin par Épicure [341-270] prônait une vie équilibrée, fondée sur la simplicité des besoins, sur le respect de ces besoins, et sur la juste appréciation de la valeur fondamentale de cette simplicité.
La simplicité se révélait une source renouvelée d’harmonie en soi et autour de soi, elle permettait au corps et à l’esprit de s’épanouir. Une vie harmonieuse traitait le corps en allié et clarifiait l’esprit. Dès lors, on pouvait non seulement mieux discerner la réalité matérielle du monde et de ses phénomènes, mais grâce à cette clarté du regard on pouvait contempler la mort pour ce qu’elle était, simplement, et ne plus la craindre inutilement. Un adepte d’Epikouros, ‘ l’allié ’, se comportait ainsi en sage réaliste et paisible, vivant heureux de l’essentiel et fréquentant seuls quelques amis choisis.
En aucune façon ne s’agissait-il d’hédonisme, soit la recherche prioritaire de plaisirs dans la vie, ni de sybaritisme, soit une recherche exagérée de luxe et de luxure – une philosophie, respectivement une culture, ayant réellement existé dans le monde hellénisé, mais en dehors de toute influence et de tout contexte épicuriens. Au sein d’un monde troublé, l’épicurisme connaissait beaucoup de succès, dans toutes les strates de la société, et ce succès lui valait des ennemis. L’amalgame qui fut ainsi fait de “ l’enseignement du jardin ” avec l’hédonisme et le sybaritisme s’avéra une calomnie, répandue à la fin de l’Antiquité par deux idéologies en concurrence avec l’épicurisme, soit le stoïcisme, puis le christianisme.
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Le poids de la mémoire, la concentration mentale et le glissement de la perception du temps
octobre 6th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #107.
Petit enfant au Soudan, j’étais conscient de la faiblesse de mon esprit et de mes connaissances. Pour me former, pour grandir, je m’exerçais, déjà, à des exercices mentaux de toutes sortes.
Examiner attentivement les mots dans le Petit Larousse illustré que nous avions dans notre maison de Khartoum, surtout les planches graphiques, qui me fascinaient par leur diversité de thèmes. M’exercer à les mémoriser. Réviser les livres scolaires envoyés par cette extraordinaire institution qu’était le CNTE (nom, à l’époque, du Centre national d’enseignement à distance). Me concentrer sur un arbre, sur un personnage, sur un paysage, que je m’efforçais de garder à l’esprit dans leur apparence, parfois que je tentais de dessiner ou de peindre, selon les instructions de cette autre admirable institution française, l’école de dessin (par correspondance !) A.B.C. de Paris. Comme je me sentais ignorant, petit, faible et maladroit ! Et combien l’étais-je. Je m’appliquais néanmoins, patiemment, obstinément.
À l’époque, lorsque je tentais de penser consciemment à telle ou telle chose, il n’y avait pas trop de stimuli mentaux pour me gêner dans mon effort d’attention… juste une grande maladresse cognitive et intellectuelle de ma part. Dont j’avais honte.
Parfois, je me retrouvais à devoir passer du temps dans des situations où il me semblait qu’il n’y avait rien à apprendre… par exemple lors d’une fête de birthday d’un des enfants des communautés anglaise ou américaine de la capitale soudanaise. À chacune de ces invitations, j’étais catastrophé d’avance. Ensuite, c’étaient des heures de purgatoire… au cours desquelles les heures s’écoulaient avec une lenteur accablante. Je regardais mille fois l’aiguille des secondes, je comptais… 60. Une minute seulement s’était écoulée ! Le temps me semblait un liquide épais et poisseux, dont je ne pouvais pas me désengluer.
Alors je me réfugiais, même au cours des jeux à participation obligatoire, dans mes exercices mentaux… forcément, les enfants et adultes autour de moi me jugeaient “ dumb ” – stupide. On pourrait croire que cela m’affectait, mais non, venant de la part de ces gens, je n’en avais cure.
À l’âge de 12 ans, alors que ma famille s’était définitivement fixée à Genève, je me retrouvais, pour mes six dernières années de scolarité, emprisonné dans une école. À temps partiel (car à la différence d’autres malheureux je n’étais pas “ un interne ”), mais quand même pour la plus grande partie de mon temps vécu à l’état d’éveil. Six années interminables. Les deux premières, je les passai uniquement à survivre, mentalement et physiquement, dans un environnement humain qui m’était hostile, parfois violemment.
Les deux années suivantes, j’appris à développer une attention triptyque : une partie sur le cours, une partie sur les autres élèves, une partie pour mes pensées propres. Je remarquai alors un phénomène frappant : le temps en classe s’écoulait un peu moins lentement que lors de ma petite enfance. Je mettais cela sur le compte de la capacité que j’avais développée pour une attention plus que duale. Je n’avais pas tort, mais cela ne s’avérait pas toute l’affaire…
Jeune adulte et étudiant universitaire, enfin plus libre de mon temps, je constatai, clairement et indubitablement, que le temps s’écoulait un peu moins lentement que dans ma petite enfance.
Toutefois… Je n’étais plus convaincu, alors, que ce fût un avantage…
Par ailleurs, en parallèle, je relevais, navré, que l’effort d’attention intellectuelle que je devais prodiguer à mes études ne diminuait pas avec les années, malgré mon expérience croissante. Je ne comprenais pas pourquoi, à l’époque.
Avec le recul, je réalise que, jeune adulte, je me retrouvais avec un legs croissant de souvenirs, conscients ou non, et une mémoire qui s’alourdissait rapidement. Petit à petit, cette mémoire grandissante s’avérait envahissante au point d’en devenir handicapante, intellectuellement mais aussi psychiquement. J’avais de plus en plus de peine à me concentrer sans que l’un ou l’autre souvenir m’interpelle, de façon urgente et pressante – parfois ce n’était qu’une réminiscence… qui se révélait, à cause de son flou, encore plus envahissante qu’un souvenir !
En outre, à mesure que la mémoire, consciente ou inconsciente, se stratifiait… le temps s’écoulait de plus en plus vite. À partir de l’âge de trente-six ans, c’était net : il commençait à me filer entre les doigts.
J’optais alors pour une hypothèse, une loi de quasi proportionnalité entre le poids mnésique et la perception de l’écoulement du temps : chez un adulte de trente-six ans, le temps s’écoulerait environ six fois plus vite que chez un enfant de six ans. Aussi ces périodes de vide mental, où le temps semble se dérouler trop lentement, s’avèrent-elles de moins en moins fréquentes avec l’âge. L’ennui épais, perçu comme un écoulement temporel visqueux, est un sentiment fréquent chez l’enfant, alors qu’il s’avère pratiquement absent chez le vieillard… pour qui le temps semble plutôt fuir devant lui comme un vent léger mais constant.
Ces deux réalités psychologiques me semblaient inexorables et inéluctables dans leur déroulement.
Par un concours de circonstances, je me mis en devoir de découvrir, puis de pratiquer les vertus de la méditation bouddhiste. Il importait non seulement de calmer l’esprit, mais de rendre la mémoire moins envahissante, plus sélective. Pendant quelques années d’apprentissage laborieux, je m’employais ainsi à calmer un esprit plus sagace, certes, que dans son enfance, mais devenu suractif, par trop à gauche et à droite, et par trop chargé en mémoires et souvenirs. C’est le cetta vivace voire agité qui, comme l’enseignent les bouddhistes, gêne l’attention (sati), freine la concentration (samâdhi) et empêche l’état d’éveil (bodhi).
Péniblement, je finis par atteindre mon objectif général de méditation. Même si, le temps passant, les souvenirs continuaient à croître en nombre… j’avais du moins freiné leur croissance affolante en poids psychique.
Depuis, le temps continue de s’écouler très rapidement, mais l’accélération de son écoulement a diminué au point de cesser. Ainsi, ce phénomène propre à l’âge ne s’avère-t-il plus angoissant, mais accepté, presque tranquillement. Parallèlement à un acquiescement graduel à l’ordre des choses, si ma capacité d’attention pure continue gentiment de décliner… et si l’état d’éveil bouddhique s’éloigne à mesure que je crois m’en approcher – ma capacité de concentration mentale poursuit-elle lentement son progrès.
En particulier, ma capacité de lire ou d’entendre correctement tous les mots d’une phrase, puis de m’en souvenir dans leur agencement exact à la première lecture ou écoute, décline depuis l’âge de vingt-cinq ans ; en revanche, ma capacité à me concentrer sur l’ensemble de ces mots et sur leur contexte, à les agencer mentalement et à les garder à l’esprit rassemblés entre eux, sans me laisser distraire, continue de s’améliorer.
Il y a un peu plus de deux décennies, je ne rêvais même pas d’une telle évolution.
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Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ?
octobre 3rd, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #105.
Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ? Les deux ne vont pas bien ensemble, selon l’adage que l’on ne peut ménager à la fois la chèvre et le chou. C’est à l’aune de cette distinction essentielle que peut se définir, très concrètement, le bien, ainsi que sa mesure et son choix.
Les philosophes et les moralistes depuis longtemps se sont penchés sur le sujet. Suite à de nombreuses recherches scientifiques, on découvre qu’en définitive ce vieux problème existentiel et éthique se révèle enraciné dans la biochimie. En particulier, dans la fine régulation physiologique de trois neuro-transmetteurs différents, adrénaline, dopamine et sérotonine : chez un individu donné, ses circuits sérotoninergiques ont-ils, en général, priorité sur ses circuits dopaminergiques et adrénergiques ?
Si oui, alors il a une chance de pouvoir vivre le bonheur dans le bien ; pour autant qu’il apprenne aussi, bien entendu, à reconnaître les choses pour ce qu’elles sont réellement. Car pas de bien possible sans connaissance et raison préalables.
Par contre, si l’on préfère évoluer dans l’excitation et le plaisir, la connaissance et la raison ne s’avèrent pas indispensables.
Or connaissance et raison réclament des efforts. Pas étonnant, dans ces conditions, que la plupart choisissent la voie la plus facile et la plus immédiate : celle de la dopamine et de l’adrénaline.
Ce n’est pas entièrement simple, toutefois… Car la persévérance apparaît surtout gérée… par la dopamine – et la vigueur au combat… par l’adrénaline ! On ne peut donc pas adhérer exclusivement à un “ bon ” circuit de neuro-transmission [1] (le sérotoninergique), au détriment des deux autres (l’adrénergique et le dopaminergique)… pas plus qu’on ne doit succomber aux attraits des deux derniers, ainsi qu’aux tentations modernes qui les stimulent par trop dangereusement.
Il convient de prendre du recul… et de réaliser qu’il a fallu des centaines de millions d’années de bricolage évolutif [2], accumulant redondances et contradictions dans la complexité physiologique, pour aboutir au résultat biologique actuel. Il ne faut donc pas bousculer, à l’aveugle de surcroît, cet équilibre délicat.
[1] Cf. les textes nos 12, 95, 96 et 97 de Pensées pour une saison – Hiver : « Le bâillement de réveil – un cas d’évolution surprise », « Systèmes nerveux dans un organisme, développements parallèles », « Choc vagal, avantage évolutif inattendu », enfin « Le combat à mort du chat et celui des défenseurs français de Verdun ».
[2] Cf. les textes no 20 (« Ailes et plumes des origines ») et no 95 op. cit., et cf. supra le texte no 104, « Le réveil de formes trop anciennes ».
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Le réveil de formes trop anciennes
octobre 3rd, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #104.
Le développement d’un embryon, en ses phases successives, répète d’une façon assez générale les origines et l’évolution de la lignée de son espèce : l’ontogenèse récapitule la phylogenèse (du grec ôn, ontos, ‘ l’être, ou un être ’, phylon, ‘ race, tribu, (vieille) famille, lignée ’, et genos, ‘ naissance, origine, genèse ’).
Théophraste d’Erèse [371-287], successeur d’Aristote à la tête du Lycée d’Athènes et père de la botanique, l’avait pressenti en estimant que les sépales et les pétales des fleurs se développent à partir d’un modèle biologique pour une feuille. Vingt-et-un siècles plus tard, au cours de son voyage en Italie (1786-88), le génial Goethe [1749-1832] écrira son Essai d’explication de la métamorphose des plantes, dans lequel il systématisait le postulat de l’homologie sériée de structure entre les différents organes végétatifs et floraux des plantes à fleurs, à partir de structures plus primitives. Par la suite, les découvertes paléontologiques et la génétique moderne démontreront que la feuille est apparue au cours de l’évolution avant la fleur… et que le modèle ontogénique et structural de l’embryon d’une fleur est bien celui d’une feuille.
Au XIXe siècle, suite à la révolution darwinienne, ce concept fécond sera étendu à la zoologie, en particulier par Ernst Haeckel [1834-1919] : un embryon d’amphibien, dans une première phase, ressemble à un embryon de poisson ; un embryon humain, dans sa première phase, ressemble à un embryon de poisson, dans sa deuxième phase à un embryon d’amphibien. Depuis, les découvertes paléontologiques ont confirmé, dans l’ascendance de tous les vertébrés amniotes (reptiles, oiseaux et mammifères), l’existence d’ancêtres amphibiens, et avant cela, d’espèces de poissons primitifs.
Par naïveté ou par malice, on a fait dire à cette règle, dite de récapitulation, quelque chose de plutôt absurde : qu’elle récapitulerait les formes ancestrales… adultes. Il n’en est rien, bien entendu. Plus fondamentalement, comme la récapitulation se fait de façon souvent désordonnée, parfois même chaotique, d’aucuns ont estimé que cette règle… n’était pas réellement une règle biologique. C’est là une erreur essentielle, due au refus d’admettre que les mécanismes de la vie trouvent leur origine dans un long bricolage aveugle.
Pourtant, la récapitulation de la phylogenèse fournit justement, par son caractère chaotique, en ontologie comme en embryologie, une preuve supplémentaire que la vie est un grand bricolage automatisé [1]… affiné par des centaines de millions, voire des milliards d’années d’évolution.
Un grand bricolage, pas nécessairement le plus efficace ou le plus élégant, mais ordonné par la sélection naturelle dans le torrent des siècles – au cours du long, du très long écoulement du temps… Les outils cassés et les matériaux devenus superflus peuvent encombrer le sol de l’usine biologique, ils n’empêchent pas la fabrication automatique de continuer, vaille que vaille.
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que des gènes très anciens, même devenus caducs et complètement inutiles, restent souvent inscrits dans le génome. Parfois, ils se réveillent, anormalement, de leur longue dormance… et se révèlent alors tellement dégénérés dans leur encodage, qui a dérivé sans aucun contrôle de qualité biologique, qu’ils en sont devenus tératogènes – sources de potentielles monstruosités (par exemple, chez un humain adulte, la réactivation, impromptue, de pseudogènes pour des branchies).
Sigmund Freud [1856-1939] le devinera : le phénomène biologique décrit ci-dessus se trouve également à l’œuvre en psychologie sociale, pour les formes d’interprétation communautaire du monde. Les plus primitives de celles-ci ne sont pas complètement remplacées par les nouvelles, en principe plus adéquates ou du moins plus efficaces.
Elles refont alors surface dans le corps social, continuellement, le plus souvent sous des formes gaspilleuses de ressources collectives mais peu agressives (magie blanche, astrologie, homéopathie, etc.). Parfois, par contre, le réveil est paroxysmique, extrêmement violent (le nazisme) et, forcément, aberrant, car il est fait appel à de très anciens concepts mythiques, périmés depuis la nuit des temps déjà… Et dont la réactivation, intempestive et impérieuse, ne peut se produire que sous une forme particulièrement monstrueuse.
[1] Cf. les textes nos 20 et 95 de Pensées pour une saison – Hiver : « Ailes et plumes des origines » et « Systèmes nerveux dans un organisme, développements parallèles », et cf. infra le texte no 105, « Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ? ».
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La frontière des choses et le canevas de la grammaire française
octobre 1st, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #103.
Il est des jours qui marquent à vie. Certains se révèlent particulièrement difficiles à évoquer, et à cause de la profondeur de leur empreinte, difficiles à décrire. Ils se firent chaotiquement dans l’esprit, et dans une pauvre lumière.
J’en ai connu plusieurs ; au cours de l’un d’entre eux, je réalisai que je devais, impérativement, définir la frontière entre ce qui me constituait et ce qui se trouvait en dehors de moi. Et que j’avais beaucoup de peine à le faire, au point de douter qu’il y en eût une, de frontière ! Je sais que c’était bien avant mes sept ans. Soudain, ce qui m’avait semblé vaguement évident : moi… m’était devenu quasi étranger, même inquiétant.
Ce sentiment d’étrangeté à moi-même, je l’avais vivement ressenti, pour la première fois, penché sur la cuvette. Voyons, ceci vient de sortir de mon corps… c’était donc une partie de moi… mais plus maintenant ?! Et il faut à présent que je tire la chasse d’eau ?! Un doute affreux m’envahissait, mais que faire d’autre qu’obéir à mon surmoi et tirer sur le cordon !
Personne avec qui évoquer ce problème qui me hantait, qui m’épouvantait, en fait. Comment en parler avec ma propre mère, alors que j’avais réalisé, depuis quelque temps, l’affreuse vérité : les enfants sortaient de son ventre à un certain moment, quand ce dernier devenait très gros… et j’étais moi-même venu au monde de cette façon !
Je restais donc seul avec mes ruminations, me demandant à chaque fois avec angoisse si, en tirant la chasse, je ne tuerais pas un être en formation. Mais on ne peut quand même pas engendrer un enfant par jour ? Quoique… j’avais appris que certains tout petits animaux, primitifs et déplaisants, le faisaient ! Des amibes, des vers…
Ces pensées s’agitaient en désordre dans l’esprit du petit garçon que j’étais, tout à l’effroi de leur chaos et du gouffre mental qui se creusait en lui.
Une conséquence curieuse, mais à première vue seulement, de ce trouble terrible, c’est que je me mis à m’intéresser vivement à la conjugaison des verbes, ainsi qu’aux règles d’accord et de concordance – non seulement la personne et le temps, mais aussi le mode et la voix : je suis, tu seras, il eût été, vous seriez…
Ah ! la grammaire : par l’effort de structuration mentale et d’adéquation à la réalité qu’elle exigeait, elle m’a sauvé du délire solipsiste. D’autant qu’à l’époque la familiarisation strictement verbale que j’avais de deux autres langues, l’arabe et l’anglais, rajoutait à mon sentiment de flou du réel.
Aussi m’accrochais-je avec ténacité à cette langue dont je pratiquais l’écriture et que je pouvais étudier : le français. Cette langue, structurée pour l’intelligence et la raison, me permettait d’aborder les objets et les concepts en les trouvant confirmés dans leur existence par un dictionnaire (plus précisément, un Petit Larousse illustré, un livre saint, à mes yeux). Puis elle me permettait, avec ces mots nouveaux, d’engendrer des phrases nouvelles, de concevoir des pensées nouvelles. Ma mère, grande prêtresse du savoir, m’enseignait cette langue, qui m’apparaissait divine, par le biais du CNTE (nom, à l’époque, de cette extraordinaire institution française, le Centre national d’enseignement à distance).
Ô langue bénie !
Je pense être une des rares personnes à avoir précieusement sauvegardé, malgré les aléas de nombreux déménagements, les livres de grammaire de son enfance : le « petit Grevisse » (Précis de grammaire française – que j’ouvrais doucement, en me préparant mentalement, comme on s’y prend pour un livre sacré), et le Gaillard (L’Analyse logique et grammaticale – lors d’un court séjour en internat, vers mon douzième anniversaire, je prenais avec moi, pour les excursions hebdomadaires, ce mince, mais si dense, livre de poche)…
Dans ma bibliothèque, ces ouvrages vénérables, les deux dans une édition de 1969, sont faciles d’accès : je les compulse souvent. Leur étagère de rangement, celle contenant les dictionnaires de français, s’avère un autel de pratique quotidienne.
