Dérive antipodale des mots : épicurien

octobre 8th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #109.

Deuxième cas. Au début du IIIe siècle AEC, dans un monde hellénistique bouleversé par les vastes conquêtes d’Alexandre de Macédoine [356-323], l’enseignement prodigué en son jardin par Épicure [341-270] prônait une vie équilibrée, fondée sur la simplicité des besoins, sur le respect de ces besoins, et sur la juste appréciation de la valeur fondamentale de cette simplicité.

La simplicité se révélait une source renouvelée d’harmonie en soi et autour de soi, elle permettait au corps et à l’esprit de s’épanouir. Une vie harmonieuse traitait le corps en allié et clarifiait l’esprit. Dès lors, on pouvait non seulement mieux discerner la réalité matérielle du monde et de ses phénomènes, mais grâce à cette clarté du regard on pouvait contempler la mort pour ce qu’elle était, simplement, et ne plus la craindre inutilement. Un adepte d’Epikouros, ‘ l’allié ’, se comportait ainsi en sage réaliste et paisible, vivant heureux de l’essentiel et fréquentant seuls quelques amis choisis.

En aucune façon ne s’agissait-il d’hédonisme, soit la recherche prioritaire de plaisirs dans la vie, ni de sybaritisme, soit une recherche exagérée de luxe et de luxure – une philosophie, respectivement une culture, ayant réellement existé dans le monde hellénisé, mais en dehors de toute influence et de tout contexte épicuriens. Au sein d’un monde troublé, l’épicurisme connaissait beaucoup de succès, dans toutes les strates de la société, et ce succès lui valait des ennemis. L’amalgame qui fut ainsi fait de “ l’enseignement du jardin ” avec l’hédonisme et le sybaritisme s’avéra une calomnie, répandue à la fin de l’Antiquité par deux idéologies en concurrence avec l’épicurisme, soit le stoïcisme, puis le christianisme.

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La durée et la persévérance

octobre 4th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #106.

L’humble champignon, vainqueur du bitume, le prouve : la force ultime se révèle dans la persévérance. La durée, avant même le résultat, en est la mesure propre.

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Le réveil de formes trop anciennes

octobre 3rd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #104.

Le développement d’un embryon, en ses phases successives, répète d’une façon assez générale les origines et l’évolution de la lignée de son espèce : l’ontogenèse récapitule la phylogenèse (du grec ôn, ontos, ‘ l’être, ou un être ’, phylon, ‘ race, tribu, (vieille) famille, lignée ’, et genos, ‘ naissance, origine, genèse ’).

Théophraste d’Erèse [371-287], successeur d’Aristote à la tête du Lycée d’Athènes et père de la botanique, l’avait pressenti en estimant que les sépales et les pétales des fleurs se développent à partir d’un modèle biologique pour une feuille. Vingt-et-un siècles plus tard, au cours de son voyage en Italie (1786-88), le génial Goethe [1749-1832] écrira son Essai d’explication de la métamorphose des plantes, dans lequel il systématisait le postulat de l’homologie sériée de structure entre les différents organes végétatifs et floraux des plantes à fleurs, à partir de structures plus primitives. Par la suite, les découvertes paléontologiques et la génétique moderne démontreront que la feuille est apparue au cours de l’évolution avant la fleur… et que le modèle ontogénique et structural de l’embryon d’une fleur est bien celui d’une feuille.

Au XIXe siècle, suite à la révolution darwinienne, ce concept fécond sera étendu à la zoologie, en particulier par Ernst Haeckel [1834-1919] : un embryon d’amphibien, dans une première phase, ressemble à un embryon de poisson ; un embryon humain, dans sa première phase, ressemble à un embryon de poisson, dans sa deuxième phase à un embryon d’amphibien. Depuis, les découvertes paléontologiques ont confirmé, dans l’ascendance de tous les vertébrés amniotes (reptiles, oiseaux et mammifères), l’existence d’ancêtres amphibiens, et avant cela, d’espèces de poissons primitifs.

Par naïveté ou par malice, on a fait dire à cette règle, dite de récapitulation, quelque chose de plutôt absurde : qu’elle récapitulerait les formes ancestrales… adultes. Il n’en est rien, bien entendu. Plus fondamentalement, comme la récapitulation se fait de façon souvent désordonnée, parfois même chaotique, d’aucuns ont estimé que cette règle… n’était pas réellement une règle biologique. C’est là une erreur essentielle, due au refus d’admettre que les mécanismes de la vie trouvent leur origine dans un long bricolage aveugle.

Pourtant, la récapitulation de la phylogenèse fournit justement, par son caractère chaotique, en ontologie comme en embryologie, une preuve supplémentaire que la vie est un grand bricolage automatisé [1]… affiné par des centaines de millions, voire des milliards d’années d’évolution.

Un grand bricolage, pas nécessairement le plus efficace ou le plus élégant, mais ordonné par la sélection naturelle dans le torrent des siècles – au cours du long, du très long écoulement du temps… Les outils cassés et les matériaux devenus superflus peuvent encombrer le sol de l’usine biologique, ils n’empêchent pas la fabrication automatique de continuer, vaille que vaille.

