Dérive antipodale des mots : cynique

octobre 7th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #108.

Des mots tels que : “ cynique ”, “ épicurien ”, “ machiavélique ” ou “ cartésien ”, ont pris, dans le langage courant, un sens très éloigné des enseignements du premier philosophe du Cynisme, ainsi que de ceux d’Épicure, de Machiavel ou de Descartes. De fait, ces termes signifient à présent presque le contraire des idées de ces quatre penseurs. Il s’agit là de cas très intéressants de dérive langagière, qui méritent qu’on s’y arrête.

Premier cas. Au début du IVe siècle AEC, dans la ville d’Athènes, Antisthène avait admiré la frugalité et l’endurance de Socrate, ainsi que l’enseignement éthique de celui-ci. Aussi décida-t-il d’enseigner dans l’esprit de son maître bien-aimé, après la condamnation à mort inique de ce dernier, en 399 AEC.

Il mit l’accent sur la simplicité des besoins et sur la vertu des comportements ; dans l’indifférence aux jeux intellectuels (qu’ils soient sophistes ou platoniciens), ainsi qu’à ceux des puissants, auxquels l’on ne se gênait pas pour dire leur fait : sa philosophie était basée sur une exigence d’éthique franche et concrète, sans faux-semblants.

Le philosophe était né d’une mère d’origine non athénienne, ce qui ne lui permettait pas de bénéficier de la pleine citoyenneté et il n’avait le droit d’enseigner qu’au gymnase du Cynosarges, le seul où fussent admis les demi-citoyens de la ville. En référence au nom du lieu, très vite on le qualifia, lui et ses auditeurs, tous des “ demi-métèques ”, de kynikos (‘ du chien ’)… Antisthène ne s’en offusquait pas le moins du monde, prenant même à son compte l’épithète de “ cynique ” car il avait de l’estime pour la simplicité physiologique du chien ainsi que pour la franchise de son comportement. Intelligent et exigeant sur le plan éthique, l’enseignant du Cynisme restait néanmoins doux dans la conversation et modéré de façon générale.

À la mort du fondateur, en 365 AEC, son célèbre disciple, Diogène de Sinope, poussa à l’extrême l’ascèse dans le dénuement (il vivait dans un tonneau), mais aussi le verbe… mordant ! Platon le qualifiait de “ Socrate devenu fou  [1]… Le terme “ cynique ” prit alors une connotation nettement péjorative, d’impudeur comportementale et d’impudence langagière. On était loin du Cynisme équilibré d’Antisthène…

Deux millénaires plus tard, le terme se mit à dénoter, par ailleurs, une attitude ou un état d’esprit caractérisé par une faible confiance dans les motifs ou les justifications d’autrui… mais, aussi, un désintérêt blasé, voire une affectation d’immoralité. Dans cette dernière interprétation, le terme aura dérivé jusqu’à l’antipode du sens original… dans lequel primait, justement, l’exigence d’éthique !

[1] Cf. Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, Livre 6e « Les philosophes cyniques », ch. 2 « Diogène ».

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Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ?

octobre 3rd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #105.

Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ? Les deux ne vont pas bien ensemble, selon l’adage que l’on ne peut ménager à la fois la chèvre et le chou. C’est à l’aune de cette distinction essentielle que peut se définir, très concrètement, le bien, ainsi que sa mesure et son choix.

Les philosophes et les moralistes depuis longtemps se sont penchés sur le sujet. Suite à de nombreuses recherches scientifiques, on découvre qu’en définitive ce vieux problème existentiel et éthique se révèle enraciné dans la biochimie. En particulier, dans la fine régulation physiologique de trois neuro-transmetteurs différents, adrénaline, dopamine et sérotonine : chez un individu donné, ses circuits sérotoninergiques ont-ils, en général, priorité sur ses circuits dopaminergiques et adrénergiques ?

Si oui, alors il a une chance de pouvoir vivre le bonheur dans le bien ; pour autant qu’il apprenne aussi, bien entendu, à reconnaître les choses pour ce qu’elles sont réellement. Car pas de bien possible sans connaissance et raison préalables.