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Comment l’on devient ce que l’on est
septembre 30th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #101.
Génoï oïos éssi mathôn. – Sois ce que tu sais être. – Pindare [518-438], poète lyrique de la Grèce antique, 2e Pythique (468 AEC), v. 72
Il y a quatre décennies, tout jeune étudiant à Genève, j’étais assis sur un banc au parc des Bastions. Je lisais avec une concentration soutenue, par moments avec perplexité, le tout fraîchement publié Comment devient-on ce que l’on est ? (1978), l’auto-biographie de Louis Pauwels [1920-1997], “ spiritualiste prométhéen ” et chantre du “ réalisme fantastique ”. Son titre m’avait interpellé, comme on disait à l’époque.
Un autre étudiant m’apostropha alors, comment pouvait-on lire une telle “ débilité ” ? Décontenancé, je lui demandai s’il avait lu le livre. Il me dit que non, car la réputation de l’auteur était mauvaise et puis rien que par le titre on savait qu’il s’agissait d’un livre idiot ! Je répondis que je ne pensais pas que ce fût le cas et j’allais ajouter que je ne voyais pas ce qu’il voulait dire à propos du titre, mais il me regarda avec dédain et s’éloigna aussitôt en ricanant. Je haussai mentalement les épaules et repris ma lecture… Les chiens aboient la caravane passe.
Néanmoins… je restais intrigué par cette différence de perception quant à l’intelligence du titre. Je m’arrêtais de temps en temps, méditais sous la frondaison des beaux platanes… et je n’arrivais pas à mettre le doigt sur un début d’entendement. Pourquoi ce… disons, camarade, trouvait-il aussi stupide une question que pour ma part j’estimais fondamentale ? Quelque chose m’échappait.
Au cours de ma lecture attentive, je notais la mention répétée d’un certain Nietzsche [1844-1900]. Pauwels avait d’ailleurs placé en exergue de son livre un extrait d’un ouvrage de celui-ci au titre curieux, Ecce homo, extrait qui lui avait fourni le titre même de sa propre auto-biographie. La question existentielle de ce Nietzsche, donc de Pauwels, me semblait très pertinente, mais je n’avais jamais entendu parler de cet auteur germanique durant les (hélas trop rares) cours de philosophie reçus à l’institut catholique que j’avais fréquenté – j’étais en filière Bac C, donc très axée sur la mathématique et la physique, mais quand même, c’est presque saugrenu quand on y pense… ça, c’était une éducation orientée !
Peu après, je remarquai à l’inégalable librairie Unilivres (sise Rue de-Candolle, juste en face de ce que l’on appelait “ Uni I ”) un ouvrage en allemand dont le titre et le nom de l’auteur captèrent aussitôt mon attention : Ecce homo, de Nietzsche (1888). Puis je remarquai le sous-titre : “ Wie man wird, was man ist ”.
Comment l’on devient ce que l’on est.
En un éclair, je compris.
Dans les décennies qui suivraient, j’allais découvrir avec ce penseur atypique et fécond un univers intellectuel foisonnant et stimulant. Le sous-titre de son auto-biographie Ecce homo reprenait une partie de l’incipit au chapitre II.9 de celle-ci. Je noterais au cours de mes lectures nietzschéennes que l’auteur avait en fait repris une de ses propres fulgurances, énoncée en 1881 déjà dans Die fröhliche Wissenschaft (Le Gai Savoir, #270) : “ Was sagt dein Gewissen ? Du sollst der werden, der du bist. ”
Que dit ta conscience ? Tu dois devenir celui que tu es.
Langue allemande, langue française… Je saisissais enfin pourquoi le titre de Pauwels avait ainsi fait naître le mépris chez mon collègue. Nous ne comprenions pas la phrase de la même façon, tout simplement.
Bien que dans le sous-titre de Ecce homo les deux verbes fussent conjugués au temps présent, en allemand “ werden ” présente de façon générale une connotation de futur par rapport au verbe “ sein ” (“ être ”). C’est aussi le cas en français pour “ devenir ” par rapport à “ être ”… et c’est ainsi que je l’avais spontanément compris ; toutefois, dans cette dernière langue “ on devient ” peut, également, avoir une connotation, que l’on peut trouver plus triviale dans ce contexte, de passé… signifiant implicitement “ on est devenu ”.
On pouvait donc partir d’un malentendu a priori et mal interpréter le livre de Pauwels, une auto-biographie qui se révélait authentique dans le ton comme dans l’esprit… même si les idées trop souvent s’avéraient aussi nébuleuses qu’abruptes. À la lecture de sa prose robuste toutefois, il m’a semblé que, par son usage du temps présent pour le verbe “ devenir ”, cet auteur singulier ne voulait pas simplement signifier : comment est-il devenu ce qu’il est… mais bien, de façon plus nietzschéenne et plus dialectique : comment deviendra-t-on ce que l’on est – déjà.
Que dit ta voix intérieure ? Tu dois devenir ce que tu es.
Après Nietzsche, le poète anglais Robin Skelton [1925-1997], un néo-paganiste, saura reformuler avec une intensité renouvelée ce fondement immuable de toute existence : “ Each man must turn what is into what is, or he will die. ”
Tout homme doit transformer ce qui est en ce qui est, sinon il meurt.
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La limite
septembre 29th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #100.
Comprendre s’est toujours avéré, pour moi, une pulsion vitale. Comprendre, avec autant de précision que possible. Autrement, l’affolement me guette. Alors… j’essaie de comprendre, péniblement, tout ce qui se trouve au monde, mais particulièrement ce qui m’est le plus proche. Exercice laborieux, difficile…
J’ai été sauvé par un respect instinctif de la réalité et une acceptation sereine de mes limites intellectuelles : si j’estime que je dois tenacement faire l’effort de comprendre, je sais aussi que je ne peux cheminer très loin dans l’immensité du monde. Je dois aller jusqu’à ma limite de propriété, regarder attentivement plus avant, au loin… mais sans franchir moi-même la borne. Car au-delà, ce n’est plus mon territoire et cela ne me regarde pas.
Du moins, je tâche de m’en convaincre.
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L’enfant dans la littérature
septembre 27th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #97.
L’enfant est relativement peu présent dans la littérature française ou allemande, beaucoup plus dans la littérature anglaise ou russe. Chez les romanciers anglophones, le traitement de l’enfance oscille trop souvent entre la brutalité, la mièvrerie et la froideur, rares sont-ils ceux qui trouvent le ton juste.
Par contre, chez les auteurs russes, il se révèle d’une finesse et d’une véracité exceptionnelles : on garde un souvenir profond de ces quatre merveilles d’intelligence et de délicatesse que sont Petit Héros de Dostoyevskiy (1849), Enfance de Tolstoy (1852), Premier Amour de Tourgyenyev (1860) et La Steppe de Tshyechov (1888).
Même dans la littérature plus récente, les écrivains russes savent encore exprimer l’état d’esprit d’un enfant ; par exemple les frères Strougatskiy, dans le chapitre « Le maître de Lev Abalkine » d’un étrange roman d’anticipation, Le Scarabée dans la fourmilière (1979).
Évidemment, il est préférable d’aborder ces chefs-d’œuvre littéraires par l’intermédiaire de bonnes traductions. Certaines s’avèrent excellentes, des œuvres en elles-mêmes. Parfois, on a la chance de pouvoir comparer plusieurs bonnes traductions françaises d’un texte russe. Alors, non seulement reçoit-on le cadeau d’un récit intrinsèquement passionnant, mais également a-t-on le privilège de participer au filtrage linguistique et à l’interprétation psychologique d’un bon traducteur, qui se trouve avoir deux âmes : une russe et une française. De surcroît, si les traductions ont été faites à des décennies d’écart, l’amoureux de la langue française se voit gratifié d’une expérience très instructive : voir celle-ci évoluer dans le temps.
J’ai pour ma part lu et relu trois traductions d’un récit très singulier, écrit en prison par Dostoyevskiy en 1849, mais qui ne sera publié qu’en 1857, avec attribution à un certain M-i…
Le récit, Petit Héros, évoquant les émois d’un enfant, conjugue délicatesse et finesse de sentiments à un suspense presqu’insoutenable, même à la relecture. Il s’agit d’un de ces récits bénis, qu’on peut lire et relire, car ils sont écrits à de multiples niveaux d’interprétation. Ainsi certains tableaux, à chaque fois qu’on les regarde, offrent-ils le même don de régénération à leur contemplateur.
Si l’on écoute bien, on peut déceler le génie d’une composition musicale malgré une mauvaise interprétation. De façon analogue, il est probable que pour un récit aussi achevé même une mauvaise traduction n’empêcherait pas le lecteur d’entrevoir le caractère exceptionnel du texte.
Heureusement pour les lecteurs, la toute première traduction française qui fut faite de ce chef-d’œuvre de la littérature russe, par Elise Fétissoff en 1886, titrée Le Petit Héros, s’avérait de très haute tenue. Le français a un côté maintenant légèrement suranné, mais que l’on peut estimer convenir parfaitement à ce récit d’une autre époque. Il est ainsi délicieux, par exemple, de voir écrit « bluet » pour bleuet – orthographie… vieillie, certes, correcte néanmoins.
En 1942, Elisabeth Bellenson traduisit à son tour le récit, sous le même titre. Texte de haute qualité également, dont il n’est pas certain qu’il apportait plus que la première traduction, mais dans lequel on note un usage de la langue française légèrement différent – forcément, à cinquante-six ans d’intervalle…
Cinquante-cinq ans plus tard, en 1997, soit cent quarante ans après sa première publication en russe, le traducteur Bernard Kreise produisait une merveille, avec son recueil Le Rêve d’un homme ridicule et autres nouvelles, qui incluait Un petit héros. On notera que dans le titre en russe il n’y a pas d’article déterminatif : c’est Petit Héros, littéralement. Toutefois, la langue russe ignorant de façon générale l’article déterminatif, le traducteur est libre d’ajouter « Le » ou « Un » s’il le souhaite.
L’article indéfini induit, dès l’abord de la nouvelle, une impression de simplicité et d’humilité, d’autant qu’il libère des deux majuscules qu’autrement l’on doit donner dans le titre à petit héros. Ce choix de traduction engendre un état d’esprit spécifique chez le lecteur francophone… et d’un seul mot Kreise a su exprimer, de la sorte, une nuance de ton correspondant très bien au récit de Dostoyevskiy.
À l’instar des deux pionnières, Kreise s’est fait un très bon relais de « cette nouvelle pleine de charme et de tendresse » (selon ses propres termes, parfaitement choisis). Cela, avec une sensibilité achevée, sans aucune mièvrerie. En ajoutant, toutefois, une double nuance, cruciale, que l’on percevait moins dans les deux premières traductions. Ce récit est celui d’un souvenir d’enfance, raconté par un adulte modeste et intelligent ; la délicatesse de sentiments et d’expression de celui-ci est finement rendue dans les trois traductions. Kreise réussit à nous faire entrevoir, de surcroît, le petit garçon qu’il était, s’approchant de ses onze ans : ce petit bonhomme naïf, lui aussi, s’exprime par moments au cours de cette évocation par un adulte mûr.
Ainsi, malgré son choix de faire des paragraphes beaucoup trop longs, rendant la lecture difficile, Kreise a offert une traduction admirable, à la hauteur d’un texte extraordinaire… Il ajoutait, en 1997, pour le plus grand bonheur de son lecteur francophone, un Avant-propos, des notices et des notes, hautement instructifs et captivants. Il est dommage que ce livre soit pratiquement introuvable.
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Instinct… alimenteur
septembre 25th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #93.
“ Moi, je suis mon instinct alimentaire ! ” – Certes… sauf qu’en l’occurrence, il ne s’agit sans doute pas d’instinct, mais d’envies générées par des goûts acquis. Des envies qui peuvent parfaitement bien supplanter, voire étouffer tout instinct réel.
Par ailleurs, ces envies, apparemment si personnelles… de fait peuvent être induites par des bactéries commensales, des procaryotes se nourrissant des aliments que leur fournit leur hôte humain, vaste organisme eucaryote pluri-cellulaire – en particulier les aliments transitant par son système digestif.
La plupart de ces bactéries sont mutualistes, elles prennent mais elles donnent aussi. En leur absence, l’hôte mourrait d’inanition, car ses propres cellules eucaryotes sont incapables d’assimiler la plupart des aliments bruts qu’il ingère, ou encore parce qu’il a besoin de certaines capacités bactériennes de métabolisation et de sécrétion.
Toutefois, quelques bactéries entériques ne sont pas mutualistes du tout et elles se montrent même capables, selon des mécanismes subtils et compliqués, de dicter à leur hôte humain ses choix alimentaires, souvent à son détriment : par exemple, les bactéries qui réclament une surconsommation de graisse.
Des parasites protozoaires ou fongiques (très rarement bénéfiques…) peuvent également dicter un comportement alimentaire. C’est le cas par ailleurs des cellules devenues cancéreuses, affamées du glucose nécessaire à leur expansion effrénée… et capables d’induire une ingestion en quantités nocives de ce sucre.
L’eucaryote humain avisé doit donc surveiller de près ses envies et ses pulsions. Il lui faut parfois refonder ses goûts alimentaires, en une discipline de la pratique attentive et intelligente, basée sur des connaissances sérieuses. Car la bonne nutrition est une science fine et complexe nécessitant savoir et sagacité.
C’est de façon inattendue que l’on se trouvera récompensé de ses efforts persistants. Non seulement l’organisme hébergera-t-il dorénavant un entéro-microbiote dont la population en bactéries lui conviendra mieux, dans sa composition en souches et en espèces (car elles auront été progressivement sélectionnées dans le bon sens)… mais encore, à la longue, les besoins de celles-ci seront-ils reprogrammés, dans leur ADN comme en dehors de celui-ci – génétiquement et épigénétiquement.
Ainsi apprivoise-t-on sa flore intestinale.
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Les renégats de l’aventure multi-cellulaire
septembre 25th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #92.
Les premières communautés cellulaires ne purent se constituer avant que ne se fussent développées, chez certains organismes mono-cellulaires, d’une part, quand le milieu s’avérait déjà bien peuplé de congénères, une inhibition à la réplication clonale (i.e. entière et exacte)… d’autre part une prédisposition au suicide cellulaire, ou apoptose. Car qui dit communauté durable, dit contrôle de population – particulièrement au début et à la fin de chaque durée normale d’existence individuelle.
Ainsi apparurent des populations mono-cellulaires présentant un potentiel de discipline biologique se révélant digne d’une ébauche d’organisme complexe. Que, suite à cette émergence, des organismes multi-cellulaires (de multiples cellules de même type collaborant étroitement), voire pluri-cellulaires (différents types de cellules coopérant entre elles), apparussent et se développassent… c’était inéluctable, dans le torrent des siècles.
Toutefois, ces potentiels d’auto-contrôle de la division cellulaire et de la durée de vie cellulaire se trouvaient, forcément, gérés par l’ensemble primitif de façon stochastique ou probabiliste… Par là, il s’avérait fatal, dans toute proto-communauté cellulaire, que certains de ses membres ne respectassent pas ces principes vitaux d’auto-limitation de la prolifération, et d’harmonieuse apoptose. Mécanisme d’abord probabiliste, l’évolution ne pouvait que laisser passer entre ses mailles, au cours des éons, de tels comportements égoïstes ou anarchiques…
Laisser passer… dans une certaine mesure, c’est-à-dire tant que ces comportements ne s’imposaient pas complètement à l’ensemble et n’empêchaient pas, malgré leur fardeau, les organismes de se reproduire – de se perpétuer en tant qu’espèces et, éventuellement, d’évoluer.
Des milliards d’années plus tard, les principes cellulaires de reproduction contrôlée et d’auto-contrôle apoptique se révèlent toujours mal respectés… Quand une cellule eucaryote devient cancéreuse, elle ne présente plus aucune inhibition de comportement biochimique et elle semble retournée à l’état de bactérie dans sa captation exclusive de ressources alimentaires ainsi que dans sa reproduction frénétique. D’où les trésors d’inventivité et de ressources biologiques que les organismes complexes modernes doivent déployer contre les renégats tentés par le “ moi-moi-moi ! ” d’une échappée cancéreuse, et l’étendue du contrôle qu’ils doivent exercer sur l’ensemble des cellules.
Les organismes de certains animaux à la longévité exceptionnelle (par exemple les rats-taupes nus du genre Heterocephalus et les souris-taupes du genre Spalax, qui vivent beaucoup plus longtemps que les autres rongeurs) savent réprimer de façon efficace toute émergence de cancer, ainsi qu’empêcher les métastases. Cette remarquable efficacité dans le contrôle cellulaire a permis à certaines de ces lignées animales d’aboutir à des formes géantes : la baleine bleue, les éléphants, les requins du Groenland. Les organismes de ces espèces peuvent contenir mille fois plus de cellules eucaryotes qu’un corps humain… ils présentent néanmoins une fréquence moindre d’apparition d’un cancer dangereux pour l’individu ! Leurs cellules saines sont donc mille fois plus efficaces pour supprimer les cellules devenues cancéreuses que ne le sont celles des humains, des chats et des chiens domestiques.
En termes évolutionnels, cela se comprend très bien pour ces trois dernières espèces, car la durée de vie moyenne de leurs individus a augmenté de façon importante à une époque relativement récente – cela se mesure en siècles seulement. Ils vivent plus vieux… mais atteints de cancer. Ces espèces n’ont pas disposé d’une durée évolutive suffisante pour développer des mécanismes anti-cancéreux efficaces.
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L’enfant déçu par deux livres
septembre 23rd, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #89.
Le lien quasi organique entre un livre et sa couverture nourrit des processus mentaux souvent inattendus. Nombre de livres cruciaux dans mon existence ont été lus et relus malgré des couvertures qui me déplaisaient – en passant outre, j’avais appris de cette façon, très jeune, à faire la part des choses.
Le phénomène inverse, moins fréquent, causait une difficulté d’un autre ordre. Deux couvertures de livres avaient ainsi beaucoup plu au petit enfant… mais leur contenu m’avait cruellement déçu. De fait, j’avais éprouvé un véritable sentiment de tromperie sur la marchandise. Le premier avait été La Fortune de Gaspard, de la Comtesse de Ségur, en Nouvelle Bibliothèque rose (no 15, 1959). Le second, Le Club des cinq et les Papillons, d’Enid Blyton, également en Nouvelle Bibliothèque rose (no 96, 1962).
Dans le premier cas, j’étais resté des mois à rêver devant ce livre quand, au Soudan, je venais en visite chez une de mes tantes, dans l’espoir qu’elle veuille bien me le prêter. L’aquarelle d’André Pécoud faisait naître chez moi un sentiment de rêverie sérieuse et harmonieuse, empreinte de liberté… car le garçon lisait dans un pré, assis en oblique, les jambes élégamment repliées sous lui, tenant délicatement de sa main droite le livre illustré posé sur ses cuisses, s’appuyant de la main gauche contre le sol, un deuxième livre posé tout près, en réserve, sur l’herbe verte. J’imaginais que la fortune de Gaspard était faite de ses livres et de ses rêves. Quelle déception à la lecture : ce n’était qu’une vulgaire histoire d’argent… celle d’un nouveau Rastignac monté à Paris pour y faire fortune !
Dans le second cas, l’illustratrice Jeanne Hives avait peint en couleurs vives de jolis papillons et très bien esquissé des corps en mouvement, créant un sentiment de liberté champêtre en harmonie avec le contenu que le titre évoquait pour moi (je faisais l’impasse sur les filets à papillons). Durant des mois, jusqu’à ce qu’enfin il me fût prêté, je rêvais de grands papillons, comme on pouvait encore en admirer au Soudan, à l’époque. Hélas… Il s’agissait d’une « ferme des Papillons ». Par ailleurs, le récit, à mon goût par trop convenu (même pour l’enfant que j’étais) et au contenu plutôt étique, ne présentait qu’un rapport très ténu avec les papillons. Ce n’était qu’une laborieuse histoire d’espionnage.