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que des gènes très anciens, même devenus caducs et complètement inutiles, restent souvent inscrits dans le génome. Parfois, ils se réveillent, anormalement, de leur longue dormance… et se révèlent alors tellement dégénérés dans leur encodage, qui a dérivé sans aucun contrôle de qualité biologique, qu’ils en sont devenus tératogènes – sources de potentielles monstruosités (par exemple, chez un humain adulte, la réactivation, impromptue, de pseudogènes pour des branchies).

Sigmund Freud [1856-1939] le devinera : le phénomène biologique décrit ci-dessus se trouve également à l’œuvre en psychologie sociale, pour les formes d’interprétation communautaire du monde. Les plus primitives de celles-ci ne sont pas complètement remplacées par les nouvelles, en principe plus adéquates ou du moins plus efficaces.

Elles refont alors surface dans le corps social, continuellement, le plus souvent sous des formes gaspilleuses de ressources collectives mais peu agressives (magie blanche, astrologie, homéopathie, etc.). Parfois, par contre, le réveil est paroxysmique, extrêmement violent (le nazisme) et, forcément, aberrant, car il est fait appel à de très anciens concepts mythiques, périmés depuis la nuit des temps déjà… Et dont la réactivation, intempestive et impérieuse, ne peut se produire que sous une forme particulièrement monstrueuse.

[1] Cf. les textes nos 20 et 95 de Pensées pour une saison – Hiver : « Ailes et plumes des origines » et « Systèmes nerveux dans un organisme, développements parallèles », et cf. infra le texte no 105, « Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ? ».

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Comment l’on devient ce que l’on est

septembre 30th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #101.

Génoï oïos éssi mathôn. – Sois ce que tu sais être. – Pindare [518-438], poète lyrique de la Grèce antique, 2e Pythique (468 AEC), v. 72

Il y a quatre décennies, tout jeune étudiant à Genève, j’étais assis sur un banc au parc des Bastions. Je lisais avec une concentration soutenue, par moments avec perplexité, le tout fraîchement publié Comment devient-on ce que l’on est ? (1978), l’auto-biographie de Louis Pauwels [1920-1997], “ spiritualiste prométhéen ” et chantre du “ réalisme fantastique ”. Son titre m’avait interpellé, comme on disait à l’époque.

Un autre étudiant m’apostropha alors, comment pouvait-on lire une telle “ débilité  ? Décontenancé, je lui demandai s’il avait lu le livre. Il me dit que non, car la réputation de l’auteur était mauvaise et puis rien que par le titre on savait qu’il s’agissait d’un livre idiot ! Je répondis que je ne pensais pas que ce fût le cas et j’allais ajouter que je ne voyais pas ce qu’il voulait dire à propos du titre, mais il me regarda avec dédain et s’éloigna aussitôt en ricanant. Je haussai mentalement les épaules et repris ma lecture… Les chiens aboient la caravane passe.

Néanmoins… je restais intrigué par cette différence de perception quant à l’intelligence du titre. Je m’arrêtais de temps en temps, méditais sous la frondaison des beaux platanes… et je n’arrivais pas à mettre le doigt sur un début d’entendement. Pourquoi ce… disons, camarade, trouvait-il aussi stupide une question que pour ma part j’estimais fondamentale ? Quelque chose m’échappait.

Au cours de ma lecture attentive, je notais la mention répétée d’un certain Nietzsche [1844-1900]. Pauwels avait d’ailleurs placé en exergue de son livre un extrait d’un ouvrage de celui-ci au titre curieux, Ecce homo, extrait qui lui avait fourni le titre même de sa propre auto-biographie. La question existentielle de ce Nietzsche, donc de Pauwels, me semblait très pertinente, mais je n’avais jamais entendu parler de cet auteur germanique durant les (hélas trop rares) cours de philosophie reçus à l’institut catholique que j’avais fréquenté – j’étais en filière Bac C, donc très axée sur la mathématique et la physique, mais quand même, c’est presque saugrenu quand on y pense… ça, c’était une éducation orientée !

Peu après, je remarquai à l’inégalable librairie Unilivres (sise Rue de-Candolle, juste en face de ce que l’on appelait “ Uni I ”) un ouvrage en allemand dont le titre et le nom de l’auteur captèrent aussitôt mon attention : Ecce homo, de Nietzsche (1888). Puis je remarquai le sous-titre : “ Wie man wird, was man ist ”.

Comment l’on devient ce que l’on est.

En un éclair, je compris.

Dans les décennies qui suivraient, j’allais découvrir avec ce penseur atypique et fécond un univers intellectuel foisonnant et stimulant. Le sous-titre de son auto-biographie Ecce homo reprenait une partie de l’incipit au chapitre II.9 de celle-ci. Je noterais au cours de mes lectures nietzschéennes que l’auteur avait en fait repris une de ses propres fulgurances, énoncée en 1881 déjà dans Die fröhliche Wissenschaft (Le Gai Savoir, #270) : “ Was sagt dein Gewissen ? Du sollst der werden, der du bist. 

Que dit ta conscience ? Tu dois devenir celui que tu es.

Langue allemande, langue française… Je saisissais enfin pourquoi le titre de Pauwels avait ainsi fait naître le mépris chez mon collègue. Nous ne comprenions pas la phrase de la même façon, tout simplement.