Par contre, si l’on préfère évoluer dans l’excitation et le plaisir, la connaissance et la raison ne s’avèrent pas indispensables.

Or connaissance et raison réclament des efforts. Pas étonnant, dans ces conditions, que la plupart choisissent la voie la plus facile et la plus immédiate : celle de la dopamine et de l’adrénaline.

Ce n’est pas entièrement simple, toutefois… Car la persévérance apparaît surtout gérée… par la dopamine – et la vigueur au combat… par l’adrénaline ! On ne peut donc pas adhérer exclusivement à un “ bon ” circuit de neuro-transmission [1] (le sérotoninergique), au détriment des deux autres (l’adrénergique et le dopaminergique)… pas plus qu’on ne doit succomber aux attraits des deux derniers, ainsi qu’aux tentations modernes qui les stimulent par trop dangereusement.

Il convient de prendre du recul… et de réaliser qu’il a fallu des centaines de millions d’années de bricolage évolutif [2], accumulant redondances et contradictions dans la complexité physiologique, pour aboutir au résultat biologique actuel. Il ne faut donc pas bousculer, à l’aveugle de surcroît, cet équilibre délicat.

[1] Cf. les textes nos 12, 95, 96 et 97 de Pensées pour une saison – Hiver : « Le bâillement de réveil – un cas d’évolution surprise », « Systèmes nerveux dans un organisme, développements parallèles », « Choc vagal, avantage évolutif inattendu », enfin « Le combat à mort du chat et celui des défenseurs français de Verdun ».

[2] Cf. les textes no 20 (« Ailes et plumes des origines ») et no 95 op. cit., et cf. supra le texte no 104, « Le réveil de formes trop anciennes ».

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Le réveil de formes trop anciennes

octobre 3rd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #104.

Le développement d’un embryon, en ses phases successives, répète d’une façon assez générale les origines et l’évolution de la lignée de son espèce : l’ontogenèse récapitule la phylogenèse (du grec ôn, ontos, ‘ l’être, ou un être ’, phylon, ‘ race, tribu, (vieille) famille, lignée ’, et genos, ‘ naissance, origine, genèse ’).

Théophraste d’Erèse [371-287], successeur d’Aristote à la tête du Lycée d’Athènes et père de la botanique, l’avait pressenti en estimant que les sépales et les pétales des fleurs se développent à partir d’un modèle biologique pour une feuille. Vingt-et-un siècles plus tard, au cours de son voyage en Italie (1786-88), le génial Goethe [1749-1832] écrira son Essai d’explication de la métamorphose des plantes, dans lequel il systématisait le postulat de l’homologie sériée de structure entre les différents organes végétatifs et floraux des plantes à fleurs, à partir de structures plus primitives. Par la suite, les découvertes paléontologiques et la génétique moderne démontreront que la feuille est apparue au cours de l’évolution avant la fleur… et que le modèle ontogénique et structural de l’embryon d’une fleur est bien celui d’une feuille.

Au XIXe siècle, suite à la révolution darwinienne, ce concept fécond sera étendu à la zoologie, en particulier par Ernst Haeckel [1834-1919] : un embryon d’amphibien, dans une première phase, ressemble à un embryon de poisson ; un embryon humain, dans sa première phase, ressemble à un embryon de poisson, dans sa deuxième phase à un embryon d’amphibien. Depuis, les découvertes paléontologiques ont confirmé, dans l’ascendance de tous les vertébrés amniotes (reptiles, oiseaux et mammifères), l’existence d’ancêtres amphibiens, et avant cela, d’espèces de poissons primitifs.

Par naïveté ou par malice, on a fait dire à cette règle, dite de récapitulation, quelque chose de plutôt absurde : qu’elle récapitulerait les formes ancestrales… adultes. Il n’en est rien, bien entendu. Plus fondamentalement, comme la récapitulation se fait de façon souvent désordonnée, parfois même chaotique, d’aucuns ont estimé que cette règle… n’était pas réellement une règle biologique. C’est là une erreur essentielle, due au refus d’admettre que les mécanismes de la vie trouvent leur origine dans un long bricolage aveugle.