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Le Grand Marteau et ses petits clous
septembre 22nd, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #86.
Dans un éblouissement nébuleux, certains ont vu un grand marteau dans le ciel. Depuis, pour eux, le monde est entièrement fait de clous.
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L’égo conçu comme un flux structurel
septembre 21st, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #83.
Dans de nombreux textes mahâyânistes (bouddhisme tardif d’Asie du nord), on peut lire que l’égo (le “ moi ”, âtman en sanskrit), se révèle une simple illusion, manquant non seulement de toute substance (il est “ vide ” ; en sanskrit : sjûnya), mais aussi de toute réalité.
Si son insubstantialité ontologique ne pose pas de problème particulier à l’observateur avisé (on nomme ontologie la partie de la philosophie traitant de l’être, en grec ôn, ontos), par contre on peut estimer que ces textes vénérables ont tort sur le dernier point : malgré son insubstantialité, l’égo est tout à fait réel.
À l’instar de toute chose, il s’avère un flux structurel (samskâra en sanskrit), avec des frontières, floues quand on s’en approche, réelles néanmoins d’un point de vue opérationnel.
“ Ce fleuve qui coule, où exactement faut-il définir sa rive, sur le plan que nous établissons ? Car avec ses berges instables et mouvantes, ce n’est pas évident.
– En gros : ici et là… Plus de précision ne s’avère pas indispensable et n’aurait pas beaucoup de sens. Nous n’y arriverions pas d’ailleurs : il faudrait faire des cartes saisonnières, indiquer une marge d’erreur pour chaque relevé… Le plan deviendrait illisible. L’essentiel, pour les navigateurs et les planificateurs urbains, c’est que nous marquions sur notre carte des limites qui se montrent conformes à l’usage général… et raisonnablement correctes d’un point de vue pratique. ”
Cette allégorie pour exprimer que tout flux structurel, égo inclus, se conçoit et se définit à l’intérieur de limites ; que ces dernières soient fluctuantes et peu réductrices à l’observation de tout près… n’implique pas que ce flux soit illusoire. Il est simplement transitoire, voire labile, et ses bornes aussi. Comme tout processus du réel, comme tout phénomène.
Par ailleurs, si ce flux est conçu de façon rationnelle et réaliste, son concept mental s’avère opérant, voire efficace. Ni plus… ni moins.
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La meilleure façon de procéder
septembre 20th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #80.
Dans les activités quotidiennes, pour toute manière de procéder, il convient de s’arrêter parfois… afin de s’assurer qu’on emploie bien la meilleure. En effet, même si tous les gestes se révèlent bien utiles, c’est leur agencement exact qui peut décider de leur efficacité d’ensemble. En s’arrêtant ainsi, en suspendant le processus, on peut, dans le concret, imaginer des variantes de réalisation. Une fois identifiée la meilleure parmi celles-ci, il vaut mieux s’y tenir, car son exécution deviendra de plus en plus fluide, grâce à la pratique répétée… jusqu’au prochain arrêt sur image, où l’on récapitulera.
Cette approche n’est pas la plus courante. Certains changent sans cesse de procédé, au hasard. D’autres, les plus nombreux, ne comparent jamais les différentes approches possibles : la première qu’ils ont trouvée et qui a marché, ils l’ont adoptée et ils la gardent… sans plus penser à une alternative.
On remarque souvent ce phénomène dans le monde animal : un individu trouve le moyen de s’acquitter d’une tâche ou d’un besoin, les autres commencent à l’imiter… et hop une culture locale est née. Il est rare qu’une approche différente soit tentée puisque celle désormais en usage commun convient… plus ou moins, mais suffisamment !
D’autant qu’on encourt la désapprobation sociale en procédant différemment de l’habitude établie.
Parfois, quand même, un personnage s’y risque… quel bonheur, alors, pour l’observateur de hasard qui saisit ce moment !
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Le sérieux et le rire
septembre 19th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #78.
Une culture multi-millénaire à l’instar de celle des Anciens Égyptiens, des peuples aussi éloignés l’un de l’autre que les Yakoutes de Sibérie et les Peuhls du Sahel, des individus aussi différents l’un de l’autre que Nietzsche (« Un homme a mûri quand il a retrouvé le sérieux qu’il mettait dans ses jeux, enfant. » – Par-delà bien et mal, 94) et Péguy (« Qu’est-ce qu’un prophète ? Un homme indigné. […] J’ai toujours tout pris au sérieux. »)… ont en commun d’avoir parfaitement compris que le sérieux est fondement constitutif de la sagesse et de la dignité.
Le sérieux authentique – qui s’avère toujours simple et en cela entièrement distinct du compassé – est sève de régénérescence.
Pour autant qu’il soit associé au tact et à l’entregent, donc à l’humour, il permet la vision juste et soutient la force morale. Dans un sourire léger. Alors que les ricanements canailles, depuis la nuit des temps, entraînent les humains dans des boyaux pestilentiels, étouffant non seulement la pensée vivifiante, mais aussi le rire vrai, qui est soleil de bonté.
Nietzsche encore : « J’en suis encore à chercher un seul Allemand avec qui je puisse être sérieux à ma manière – et à plus forte raison un Allemand avec qui je puisse être gai ! » – Crépuscule des idoles, VIII.3.
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Comment les bons… deviennent mauvais
septembre 16th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #69.
Dans l’histoire des sociétés humaines, il s’avère courant qu’un groupe, moins vicieux et moins violent qu’un autre auquel il se trouve sans cesse confronté, finisse par adopter les méthodes mêmes de son ennemi si déplaisant. Ce processus se fait lentement au départ, promu par quelques sadiques au sein du “ camp des bons ”, qui aimeraient bien pouvoir faire la même chose qu’en face, pour rigoler…
Grâce à la paresse intellectuelle, morale et physique de la majorité des membres de leur propre camp, les méthodes bêtes et cruelles s’imposent petit à petit au sein de celui-ci, puis brutalement quand la lâcheté générale prend le relais de la paresse générale. Les vrais gentils, les membres les plus intelligents du “ bon camp ”, se découragent et, un à un, s’en vont, écœurés de se retrouver de plus en plus confrontés au culte de la brutalité et du vice dans leur propre camp.
Ce schéma général de déroulement se révèle tellement systématique, dans l’histoire des hommes… qu’il dit tout de l’immoralité essentielle de leurs sociétés.
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Le traitement des prisonniers
septembre 16th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #68.
Lors de la seconde guerre mondiale, une différence, cruciale, entre les fous furieux nazis et même les plus durs des staliniens, pouvait être perçue dans leur traitement respectif des prisonniers.
Dans les instructions et commentaires soviétiques, on lit souvent, à propos de leurs innombrables prisonniers allemands, roumains, hongrois ou italiens : “ On ne peut quand même pas tous les exécuter ?! ” Et ils se creusaient la tête… pour finalement relâcher la plupart d’entre eux, quelque temps après leur victoire finale en 1945.
Par contre, chez les nazis, à tous les niveaux hiérarchiques, c’était, à propos de leurs centaines de milliers de prisonniers russes (mais aussi des civils qui n’avaient pu les fuir), tout au long de la guerre qu’ils avaient déclenchée : “ Il faut les exterminer sans pitié, selon certaines modalités, voici des instructions en rapport. ” Et ils accomplissaient ces instructions.
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Les faits et leur présentation : approches
septembre 13th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #61.
Le sage et le philosophe accordent autant d’importance à s’assurer de la solidité des faits… qu’à les penser et à les expliquer.
Par contraste, les ras-du-sol au mieux accumulent quelques données… mais ensuite ne savent qu’en faire. Alors, ils ont recours à une forme de magie qui, dans sa version moderne, s’appelait statistique descriptive… et qui, dans sa forme post-moderne, s’appelle “ représentation graphique ”.
Les raconteurs d’histoires, eux, ne s’attachent qu’à quelques éléments, soigneusement sélectionnés, qu’ils adaptent à leur besoin : leur “ vision ” passe avant tout, envers et contre tout – parfois (rarement) c’est joli…
Quant aux grands menteurs, ils trompent tout le temps, tant sur les soi-disant faits exposés que dans leurs explications : chacun de leurs mots, chaque mouvement de leur corps se révèle un mensonge – et ce n’est jamais joli.
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La vérité en tant que procédé particulier
septembre 13th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #60.
Les avancées fulgurantes de la science, ainsi que l’effondrement des légitimités religieuses, puis les innombrables dangers et nuisances liés aux nouvelles technologies, ont fait naître un discours dépréciateur de la notion même de vérité : les anciennes vérités n’ont plus cours, les nouvelles ont permis des découvertes et des réalisations dangereuses… donc la vérité s’avère inutile voire nuisible. On jette ainsi le bébé avec l’eau du bain.
Cette attitude, disons désinvolte, relève de la paresse morale et intellectuelle. Ses adeptes, en définitive partisans du n’importe quoi, ne voient pas que la vérité et l’instinct de vérité [1] résident dans un procédé particulier… pas nécessairement dans un énoncé particulier. La vérité n’est pas simplement un préjugé tenace. Elle s’avère une approche de recherche rigoureuse et efficace (la science), ou bien une intuition [2] profonde, pertinente et élévatrice (la méditation [3], la poésie [4])… qui permettent de percevoir pleinement une réalité, et de la qualifier part de vérité.
[1] Cf. supra le texte no 24, « Le rare instinct de la vérité ».
[2] Cf. supra le texte no 55, « Intuition ».
[3] Cf. « L’abîme et la fourmi », texte no 78 de Pensées pour une saison – Hiver.
[4] Cf. « Le poème comme épiphanie », texte no 22 de Pensées pour une saison – Hiver.
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Quelle vérité ?
septembre 12th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #59.
Chaque fois que l’on entend le mot “ vérité ”, il faut s’arrêter. Pratiquer la suspension, l’épokhê des philosophes sceptiques grecs [1].
S’agit-il de “ La Vérité ”, avec deux majuscules… ou de la vérité des choses ? S’il s’agit de la première, il faut comprendre que l’interlocuteur a en tête une forme de Révélation… et s’avère indifférent, voire hostile, à la vérité des choses, celle que l’on découvre par la recherche, la raison et l’expérience. Car il est hostile à la réalité qui, le plus souvent, se révèle réticente à sa Révélation.
[1] Cf. supra le texte no 17, « La suspension du geste ».
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Conjugaison correcte ne définit pas réalité complète
septembre 11th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #58.
La conjugaison des verbes, bien étudiée, bien intégrée, se révèle une aide précieuse pour le développement cognitif et intellectuel d’un enfant.
Toutefois cet acquis, indispensable et vital, peut parfois s’avérer encombrant à l’étape suivante, lorsqu’il devient… temps de réaliser que la personne est une construction mentale. Qu’il en est de même du mode verbal actif, comparé au mode passif. Enfin, qu’il n’y a de réel et d’effectif que la perception de la durée – qu’il n’y a pas, fondamentalement, d’existence ontologique aux états du temps, passé, présent et futur (on nomme ontologie la partie de la philosophie traitant de l’être, en grec ôn, ontos). Même si l’écoulement du temps se révèle la réalité la plus incontournable de toute existence.
La définition de ces temps, leur fine distinction, permettent de bien fonctionner, mentalement et concrètement, c’est tout… et c’est déjà beaucoup.
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L’opinion d’un seul contre la foule
septembre 8th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #45.
L’opinion d’un seul, solitaire par goût, lorsqu’il s’avère studieux, honnête et raisonnablement intelligent – vaut plus que celle de tous les autres… s’ils ne présentent pas en chacun d’eux-mêmes ces trois qualités jointes.
Car une foule se constitue dans une pulsion aux antipodes de celles-ci… et impose sa direction à chaque individu qu’elle capte. Il suffit de quelques-uns exhibant la mentalité type d’une foule pour que tous ceux-là rassemblés autour d’eux emboîtent le pas… s’ils ne résistent pas activement.
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Connaître et comprendre, pour faire le bien
septembre 7th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #41.
Celui qui est bon doit apprendre à agir avec bonté. Ce n’est pas simple. En effet, pour faire le bien, il faut comprendre ; pour comprendre, il faut connaître. Ainsi la bonté ne devient-elle opérante que jointe à la connaissance, en un couple de forces puissant. Cela exige un grand effort. La paresse ne peut donc pas être une alliée fiable de la bonté…
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La bonté, un effort qui n’est soutenu par aucun dieu
septembre 6th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #34.
“ Au fond… La Nature est bonne ! ”, entend-on souvent, ou bien “ L’Homme est bon ! ”, ou encore, dans le même registre, “ Dieu est bon ! ”…
Pourtant, devenus fous, les animaux ou les hommes se révèlent rarement aimables. Le plus souvent, ils deviennent, dans la folie, agressifs et méchants. Par conséquent, on voit mal en quoi le fond de quoi que ce soit pourrait être bon…
La bonté s’avère exceptionnelle dans le monde, et quand par miracle elle apparaît, elle demande un effort tenace, de la part de la nature ou des hommes, pour être maintenue. En vérité, cet effort, héroïque et sisyphien, n’est soutenu par aucun dieu.
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Le sopraniste de passage
septembre 4th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #30.
Alors que je déambule sur notre terrain à Kangaroo Island, j’entends un bruit d’ailes : un oiseau s’est posé dans un grand Callistemon étalant généreusement ses fleurs bottlebrush, rouges à anthères jaunes. Je suis aussitôt frappé par un chant mélodieux, très particulier, ne correspondant à rien de connu dans le coin.
Quel oiseau échappé d’une cage pouvait bien se trouver à l’origine de cette inhabituelle merveille sonore ? Perplexe, je discerne le chanteur, mais de dos seulement… et il semble un red wattle-bird !
Pas possible ! Ces derniers, très agressifs à l’égard des autres oiseaux et peu portés sur la poésie, se contentent de grincements et de craquements de voix bien peu harmonieux. Mais là, cet individu chantait avec des accents de merle noir doté d’un coffre puissant !
Abasourdi, je fais le tour de l’arbuste, l’air de rien, afin d’observer de profil ce drôle d’oiseau. Tiens… un nouveau-venu : un little wattle-bird, nom d’espèce Anthochaera chrysoptera, de la famille australasienne des passereaux meliphagidés, ou honey-eaters. Des amateurs de nectar de fleurs.
Je l’écoute avec ravissement, jusqu’à son envol.
Ce fut hélas une première et une dernière. Je suis souvent revenu sur le lieu du miracle, mais je n’ai plus jamais entendu ce chant clair et suave. Mes livres d’ornithologie locale jugent que la voix des individus de l’espèce n’est pas belle… Mais ce personnage, pardon ! quel génie ! Ou alors, une confirmation que les anglo-saxons ont une oreille différente.
Mon épouse, une seule fois, dans le même coin, le vit et l’entendit. Et c’est tout. Qu’es-tu devenu, chanteur de passage ?
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Les deux roulottes, tirées par un cheval blanc et un cheval noir
septembre 4th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #29.
Certains ouvrages ont une qualité onirique particulière, ils peuvent marquer une vie quand on les découvre tout jeune.
Le Club des Cinq et les saltimbanques, d’Enid Blyton (Nouvelle Bibliothèque rose, 1965), s’est révélé un de ceux-là. Il offrait un titre et une couverture sur lesquels je ne cessais de rêver, dans ma petite enfance soudanaise.
L’illustratrice Jeanne Hives avait dessiné un double mouvement d’ensemble, très élégant, reproduisant en ombres chinoises les quatre personnages humains. On remarquait d’abord un beau cheval blanc pommelé, au harnais noir, guidé par un enfant, tirant fièrement vers la gauche une jolie roulotte verte à bandeau rouge, dotée d’une petite cheminée, avec une fille heureuse à la fenêtre, le visage tourné dans la direction prise et faisant un gracieux mouvement des bras.
Au-dessous, un deuxième beau cheval, noir celui-là et au harnais jaune, également guidé par un enfant et tirant tout aussi fièrement, vers la droite cette fois, une autre jolie roulotte, rouge à bandeau vert, elle aussi nantie d’une petite cheminée, avec une deuxième fille heureuse à la fenêtre… ainsi que le chien Dagobert à une seconde, plus petite fenêtre !
Quel doux programme annoncé sur cette couverture inspirée. Amitiés entre humains et animaux, liberté, responsabilité. Le récit, avec ses animaux de cirque émouvants, était à la mesure des rêves ainsi provoqués. Par ailleurs, à la page 96, Jeanne Hives avait créé une merveilleuse illustration couleur pour le texte, si onirique : « Les cinq enfants prirent d’abord des chemins de traverse. » Dans un charmant décor de montagne, représenté avec une légèreté de touche artistique qui faisait rêver d’envol, les enfants escaladaient une pente et ses rochers, découvrant avec émerveillement une plante alpestre bourgeonnante à grandes fleurs roses échancrées, aux longues feuilles dressées.
Cette illustration avait fait naître en moi la conviction que le paradis m’attendait à Chamonix, où nous fuyions chaque année, en été, la chaleur étouffante de Khartoum. Par la suite, en 1970, alors que nous nous étions retrouvés exilés pendant plusieurs mois dans ce qui, à l’époque, était une très belle station alpine, j’avais cru que je l’avais enfin trouvé, mon paradis…
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Livres, mes amis
septembre 4th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #28.
Les bons livres sont des amis calmes, fidèles et fiables. Aussi, quand il faut m’en séparer, quelle tristesse. À l’instar des merveilles qu’offre la nature, je peux rester des heures à les contempler, à les explorer, à réfléchir, à prendre des notes, dans un bonheur toujours renouvelé.
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L’intuition du hasard
septembre 3rd, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #25.
L’être humain naît mentalement pré-formaté à une vision essentialiste (toute chose a une essence avant même d’exister), qu’elle soit spiritualiste ou animiste, de lui-même comme de son environnement. Avec son corollaire : lorsqu’il n’est encore qu’un petit d’homme, il ne peut rien concevoir en termes de coïncidences. Car tous ses traitements mentaux, qu’il exerce depuis sa pénible naissance avec acharnement, ainsi qu’avec talent si l’on considère les difficultés inhérentes aux circonstances, ont pour but de discerner la nécessité des choses.
C’est une question de survie. Il lui faut, impérativement, se structurer en structurant. Ainsi, pour lui, tout ce qui est… doit être, ne peut pas ne pas être. La contingence des choses, l’aspect fortuit, accidentel de celles-ci, lui échappe totalement : rien de ce qu’il perçoit peut ne pas être… donc rien ne peut arriver par hasard.
Bien plus tardivement au cours de sa vie, il réalisera que la contingence se conjugue à la nécessité pour former, ensemble, un couple de forces organisateur de l’univers. Une telle réalisation mentale et cognitive, ardue, complexe, ne peut survenir qu’à un âge plus avancé. Elle se révèle rare, par ailleurs.
Parmi les adultes qui n’ont pas procédé à cette démarche, il est des cas particulièrement intéressants sur le plan psychologique : ils reconnaissent que leur perception intellectuelle et existentielle, celle qui date de leur petite enfance, ne convient plus… mais ils le supportent mal et adoptent des faux-fuyants plus ou moins élaborés.
Certains d’entre eux, sophistiqués, évoqueront bien le hasard… mais comme une simple extension de la nécessité, ce qui revient, en définitive, à lui nier toute existence propre, donc réelle.