Bien que dans le sous-titre de Ecce homo les deux verbes fussent conjugués au temps présent, en allemand “ werden ” présente de façon générale une connotation de futur par rapport au verbe “ sein ” (“ être ”). C’est aussi le cas en français pour “ devenir ” par rapport à “ être ”… et c’est ainsi que je l’avais spontanément compris ; toutefois, dans cette dernière langue “ on devient ” peut, également, avoir une connotation, que l’on peut trouver plus triviale dans ce contexte, de passé… signifiant implicitement “ on est devenu ”.

On pouvait donc partir d’un malentendu a priori et mal interpréter le livre de Pauwels, une auto-biographie qui se révélait authentique dans le ton comme dans l’esprit… même si les idées trop souvent s’avéraient aussi nébuleuses qu’abruptes. À la lecture de sa prose robuste toutefois, il m’a semblé que, par son usage du temps présent pour le verbe “ devenir ”, cet auteur singulier ne voulait pas simplement signifier : comment est-il devenu ce qu’il est… mais bien, de façon plus nietzschéenne et plus dialectique : comment deviendra-t-on ce que l’on est – déjà.

Que dit ta voix intérieure ? Tu dois devenir ce que tu es.

Après Nietzsche, le poète anglais Robin Skelton [1925-1997], un néo-paganiste, saura reformuler avec une intensité renouvelée ce fondement immuable de toute existence : “ Each man must turn what is into what is, or he will die. 

Tout homme doit transformer ce qui est en ce qui est, sinon il meurt.

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La limite

septembre 29th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #100.

Comprendre s’est toujours avéré, pour moi, une pulsion vitale. Comprendre, avec autant de précision que possible. Autrement, l’affolement me guette. Alors… j’essaie de comprendre, péniblement, tout ce qui se trouve au monde, mais particulièrement ce qui m’est le plus proche. Exercice laborieux, difficile…

J’ai été sauvé par un respect instinctif de la réalité et une acceptation sereine de mes limites intellectuelles : si j’estime que je dois tenacement faire l’effort de comprendre, je sais aussi que je ne peux cheminer très loin dans l’immensité du monde. Je dois aller jusqu’à ma limite de propriété, regarder attentivement plus avant, au loin… mais sans franchir moi-même la borne. Car au-delà, ce n’est plus mon territoire et cela ne me regarde pas.

Du moins, je tâche de m’en convaincre.

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Une quadruple ineptie numérologique

septembre 23rd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #87.

Fin 1999 – La société globale, surtout dans son étalement anglo-saxon, a versé dans un effarant exercice collectif d’ineptie intellectuelle et cognitive : les amateurs de numérologie, qui attribuent des propriétés physiques ou magiques aux chiffres ou aux nombres, et qui hantent les mass media, accordent une valeur cruciale – cosmique ! – à la date du 1er janvier 2000 dans le calendrier grégorien.

Non seulement refuse-t-on de prendre en considération l’existence d’autres calendriers que celui imposé par l’Occident… nombre d’entre eux ayant déjà, depuis longtemps, dépassé le cap symbolique des 2000 ans !

Mais on se trouve tout excité à imaginer que le cosmos va s’émouvoir d’une célébration sur une petite planète, basée sur un calendrier approximatif, se référant à un événement mal daté… et peut-être plus mythique que réel.

Par ailleurs, la planète en question étant en rotation sur elle-même, le 1er janvier en question commencera, forcément, à des moments différents dans les différentes zones horaires, échelonnés sur un intervalle de 24 heures… De cela toutefois on ne tient nullement compte, et l’on organise sur le web un grand “ top ! ” planétaire pour minuit précis heure de… New York !

Enfin, insulte suprême à l’intelligence, on ne se montre même pas capable de compter jusqu’à 20. On fait l’impasse sur cette notion élémentaire qu’avoir 20 ans, c’est avoir 20 ans révolus : au cours d’un 20e anniversaire, on fête la 20e année échue et l’entrée dans la 21e année. Par simple extension numérique, ce n’est donc pas à minuit du 31 décembre 1999 que 2000 ans auront passé depuis l’entrée dans l’ère dite courante, commune ou chrétienne (EC)… mais au 31 décembre 2000. Durant l’entièreté de l’an 2000, le XXe siècle et le IIe millénaire EC seront toujours en cours, ils ne seront pas encore échus !

Ce n’est pas bien compliqué… mais aucune démonstration numérique, aucun raisonnement ne peut fléchir et faire réfléchir des adeptes de la numérologie : ils fêteront, quand même, un an trop tôt l’entrée dans le XXIe siècle et le nouveau millénaire. Avec pompe, même.

L’incompétence arithmétique la plus obtuse s’ajoute ainsi impérieusement à l’inculture la plus crasse et à l’ignorance officialisée. Déjà il y a un siècle, les États-Unis en délire avaient fêté l’entrée dans le XXe siècle à minuit heure de New York le 31 décembre 1899… donc avec une année d’avance ! À la perplexité de la plupart des Européens et du reste du monde. Mais c’était une autre époque… Depuis, l’American way s’est imposé comme une fatalité à la planète, car il semble que les officiels de deux pays seulement n’ont pas sombré dans le radotage de l’égarement séculaire : la Suisse et Cuba.