Pourtant, la récapitulation de la phylogenèse fournit justement, par son caractère chaotique, en ontologie comme en embryologie, une preuve supplémentaire que la vie est un grand bricolage automatisé [1]… affiné par des centaines de millions, voire des milliards d’années d’évolution.

Un grand bricolage, pas nécessairement le plus efficace ou le plus élégant, mais ordonné par la sélection naturelle dans le torrent des siècles – au cours du long, du très long écoulement du temps… Les outils cassés et les matériaux devenus superflus peuvent encombrer le sol de l’usine biologique, ils n’empêchent pas la fabrication automatique de continuer, vaille que vaille.

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que des gènes très anciens, même devenus caducs et complètement inutiles, restent souvent inscrits dans le génome. Parfois, ils se réveillent, anormalement, de leur longue dormance… et se révèlent alors tellement dégénérés dans leur encodage, qui a dérivé sans aucun contrôle de qualité biologique, qu’ils en sont devenus tératogènes – sources de potentielles monstruosités (par exemple, chez un humain adulte, la réactivation, impromptue, de pseudogènes pour des branchies).

Sigmund Freud [1856-1939] le devinera : le phénomène biologique décrit ci-dessus se trouve également à l’œuvre en psychologie sociale, pour les formes d’interprétation communautaire du monde. Les plus primitives de celles-ci ne sont pas complètement remplacées par les nouvelles, en principe plus adéquates ou du moins plus efficaces.

Elles refont alors surface dans le corps social, continuellement, le plus souvent sous des formes gaspilleuses de ressources collectives mais peu agressives (magie blanche, astrologie, homéopathie, etc.). Parfois, par contre, le réveil est paroxysmique, extrêmement violent (le nazisme) et, forcément, aberrant, car il est fait appel à de très anciens concepts mythiques, périmés depuis la nuit des temps déjà… Et dont la réactivation, intempestive et impérieuse, ne peut se produire que sous une forme particulièrement monstrueuse.

[1] Cf. les textes nos 20 et 95 de Pensées pour une saison – Hiver : « Ailes et plumes des origines » et « Systèmes nerveux dans un organisme, développements parallèles », et cf. infra le texte no 105, « Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ? ».

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La frontière des choses et le canevas de la grammaire française

octobre 1st, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #103.

Il est des jours qui marquent à vie. Certains se révèlent particulièrement difficiles à évoquer, et à cause de la profondeur de leur empreinte, difficiles à décrire. Ils se firent chaotiquement dans l’esprit, et dans une pauvre lumière.

J’en ai connu plusieurs ; au cours de l’un d’entre eux, je réalisai que je devais, impérativement, définir la frontière entre ce qui me constituait et ce qui se trouvait en dehors de moi. Et que j’avais beaucoup de peine à le faire, au point de douter qu’il y en eût une, de frontière ! Je sais que c’était bien avant mes sept ans. Soudain, ce qui m’avait semblé vaguement évident : moi… m’était devenu quasi étranger, même inquiétant.

Ce sentiment d’étrangeté à moi-même, je l’avais vivement ressenti, pour la première fois, penché sur la cuvette. Voyons, ceci vient de sortir de mon corps… c’était donc une partie de moi… mais plus maintenant ?! Et il faut à présent que je tire la chasse d’eau ?! Un doute affreux m’envahissait, mais que faire d’autre qu’obéir à mon surmoi et tirer sur le cordon !

Personne avec qui évoquer ce problème qui me hantait, qui m’épouvantait, en fait. Comment en parler avec ma propre mère, alors que j’avais réalisé, depuis quelque temps, l’affreuse vérité : les enfants sortaient de son ventre à un certain moment, quand ce dernier devenait très gros… et j’étais moi-même venu au monde de cette façon !

Je restais donc seul avec mes ruminations, me demandant à chaque fois avec angoisse si, en tirant la chasse, je ne tuerais pas un être en formation. Mais on ne peut quand même pas engendrer un enfant par jour ? Quoique… j’avais appris que certains tout petits animaux, primitifs et déplaisants, le faisaient ! Des amibes, des vers…

Ces pensées s’agitaient en désordre dans l’esprit du petit garçon que j’étais, tout à l’effroi de leur chaos et du gouffre mental qui se creusait en lui.