Ainsi Anatole France, en 1894 : « Il faut, dans la vie, faire la part du hasard. Le hasard, en définitive, c’est Dieu. » (Le Jardin d’Épicure, #55). C’est un aphorisme séduisant, mais il aurait tout aussi bien pu être formulé dans l’autre sens : Il faut, dans la vie, faire la part de Dieu. Dieu, en définitive, c’est le hasard. En fait, un tel énoncé inverse de l’original serait plus vraisemblable, puisqu’on peut imaginer le hasard existant avant Dieu ou l’univers… et que le Grand Démiurge s’avère une construction, très ad hoc et très post hoc, d’un esprit humain dépassé !
D’autres, encore plus sophistiqués, à l’instar du réalisateur français Chris Marker, diront : « Le hasard a des intuitions qu’il ne faut pas prendre pour des coïncidences. » C’est à nouveau un aphorisme séduisant mais, comme pour le premier, il faut rester circonspect, car il se révèle pénétré d’idéalisme, au sens philosophique. Par ailleurs le hasard y prend toujours une allure personnifiée, même si c’est moins affirmé ici… le démiurge se révélant un peu plus hésitant, ou plus délicat, que dans un discours monothéiste. Là encore, comme dans le premier aphorisme, le hasard, en définitive, est nié.
Ce n’est vraiment pas évident pour les humains, dont la plupart sont nés platoniciens, de quitter leur caverne. D’aller au-delà de celle-ci… Plutôt que d’y rester indéfiniment, à rêver d’au-delà.
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Le rare instinct de la vérité
septembre 2nd, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #24.
On peut croire, très raisonnablement, que l’observation des faits vient avant la théorie – avant leur explication donc. En réalité, on ne peut pas observer correctement sans vision juste d’abord… car rien ne s’avère discernable sans un bon canevas mental.
C’est subtil… et c’est pourquoi seuls quelques-uns ont l’instinct de la vérité.
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La Vérité contre l’établissement des faits
septembre 1st, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #20.
Entre les philosophes antiques et les idéologues chrétiens, il y avait une différence d’approche essentielle. Les premiers, même les idéalistes et les platonistes parmi eux, distinguaient les opinions des faits qu’on se devait d’établir avec discernement et esprit critique… Alors que, pour les seconds, il n’y avait que “ La Vérité ”, unique, avec deux majuscules, à laquelle on devait se soumettre totalement et sans la moindre réserve.
Au XVe siècle, au cours de la Première Renaissance, à nouveau au XVIIIe siècle, Siècle des Lumières, on revint à la distinction entre les faits et les opinions. Malgré les délires du romantisme, le XIXe siècle y resta dans l’ensemble attaché. Depuis, cette distinction a de nouveau été mise à mal, par le communisme et par le fascisme d’abord, puis par l’américanisme triomphant.
Résultat, à la fin du XXe siècle cette distinction classique avait disparu des mass media, en même temps que s’était éteint le journalisme d’investigation. Elle tendait aussi à disparaître des revues scientifiques, particulièrement des revues anglo-saxonnes : les déclarations programmatiques, ainsi que d’adhésion à une vérité prédéfinie, avaient pris le pas sur l’établissement des faits et de la vérité tout court.
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Le sacrifice de l’intellect
septembre 1st, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #19.
Quand quelque chose paraît soudain invraisemblable, il est sage et prudent de ne plus trop y croire…
Certains pourtant, à l’instar de Tertullien et d’Ignace de Loyola, y croient d’autant plus. Leur inclination est dangereuse, car elle fait de l’intelligence une ennemie.
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L’enthousiasme : en user avec modération
août 30th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #14.
Au cours d’une vie passée à trébucher et à se relever, des décennies de désillusions enseignent que l’enthousiasme est une arme à double tranchant. Que ce soit en matière de relations humaines, d’activité politique ou d’acquisition de connaissances. Certes il donne de l’énergie et de l’impulsion, mais il faut en user avec discernement, avec beaucoup de prudence et de rigueur si l’on souhaite qu’il soit source de vitalité renouvelée, plutôt que de leurres, de gaspillages et même de destructions.
D’aucuns diraient que cela n’a pas de sens, qu’une telle réserve abolit l’enthousiasme. Je dis : que non. La nourriture fournit atomes, molécules et énergie au corps, tous indispensables, l’appétit s’avère ainsi utile, bien agréable par ailleurs… mais il convient de ne pas sombrer dans la gloutonnerie et de ne pas avaler tous les aliments qui se présentent à soi.
Cette allégorie pour exprimer qu’un homme de bien et qu’un chercheur de vérité se doivent d’être plus précautionneux qu’enthousiastes : c’est la ténacité, surtout, qui s’avère leur plus grande alliée, avec la prudence. L’enthousiasme ne doit pas constituer plus qu’une poussée amicale… une incitation à reprendre le chemin, malgré la fatigue du moment.
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Détails et distance
août 27th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #05.
On découvre, on appréhende, on comprend par une multitude de détails s’emboîtant les uns dans les autres – ou s’excluant mutuellement, ce qui donne matière supplémentaire à réflexion… Ensuite, on prend du recul, plusieurs fois, pour des vues d’ensemble. On a l’esprit de suite, mais on peut sortir du cadre si nécessaire. Et on recommence tout le processus.
L’intelligence des choses naît ainsi, dans cette double démarche sans cesse répétée, dialectique en définitive : thèse-antithèse, puis synthèse.
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Le poisson et l’oiseau
août 27th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #04.
Le poisson de surface se trouve tout étonné, quand il entend ce que l’oiseau plongeur dit… à propos de l’eau.
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Le dé jeté dans le vent
août 26th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #03.
Un observateur attentif de ce qui est, y compris de son propre esprit, finit, si la lucidité l’emporte, par réaliser que rien de naturel dans le monde ne peut, en définitive, être démonté et compris pareillement à un mécano. Car tout, y compris donc l’univers, existe sans cause ultime, sans raison fondamentale… et se révèle plutôt indéfinissable.
Le tout, soit le cosmos lui-même, est mouvant et sans cesse en renouvellement… par là, vraisemblablement unique, non prévisible et non reproductible. Si racines il y a, elles s’avèrent celles du fortuit et de la contingence !
À l’instar d’Héraclite d’Éphèse, on peut méditer sur l’innocence du dé, dans la poussière… et sur l’innocence de celui qui le jette dans le vent.
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Un bon petit livre
août 25th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #01.
Un bon petit livre est un jardin dans la poche du voyageur.
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Chamane
août 24th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #100.
2019.01.25 :
Chamane est mort jeudi soir, le 24 janvier 2019.
Depuis quelques semaines, suite au développement du sarcome à son tarse de la patte arrière gauche, l’os, rongé par le cancer, était devenu apparent. Une blessure ouverte de 40 mm sur 15. Il y a quelques jours, un abcès s’était développé, l’odeur le signalait.
Nous l’avions récupéré mourant à la SPA, polytraumatisé (une douzaine de fractures mal ressoudées, dont une curieuse dont nous découvririons par la suite qu’elle avait dégénéré en sarcome). Couché sur le flanc, le corps tout difforme, il n’avait pas la force de tenir sur ses pattes, il avait mal, il avait soif, il avait faim, il avait peur. Mais son regard, quoique voilé, était d’une intensité impressionnante. Mon épouse l’avait pris dans ses bras dans lesquels il s’était blotti, tremblant.
Depuis lors, nous ne l’avons plus lâché. Nous l’avons soigné, aimé. Pendant deux ans, tous les jours avec lui ont été vécus comme le dernier. Pourtant ce résistant d’entre les résistants, ce grand survivant, revenu du pays des morts il y a deux ans, durait jour après jour, et exprimait clairement son bonheur d’être avec nous. Il y a neuf mois, il avait même commencé à verbaliser son bien-être par de brefs « Arrrm », particulièrement quand il nous rejoignait sur le lit.
Un abcès à l’os peut devenir très douloureux toutefois, et ce maître du silence stoïque ne pouvait que souffrir péniblement depuis quelques jours.
Hier soir, nous l’avons donc emmené chez la vétérinaire, dans son panier dans lequel nous avions mis un coussin chauffé. Fidèle à lui-même, il n’a pas eu une plainte. Juste son regard profond, interrogateur quand nous l’y avons placé. Pas un gémissement ensuite.
Sur place, la vétérinaire a constaté. Dans une pièce bien calme, on a procédé à une sédation sous-cutanée, avec de la médétomidine. Jusqu’au bout, Chamane est resté un dur à cuire : après dix minutes il a fallu doubler la dose pour que la narcose soit complète. Tout le long nous étions avec lui. Il s’est endormi les yeux grands ouverts. J’ai incité Jacqueline à sortir, puis je suis resté, les yeux plongés dans ceux de Chamane désormais sans conscience, pendant qu’on lui faisait une injection intraveineuse de pentobarbital, un barbiturate puissant. En quelques secondes, sa faible respiration cessait, le cœur s’arrêtait de battre.
Pendant deux ans, nous, ses deux amis humains, peut-être même Chatoune la copine un peu fofolle, avons beaucoup appris de lui.
Il nous a enseigné, à sa façon discrète et intense, le courage, l’intelligence et la dignité.
Requiescat in pace.
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2019.01.31, jeudi :
J’ai rencontré beaucoup d’animaux qui m’ont impressionné par leur courage dans l’adversité. C’est le cas de Chatoune, l’air de rien. J’en ai rencontré aussi qui, en plus, s’avéraient des modèles de sagesse. Ainsi, Chamane, dont je vais vous raconter les deux dernières années de vie. Sur la base de mon journal, ceci est l’In memoriam de celui qui m’a tant appris, dans le silence et la concentration.
Chamane : In memoriam, 2017.01.24-2019.01.24
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Début janvier 2017. Cela fait des mois que Chatoune semble une âme en peine. Depuis quelques semaines, mon épouse et moi évoquons la perspective d’un petit compagnon pour elle, ou d’une petite compagne. Nous ne voyons pas quoi faire d’autre pour soutenir moralement notre chérie. C’est sur la base de cette motivation que nous en vînmes à rencontrer Chamane.
2017.01.24, mardi :
Nous nous retrouvons au refuge d’une SPA locale. Tout est sous la neige, il fait gris, il fait froid, il fait humide. À cette SPA, ils ont eu la compassion et l’intelligence d’installer généreusement des étoffes pendues, créant ainsi une multitude de petits coins abrités du regard, et permettant à leur bonne centaine de chats de préserver ce coin d’intimité dont ils ont tant besoin. Cela met partout de jolies taches de couleur.
Nous rencontrons des dizaines de félins, de toutes sortes et de toutes conditions. Ils nous regardent, certains établissent le contact, avec grâce, avec intelligence. Nous nous sentons désemparés devant tant de malheur et de besoin. Misère… Il va falloir en choisir un…
Premier critère toutefois : ce chat ne pourra pas accéder à l’extérieur, à part une grande coursive de maison villageoise – on nous dit que, dans ces conditions, la plupart ne conviendront pas. Peut-on, alors, svp, ne nous présenter que ceux qui pourraient s’en satisfaire ?…
Une des aides hésite, puis soulève un rideau : nous découvrons deux grands yeux bleu clair, voilés par la souffrance, étranges, sur un corps maigre étendu, difforme. Un chat immobile et silencieux se tient caché là. L’aide le saisit gentiment et l’installe dans les bras de mon épouse. Il tremble, se blottit contre elle. On peut sentir, à plusieurs endroits de son corps, que le squelette n’est pas normal. Sa fourrure, très douce, très blanche, exhibe de rares mais grandes taches noires vaguement tigrées, disposées n’importe comment, comme laissées là par un peintre ayant trébuché. Un de ses orteils de la patte antérieure gauche ne tient plus que par la peau. Ses ongles sont beaucoup trop longs.
Son regard d’azur, bien que voilé, s’avère d’une intensité d’expression poignante. Je demande à Jacqueline de le poser au sol. Il est trop faible pour tenir sur ses pattes. J’approche de lui une écuelle d’eau, couché sur le flanc il boit à petits coups de langues faibles mais appliqués, minutieux. Il est clair qu’il a mal, qu’il a soif, qu’il a faim, qu’il a peur.
Ne tenant plus sur ses pattes, il meurt d’inanition, sans un mot, mais sachant préserver, derrière un petit drap, dans sa boîte, son dernier territoire. Malgré sa condition de mourant, les autres chats semblent le respecter. Son regard, toutefois, trahit une angoisse indicible.
Ce petit être souffrant doit pouvoir terminer sa vie de meilleure manière, dans un environnement qui ne soit pas angoissant… Nous décidons de lui offrir cet environnement. Nous lui procurerons, par la même occasion, des soins palliatifs de la douleur. Ainsi, ses derniers jours lui seront-ils moins douloureux et moins pénibles.
On ne nous dit rien de clair à son sujet. À la SPA, on le nomme « John »… Il me semble que c’est là un nom neutre, pour un être auquel on préfère ne pas trop s’attacher.
Son carnet de vaccination a visiblement été créé à son arrivée à la SPA. Première entrée, du 2016.12.30 : 5,8 kg. Deuxième entrée, du 2017.01.13 : 5 kg. Il avait perdu 14% de son poids en deux semaines, et il en avait sûrement déjà perdu avant sa première vaccination. Il serait né le 27 août 2010. Il aurait donc six ans.
Nous sommes repartis avec lui. On nous regardait d’une drôle de façon…
À la maison, nous nous appliquons à le rassurer, à l’installer aussi confortablement que possible. Il reste couché sur le flanc, mais boit un peu, mange même un peu, avec précaution. Après une heure, il se dresse sur ses pattes, flageolantes, fait quelques décimètres, boite de façon très marquée. Son dos est anormalement arqué, sa queue tordue. Son orteil à moitié arraché le gêne beaucoup et lui fait visiblement mal, ses deux pattes arrière et sa patte avant gauche ont beaucoup de peine, tout son corps semble douloureux.
Il trouve la litière, installée dans sa chambre. Il l’inspecte attentivement, y entre avec difficulté, procède lentement à ses besoins. Il enterre très soigneusement ses déjections, à coups de patte fermes et précis, sans jamais s’en mettre sur lui-même. Il en ressort un peu chancelant de l’effort, va se recoucher.
Nous passons les deux jours suivants à l’assister et le réconforter de notre mieux. Son regard reste comme plongé au loin, très loin… Pourtant il en émerge à volonté de ce lointain, pour établir avec nous un contact visuel profond. Il reste parfaitement silencieux. Avec ses yeux bleus finement effilés vers l’extérieur, en amandes, il a un air de Sibérien. Nous le nommons Chamane, car il est revenu du pays des morts et il a la dignité et le mystère attachés à un tel nom.
Après deux jours passés chez nous, Chamane est en mesure de se déplacer un peu, il mange, il boit, il dort.
2017.01.25, mercredi :
C’est la première grande épreuve de sa nouvelle vie : la rencontre de Chatoune, gentille fofolle généralement aimable, mais quand même, c’est chez elle, chez nous !
Elle se doute de quelque chose, forcément, avec cette chambre dont l’accès lui a été fermé depuis hier. Elle a également bonne ouïe, comme tous les chats.
Elle est visiblement ébahie. « D’où sort-il celui-là ?! » Les deux semblent inquiets… Chamane, qui en la voyant s’était redressé, tout vacillant, se recouche sur le flanc. En langage félin, c’est un signe clair, qu’il ne se veut pas dominant, ou qu’il ne peut pas… Elle va et vient nerveusement, il la suit des yeux, très attentivement… mais en veillant à ce que son regard reste oblique. Pas de provocation… Il ne dit rien, demeure sans broncher, même quand elle souffle et le tutoie. Il se contrôle tellement que sa queue ne remue même pas d’un millimètre. Elle s’éloigne, perplexe.
Dorénavant, sa stratégie avec elle restera inchangée : passivité attentive, pas d’histoires inutiles. Décontenancée par son absence totale de réaction, elle se calme. En définitive, elle se montre plutôt aimable, même. Elle le tolère… pour le moment. Grâce à l’intelligence de Chamane, c’est un bon début.
Par ailleurs, dès cette rencontre, toute apparence de dépression s’est dissipée chez Chatoune. Chaque jour qui suivra, nous en serons très heureux pour notre petite chérie.
2017.01.26, jeudi, message d’annonce :
Bonjour ! Depuis mardi, nous avons un petit nouveau chez nous, né en 2010, nous l’avons appelé Chamane. Chatoune l’a accueilli avec une gentillesse étonnante. Il faut dire qu’il souffre de malformations, il a de la peine à marcher – il compense par une personnalité et une intelligence remarquables. Demain matin nous retournons à la SPA (d’où il vient) afin qu’il soit examiné de plus près par leur vétérinaire (eux, ils n’auraient rien remarqué…). Quoi qu’il en soit, nous le garderons, car il a l’air si heureux avec nous, ce petit infirme.
2017.01.27, vendredi :
À la SPA, nous avons rendez-vous avec la vétérinaire qui, chaque semaine, rend visite à l’institution. Elle examine Chamane, lui coupe ses ongles démesurés, qui ont poussé en couches multiples. Évidemment, incapable de se lever, il ne pouvait plus se faire les griffes, et n’avait plus la force de se « faire les ongles » avec les dents. Elle diagnostique un polytraumatisé, de multiples fractures mal ressoudées. Ce chat solide, qui fut apparemment vigoureux dans le passé, ne pèse plus que 4,8 kg. En moins d’un mois, il a donc perdu 17% de son poids. Nous prenons à nouveau rendez-vous avec elle, pour le mardi suivant. Mais au cabinet vétérinaire qui l’emploie, cette fois, pour une radiographie et afin qu’elle l’opère de son orteil presque arraché, formant ergot. Par la même occasion, au cours de la narcose on lui détartrera les dents, qui en ont besoin.
2017.01.29, dimanche, message d’annonce :
Bonjour ! Voici une photo de l’aimable Chamane, gentle chat, né en 2010, abîmé et très boiteux, néanmoins, quoique péniblement, il a fait ses premières marches d’escalier. Chatoune reste très gentille, et nous la câlinons encore plus qu’avant (nous ne savions pas que c’était possible).
2017.01.31, mardi :
Nous emmenons Chamane au cabinet vétérinaire, pour une radiographie et afin qu’on l’opère de son ergot. On lui détartre les dents, il reçoit deux antibiotiques et un anti-inflammatoire. Nous revenons le chercher en fin de journée. C’est une pauvre petite chose, se remettant lentement de la narcose, très fragile sur ses pattes.
Le lendemain, il nous semblera que l’anti-inflammatoire a eu de l’effet, car il boite moins. Dorénavant, pendant deux ans, je lui donnerai chaque jour 0,25 mg d’un AINS, du meloxicam. Cela deviendra un rituel, mon tout premier geste de chacun de mes levers à l’aube. Il me faudra bien des tâtonnements pour définir le bon procédé. Avec une seringue, extraire 0,5 ml du flacon de suspension orale, le déposer dans une écuelle soigneusement choisie, car elle présente, au centre de sa cavité, un petit creux supplémentaire. Remplir de 0,5 ml d’eau fraîche du robinet, de façon à diluer le médicament liquide. Poser au fond de ce creux cinq des croquettes qu’il aime, des triangulaires plates, stables, pas des rondes qui valsent dans tous les sens ; elles s’imbibent du liquide, et donneront un peu de goût agréable au restant de celui-ci. Une petite caresse, le servir. S’assurer qu’il avale ses cinq croquettes, puis qu’il lèche bien le fond de son écuelle. Après cela, le servir de croquettes supplémentaires, un peu, il ne faut pas risquer une régurgitation.
Petit à petit, Chamane reprend des forces chez nous. Nous avons remarqué que, lorsqu’il a la soif, il tend à se diriger… vers la cuvette des WC ! Cela nous donne une idée du type de personnes chez qui il avait eu à vivre, avant de se retrouver à la SPA… Nous prenons alors l’habitude de garder le couvercle des WC toujours baissé. Pour son eau, nous devons simplement, comme avec Chatoune d’ailleurs, veiller à ce que son écuelle soit très régulièrement changée.