Un événement aussi absurde permet à l’observateur attaché à la vérité des choses et conscient de la nécessité d’une dénomination cohérente pour celles-ci, d’entrevoir une réalité essentielle : ni ceux qui détiennent le pouvoir, ni la masse de ceux-là qu’ils commandent, ne se révèlent attachés à la vérité. S’ils l’étaient, ils se contenteraient, en l’espèce, de fêter particulièrement le 1er janvier 2000, c’est tout. Ils n’exigeraient pas, en plus, que l’on adhère à la notion, risible sur tous les plans, qu’on fête ainsi un nouveau siècle et un nouveau millénaire. Néanmoins, ils insistent lourdement dans leur insulte à l’intelligence.

Rien de nouveau sous le soleil : la toute-puissance réside dans le pouvoir de donner le sens que l’on veut aux mots, quand on veut. Si les mots peuvent prendre n’importe quel sens, de façon fluctuante mais conforme, ils ne servent plus la pensée, difficilement contrôlable, mais le ralliement du moment.

Nous avons dit qu’un tel événement présentait un avantage pour l’observateur… Il s’avère très utile de réfléchir aux ramifications sociales et éthiques de cet épisode troublant par sa simplicité et son étendue. Si le pouvoir et le vulgus se permettent avec impunité un illogisme aussi flagrant, que l’on peut détecter aussi aisément… alors on subodore que beaucoup d’autres assertions populaires et officielles, moins évidentes dans leur bizarrerie que celle-ci, cachent soit une désinvolture totale à l’égard des faits, soit des mensonges énormes. Dans les deux cas, on ne peut avoir aucune confiance dans le discours établi.

Ici, le roi est nu. Ça se voit. La foule néanmoins obéit au surmoi social et l’acclame avec enthousiasme. Toutefois, un enfant, mal contrôlé, peut exprimer la simple réalité…

L’écouterait-t-on ? Rien n’est moins sûr…

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Le Grand Marteau et ses petits clous

septembre 22nd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #86.

Dans un éblouissement nébuleux, certains ont vu un grand marteau dans le ciel. Depuis, pour eux, le monde est entièrement fait de clous.

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L’intuition du hasard

septembre 3rd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #25.

L’être humain naît mentalement pré-formaté à une vision essentialiste (toute chose a une essence avant même d’exister), qu’elle soit spiritualiste ou animiste, de lui-même comme de son environnement. Avec son corollaire : lorsqu’il n’est encore qu’un petit d’homme, il ne peut rien concevoir en termes de coïncidences. Car tous ses traitements mentaux, qu’il exerce depuis sa pénible naissance avec acharnement, ainsi qu’avec talent si l’on considère les difficultés inhérentes aux circonstances, ont pour but de discerner la nécessité des choses.

C’est une question de survie. Il lui faut, impérativement, se structurer en structurant. Ainsi, pour lui, tout ce qui est… doit être, ne peut pas ne pas être. La contingence des choses, l’aspect fortuit, accidentel de celles-ci, lui échappe totalement : rien de ce qu’il perçoit peut ne pas être… donc rien ne peut arriver par hasard.

Bien plus tardivement au cours de sa vie, il réalisera que la contingence se conjugue à la nécessité pour former, ensemble, un couple de forces organisateur de l’univers. Une telle réalisation mentale et cognitive, ardue, complexe, ne peut survenir qu’à un âge plus avancé. Elle se révèle rare, par ailleurs.

Parmi les adultes qui n’ont pas procédé à cette démarche, il est des cas particulièrement intéressants sur le plan psychologique : ils reconnaissent que leur perception intellectuelle et existentielle, celle qui date de leur petite enfance, ne convient plus… mais ils le supportent mal et adoptent des faux-fuyants plus ou moins élaborés.

Certains d’entre eux, sophistiqués, évoqueront bien le hasard… mais comme une simple extension de la nécessité, ce qui revient, en définitive, à lui nier toute existence propre, donc réelle.

Ainsi Anatole France, en 1894 : « Il faut, dans la vie, faire la part du hasard. Le hasard, en définitive, c’est Dieu. » (Le Jardin d’Épicure, #55). C’est un aphorisme séduisant, mais il aurait tout aussi bien pu être formulé dans l’autre sens : Il faut, dans la vie, faire la part de Dieu. Dieu, en définitive, c’est le hasard. En fait, un tel énoncé inverse de l’original serait plus vraisemblable, puisqu’on peut imaginer le hasard existant avant Dieu ou l’univers… et que le Grand Démiurge s’avère une construction, très ad hoc et très post hoc, d’un esprit humain dépassé !

D’autres, encore plus sophistiqués, à l’instar du réalisateur français Chris Marker, diront : « Le hasard a des intuitions qu’il ne faut pas prendre pour des coïncidences. » C’est à nouveau un aphorisme séduisant mais, comme pour le premier, il faut rester circonspect, car il se révèle pénétré d’idéalisme, au sens philosophique. Par ailleurs le hasard y prend toujours une allure personnifiée, même si c’est moins affirmé ici… le démiurge se révélant un peu plus hésitant, ou plus délicat, que dans un discours monothéiste. Là encore, comme dans le premier aphorisme, le hasard, en définitive, est nié.

Ce n’est vraiment pas évident pour les humains, dont la plupart sont nés platoniciens, de quitter leur caverne. D’aller au-delà de celle-ci… Plutôt que d’y rester indéfiniment, à rêver d’au-delà.

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Le poisson et l’oiseau

août 27th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #04.

Le poisson de surface se trouve tout étonné, quand il entend ce que l’oiseau plongeur dit… à propos de l’eau.

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Le dé jeté dans le vent

août 26th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #03.

Un observateur attentif de ce qui est, y compris de son propre esprit, finit, si la lucidité l’emporte, par réaliser que rien de naturel dans le monde ne peut, en définitive, être démonté et compris pareillement à un mécano. Car tout, y compris donc l’univers, existe sans cause ultime, sans raison fondamentale… et se révèle plutôt indéfinissable.

Le tout, soit le cosmos lui-même, est mouvant et sans cesse en renouvellement… par là, vraisemblablement unique, non prévisible et non reproductible. Si racines il y a, elles s’avèrent celles du fortuit et de la contingence !

À l’instar d’Héraclite d’Éphèse, on peut méditer sur l’innocence du dé, dans la poussière… et sur l’innocence de celui qui le jette dans le vent.

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L’avenir qui brûle les yeux

août 25th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #02.

L’avenir brûle de l’éclat de mille soleils. Mais lequel ? Et comment regarder un soleil en face ? Comment peut-on voir quelque chose d’ignoré, vers lequel on ne peut même pas se tourner ?

C’est pourtant une véritable démesure, un hybris commun aux humains facilement infantiles et orgueilleux, que de s’imaginer qu’ils peuvent contempler l’avenir… Alors qu’ils ne lui font même pas face – puisqu’ils ne peuvent que tourner le dos à cette lumière, si aveuglante qu’elle tue.

Seuls quelques sages, ici et là, réalisent pleinement cette vérité si dérangeante. Ainsi que le peuple des Aymaras, Amérindiens des hauts plateaux andins de Bolivie et du sud Pérou ; ils l’expriment avec une acuité impressionnante : « Le passé est devant nous et l’avenir dans notre dos, invisible et imprévisible. »

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Le dernier grand rhinocéros blanc

août 22nd, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #99.

Soudan, zoo de Khartoum, vers 1967.

Enfant, j’avais été très impressionné par deux rhinocéros blancs gigantesques. J’étais ébloui par leurs masses tranquilles. Je revenais sans cesse aux deux géants. L’un d’eux était soudain venu au petit garçon fasciné, avait pointé sur lui une tête énorme, aussi longue que tout le corps du petit homme, et avait fait “ grroumpf ”. Un son très bas et très puissant, des yeux paisibles et interrogateurs. Ç’avait été une initiation soudaine et immédiate comme la foudre : “ Groumpf ” m’avait fait sentir, d’un coup, la splendeur de ces énormités de la nature, la force tranquille et profonde de ces pachydermes venus du fond des âges.

Déjà, toutefois, par des bribes recueillies auprès des adultes, je pressentais qu’ils n’avaient aucune chance, dans un monde où les hommes commandaient brutalement et n’aimaient, pour la plupart, ni la nature, ni les animaux. Cette prise de conscience, inexorable, a été déterminante dans mon développement psychique.

Les animaux peuplent toujours mes rêves, entre autres ces grands rhinocéros blancs de la race du nord, entrevus au zoo de Khartoum, aux pattes plus longues que leurs congénères d’Afrique australe. Dans des visions de vie et d’espace, je me plaisais à les imaginer galopant puissamment, en petits troupeaux, dans la vaste savane soudanaise.

Hélas, en moins d’un demi-siècle, j’aurai vécu la disparition, irréversible, d’un paisible géant. Début octobre 2015, sur A2, on peut voir le dernier représentant mâle de cette race septentrionale des grands rhinocéros blancs. Il a 42 ans, il est vieux, il s’appelle Sudan, pays où il n’y en plus un seul et dont ce survivant ultime est originaire. Il finit ses jours au Kenya, après un passage par le zoo de Prague, qui lui a valu d’être encore vivant… Avec lui, il n’y a plus que deux femelles, Najin et sa fille Fatu, les dernières de leur race également.

On leur a coupé leurs cornes. Vision affligeante, qu’un rhinocéros africain sans cornes. D’autant que cela n’arrête pas les braconniers, les trafiquants de la pseudo-médecine traditionnelle chinoise convoitant même la racine de leurs cornes. C’est la fin d’un grand animal pacifique et qui ne craignait personne… avant que les hommes ne s’abattent sur lui.

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Le chardonneret fusillé

août 20th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #94.

2010.05.20 – Je déambule tranquillement sur notre grand terrain de Kangaroo Island, admirant, en fin d’après-midi, les étranges Eucalyptus cladocalyx, savourant les chants d’oiseaux. Méditant sur toutes les tragédies animales et végétales qu’il a dû connaître.

Soudain un claquement sec, venu de la dite “ council reserve ”, trouble l’harmonie. Aïe ! Carabine à petit plomb… Peu après, je vois un chardonneret se poser en catastrophe sur le sol. Son comportement me semble anormal, je m’approche de lui discrètement et l’observe de plus près. Le pauvre petit ouvre et referme le bec avec angoisse. Pas un cri. Il agonise. J’évite d’ajouter à son affolement.

Je le vois mourir en une minute.