Cela aussi s’avère un rituel : tous deux aiment nous voir saisir leur écuelle, entendre le robinet couler, et la voir reposée à terre devant eux, pleine d’une nouvelle eau fraîche. Cette opération miraculeuse semble les emplir d’une joie sereine, toujours renouvelée.
Dès le début de février, Chatoune, qui jusqu’alors tolérait Chamane, entreprend un grand cinéma de l’intimidation à l’égard de celui dont elle se demande si, en définitive, il n’est pas un intrus. Celui-ci, qui tient toujours à peine sur ses pattes, opte pour le comportement le plus intelligent : couché sur son côté le moins douloureux, il ne pipe mot, ne bronche pas, la suivant attentivement de ses yeux bleus, mais toujours d’un regard oblique. Pas de provocation.
Cela dure quelques jours, ce petit jeu. Un matin, elle s’approche, le touche : sa réplique est fulgurante, des estocades données avec une force et une vivacité surprenantes chez ce souffreteux – vite et puissamment, mais sans sortir les griffes. Chatoune a pu sentir sa force, impressionnante, déconcertante chez un tel handicapé ! Toutefois, elle a aussi perçu qu’il voulait éviter tant le combat à mort que la domination. Car ses coups donnés, Chamane reste tranquillement à sa place, couché sur le flanc. Ce n’est pas une attitude de dominant, elle le comprend finalement. Ils peuvent cohabiter.
2017.02.06, lundi :
Nous retournons au cabinet vétérinaire pour le retrait des fils à la patte antérieure gauche, dont l’ergot avait été chirurgicalement ôté. Il est vermifugé. Nous regardons avec la vétérinaire les radios. Elles sont horrifiantes. On y discerne une dizaine de fractures mal ressoudées, des arthroses marquées des cervicales, du coude gauche et de la hanche droite. « Il a morflé », nous dit une aide.
Il manque sur les radios le tarse arrière gauche, ce qui est ennuyeux, car il semble en très mauvais état. La réponse à ce sujet est évasive…
Dans le froid et la neige, dans la nuit qui tombe, nous rentrons chez nous avec ce petit être un peu tremblant, néanmoins calme dans sa caisse. Nous sommes fermement décidés à faire tout ce que nous pouvons pour lui.
Dans les jours qui suivent, je constate que l’anti-inflammatoire non-stéroïdien diminue efficacement son boitement. Son regard d’azur se fait chaque jour plus lumineux. Il souffre moins, visiblement.
2017.02.12 :
Chatoune semble avoir accepté Chamane. Mais… la donna è mobile ! Après quelques jours où elle s’était montrée plutôt bonne fille, elle recommence à vouloir montrer que bon, la matrone c’est elle, quand même ! De temps en temps, elle le chasse de la zone des bols alimentaires, elle commence même à se saisir de lui par moments. Très affaibli par ses déformations osseuses et ses maladies organiques, il opte toujours, étendu sur le flanc, pour la non dominance, l’inertie et l’évitement par glissement au sol de son corps : il se bat couché. C’est très intelligent, car ainsi il a n’a pas besoin de ses pattes arrière, qui lui sont toutes deux si faibles et douloureuses.
Chatoune commence à prendre de l’assurance, à exagérer… Un jour, assis sur leur arrière-train, ils se regardent « en chats de faïence ». Suite à un tutoiement réciproque du regard, elle avance sa patte à le toucher. Alors, soudain, il la saisit entre ses deux pattes avant, la ramène à lui, et tout en lui maintenant ainsi la tête de sa patte gauche, lui assène de la droite une volée de claques retentissantes, sans sortir les griffes. Ce grand handicapé a procédé avec une vitesse et une force sidérantes ! Puis il l’observe, toujours assis sur son arrière-train… qu’il n’avait pas bougé durant son étalage de force ! Il n’a pas émis un son.
Chatoune en est tout éberluée, elle s’éloigne, déconfite. Elle restera morfondue dans les deux heures qui suivront ; nous la consolons par nos caresses affectueuses, caressons Chamane également.
Plus tard, distribution de croquettes. Chamane va à son bol, le regarde, contemple Chatoune… puis s’éloigne de trois mètres en détournant le regard. Il se couche sur le flanc, à son habitude. Malgré sa démonstration de tout à l’heure, il indique ainsi, clairement, qu’il ne se veut toujours pas dominant. Chatoune, d’abord craintive, va au bol de Chamane, y mange une croquette. Puis elle va au sien et mange à satiété, tout en surveillant Chamane du coin de l’œil. Elle s’éloigne. Seulement alors va-t-il à son bol.
Dorénavant, ce scénario se répétera. Chamane ne touche jamais au bol de Chatoune ; quand il en exprime le souhait, du regard ou par ses frottements contre mes jambes, il reçoit quelques croquettes dans son bol. Chatoune s’approche alors, il s’éloigne un peu, elle mange une croquette dans son bol à lui, s’éloigne satisfaite… Il y revient, mange à son tour.
Et voilà ! Chamane a eu un génie du comportement dont chacun peut tirer enseignement. Il est malade, mais ne se laissera pas humilier ou achever. Tu étais la première en ce lieu ? Je le reconnais et ne souhaite pas prendre ta place, vois, je ne touche pas à ton bol, et je te permets de toucher au mien.
Depuis, chaque soir les deux ont une petite empoignade physique, où Chamane laisse à Chatoune le soin de dominer… apparemment. De temps en temps, lorsqu’elle va trop loin dans son enthousiasme de fofolle, il lui fait sentir sa force étonnante, très brièvement. Elle se calme dès lors et lui, il n’en rajoute pas.
C’est tout, mais quelles leçons de vie. Chamane, vrai Sjâkya-Moune félin, est fier, mais il est aussi et d’abord lucide. Le Sage Silencieux est conscient, aussi bien de la faiblesse de son état physique que des nécessités de composition sociale. Il agit au mieux avec ses petits moyens, sans faire d’histoires, mais en mettant des limites claires là où il faut, et seulement là où il faut.
Empli d’admiration, je chantonne un petit quatrain, sur l’air de « Ce petit chemin »[1] :
C’est un grand vieux sage
Qu’on nomme Chamane
Et ce grand vieux sage
A été marane.
2017.02.20, lundi :
Chaque soir donc, Chatoune a un court épisode de lutte avec Chamane, écourté car il lui démontre très vite sa force incontestable, malgré ses nombreux handicaps. Cela en devient un rituel. Tout semble aller pour le mieux, mais le soir du 20 février 2017, c’est le drame. Alors que depuis quelques minutes, étendus dans nos lits, nous écoutions leur habituelle petite joute vespérale, ponctuée par les soupirs d’effort de Chatoune régulièrement dominée dans son corps à corps, soudain nous entendons un bruit de glissade inhabituel et un grand cri, bref mais déchirant, de la part de Chamane. Nous allumons, le trouvons traînant lamentablement sa patte arrière gauche. Nous installons Chatoune seule au deuxième étage, Chamane bravement se couche dans son panier pour le restant de la nuit. Le lendemain matin, nous trouvons son tarse tout gonflé, et il semble avoir très mal.
Nous l’emmenons alors, le 21 février, chez la vétérinaire, mais celle que nous avons choisie cette fois, celle de Chatoune. Ce tarse ne lui plaît pas… On augmente un peu la dose de meloxicam, cela semble aider. Son tarse reste tout gonflé, toutefois.
Retour chez elle, le 28, pour une radiographie, du corps et surtout de ce bout de patte arrière gauche, qui avait si malencontreusement été manqué lors de la première radio, effectuée le 31 janvier… La nouvelle radio s’avère inquiétante, particulièrement au niveau de ce tarse gauche : un bout d’os semble s’être détaché, les tissus mous ont une allure bizarre… Elle confirme autrement que Chamane est effectivement un multi-traumatisé, avec partout des os mal ressoudés, et qu’il est indubitablement poly-arthrosique. De surcroît, elle diagnostique une vessie abîmée et un souffle au cœur…
Bien. C’est ainsi. Carpe diem.
Pendant les six semaines suivant le drame, le tarse abîmé augmente de taille. Le 19 avril, notre vétérinaire procède à une ponction en vue d’une biopsie. Quelques jours plus tard, elle nous appelle, diagnostic : fibrosarcome. Tumeur probablement née avec le traumatisme majeur que Chamane avait subi. Ce tarse, rongé par le cancer, avait mal tenu le coup lors de la joute avec Chatoune. Déchirures, peut-être même brisure d’os.
Inopérable. On peut l’amputer… Je réfléchis intensément. En l’état, il a une patte avant droite apparemment fonctionnelle, la patte avant gauche est très abîmée, la patte arrière droite aussi, et sa patte arrière gauche s’avère méchamment dégradée. L’amputer de cette dernière reviendrait à le priver de sa béquille… De plus, dans son état général, il risquerait de très mal vivre le stress d’une opération, de mal supporter la narcose poussée, et de mal accepter les semaines de pansement, avec la collerette associée. Il y a, par ailleurs, peut-être des signes de métastases près du cœur… Nous sommes conscients que son cancer va l’emporter plutôt rapidement… Je décide qu’on lui fichera la paix. Soins palliatifs, et c’est tout. C’est ce que j’aurais souhaité pour moi-même, dans les mêmes circonstances.
À la maison, je dois rapidement lui ôter sa collerette, car à son port il avait exprimé, dans son regard, un sentiment d’angoisse insoutenable. Les douze jours suivants, Chamane s’appliquera, sans énervement, posément, à arracher le pansement appliqué autour de son tarse. Je tenterai, en vain, de le détourner de son objectif. Puis il entreprendra, jour après jour, à ôter de ses dents les fils ayant servi à suturer l’ouverture pratiquée dans sa chair, là où il avait été ponctionné – tous, l’un après l’autre. Son comportement me confirme dans le sentiment qu’une amputation n’aurait pas été une bonne idée…
2017.05.01, lundi :
Comme prévu, je ramène Chamane chez la vétérinaire, car même s’il semble avoir de lui-même ôté tous les fils de suture, il est préférable de vérifier : un coup d’œil professionnel s’impose. Une vétérinaire remplaçante, très gentille et compétente, nous accueille. Chamane est pris d’un affreux tremblement, incoercible, tout en demeurant très calme. N’était-ce cet impressionnant tremblement, on ne verrait pas grand-chose sur lui, car il s’applique, dans la circonstance, à garder un masque impassible. Nous sommes d’accord, non seulement les chats sont incroyablement résilients, mais ils se révèlent maîtres également, quand ils le souhaitent, dans l’art de cacher leur état réel… à moins que leur corps, certes vigoureux, ne les abandonne, car par trop mis à l’épreuve. Elle l’examine, confirme qu’il n’y a plus de fils à ôter ! Elle lui fait un nouveau pansement. Qu’il s’appliquera, méthodiquement, à ôter.
Dorénavant, les visites de la vétérinaire se feront à notre domicile, afin de lui éviter un stress inutile. Elle se montrera toujours attentive et bienveillante.
Petit à petit, pendant les mois qui suivent la ponction pour la biopsie, Chamane continue à reprendre des forces. Les douleurs arthrosiques semblent nettement moins pénibles grâce à l’AINS. Point noir toutefois : la blessure occasionnée par la ponction sur sa tumeur ne cicatrise pas vraiment. Quoi d’étonnant, les tissus sont cancéreux… Elle restera dorénavant toujours ouverte, léchée régulièrement par lui de sa langue bien râpeuse. Cela saigne abondamment, prouvant qu’un cancer, grand mangeur et accapareur de ressources à son seul profit, est toujours très vascularisé… Jacqueline et moi restons attentifs à des signes de douleur particuliers, et nous reniflons régulièrement sa patte, guettant l’infection. Mais non, son nettoyage vigoureux et sa salive bien antiseptique semblent efficaces.
Le temps passe, dans un carpe diem renouvelé. Des mois après son adoption par nous, Chamane est toujours vivant, il a même pris quelques centaines de grammes, pour se stabiliser autour des 5,2 kg. Nous constatons que si Chatoune ne mange pas avant une caresse d’encouragement, chez Chamane ce besoin est encore plus marqué. Quoi d’étonnant : Chamane, malade, retrouve des attitudes de chaton, et le chaton doit être bien encouragé par sa mère pour s’essayer à manger ce qu’elle lui apporte. Devenu adulte, en présence de l’équivalent d’une mère, le chat demandera encore, même s’il a faim, à recevoir au préalable un câlin sérieux : que le grand dieu bienveillant, qui le nourrit si aimablement, d’abord lui témoigne son affection et son approbation, en le caressant.
Mais gare : comme avec tous les chats, pour qui les mouvements rapides sont associés à une situation d’attaque… mais particulièrement avec Chatoune, grande nerveuse, et encore plus avec Chamane, grand handicapé, tous les mouvements se doivent d’être lents et délibérés… Et réfléchis, et mesurés. Naturels et fluides, néanmoins. Il fallait être particulièrement attentif avec Chamane, il n’était vraiment pas quelqu’un avec qui on pouvait interagir vaguement, distraitement…
Tous les rituels que nous avons établis avec Chatoune et Chamane, autour de l’eau et des aliments, me confirment dans une réflexion entamée longtemps auparavant, avec le grand Schahpour. Chamane vient souvent me chercher, me guide à son écuelle… où il y a pourtant quelques croquettes. Je le caresse, il est heureux, en redemande. Alors seulement, je lui mets quelques croquettes de plus dans l’écuelle, il fait un mouvement gracieux, en mange un tout petit peu… pour me faire plaisir, en fait ! L’essentiel avait été notre échange préalable de regards et de caresses… et que je l’aie suivi un moment, dans un petit trajet au cours duquel il me guidait. Je veille donc à lui prodiguer attention, affection et camaraderie aussi en dehors de tout rituel alimentaire, ad libitum… et lorsqu’il me le fait comprendre, à le suivre en balade, ne serait-ce que sur quelques mètres.
Je continue le cours de ma réflexion. Une mère chatte ne donne pas que la tétée, elle prodigue, en plus, beaucoup de coups de langue à ses petits, elle les entoure de ses pattes et de son corps, en ronronnant pour les rassurer ; elle suit des yeux toutes les activités de ses rejetons… et eux aiment à être ainsi suivis de son regard.
Depuis longtemps, j’avais observé que bien des enfants ne mangent trop qu’afin de donner, à leur mère, l’occasion d’exprimer son amour à leur égard. Ils sentent qu’elle en a besoin, de pouvoir ainsi s’exprimer, alors ils sacrifient en retour leur petit corps, jusqu’à l’obésité.
Cette observation éclaire un aspect crucial de l’interaction avec les animaux domestiques, en particulier les chats : il ne faut pas que le seul moment d’attention et d’échange qu’on ait avec eux consiste à les nourrir. Autrement, il se crée un malentendu majeur : ils semblent quémander et quémander encore de la nourriture, on leur en donne et redonne, ils mangent un peu, puis, peu après, encore un peu plus… et ils deviennent obèses. Alors qu’en réalité, c’est d’abord d’attention et de câlins dont ils ont besoin. Autrement, si dans cette interaction de base le coche est manqué, une fois que s’est établie dans leur tête la connexion primitive : j’ai besoin d’amour, donc de nourriture… eux-mêmes se retrouvent pris au piège d’un lien comportemental faussé. À l’instar des enfants obèses, ils mangent pour faire plaisir à la figure maternelle… et faute de mieux.
Cela dit, il ne faut pas non plus, c’est évident, les ennuyer en les étouffant d’embrassades… Il faut jauger ; mais ce n’est pas si difficile que ça, avec les chats. Ils savent, par le corps, le regard ou la parole, exprimer leur désir d’affection : c’est alors et alors seulement qu’il faut la manifester. Pas plus, et pas plus long que nécessaire : un bâillement de leur part, ou une petite léchotte, sur l’humain ou sur eux-mêmes, peuvent indiquer que c’est bon, cela suffit.
Juillet 2017 :
Chamane a trouvé sa place favorite : sur le bureau bibliothèque situé à un mètre cinquante de mon siège de travail, sur ma gauche. Clopin-clopant, il bondit avec précision sur une chaise, puis sur le meuble. Il m’épate, car c’est difficile, avec deux pattes arrière et une patte avant aussi abîmées.
Ainsi positionné à hauteur de mes yeux, il reste lové dans une boîte à chaussures garnie d’un linge que je change tous les jours, car il suinte du sang de son tarse ; parfois, ce sont de véritables petites hémorragies, après qu’il s’est léché. En effet, la blessure, créée suite à la ponction pour la biopsie, ne s’est jamais refermée entièrement… Je dois bien veiller à ne pas laisser traîner mes livres ouverts sur mon bureau bibliothèque, car leurs pages s’en trouveraient maculées de sang. Il préfère la plus petite des deux boîtes à chaussures que je lui fais essayer, car il n’aime rien tant que d’adosser son corps, maltraité par la vie, contre des parois. L’idéal, comme paroi de soutien, s’avérant mon propre corps.
Le grand bonheur de Chamane, c’est ainsi de me rejoindre sur le lit, pour la sieste ou pour la nuit. Je suis impressionné comment, alors qu’il semble profondément endormi, il réalise, en général, que je me suis installé sur mon lit, pourtant situé dans une autre pièce – et je ne suis pas un bruyant. Je l’entends descendre de son meuble, hop, il me bondit dessus, et se love en rond entre mes deux jambes étendues. Parfois, rarement, il rate ma sieste, ou arrive seulement à la fin de celle-ci, qui dure maximum vingt-cinq minutes. Il a, alors, une telle expression de déception, que je réfléchis : comment lui faire savoir à coup sûr que j’ai commencé, mais discrètement ? Car avec lui, tout doit se faire discrètement (je m’emploie à ne jamais le faire sursauter)… J’adopte la formule suivante : une fois au lit, s’il ne m’y a pas précédé, je tousse deux fois, puis me racle la gorge deux fois. Je ne suis pas coutumier de ce quadruple signal sonore, dans cette succession précise en sus ; les animaux étant généralement attentifs et réceptifs aux séquences de toutes sortes, cela marche très bien : problème pratique réglé.
Pour le reste, j’ai placé un deuxième siège à côté du mien ; il s’y installe souvent, de façon à me toucher de son corps quand il veut. Un jour, imperceptiblement, je l’entends qui ronronne. C’est nouveau, il était parfaitement silencieux jusqu’ici. Son ronronnement cependant restera toujours extrêmement secret. Régulièrement, je m’arrête dans mes lectures ou dans mon écriture, je tourne la tête, nous nous regardons dans les yeux ; je pose sur son flanc une main ronde, enveloppante, comme il aime. Un jour, il fait brièvement : « Arrrm »… du fond de sa gorge. Dès lors, cela restera l’expression la plus vocale de son bonheur, jusqu’à son dernier jour. Et elle fera mon propre bonheur à chacun des jours que nous partagerons.
2017.07.31 :
Ce n’est pas tout de savoir observer chez des animaux, y compris chez les humains, des traits plus ou moins propres à l’espèce. Plus subtilement, il faut savoir observer les différences entre individus. Et souvent, elles se révèlent si grandes, au sein d’une espèce, que des intervalles, semi-quantitatifs, d’appréciation de comportements, se retrouvent avec des bornes si éloignées l’une de l’autre… que la représentation projetée, sur un ou des axes de comportement, de plusieurs espèces, avec de nombreux individus représentés, ne semble plus former qu’un seul nuage continu, où l’on ne peut distinguer les espèces entre elles.