Je l’ai ramassé doucement, encore tout chaud. Du sang lui coulait sur une patte, du sang vermeil, tellement rouge que c’en était troublant au-delà de la tristesse. Il avait une profonde blessure à l’abdomen. Un petit trou. Le tireur n’avait eu cure de la beauté de son plumage, de son chant et de son vol. Il ne voyait qu’une proie facile, car les chardonnerets sont confiants par nature.

Ils sont également, pour ceux qui s’amusent à tuer, victimes désignées par leur statut que l’on veut infâmant : “ introduced species or race ” – race ou espèce introduite. Statut attribué par les descendants des non-natives ayant tout introduit sur le continent, après qu’ils s’y sont eux-mêmes introduits…

Alors voilà : on l’a fusillé, le petit chardonneret.

Mais que sait l’univers du drame ? Moi, je sais. Je le ramène dans le creux de ma main, je l’installe dans une jolie petite boîte, avec disposée contre lui une grande fleur de Callistemon rouge et or, et quelques graines. Le lendemain, avec mon épouse, nous lui avons offert une petite cérémonie funèbre, et afin de ne pas l’oublier trop vite nous avons disposé quelques jolis cailloux sur sa tombe.

Tant de grâce, tant de beauté… Fini le si joli petit chardonneret… Il aura vécu l’espace de quelques vols, de quelques graines, de quelques chants.

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Le hasard, nécessaire à tout démiurge

août 16th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #87.

Un observateur lucide du monde vivant doit constater que, si celui-ci forme un mécanisme singulièrement complexe, parfois prodigieux, il s’avère, par ailleurs, souvent détraqué, ou étrangement mal adapté.

Aussi, n’en déplaise aux croyants, les merveilles de ce monde ne prouvent en rien l’existence d’une intelligence créatrice. Il y a le reste, qu’il faut aussi mentionner…

De plus, un mécanisme, même extrêmement sophistiqué, peut parfaitement apparaître de façon naturelle au cours du temps, par complexification spontanée du simple. C’est d’ailleurs un processus qui n’a pas plus de raisons de se faire… que de ne pas se faire. Si l’on éprouve le sentiment que ceci, ou cela, devait nécessairement se faire, c’est simplement… parce que l’on se trouve à l’intérieur du mécanisme. C’est un biais de perception.

Quant à tenter, par la pensée et le calcul, par inférences successives, de remonter le passé, pour reconstituer l’histoire de cette complexification, afin d’éventuellement découvrir “ l’acte créateur ”… il y a un moment, au cours de ce processus de reconstruction cognitive, où l’on ne peut rien déterminer de précis, chaque option possible, à chaque bifurcation en arrière du scénario évolutif, se trouvant à peu près aussi vraisemblable que l’option contraire. Ainsi, en l’absence de données paléontologiques suffisantes, l’éventail des possibles va tellement en s’élargissant, à chaque étape d’une reconstitution descendant toujours plus profondément dans les strates des éons du temps, qu’inévitablement on s’enlise, à un certain moment : on n’a plus rien sous la main, et plus rien à voir.

Cela étant, pour en revenir aux cafouillages, innombrables, du monde vivant : n’en déplaise aux athées, ils ne prouvent, en rien, l’inexistence passée, ou présente (“ Dieu est mort ”), d’un créateur, disons intelligent, de ce monde. En effet, tout créateur du monde, vu l’étendue et la durée de son action, ne pourrait qu’avoir bafouillé et cafouillé dans son œuvre… d’autant que la possibilité même de ces ratages s’avère une condition préalable à tout processus de création. Plus fondamentalement, si dieu omnipotent il y eut, et en admettant qu’il fût adroit généralement, il fallut bien qu’il créât le hasard, pour se donner une chance… d’être créatif !

Les cafouillages et le hasard n’excluent donc pas l’existence d’un ou de plusieurs démiurges, quasi omnipotents, à l’origine du temps – pour autant que cette dernière notion ait un sens. Quant à leurs intentions…

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La mémoire courte et les vastes liens à soi

août 16th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #86.

C’est assez curieux : les gens à la mémoire limitée se plaisent, néanmoins, à imaginer, partout autour d’eux, l’existence de liens dans le monde. Liens à la teneur très vague, certes… mais nombreux et extensifs. Ce monde qu’ils traitent par ailleurs comme le leur – car la plupart des liens s’établissent avec eux-mêmes. Chacun de ces deux processus mentaux est inattendu, en l’espèce, mais c’est leur conjoncture qui donne particulièrement à réfléchir. Il y a là plus qu’une coïncidence psychologique.

Celui qui a bonne mémoire peut, plus naturellement, voir les liens réels entre les choses et les événements, cela tombe sous l’entendement. Mais il se trouve, aussi, avoir une meilleure conscience des innombrables cas où il n’y avait aucun lien à déterminer, seulement des coïncidences et des ressemblances fortuites ou accidentelles… à noter dans un coin de sa mémoire, c’est tout.

Ainsi, avec une mémoire vaste et longue, on conserve à l’esprit non seulement la partie visible ou explicable de l’iceberg-monde, mais aussi sa plus grande partie, celle située sous la surface et celle des événements fortuits.

D’un autre côté, si la mémoire est plus courte – et plus floue – on imagine volontiers des liens, partout… entre toutes les choses et tous les événements. Avec soi-même au centre de cette vaste toile. Plus la mémoire est limitée, plus de tels liens sont imaginés vastes et nombreux. On voit mal les détails de l’iceberg et on n’imagine pas du tout sa partie immergée… néanmoins on se perçoit en interaction avec l’iceberg.

On n’accepte pas que la plupart des choses sont simplement inaccessibles et ne peuvent être appréhendées. On manque de mémoire, par là de perspective, pour réaliser la profondeur du chaos… ne fût-ce que celui qui bée en soi. On ne voit pas, on ne veut pas envisager le désordre et le hasard omniprésents, qui règnent sur le monde… soi-même inclus. D’une fois à l’autre, on oublie tout… et on compense en imaginant – en s’imaginant au monde.

La conception de l’univers est celle d’une trame bien faite… dont on se trouve le centre.

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L’abîme et la fourmi

août 13th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #78.

Temps de méditation. Calmer l’agitation des processus mentaux. Première étape, voir lucidement : quel désordre, quelle pauvreté intellectuelle, sentimentale et existentielle… Ce que l’on perçoit du monde intérieur et extérieur ne représente qu’une petite surface de l’océan, juste le voisinage immédiat.

Comme il s’avère difficile, dans ces conditions, de se représenter mentalement cette immensité. L’ailleurs, le plus loin… on ne peut que l’inférer : la surface des mers doit avoir une apparence, des propriétés à peu près semblables à celle des flots alentour… sans doute. Mais les abîmes de l’océan… la profondeur, peut-être sans limite, des cieux… on les imagine mal.

On croit, du moins, pouvoir comprendre quelque chose au monde environnant proche, aux pulsions et aux pauvres pensées intérieures… et tout ce que l’on voit, ce sont quelques centaines de mètres carrés d’une surface mouvante, elle-même insaisissable. Tout ce que l’on perçoit de soi, si l’on s’avère lucide, c’est la course aveugle et chaotique d’une fourmi, elle-même aux contours un peu vagues, se mouvant péniblement dans un espace inconnu, se cognant ici, se cognant là… avançant vaille que vaille ! Seul l’effort consenti semble réel…

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Le soleil émergeant de la crasse

août 6th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #58.

Une ferme sinistre, sordide, expose une terrasse sale en contre-plaqués loqueteux. La nappe plastique est crasseuse, des fragments de nourriture y traînent. L’odeur du fumier prend à la gorge, et le chien mauvais, hargneux, aimerait bien faire de même. On craint la rencontre du maître de cette petite évocation de l’enfer. Le chemin longe pourtant le lieu, il nous faut bien continuer avant. Le tas d’ordures se voulant fumier, énorme, exhalant ses fumerolles traînantes, est là, très présent… On presse le pas.

Soudain, entre la carcasse béante d’un vieux frigo et un pêle-mêle de canettes et de bouteilles vides, émerge, droit, vert et jaune, tout seul dans son coin, un grand tournesol. Soleil ! Né dans les déchets, éblouissant de générosité, promesse vivante d’un monde meilleur.

Soleil ! Dans la laideur et la mauvaiseté, j’invoque ton nom. Et celui de ton héraut pour la vie : hélianthe… Nom de lumière et de beauté, de douceur et de magnanimité. Soleil !

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L’espoir de faire fleurir le Grand Jardin

août 5th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #55.

Au milieu de la méchanceté, du mensonge et de la laideur, dans un monde de brutes, les êtres humains de qualité, honnêtes gens de bonne volonté, ont en eux une nostalgie étrange du beau, du vrai, du bien. Ils ressentent, d’instinct, qu’eux-mêmes, à l’instar de la plupart des êtres conscients, voire de la plupart des êtres vivants, aspirent à la plénitude de leur présence au monde. Aussi éphémère que soit leur présence, aussi démesuré que soit le monde.

Ils rêvent que celui-ci, quoiqu’immense, ne leur est pas entièrement indifférent… et qu’à défaut d’éternité ils peuvent compter sur une mémoire de leur passage. De leur participation à la création d’un beau paysage. Doux rêve… espoir fou que leur propre élan vers le mieux ait pu contribuer à faire fleurir le Grand Jardin…

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Deux approches différentes de la conscience

août 3rd, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #47.

Les platoniciens, qu’ils soient idéalistes ou spiritualistes, ont une analogie moderne pour résumer le problème de la conscience : la voix émanant d’une radio n’a pas son origine à l’intérieur de celle-ci ; de même, selon eux, l’esprit ou la conscience se manifestant à partir d’un corps humain ont leur origine “ ailleurs ”.

C’est une position qui semble raisonnable, a priori… sauf qu’elle se révèle un oreiller de paresse. Cette origine “ ailleurs ”, qu’ils invoquent ainsi, s’avère un au-delà physiquement inaccessible ; par là, aucun examen des ombres passant sur le mur de la caverne ne présente la moindre utilité, en définitive. Autre corollaire de leur position : on peut, par contre, se fier à certains “ clairvoyants ”, qui se trouvent capables de “ communiquer ” avec l’au-delà et ses esprits. Dans les deux hypothèses, l’intelligence se prouve inutile.