Ainsi, en matière de comportement, de façon générale, peut-on admirer le contrôle de soi chez les chats, même lorsque ces grands nerveux se trouvent proches de la panique. Pourtant, dans le détail, que de différences entre eux… Je n’en ai jamais vu capables d’autant de sang-froid dans l’adversité que Chamane, aux grands yeux bleus calmes et perçants. Multi-traumatisé, le squelette mal ressoudé en de multiples parts de son corps, poly-arthrosique, une grosse tumeur à une de ses pattes accidentées, il ne devrait pas peser lourd dans tout affrontement avec des congénères… Pourtant, il a la méthode.
Nous l’avions déjà remarqué lors de son interaction, remarquable d’intelligence et de force de caractère, avec Chatoune la fofolle. Ces deux traits de Chamane se verront confirmés lors d’une nouvelle rencontre, avec un petit Napoléon cette fois.
2017.08.06 :
Nous ramenons chez nous un chat menu, très menu, atteint de conjonctivite aiguë. Dont personne ne voulait plus. Nous le soignons avec une pommade à la tétracycline, un antibiotique, et l’isolons un temps au deuxième étage, jusqu’à ce que ses yeux se trouvent moins rouges.
Puis nous laissons le contact s’établir entre lui et nos deux autres chats, l’un après l’autre. Par rapport à Chamane quand il était nouvel arrivé, c’est un tout autre comportement qu’il adopte, le petit Gribouille… Le premier propriétaire qui l’avait fait vacciner l’avait nommé Hercules, nous allons comprendre pourquoi… Cet Hercules tourne autour de Chatoune, visiblement apeuré, mais faisant plein de bruits de gorge qu’il veut impressionnants. Chatoune le trouve si petit qu’elle en prend une attitude quasi maternelle, ou alors c’est de l’indifférence, tout simplement. Difficile à dire, car Gribouille ne la laisse pas approcher. Le nouveau venu paraît perplexe devant cette créature qui semble indifférente, dans l’ensemble. On en reste là.
Puis nous organisons sa rencontre avec Chamane. Ce dernier, par contre, ne semble pas indifférent… Il se couche sur le côté, dans une attitude de non domination, mais toise du regard le nouveau venu. Gribouille lui tourne autour, rasant le sol, feulant, s’éloignant, revenant… Je laisse faire, il faut bien qu’ils s’expliquent un peu, mais en surveillant attentivement : il ne faudrait pas que cela dégénère en affrontement sanglant et qu’une relation brutale de dominant à dominé s’installe.
Maladroit au possible, Gribouille le menu tente le grand jeu du dominant. Il a très peur, même de ce grand malade couché qu’est Chamane, mais il est courageux, le petit bonhomme. Aussi courageux que maladroit, en fait. Il ne sait pas à quoi il a affaire…
Chamane ne bouge pas, ne cille pas, ne remue pas la queue d’un millimètre, sa philosophie de vie semble celle résumée par le kagemusha : « Une montagne ne bouge pas. » Toujours bruyant, Gribouille s’approche de plus en plus, il fait son cinéma à quelques centimètres de Chamane… qui commence un discret son de gorge. Alors que Gribouille a très peur et ne regarde pas Chamane dans les yeux, ce dernier ne quitte pas un instant du regard les yeux de son jeune adversaire. Soudain, les pattes arrière de Chamane sont prises d’un frisson, il a senti, il voit venir ! Gribouille fait un bond, atterrit sur Chamane… et aussitôt semble rebondir plus loin ! On peut percevoir, à son expression, qu’en une fraction de seconde il a pris contact avec l’incroyable force physique de Chamane, qui l’a repoussé sans coup férir – et que l’Hercule a enfin compris. De fait, il avait sauté déjà convaincu qu’il devrait aussitôt s’écarter ! Effectivement il s’éloigne, lentement, rasant le sol. Toujours couché sur le flanc, donc toujours dans un langage de non dominant, Chamane l’observe avec intensité. Il ne se veut pas dominant, mais il n’accepte pas pour autant d’être humilié.
De cet épisode, on peut dire de Chamane : « He looks weak, but he is strong » – Il a l’air faible, mais il est fort ; et de Gribouille : « He’s all fluff and puff » – Il est tout esbroufe. Mais qu’ils sont touchants tous deux, l’un grand handicapé et grand malade, l’autre désavantagé par sa toute petite taille. Je caresse Chamane, il fait un bref « Arrrm » de la gorge, je caresse Gribouille, il geint vaguement. No drama, folks. Tout va bien.
Hélas… Dans les jours qui suivent, nous allons découvrir que Gribouille ne comprend pas bien le langage des chats… La nuit, il demeure seul au second, mais nous nous disons que, le jour, il faut qu’il puisse interagir avec Chamane et Chatoune.
Cette dernière se montre bien calme à son égard ; avec un peu d’intelligence il aurait pu s’en satisfaire, lui, l’intrus. Mais non. Il tend un jour une embuscade, bien mal avisée, à Chatoune : surprise, grand sursaut, elle pousse un cri de colère et de peur, rabat ses oreilles, feule, crache. Elle est vraiment mécontente : les guet-apens constituent son jeu favori, mais c’est elle qui les tend ! Et pas avec cet air mal intentionné, qui est celui de Gribouille ! Dorénavant, elle l’aura en grippe. Pas question qu’il l’approche à moins d’un mètre. Lui, bêtement, insistera. De plus en plus agressivement.
Par rapport à Chamane, ce n’est pas mieux… Non seulement Gribouille continue son jeu de dominance agressive, s’approchant de lui tout droit dressé sur ses pattes, vocalisant, lui tournant autour (il s’avère, pourtant, clair que Chamane ne souhaite que procéder à un petit tour de son territoire)… Pire : Gribouille vient l’embêter au premier étage ! Alors que Chamane dort tranquillement près de mon siège de travail, soit sur le bureau bibliothèque, soit sur sa chaise à côté de moi… Le petit enquiquineur arrive en longeant les murs, se positionne près de lui… et vocalise de façon traînante mais incessante. Ce cinéma dure quelques jours ; Chamane, stoïque, endure sans ciller. Mais une fois, il pose son grand regard bleu sur moi, clair, intense : et j’y lis le désarroi, la déception.
Je fais alors sortir Gribouille, je referme la chatière. Je suis alors frappé par l’expression de soulagement et de reconnaissance qui s’exprime sur le beau visage de Chamane.
Dorénavant, nous veillerons à ce que Gribouille ne rencontre plus Chamane, et limiterons ses rencontres avec Chatoune. Le deuxième étage lui est réservé ; le premier et le troisième, ainsi que les escaliers et la coursive, sont pour Chatoune et Chamane. Quand nous laissons sortir Gribouille dans la coursive et au troisième, nous nous assurons au préalable que Chamane et Chatoune sont tranquillement au premier étage, dont nous refermons la chatière. Cette petite organisation exige beaucoup d’attention de notre part, elle implique une perte de territoire majeure pour Chatoune et Chamane, ainsi que de contacts de leur part avec Jacqueline, qui passe l’essentiel de sa journée au deuxième – mais elle ramène la paix dans notre ménage à cinq.
Dans les escaliers, nous chantonnons, sur l’air du « Vieux château »[2] :
C’est une vieille maison… d’un grand village
Avec un beau chat… à chaque étage.
2017.10.25 :
Neuf mois après son adoption par nous, Chamane est toujours bien avec nous, et nous avec lui. L’anti-inflammatoire l’aide, par contre, son tarse cancéreux continue d’enfler, sans cesse. Notre félin se montre résilient autant que digne et stoïque, comme la plupart de ceux son espèce. Il s’avère évident, toutefois, que son cancer ne lui laissera pas de répit, et que même pour un grand stoïque, il faut que ses amis soient très attentifs à d’éventuels signes de douleur chez lui, ainsi qu’à l’apparition d’un abcès. Nous conserverons avec lui une vigilance de chaque instant. Tous les jours nous flairons son tarse, guettant le début d’une infection. Sa patte le gêne et lui fait un peu mal, c’est sûr… mais c’est ce peu qui est la clé. Qu’est-ce qui est « peu » pour un chat, et pour un chat comme Chamane ? Pas de signaux de détresse particuliers, cependant. Il exprime régulièrement son bonheur d’être avec nous, dans ce foyer paisible…
Enfin presque, puisqu’il y a Chatoune. Tout indique, toutefois, qu’il apprécie la présence de la fofolle, parfois même il se met à sa recherche. Tous les soirs, une brève empoignade a lieu entre eux, sous notre surveillance. Celle-ci ne semble négativement stresser ni l’un, ni l’autre, au contraire cela semble leur faire du bien.
Toutes les nuits, il les passe sur le lit de l’un, puis sur celui de l’autre. Il aime se mettre tout contre nous, à la différence de Chatoune, qui aime à se positionner non loin de nous, mais rarement tout contre nous. Pour sa part, elle procède à de légers roucoulements de temps à autre, afin de garder le contact. Mère chatte.
Début janvier 2018 :
La tumeur à la patte de Chamane, devenue énorme, se transforme en plaie. Je la tamponne à la chlorhexidine, afin d’éviter une infection foudroyante, toujours possible. Très mauvaise idée, il se lèche… et le malheureux se met à baver d’abondance. À l’avenir, j’utiliserai plutôt de la betadine, contenant de l’iode en suspension, et le moins souvent possible.
2018.02.13 :
La vétérinaire nous a visités à domicile, elle a été très impressionnée par combien le fibrosarcome à la patte arrière gauche de Chamane avait grossi. Les tissus à vif sont distendus. Le sang coule par moments. On peut craindre à tout moment la fracture d’un os rongé par le cancer. Lorsque cela deviendra évident, dans ses yeux, dans ses mouvements, dans ses postures, il nous faudra l’euthanasier.
Nous ne voulons toutefois pas l’euthanasier simplement pour notre confort moral…. même si c’est dur pour nous. Comme ce l’avait été pour Schahpour, ce sera une décision très difficile. Elle s’imposera en son temps… Bientôt… toujours trop tôt.
Pour l’heure, il exprime si intensément son bonheur à dormir le soir lové tout contre nous, et à manger, et à recevoir des câlins – donc il reste avec nous, encore un peu. Mais nous sommes conscients que c’est une question de jours, ou de semaines.
Il nous manquera terriblement. En attendant, carpe horam. Respect pour un grand courageux.
2018.03.16, message à la vétérinaire :
Le gel Octenisept semble avoir eu un très bon effet sur Chamane, nous lui en appliquons aux deux blessures du tarse une fois par jour si possible, après je le distrais et le cajole afin qu’il ne lèche pas trop vite et que cela ait le temps de sécher. Cela semble diminuer l’irritation (je ne le vois plus se secouer la patte comme avant), donc il se lèche moins, donc il saigne beaucoup moins ; c’est bien croûteux et pas humide ; nous restons attentifs à une odeur éventuelle. Depuis votre passage et grâce à ce gel il va mieux.
Voici une petite photo de lui dans sa boîte à chaussure, nous changeons le linge tous les deux jours et je désinfecte alors la boîte avec de la chlorhexidine en spray. Ce grand sage est incroyablement résilient, tant que nous le voyons jouer volontiers avec Chatoune, enfin un peu, parfois allant après elle, la terrassant quand elle l’agace… manger volontiers, adorer les échanges, nous continuons avec lui. Nous savons pouvoir compter sur vous lorsque la décision d’euthanasie s’imposera, cela nous aide moralement. En attendant, il semble encore trouver du bonheur à vivre.
Fin mars 2018 :
J’abandonne le gel, qui semble le rendre un peu malade quand il se lèche. J’opte pour la betadine uniquement, et toujours le moins souvent possible.
2018.04.06 – Vendredi de Pâques :
La croûte de l’énorme boursouflure, formée par le fibrosarcome du tarse arrière gauche de Chamane, est tombée. À la place, bée une cavité large et profonde, jaune sur le pourtour, rouge vif autrement. Effectivement, les vaisseaux sanguins d’une tumeur ne manquent pas de sang… Il semble qu’il n’y ait plus d’os.
Je le regarde attentivement, il ne semble pas souffrir, en tout cas pas d’une façon notable à son attitude corporelle, ou perceptible sur son beau visage : ce dernier n’est pas chiffonné, il conserve son expression princière. Parfois, je tamponne très délicatement à la betadine.
Malgré son impressionnante blessure, il marche, en boitant légèrement mais sans se traîner, saute de mon bureau au sol et vice-versa. Je change régulièrement le linge tâché de sang de la boîte à chaussure posée en hauteur, où il aime à se lover. Je nettoie régulièrement les taches de sang qu’il laisse parfois derrière lui, afin de garder un suivi au plus près de la situation.
Dimanche de Pâques :
Une nouvelle croûte commence à se former, mais en la léchant de sa langue râpeuse de chat il freine évidemment sa constitution. Le plus souvent, Chamane a le regard lointain… Le Grand Silencieux reste silencieux. Assez souvent, toutefois, je le sens soudain se frottant à mes jambes, je le regarde, il me regarde lui-même avec intensité, de ses yeux bleus en amandes. Je le caresse, il émet un « Arrrm » de bonheur, fait un tout petit mouvement de son corps, celui que lui permettent ses pattes arrière affaiblies par le cancer et ses arthroses de poly-traumatisé ; il semble heureux à ces moments !
« Que veux-tu, mon petit ami ? » Il s’éloigne d’un demi-mètre, fait une pause, se retourne sur moi. Je me lève, le suis lentement, il me guide à ses écuelles ; il y a encore des croquettes, bien sûr… Je le caresse, un nouveau « Arrrm » de bonheur, et il mange deux ou trois croquettes, très posément. Je lui change l’eau de son écuelle, il boit alors avec application. Puis il me regarde encore… Je lui réponds : « Oui, camarade, tu peux compter sur moi. »
Il demande à sortir, je lui ouvre la porte, il est content que je le fasse, quoiqu’il sache parfaitement utiliser la petite chatière à volet rabattant. Il part en promenade dans les escaliers et sur la coursive. Je le vois aller, tranquillement et vaillamment.
Lundi de Pâques :
Je sais que le jour viendra où Jacqueline et moi devrons prendre la décision d’euthanasier Chamane, notre ami. Quand la souffrance sera trop grande – pour lui. Qu’elle est difficile à contempler, cette perspective. Le faire quand cela doit se faire, ni avant terme, ni trop tard. Avant terme, ou trop tard, compteront comme lâcheté.
Carpe horam.
2018.05.23 :
Chamane nous stupéfie, il va très vaillamment – on dirait vraiment que de s’être lui-même arraché, avec les dents, une bonne partie de la tumeur, lui a fait du bien ! Depuis dix jours c’est sec des deux côtés du tarse, qui ne saigne pas. Le Grand Sage ronronne beaucoup plus qu’auparavant, plus souvent. Il joue aussi avec Chatoune parfois, à leur petite bagarre simulée habituelle.
Les mois passent dans un sentiment de miracle quotidien.
Fin du deuxième semestre 2018 :
Les saignements du tarse de Chamane ont repris, par intermittence. Lui et moi faisons comme corps ensemble. Il m’épate. Je reçois une leçon de vie à son contact. Il est mon ami, je fais tout ce que je peux pour lui. Attention, affection, soins. Partout, je veille à conserver une hygiène impeccable : tout ce qui se retrouve maculé de son beau sang, bien rouge, est changé ou nettoyé illico. Nous nettoyons la litière après chaque passage de l’un ou l’autre chat. Conserver très propre l’environnement nous aide aussi, Jacqueline et moi, à mieux tenir le coup moralement. Chamane semble vivre avec équanimité sa condition, avec bonheur ses relations humaines et sa relation féline.
Gribouille, qui comprend mal le langage chat, vit séparé de ses deux congénères, dans l’appartement du second étage ; cela s’avère un arrangement pour le mieux. Jacqueline lui tient compagnie toute la journée – elle est sa grande amie.
***
Le temps de la fin. Dimanche, 2018.12.09 :
Au matin, tôt sur une route nationale, loin de chez nous. Il pleut à verse, il fait gris, froid et venteux. Soudain, je perçois sur ma droite, au bord de la chaussée, un petit chat noir qui titube.
Kairos stênos ! Je ralentis dans la fraction de seconde, me parque sur le côté, sors du véhicule, me dirige vers le point où j’ai vu le petit être en difficulté. Rien… Puis j’avise le conduit des eaux d’écoulement, traversant sous la route. Je me mets à plat ventre dans la boue et les feuilles mortes. C’est bien cela : à l’intérieur, un peu plus loin, comme une petite boule noire. Je tends le bras, arrive à m’en saisir aussi délicatement que possible, la ramène doucement à moi. Un jeune chat noir, entièrement couvert de boue et de feuilles. Je le nettoie précautionneusement d’une main, il ne se débat pratiquement pas.
Il est méchamment accidenté. Au niveau de son œil gauche, protubérant, une gigantesque bosse, la chair a été un peu arrachée. Il est évident qu’il doit souffrir d’un traumatisme crânien. Je le glisse sous mon manteau pour l’abriter de l’averse, retour à la voiture. Là, sous couvert, je le nettoie un peu plus : c’est une petite chatte toute noire. Je l’enveloppe doucement dans un linge propre, puis l’installe dans les bras de Jacqueline.
Un peu plus loin il y a une station-service, avec un modeste restauroute. J’y trouve la feuille de chou locale, y consulte la liste des téléphones d’urgence pour le vétérinaire de garde : rien ! Désemparé, je m’enquiers auprès de la tenancière : non elle ne connaît pas de vétérinaire tout près ; mais un client a entendu : si, dit-il, vous prenez à droite dans la zone industrielle… suivent des indications aussi précises que possible.
Je pénètre dans la Z.I., aïe, ce n’est jamais évident pour s’y retrouver ce genre d’endroits, et sous la pluie encore… Je tente sur le smartphone de Jacqueline de trouver des indications : rien ! Bon, je m’astreins à suivre celles qu’on m’avait données. Il pleut à torrents maintenant, la petite chatte émet des gémissements, poignants par leur faiblesse. Lentement, je vais de rue en rue… Rien… Soudain, un spectacle surprenant : un homme, dehors, nettoie au kärcher son camion ! Je descends de véhicule, dévale le talus qui nous séparait, il sursaute… et m’arrose. Autant pour moi, petit rappel que quand le temps presse, il faut aller lentement. Chance : oui, il sait où se trouve le cabinet vétérinaire en question, il me donne les instructions complémentaires nécessaires.
Retour à la voiture, la petite chatte gémit parfois, doucement. Je trouve enfin le cabinet vétérinaire : fermé, bien sûr, mais dessus la porte un numéro de téléphone pour les urgences. Appel… ah non, il faut composer un autre numéro, que j’ai grand-peine à entendre sous le crépitement de la pluie. Première tentative vaine, je n’avais pas bien entendu un chiffre apparemment. Je rappelle le premier numéro, dans la voiture cette fois pour mieux entendre le message enregistré. Nouvel appel au numéro indiqué, on me répond que ce cabinet, devant lequel je me trouve, c’est justement celui de la vétérinaire de garde. Elle arrive.
Jacqueline me dit que la petite est prise de convulsions. Quelques minutes plus tard, elle meurt, toujours enveloppée dans son linge. Je rappelle la vétérinaire, elle vient quand même. Chez elle, nous regardons le pauvre petit corps meurtri : elle n’aurait pu que l’euthanasier.
Il fait gris noir, il pleut à verse. J’aurais préféré arriver plus vite auprès de la vétérinaire… Du moins avons-nous permis à ce petit être de ne pas mourir dans des torrents de boue glacée.
Tout le reste du trajet, nous pensons à Chamane : lui est grand et blanc, elle, cette jeune inconnue, qui commençait à peine sa petite vie, était menue et noire. Ce contraste me hante, j’associe sans cesse les deux chats dans mon esprit.
Bien… C’est ainsi. Nous veillerons à ce que Chamane ait la mort la plus douce possible.