Pour ma part, je préfère l’approche plus matérielle des héritiers spirituels de Démocrite et d’Aristote, qui étudient l’objet radio en le démontant, réfléchissent sur les phénomènes électro-magnétiques, et analysent les sons émis par La Voix du Maître, cherchant à déterminer s’il y a un message… ou, simplement, si l’on peut vraiment donner un sens à tout cela.

On ne trouve pas forcément beaucoup plus de cette façon, mais c’est une question de goût personnel. Qui s’est confirmé avec l’âge, en ce qui me concerne.

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Le cadeau de la chatte

août 3rd, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #46.

Chatoune est franche, simple, sincère et pure dans tout ce qu’elle fait. Petite chatte grise et vive, elle revenait souvent de ses explorations fructueuses sur notre grand terrain à Kangaroo Island en émettant une série de miaulements brefs typiques, à l’intonation urgente et à la signification claire : « Venez, venez vite les enfants ! »

Nous sortions et elle déposait à nos pieds une petite souris en offrande, le plus souvent parfaitement vivante, quoiqu’étourdie. Alors, d’une main j’escamotais le somptueux cadeau, que je cachais dans mon poing, de l’autre je la félicitais et la cajolais, elle ronronnait, me regardait intensément dans les yeux. Je faisais miam-miam de la bouche, d’un air gourmet ; suite à quoi, elle se roulait de bonheur dans la poussière, ronronnait encore plus fort, se levait vivement, me mettait une patte douce sur le visage, puis me léchait longuement le front en me tenant de ses deux pattes avant. Enfin, tout heureuse, elle retournait à la chasse.

Cet échange, c’était un grand bonheur. Quand elle était repartie, je relâchais la petite proie, éberluée, dans un buisson tranquille, plus loin.

Amitiés, luttes, habileté, survie, férocité, courage, gentillesse, bienveillance, complexité, impermanence, c’est tout ça, la roue du Dharma, la loi vivante du cosmos, que si peu savent ou veulent accepter.

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La grande clairière dans la forêt

juillet 21st, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #14.

Les plus beaux moments dans la vie d’un chercheur, voyageur tenace jamais au repos, sont ceux-là où une large zone de dégagement et une belle perspective s’offrent enfin à lui, alors qu’il errait peu avant dans les éboulis tristes et sans vie de vallées rocheuses, ou dans la végétation touffue et oppressante de forêts sombres et denses.

À moins que l’on ne s’avère un illuminé, par avance certain de son idée et de son fait, une première phase d’approche se déroule toujours dans la plus grande confusion. Troncs, lianes et feuillages bouchent la vue de partout. Mais on travaille, on apprend à bien manier ses outils, on s’oriente, on défriche son chemin, on avance… et soudain une grande clairière se dévoile ! Exaltation ! Voilà, grâce à tous ces efforts, le centre du monde a été découvert, l’univers est enfin compris !

La plupart s’arrêtent à ce stade, car il s’avère fort agréable et bien sécurisant. Une toute petite minorité de courageux décide d’approfondir… ils s’enfoncent à nouveau dans la forêt. Et alors… une deuxième clairière. Encore une… Encore une ! Il n’y a pas de centre du monde…

Toute exploration, toute enquête s’avère ainsi fatale aux certitudes. D’une façon générale, ceux qui savent, qui savent vraiment… sont ceux-là qui sont arrivés au stade où l’on réalise ne discerner qu’une petite partie de la réalité. Que l’inconnu reste beaucoup plus vaste que tout ce que l’on a pu apprendre jusqu’ici. Et même, beaucoup plus vaste que tout ce que l’on peut encore imaginer…

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La démarche réductionniste et ses différents seuils

juillet 20th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #09.

La démarche réductionniste, consistant à étudier le tout par ses parties et les liens entre celles-ci, offre une garantie de rigueur intellectuelle et se révèle une approche efficace de la réalité. Mais il ne faut pas perdre de vue que la reductio ad absurdum – la réduction à l’absurde – guette l’imprudent se laissant glisser sur la pente de la reductio ad infinitum – la réduction à l’infini…

Il y a plusieurs niveaux de réalité, correspondant à différents plans d’organisation et de complexité. On ne peut appliquer la démarche réductionniste en-deçà d’un certain seuil, défini par l’approche matérielle et l’outil intellectuel que l’on utilise.

Ainsi, il y a un seuil subparticulaire où règne la mécanique quantique. Un seuil atomique, celui de la physique nucléaire. Un seuil moléculaire, celui de la chimie. Un seuil macro-moléculaire, celui de la biochimie entre autres. Un seuil cellulaire, celui de la biologie cellulaire. Un seuil pluri-cellulaire. Un autre lié à l’espèce vivante. Un seuil écologique. Des seuils divers d’intelligence et de conscience. Un seuil planétaire. Un seuil stellaire. Un seuil galactique. Et même, un seuil cosmique.

À chaque changement de seuil, un saut qualitatif s’opère, le tout n’est plus entièrement discernable par ses éléments constitutifs. Ainsi, on ne peut aborder la biologie cellulaire sans biochimie, mais on ne peut l’appréhender entièrement en se cantonnant à cette dernière. La réalité des choses s’exprime en des dimensions très différentes, et il convient de se souvenir que, souvent, le tout s’avère plus que la somme des parties.

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