***
Je craignais la période de Noël et de Nouvel-an, mais dans l’ensemble cela s’est bien passé pour Chamane, même si sa plaie se creuse et s’étend. Aux premiers jours de 2019, un espoir fou naît en moi, comme une petite flamme d’allumette dans le grand froid… Il est si fort, si exceptionnel… Peut-être surmontera-t-il le cancer et la chair repoussera-t-elle ? À défaut, peut-être passera-t-il 2019, alors que nous ne pensions pas le voir vivre 2018 ? Rêve et prière d’enfant.
Petit enfant qui doit vite déchanter, car la vie chante d’autres chants… que ceux qu’elle chante dans les livres d’enfants.
Un matin, Chamane fait une grande hémorragie sur mon lit, je tente de la stopper, sans l’agiter. Aïe, il s’est arraché un grand morceau de chair malade, et l’os, rongé par le cancer, est apparent. C’est bien de l’os, au toucher. Pansement à la betadine maintenu à la main, câlin, affection… je suis là mon ami.
Dès lors, il ne montera plus sur la bibliothèque. Je lui installe un coucouche-panier très confortable, sous la chaise près de mon bureau ; il apprécie cette position près de moi, au niveau du sol mais protégée par l’assise de la chaise au-dessus de lui ; les barreaux horizontaux reliant le bas des pieds de la chaise, sur deux côtés seulement, lui permettent de s’installer aisément d’une part, d’avoir un appui pour son corps d’autre part.
Quelques jours après cette hémorragie, il ne nous rejoint plus pour dormir. Il ne réagit plus à mes raclements de gorge pour la sieste, demeure toute la nuit dans son coucouche-panier. C’est la première fois… Par contre, de temps en temps, il se lève pour inspecter non seulement son étage, mais aussi la coursive, plus haut. Il monte et descend les marches précautionneusement, mais il y parvient.
Chamane, notre ami… Tu es vivant, mais souffres-tu par trop ?
Mi-janvier 2019 : nous percevons une odeur suspecte émanant de sa plaie ouverte sur l’os. Je tamponne délicatement avec de la betadine, régulièrement maintenant, mais sans me faire d’illusion : un os ne peut rester longtemps apparent sans infection majeure. Autrement, le regard profond du Grand Silencieux demeure vivace et encore lumineux.
Chamane, notre ami, que devons-nous faire ?
La pureté et la limpidité de son regard, toujours profond et vivant, forment un tel contraste avec l’aspect malsain et morbide de sa plaie, que la décision s’avère difficile à prendre.
2019.01.24 :
Heureusement que nous n’avions pas réalisé qu’aujourd’hui était le 2e anniversaire, jour pour jour, de l’adoption de Chamane par nous. Sinon, peut-être n’aurions-nous pas pris, ce jour-là, la décision de l’emmener chez la vétérinaire, par négation d’un indigne esprit de superstition… Et l’abcès à l’os se serait-il alors développé de façon foudroyante, et la grande souffrance avec… Bienheureuse ignorance.
Je fais l’enfant, encore : ce n’est pas pour l’euthanasier que nous l’emmenons, mais pour un examen médical. Jacqueline ne dit rien, mais je vois bien qu’elle n’en pense pas moins… Dans sa corbeille, Chamane est calme et silencieux.
La vétérinaire, impressionnée, constate. Elle nous dit clairement qu’il est temps de l’euthanasier, qu’il est probablement déjà en train de souffrir. Je sens comme le sol se dérober sous mes pieds. Mon ami…
Bien… C’est ainsi. Jacqueline pleure, je dois être blême. La vétérinaire ne nous brusque d’aucune façon, elle nous laisse le temps de nous reprendre, nous introduit dans une pièce tranquille, à la lumière tamisée. Nous restons seuls un dernier moment avec lui, à partager un ultime moment de tendresse. Il a le regard si vivant ! Mais sa patte… c’est la mort, sournoise, celle qui vient pour un dernier enfer, pas celle qui vient tranquillement, sereinement.
Puis la vétérinaire nous rejoint. Avec de la médétomidine, elle procède, par voie sous-cutanée, indolore au possible, à une sédation. Je garde mes deux mains posées sur l’arrière-train de Chamane, de dos, mon visage contre sa nuque – il a toujours aimé ce contact. Jacqueline, courageusement, lui fait face, yeux dans les yeux. Elle l’observe, très émue, elle pleure, ma compagne aimée. Les yeux de Chamane demeurent un long moment pleins de vie, il regarde à gauche, à droite, sans peur, ses deux grands amis sont là, avec lui, et tout est calme. Puis Jacqueline voit que ses pupilles se dilatent, son regard perd de son acuité.
Il faut pourtant faire une deuxième injection de sédatif à notre vaillant félin, pour qu’enfin il perde complètement connaissance… les yeux toujours grand ouverts. Jacqueline a gardé le contact visuel jusqu’au bout. C’était elle qui avait croisé le regard de Chamane la première fois, à la SPA. Je dis à la petite courageuse que c’est mon tour, et je l’incite à attendre dans la pièce voisine, pour la suite.
C’est moi maintenant qui plonge mes propres yeux dans ceux de Chamane – il est inconscient, apparemment. Sa cage thoracique se soulève, lentement, faiblement, il est toujours vivant. Le pentobarbital lui est injecté par intraveineuse. Quelques secondes plus tard, il cesse de respirer. Son cœur a cessé de battre. Il est mort.
Un météore lumineux aura traversé notre vie pendant deux années, exactement.
***
2019.01.26 :
Le surlendemain de sa mort, je me réveille de ma sieste avec son nom en tête : « Chamane ? »… Mais non, s’il n’est pas sur moi… c’est bien parce qu’il ne le sera plus jamais.
Je demeure étendu, quelques secondes… Soudain la chatière s’ouvre, blinc-blonc, « Mrrouw ? ». J’éprouve un grand sentiment de bonheur : « Chatoune ! »
Chatoune est là !
Caresse à la petite grisette. Café. Arcangelo Corelli. Comme il lève les brumes du chagrin, le soleil de ce compositeur de l’époque baroque italienne. Il illumine le cœur et l’esprit…. comme le fait Chatoune, d’ailleurs !
Elle est actuellement couchée sur le bureau-bibliothèque, et elle m’observe de ses yeux ambre, avec son affectueuse attention de chatte. Notre chagrin est fort, et il doit lui manquer à elle aussi, car elle l’aimait bien, Chamane le stoïque, toujours très maître de lui-même, immanquablement poli avec elle. Mais la vie de notre petite équipe d’amis continue : ici, au premier, il y a Gabriel avec Chatoune, et à l’étage là-haut, Jacqueline avec Gribouille.
2019.02.11 :
Dix-huit jours après sa mort, je réalise combien Chamane emplissait ma vie, par la densité et la sobriété de sa présence. Par son intelligence, concentrée et discrète. Par sa tranquille douceur.
Il savait se faire aimer, se faire aider, toujours en conservant sa dignité. Sa noblesse d’attitude et d’expression, dont il ne se départissait jamais, était une leçon de vie.
Il m’a offert la chance de pouvoir aimer et admirer.
En retour, je pense avoir été pour lui, pendant ses deux dernières années de vie, un ami, attentif et dévoué.
Chamane. Requiescat in pace.
Ton ami, Gabriel.
[1] Chanson de 1933, paroles de Jean Nohain, musique de Mireille.
[2] Chanson de 1932, paroles de Jean Nohain, musique de Mireille.
Choc vagal, avantage évolutif inattendu
août 20th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #96.
Par des connaissances physiologiques élémentaires et une conscience vive des mécanismes de l’évolution, on peut comprendre beaucoup de choses apparemment absurdes – comprendre pourquoi, en fait, elles sont quand même là.
Une de ces bizarreries biologiques est le choc vagal, un phénomène neuro-végétatif violent au cours duquel la composante “ couche-toi ! bouge plus ! ”, ou parasympathique, du système nerveux autonome, prend brutalement le dessus sur sa composante adrénergique – celle qui, sous une décharge d’adrénaline [1], active la volonté de combat la plus déterminée… ou qui fait piquer le sprint le plus vif !
Dans le cas du choc vagal, ce n’est plus seulement “ couche-toi ! bouge plus ! ”, mais “ couche-toi ! bouge plus et fais le mort ! ”.
Le cœur ralentit brusquement, la pression artérielle s’effondre, d’un coup le corps souffre d’une faiblesse musculaire généralisée : l’organisme ressent un malaise vagal, caractérisé par une nausée insupportable, une sudation importante, fréquemment des pertes d’excréments, et en quelques secondes parfois cela peut mener jusqu’au choc vagal… et à l’évanouissement. Comment se fait-il qu’un tel mécanisme, à première vue nuisible sans rémission, à l’individu comme à l’espèce, puisse s’avérer aussi répandu dans le monde animal ? Une réflexion physiologique plus poussée, et basée sur des principes évolutifs, permet de répondre.
Premièrement, le malaise vagal, par les vomissements qu’il provoque, se révèle très utile pour contrer un empoisonnement, mésaventure qui n’est pas rare dans la nature – beaucoup de plantes, à l’instar de certaines chairs animales, ou de la viande avariée, sont très toxiques.
Deuxièmement, le choc vagal, si dangereux dans la mesure où il fait perdre toute force, voire perdre conscience, alors que le monde est peuplé d’ennemis – toujours prêts à profiter d’un moment de faiblesse – s’avère utile en cas de perte de sang importante. En effet, alors que l’on gît, presqu’évanoui, le rythme cardiaque comme la pression sanguine diminuent, faisant jaillir moins fort le sang de la blessure, et l’organisme produit de la sérotonine, qui contribue à calmer l’angoisse, mais, surtout, induit une vaso-constriction : le corps peut alors procéder à une coagulation d’urgence. Par surcroît, le flot de sang diminuant, les tissus eux-mêmes peuvent se resserrer et contribuer ainsi, mécaniquement, à endiguer l’hémorragie.
Il faut croire, vu la prévalence de ce mécanisme dans la nature, que son bénéfice général, pour la survie de l’espèce, dépasse son risque. Effectivement, en y réfléchissant bien, un animal s’avère moins souvent confronté à des situations dramatiques où il doit lutter désespérément contre des prédateurs ou des adversaires, jusqu’à sa dernière goutte de sang… qu’à des situations où il doit survivre à des empoisonnements ou à des blessures, alors qu’il n’y a pas, ou plus, d’ennemis dans son environnement immédiat. La blessure ayant été causée par un accident, ou faisant suite à un combat avec un congénère agressif que l’on a pu fuir, ou que l’on a fait fuir… ou encore ayant été causée par un prédateur auquel on vient d’échapper. On note bien que, dans ces cas d’espèce, le choc vagal survient après le combat ou la fuite… avec tous les avantages physiologiques que nous avons évoqués.
Ou alors, si l’adversaire, qui ne s’est pas révélé un prédateur, se trouve toujours sur les lieux… il ne s’intéresse plus à un concurrent sans aucune réaction, paraissant mort, ou quasiment mort !
Conclusion : grâce au choc vagal, les chances de survie s’avèrent, dans l’ensemble, réellement augmentées ; alors que dans le combat inégal, féroce et désespéré, l’échéance fatale n’en est que retardée, jusqu’à la fin du combat héroïque.
L’évolution, par le biais de la sélection naturelle, statue pour la plupart des espèces : tant pis pour l’héroïsme individuel, va pour le choc vagal !
[1] Cf. supra les textes nos 12 et 95, « Le bâillement de réveil – un cas d’évolution surprise » et « Systèmes nerveux dans un organisme, développements parallèles ». Cf. infra le texte no 97, « Le combat à mort du chat et celui des défenseurs français de Verdun ». Enfin, cf. « Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ? », le texte no 105 de Pensées pour une saison – Printemps.
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Systèmes nerveux dans un organisme, développements parallèles
août 20th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #95.
Au sein des organismes qu’elle façonne, l’évolution met souvent en place des systèmes parallèles, d’une façon qui peut, de prime abord, sembler exagérément redondante. Les systèmes nerveux, parmi d’autres exemples, étonnent de ce côté. On en déduit, logiquement, que leur élaboration progressive s’est faite par des bricolages successifs [1]. Ces derniers, toutefois, ont été affinés par des centaines de millions d’années de sélection naturelle. D’où des merveilles, étourdissantes, de complexité.
Voyons cela de plus près.
Dans un premier cas de développement en parallèle, très tôt la nature met en place quatre systèmes nerveux différents chez les animaux : le système nerveux entérique pour tout ce qui a trait aux fonctions alimentaires et excrétoires, le système nerveux autonome (SNA) ou végétatif, le système nerveux somatique (SNS), tous trois rassemblés sous la dénomination (commode mais pas nécessairement physiologique) de système nerveux périphérique (SNP), et le système nerveux central (SNC). Leur développement évolutif se fait chacun de son côté, mais en intégration mutuelle.
Il est difficile d’établir lequel des quatre est apparu en premier… Parmi ces quatre, le système entérique est le plus obscur et le moins connu, le SNC est le plus célèbre. On observera toutefois que, si un bon contrôle par le SNC des réactions aux stimuli extérieurs et des déplacements s’avère vital… un bon contrôle de la digestion l’est encore plus. D’ailleurs, bien des animaux, dans leur forme adulte, ne se déplacent plus du tout… mais ils ont tous besoin, à toutes leurs étapes de vie, de digérer convenablement.
Dans un deuxième cas de développement en parallèle, le système nerveux entérique est constitué de deux plexus ganglionnaires s’étendant sur toute la longueur du tractus digestif, un plexus étant surtout chargé des sécrétions glandulaires et du débit sanguin local, l’autre l’étant principalement de la motricité (péristaltisme).
Par ailleurs, le SNC et le système nerveux entérique se trouvent eux-mêmes en interface avec le système nerveux somatique, SNS qui non seulement contrôle les neurones sensitifs, mais encore stimule les muscles squelettiques (qui n’incluent pas le myocarde et les muscles lisses). Il s’agit là d’un troisième cas de développement en parallèle, avec la particularité que le même organe nerveux, le SNS, gère ici deux fonctions très différentes… avec tous les risques de confusion que cela entraîne lors de la gestion des signaux !
Dans un quatrième cas de développement en parallèle, la nature règle à sa façon le problème en créant, au sein du SNS, un double sous-système de gestion spécialisée, très particulier, pour la fonction de stimulation des muscles squelettiques, qui se trouve de la sorte bien séparée de la gestion des neurones sensitifs. Sous-système double, puisque dans leur motricité volontaire ces muscles sont contrôlés par un premier sous-système, dit pyramidal, alors que dans leur motricité involontaire ils le sont par un second, dit extrapyramidal. Cette dernière séparation de sous-systèmes se révèle cruciale, car elle empêche que la motricité involontaire, indispensable pour les mouvements réflexes et les réactions immédiates, soit sabotée par des ordres volontaires, qui ne sont pas affinés, eux, par des millions d’années d’adaptation.
À ce terme de notre évocation des différents systèmes nerveux, on conçoit déjà qu’un tel enchevêtrement puisse nécessiter une centrale de traitement, à partir d’un certain niveau de complexité morphologique. Dans un cinquième cas de développement en parallèle, triple en l’occurrence, la nature adjoint alors au SNC trois nodules nerveux situés dans la tête (dans l’encéphale), tous trois dérivés de la moelle épinière (soit la partie spinale du SNC). Le tronc cérébral, responsable de fonctions physiologiques essentielles, telles que la régulation de la respiration, du rythme cardiaque, des cycles du sommeil, mais aussi la gestion des signaux de douleur, de la plupart des signaux nerveux de la face, du cou et de la nuque, ou encore la localisation des sons, etc. Le cerveau proprement dit, aux fonctions très étendues puisqu’il gère, inter alia, non seulement la mémoire et les fonctions cognitives (dont une grande part des informations sensorielles), mais également, à sa base anatomique, tout le système limbique, aux fonctions essentielles également (le contrôle homéostatique de la thermorégulation, les émotions, etc.). Plus le cervelet, ou “ petit cerveau ”, un organe assez spécialisé qui ne gère pas la génération des gestes et des mouvements du corps, qu’ils soient volontaires ou involontaires (on a vu que c’est un sous-système du SNS qui a cette responsabilité), mais qui plutôt leur coordination, leur synchronisation et leur précision.
Sixième cas de développement en parallèle : le SNC, le SNS et le système nerveux entérique sont en interaction étroite avec le système nerveux autonome (SNA) ou végétatif. Ce dernier gère une bonne partie des fonctions et organes non soumis au contrôle volontaire : les muscles lisses des systèmes digestif, urinaire et vasculaire, les muscles cardiaques, de nombreuses glandes exocrines ou endocrines. Le système nerveux autonome est chargé du maintien de l’équilibre du milieu intérieur, ou homéostasie, ce qui implique des interactions très complexes entre les fonctions physiologiques et la plupart des comportements de l’organisme.
Septième cas de développement en parallèle : dans le SNA, la nature prévoit une manette d’accélération, mais aussi une manette de frein. Un métabolisme peut être accéléré en appuyant sur la pédale ad hoc, mais souvent il faut pouvoir s’arrêter brutalement, juste lever le pied de l’accélérateur ne suffisant pas. Grâce à ces deux manettes, le système neuro-végétatif s’avère à la fois plus stable et plus réactif, et le risque d’erreur est diminué.
La manette d’accélération, mobilisatrice d’énergie dans l’organisme, donc stimulatrice, fonctionne essentiellement à l’adrénaline (une hormone et un neuro-transmetteur [2]) : c’est la composante dite orthosympathique, qui gère les comportements de flight or fight ! – fuis ou combats !
La manette de frein, économisatrice d’énergie, fonctionne à l’acétylcholine (un autre neuro-transmetteur) : c’est la composante dite parasympathique, qui gère non seulement l’immobilisation et le repos (freeze ! lay down ! – bouge plus ! couche-toi !) mais, aussi bien, des aspects de l’alimentation et de la reproduction… car il faut pouvoir consacrer à la digestion l’énergie disponible, et l’organisme maternel doit savoir s’économiser pour ses petits (comportements de feed or breed ! – nourris-toi ou multiplie-toi !).
Bilan : rien que dans cette première approche, très schématique, on aura noté comment la nature a opéré, au sein d’un organisme animal, sept développements en parallèle de systèmes nerveux. La tendance au parallélisme se confirme lorsqu’on étudie plus en détail ces systèmes : de nouveaux cas apparaissent alors sous la loupe. Par exemple, il peut y avoir plusieurs types, parfois très différents, de récepteurs biochimiques pour un même neurotransmetteur. Ou encore, dans le bulbe rachidien du tronc cérébral, il y a un centre pour l’inspiration, un autre pour l’expiration, la rythmicité respiratoire étant réglée par un troisième noyau ; il y a un centre pour l’accélération du rythme cardiaque, un autre pour l’inhibition ; la pression artérielle est finement et très rapidement régulée par des centres vaso-constricteurs (qui contractent les muscles lisses des artérioles) et par des centres vaso-dilatateurs (qui ont l’effet inverse)… Etc.
Somme toute, cette redondance répétée des systèmes nerveux les rend plus fiables et très souples à l’emploi. Parfois, pourtant, elle n’est pas simple à gérer pour l’organisme. Un exemple frappant de cette difficulté est le choc vagal, un phénomène neuro-végétatif violent, au cours duquel la composante cholinergique, ou parasympathique, du système nerveux autonome, prend brutalement le dessus, jusqu’à évanouissement, sur sa composante adrénergique ou orthosympathique (celle qui, sous une décharge d’adrénaline, libère une grande quantité d’énergie pour le combat ou pour la fuite). À première vue, le choc vagal paraît tout simplement un défaut de système, un dysfonctionnement comme il peut en arriver sur le plan des probabilités.
Quoique… Est-on sûr que le choc vagal ne soit qu’un handicap ? En termes évolutifs, il pourrait bien avoir son utilité…
[1] Cf. supra le texte no 20, « Ailes et plumes des origines ». Cf. aussi « Le réveil de formes trop anciennes » ainsi que « Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ? », textes nos 104 et 105 de Pensées pour une saison – Printemps.
[2] Cf. supra le texte no 12, « Le bâillement de réveil – un cas d’évolution surprise ». Cf. infra les textes nos 96 et 97, « Choc vagal, avantage évolutif inattendu », ainsi que « Le combat à mort du chat et celui des défenseurs français de Verdun ». Enfin, cf. « Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ? », le texte no 105 de Pensées pour une saison – Printemps.
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L’étrange histoire d’une traduction bancale et de ses conséquences sur une vie
août 19th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #93.
Le travail des traducteurs m’a toujours fasciné, depuis ma petite enfance déjà. Les traducteurs, souvent, font plus que mettre à disposition des textes autrement inaccessibles, ils peuvent, également, valoriser ou dévaloriser ces textes.
Ma première découverte de cette réalité se fit à travers les traductions en français, sous le label Le Club des Cinq, des Famous Five de l’Anglaise Enid Blyton [1897-1968], une série de romans pour enfants rédigés par elle entre 1942 et 1963. Au moins une demi-douzaine de traductrices avaient été mises à la tâche entre 1955 et 1967, et dans l’ensemble elles s’en étaient honorablement acquittées.
Le Club des Cinq va camper, une traduction de 1957 de Five go off to camp, dans ses éditions Nouvelle Bibliothèque rose (1960 ; mon exemplaire était de 1969), présentait une couverture de Paul Durand [1925-1977]. Un véritable trésor onirique. Avec son titre, le livre, annonciateur de petit paradis programmé, me faisait gentiment rêver de grande nature, ainsi que de relations familiales douces et harmonieuses.
Déjà tout petit, je vénérais la langue française. La traductrice de l’anglais maniait bien sa propre langue, c’était donc très agréable à lire. Mais il y avait des zones d’ombre dans le livre…
Annie, la cadette, s’avérait la seule sachant cuisiner. Pour moi, par sa douceur, son entregent et son sens des responsabilités, elle se révélait le personnage central. Aussi avais-je été particulièrement choqué par un passage, où un aîné invectivait sa petite sœur, injustement et sur un ton déplaisant :
« Qu’est-ce que ça veut dire, « ganaches »? demanda Annie.
– Ça veut dire idiots, petite sotte », riposta Michel.
J’étais interloqué, déçu. C’est normal, pensais-je, de ne pas connaître tous les mots, c’est bien de demander leur sens ! Ce Michel était déplaisant…
Un an plus tard, à l’installation de ma famille en Europe, alors que j’avais onze ans, je relus le récit (car j’imaginais qu’il me faudrait apprendre à camper en France…) – pour me trouver confronté à un mystère. Au début du chapitre 3, était évoqué un « courlis »…
La description poétique de l’appel de l’oiseau me plaisait et je consultai alors ma petite bible ornithologique acquise à l’époque, Oiseaux – Atlas illustré, de Spirhanzl-Duris et Solovjev, 1ère édition française de 1965. Ce qui me plongea dans des abîmes de perplexité. En effet, j’y lisais que le courlis est « un oiseau des marécages (…) des lacs et des régions côtières du nord ». Or le récit (en français) se déroulait sur des hauts plateaux froids, que j’avais laborieusement, et correctement, associés au Massif Central… sur lesquels il ne pouvait pas y avoir le moindre courlis !
J’étais perplexe, à nouveau déçu. L’auteure ne sait pas de quoi elle parle, me dis-je. Je m’éloignai de ses livres.
En 1985, mon épouse me faisait lire Je vous écris d’Italie, que Michel Déon [1919-2016] venait de publier l’année précédente. Nous demeurions à Gersau, sur le Lac des Quatre-Cantons. Je lisais avec plaisir, dans la Stube du très vieux chalet de sa tante, ce roman empreint d’atmosphère, le lac splendide et les Alpes magnifiques s’offrant à la vue au-dehors. Je tombai alors sur le passage suivant :
« Il y a entre imbécile et imbecille une énorme différence. Le mot italien peut se hurler, il reste chaleureux. Jacques aimait bien la façon dont le maire disait imbecille d’une voix magnifique, étalant le triomphe de l’intelligence autoritaire sur la stupidité prolétarienne. »
À cet instant, j’eus une intuition. Quelque temps plus tard, de retour à Genève, je réussis à mettre la main sur Five go off to camp, le texte original de Blyton publié en 1948. Et je pus résoudre les deux problèmes nés avec la traduction française de 1957.
Le texte original en anglais était :
« What’s an idjit ?’ asked Anne.
‘An idiot, silly,’ said Dick. »
L’expression « silly » n’a absolument pas, en anglais, la tonalité méprisante de « petite sotte », dont avait usé la traductrice ! Nigaude eût mieux convenu… Et encore… Le contexte rendu n’était pas le même, il y avait un monde entre ne pas comprendre un accent… et ne pas connaître un mot rare. De plus, l’usage du verbe « riposta », nullement nécessaire, accentuait le côté agressif de la réplique, par là le malaise d’un petit lecteur francophone sensible. Quoi qu’il en soit, la traductrice, ayant choisi de faire l’impasse sur l’aspect amusant d’une prononciation paysanne inattendue, aurait dû, en toute logique, faire l’impasse complète sur ce petit dialogue, qui n’avait plus sa place !
Elle n’était pas allée au bout de son travail d’adaptation.
Pour mon édification, je lus alors le récit original entier en anglais, la traduction à portée de main, pour comparaison. Je ne m’ennuyai pas autant que je ne l’avais craint. Et je résolus alors le mystère ornithologique !
Blyton avait situé son récit dans les moorlands du nord-ouest de l’Angleterre, au climat froid… où, effectivement, vit le courlis. La traductrice, en francisant géographiquement le récit (selon la volonté de l’éditeur français, et cela dès la première traduction pour la série, en 1955), avait œuvré à donner l’impression que le Club des Cinq (des petits Français, donc) s’en allait camper sur des hauts plateaux désertiques et, sans qu’elle ne le dise explicitement, il s’avérait clair qu’elle avait le Massif Central en tête.
C’était une bonne idée, mais… en conservant l’oiseau courlis dans le récit, elle avait fabriqué une aberration ornithologique ! Elle aurait dû évoquer, à la place du courlis cendré, le cri d’un oiseau vivant en été dans le Massif Central.
Par ailleurs, je notais quelques menus problèmes supplémentaires, de botanique en l’occurrence, nés de cette transposition, et que je n’avais pas remarqués dans mon enfance.
Enid Blyton n’était pas à blâmer, en aucune façon. Dans les deux cas d’espèce, il s’agissait d’une maladresse de la traductrice, qui, encore une fois, n’était pas allée au bout de son adaptation de l’anglais.
Ce fut là sans doute le tout premier écrit où je me trouvai confronté à des problèmes de traduction inadéquate. Avec le recul, je constate que cela m’a profondément marqué, et orienté mentalement pour la vie. Cette double mésaventure, disons affective et cognitive, a contribué à mon goût de la parole juste et de la traduction minutieuse, autant qu’adroite. J’y repense avec un grand sourire.
Toute bonne traduction est un mystère. Elle emmène le lecteur dans une florissante randonnée à trois. Une mauvaise traduction, par contre, est un dédale obscur. Mais quand on sort de celui-ci par ses propres efforts… quel triomphe !
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La limpidité des voix de soprano anglaises et la réinvention de la voix de contre-ténor
août 19th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #92.
Au temps de la Renaissance tardive, les compositeurs anglais Tallis [1505-1585], puis Byrd [1543-1623], produisirent des chefs-d’œuvre de musique vocale ; parfois en cachette de l’autorité (pour de sombres et violentes raisons d’anti-papisme officiel – eux-mêmes étaient catholiques).
Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, il y eut les merveilles, principalement vocales, de Purcell [1659-1695], et puis… et puis pas grand-chose. La plupart des musiciens de l’époque baroque en terre anglaise seront importés.
En matière musicale, les Britanniques ne se réveilleront que tardivement, à partir de la fin du XIXe siècle. Ainsi, en musique classique, ils n’auront fait qu’une seule contribution majeure, mais elle est tout à leur honneur : une tradition de voix de soprano claires et limpides, dénuées de la sonorité grasseyante qui rendait un peu ridicules les cantatrices du continent.
Par ailleurs, après la seconde guerre mondiale, un génie anglais autodidacte, Alfred Deller [1912-1979], saura réinventer la tessiture, si singulière, de la voix de contre-ténor. Plus personne ne savait la pratiquer, elle s’était éteinte. Grâce à lui des pages sublimes de la musique de la Renaissance sont relues, et même relues convenablement.
Enfin, vers 1970, l’Angleterre inventera un genre de musique “ pop ” souvent troublant… Le groupe Pink Floyd créant même plusieurs œuvres chantées étonnantes par leur sensibilité et leur inventivité musicale – il est dommage que les lyrics, les paroles, se trouvaient rarement à la hauteur de la musique.
À la lecture de cette courte note, on aura compris que c’est en musique vocale (et pas tout à fait en art lyrique) que les Britanniques auront apporté leur principale contribution à l’art musical.
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Le hasard, nécessaire à tout démiurge
août 16th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #87.
Un observateur lucide du monde vivant doit constater que, si celui-ci forme un mécanisme singulièrement complexe, parfois prodigieux, il s’avère, par ailleurs, souvent détraqué, ou étrangement mal adapté.
Aussi, n’en déplaise aux croyants, les merveilles de ce monde ne prouvent en rien l’existence d’une intelligence créatrice. Il y a le reste, qu’il faut aussi mentionner…
De plus, un mécanisme, même extrêmement sophistiqué, peut parfaitement apparaître de façon naturelle au cours du temps, par complexification spontanée du simple. C’est d’ailleurs un processus qui n’a pas plus de raisons de se faire… que de ne pas se faire. Si l’on éprouve le sentiment que ceci, ou cela, devait nécessairement se faire, c’est simplement… parce que l’on se trouve à l’intérieur du mécanisme. C’est un biais de perception.
Quant à tenter, par la pensée et le calcul, par inférences successives, de remonter le passé, pour reconstituer l’histoire de cette complexification, afin d’éventuellement découvrir “ l’acte créateur ”… il y a un moment, au cours de ce processus de reconstruction cognitive, où l’on ne peut rien déterminer de précis, chaque option possible, à chaque bifurcation en arrière du scénario évolutif, se trouvant à peu près aussi vraisemblable que l’option contraire. Ainsi, en l’absence de données paléontologiques suffisantes, l’éventail des possibles va tellement en s’élargissant, à chaque étape d’une reconstitution descendant toujours plus profondément dans les strates des éons du temps, qu’inévitablement on s’enlise, à un certain moment : on n’a plus rien sous la main, et plus rien à voir.
Cela étant, pour en revenir aux cafouillages, innombrables, du monde vivant : n’en déplaise aux athées, ils ne prouvent, en rien, l’inexistence passée, ou présente (“ Dieu est mort ”), d’un créateur, disons intelligent, de ce monde. En effet, tout créateur du monde, vu l’étendue et la durée de son action, ne pourrait qu’avoir bafouillé et cafouillé dans son œuvre… d’autant que la possibilité même de ces ratages s’avère une condition préalable à tout processus de création. Plus fondamentalement, si dieu omnipotent il y eut, et en admettant qu’il fût adroit généralement, il fallut bien qu’il créât le hasard, pour se donner une chance… d’être créatif !
Les cafouillages et le hasard n’excluent donc pas l’existence d’un ou de plusieurs démiurges, quasi omnipotents, à l’origine du temps – pour autant que cette dernière notion ait un sens. Quant à leurs intentions…
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Des recommandations avant toute chose
août 15th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #85.
2018.08.10 – Un article grand public annonce des problèmes cardiaques pour ceux qui dorment dix heures ou plus. Évidemment, cela reste flou dans l’énoncé… et on subodore que le journaliste a compris de travers.
Vérification : l’article épidémiologique évoque bien, comme on pouvait s’en douter, une simple corrélation… et aucune relation de cause à effet ne peut être établie dans le cadre de l’étude.
Toutefois, cela n’empêche pas les auteurs, dans leur conclusion, de procéder à des recommandations… en particulier de ne pas dormir plus de huit heures ! Pourtant, on peut soupçonner que les grands dormeurs se protègent, sur le plan cardiaque, par leurs longs sommeils…
Une relation de cause à effet a été inventée – et elle est définie dans le moins vraisemblable des deux sens possibles ! Mais bien dans le sens voulu par l’air du temps.
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L’espérance qui tue
août 14th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #80.
Années 50 ; au nom d’une doctrine de psychologie à la mode, le comportementalisme ou behaviourisme, on procède sans hésitation à de nouvelles expériences animales cruelles, les anciennes ne suffisant pas. Des pigeons sont dressés à obtenir leur nourriture en tapotant du bout du bec une barre. On supprime la nourriture ; comme prévu, après un moment d’essais stériles, les pigeons cessent de solliciter la barre.
D’autres pigeons ont été conditionnés à un distributeur aléatoire, qui dispense ses grains au petit bonheur la chance. Après un temps, à ceux-là aussi on supprime la nourriture. Ces pigeons-là, toutefois, ne s’arrêteront jamais dans leur démarche devenue inutile. Ils continueront, sans cesse, à taper sur la barre, jusqu’à ce qu’ils s’effondrent, épuisés. Ils mourront d’inanition, ne quittant pas la barre sur laquelle ils auront jeté leurs dernières forces.
Les interprètes superficiels en déduisent quelque chose quant à l’intelligence des pigeons. Alors qu’il s’agit de tout autre chose : la difficulté, pour un organisme conscient, d’imaginer une réalité entièrement stochastique, et plus particulièrement l’extrême de distribution probabiliste le plus déplaisant de celle-ci. Ces malheureux pigeons sont ainsi en bonne compagnie avec les joueurs de loto ou de casino, ou avec ceux qui jouent à la bourse…
Tous, le pigeon, le joueur, le spéculateur, iront répétant, répétant leur démarche, jusqu’à la ruine, jusqu’à leur épuisement… Allant jusqu’à mourir auprès de leur machine dispensatrice, capricieuse et divine, ou dans le temple indifférent à leurs espoirs.
Quand les gains et les pertes ont existé dans le passé, de façon certes très aléatoire, mais suffisante, dans l’ensemble, pour que cela ait valu la peine de persister… on se rappelle qu’il y avait, des fois, où il avait fallu, pendant très longtemps, taper du bec, jusqu’à ce qu’enfin l’on reçoive un grain… Alors, il ne faut pas perdre espoir…
Par ailleurs, dans la situation actuelle de pénurie prolongée, on a peine à réaliser que l’on attend depuis beaucoup plus longtemps que jamais… De toutes façons, même si on le réalise, on se dit que certes… c’est plus long que d’habitude, mais forcément cela reviendra – il faut espérer !
Spes, ultima dea. Espérance, ultime déesse…
Ainsi, la mémoire, lointaine, de quelques grains, reçus au hasard, suffit-elle à assurer qu’un mécanisme de vie courant, fondé sur l’espoir, se transforme en activité de mort programmée.
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L’abîme et la fourmi
août 13th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #78.
Temps de méditation. Calmer l’agitation des processus mentaux. Première étape, voir lucidement : quel désordre, quelle pauvreté intellectuelle, sentimentale et existentielle… Ce que l’on perçoit du monde intérieur et extérieur ne représente qu’une petite surface de l’océan, juste le voisinage immédiat.
Comme il s’avère difficile, dans ces conditions, de se représenter mentalement cette immensité. L’ailleurs, le plus loin… on ne peut que l’inférer : la surface des mers doit avoir une apparence, des propriétés à peu près semblables à celle des flots alentour… sans doute. Mais les abîmes de l’océan… la profondeur, peut-être sans limite, des cieux… on les imagine mal.
On croit, du moins, pouvoir comprendre quelque chose au monde environnant proche, aux pulsions et aux pauvres pensées intérieures… et tout ce que l’on voit, ce sont quelques centaines de mètres carrés d’une surface mouvante, elle-même insaisissable. Tout ce que l’on perçoit de soi, si l’on s’avère lucide, c’est la course aveugle et chaotique d’une fourmi, elle-même aux contours un peu vagues, se mouvant péniblement dans un espace inconnu, se cognant ici, se cognant là… avançant vaille que vaille ! Seul l’effort consenti semble réel…
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L’étonnante variété des types psychiques félins
août 9th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #70.
Les observateurs attentifs ont constaté que les moutons, si méprisés, présentent une diversité impressionnante de psychismes individuels. Quant aux chiens, mieux étudiés, ils démontrent une variété de types psychiques aussi étendue que chez les humains.
On sait moins observer les chats, plus cryptiques dans leurs expressions et leurs comportements. Néanmoins, si l’on procède correctement à cette observation, il m’apparaît qu’on aboutit à cette intéressante conclusion : la diversité des types psychiques semble plus marquée chez les petits félins que chez les humains ou les chiens !
Je me fonde, entre autres, sur l’observation personnelle, de très près, de neuf petits chats, très différents l’un de l’autre, avec lesquels mon épouse et moi-même avons partagé un temps de notre vie : Aswad, Sacha, Micha, Champi, Lucie, Schahpour, Chatoune, Chamane et Gribouille.
En y réfléchissant bien, on peut concevoir la raison principale de ce phénomène : les félinés, très individualistes, ne subissent pas la pression de conformité sociale, mimétique ou biologique, propre à des animaux aussi grégaires que les grands caninés, ou les simiens, par exemple.
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La persistance de Milou
août 8th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #69.
Certains animaux, lorsqu’ils tentent de communiquer quelque chose qui leur semble important, à un humain qui ne les prend pas assez au sérieux, peuvent faire preuve d’une extraordinaire persistance.
Une superbe, très sobre et émouvante illustration en est donnée par Hergé à la planche 60 de l’album Les Sept Boules de cristal. Il y représente, en portraitiste animalier, le petit chien Milou, tentant de faire comprendre, à Tintin, qu’il a découvert le chapeau du professeur Tournesol, disparu.
Envers et contre tout, malgré les remontrances et les moqueries, Milou revient à la charge, ne se laissant pas aller au découragement. Enfant, cette séquence m’avait beaucoup marqué.
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Ailleurs n’est pas distrait
août 8th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #66.
Le mot “ distrait ” sert à qualifier celui dont l’esprit vagabonde tellement qu’il n’est pas à ses actes, au point que sa capacité de concentration s’en ressent. Le même mot est utilisé, à mauvais escient, pour qualifier celui dont l’esprit se trouve, très intensément et durablement, consacré à une ligne de pensée… parfois au détriment de ses interactions avec le monde extérieur.
De fait, seul le premier est réellement distrait, son esprit dérivant trop volontiers un peu partout. Le deuxième se trouve plutôt absent… fixé dans un ailleurs précis ; il n’est justement pas distrait par grand-chose, y compris par les aspects concrets de la vie. Enfant, j’étais perplexe que l’on me qualifiât de “ distrait ”. Je ne voyais pas très bien ce que l’on pouvait me reprocher.
Pièges et limitations de la langue… avec tout l’impact que cela peut avoir sur des existences !
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Une musique pour enfants, une autre pour adultes mûrs
août 5th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #53.
Les Anglais, les Écossais et les Irlandais ont des traditions populaires d’airs entraînants, que l’on peut siffler. Ils s’avèrent ainsi très doués pour les comptines et les historiettes. Des musiques pour enfants, très réussies.
À l’opposé, il y a les airs profonds, tout intérieurs, subtilement travaillés, des traditions andalouse et castillane : de la musique pour adultes mûrs. Pas du tout la tasse de thé des anglo-saxons…
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