Une conséquence curieuse, mais à première vue seulement, de ce trouble terrible, c’est que je me mis à m’intéresser vivement à la conjugaison des verbes, ainsi qu’aux règles d’accord et de concordance – non seulement la personne et le temps, mais aussi le mode et la voix : je suis, tu seras, il eût été, vous seriez…

Ah ! la grammaire : par l’effort de structuration mentale et d’adéquation à la réalité qu’elle exigeait, elle m’a sauvé du délire solipsiste. D’autant qu’à l’époque la familiarisation strictement verbale que j’avais de deux autres langues, l’arabe et l’anglais, rajoutait à mon sentiment de flou du réel.

Aussi m’accrochais-je avec ténacité à cette langue dont je pratiquais l’écriture et que je pouvais étudier : le français. Cette langue, structurée pour l’intelligence et la raison, me permettait d’aborder les objets et les concepts en les trouvant confirmés dans leur existence par un dictionnaire (plus précisément, un Petit Larousse illustré, un livre saint, à mes yeux). Puis elle me permettait, avec ces mots nouveaux, d’engendrer des phrases nouvelles, de concevoir des pensées nouvelles. Ma mère, grande prêtresse du savoir, m’enseignait cette langue, qui m’apparaissait divine, par le biais du CNTE (nom, à l’époque, de cette extraordinaire institution française, le Centre national d’enseignement à distance).

Ô langue bénie !

Je pense être une des rares personnes à avoir précieusement sauvegardé, malgré les aléas de nombreux déménagements, les livres de grammaire de son enfance : le « petit Grevisse » (Précis de grammaire française – que j’ouvrais doucement, en me préparant mentalement, comme on s’y prend pour un livre sacré), et le Gaillard (L’Analyse logique et grammaticale – lors d’un court séjour en internat, vers mon douzième anniversaire, je prenais avec moi, pour les excursions hebdomadaires, ce mince, mais si dense, livre de poche)…

Dans ma bibliothèque, ces ouvrages vénérables, les deux dans une édition de 1969, sont faciles d’accès : je les compulse souvent. Leur étagère de rangement, celle contenant les dictionnaires de français, s’avère un autel de pratique quotidienne.

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Comment l’on devient ce que l’on est

septembre 30th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #101.

Génoï oïos éssi mathôn. – Sois ce que tu sais être. – Pindare [518-438], poète lyrique de la Grèce antique, 2e Pythique (468 AEC), v. 72

Il y a quatre décennies, tout jeune étudiant à Genève, j’étais assis sur un banc au parc des Bastions. Je lisais avec une concentration soutenue, par moments avec perplexité, le tout fraîchement publié Comment devient-on ce que l’on est ? (1978), l’auto-biographie de Louis Pauwels [1920-1997], “ spiritualiste prométhéen ” et chantre du “ réalisme fantastique ”. Son titre m’avait interpellé, comme on disait à l’époque.

Un autre étudiant m’apostropha alors, comment pouvait-on lire une telle “ débilité  ? Décontenancé, je lui demandai s’il avait lu le livre. Il me dit que non, car la réputation de l’auteur était mauvaise et puis rien que par le titre on savait qu’il s’agissait d’un livre idiot ! Je répondis que je ne pensais pas que ce fût le cas et j’allais ajouter que je ne voyais pas ce qu’il voulait dire à propos du titre, mais il me regarda avec dédain et s’éloigna aussitôt en ricanant. Je haussai mentalement les épaules et repris ma lecture… Les chiens aboient la caravane passe.

Néanmoins… je restais intrigué par cette différence de perception quant à l’intelligence du titre. Je m’arrêtais de temps en temps, méditais sous la frondaison des beaux platanes… et je n’arrivais pas à mettre le doigt sur un début d’entendement. Pourquoi ce… disons, camarade, trouvait-il aussi stupide une question que pour ma part j’estimais fondamentale ? Quelque chose m’échappait.

Au cours de ma lecture attentive, je notais la mention répétée d’un certain Nietzsche [1844-1900]. Pauwels avait d’ailleurs placé en exergue de son livre un extrait d’un ouvrage de celui-ci au titre curieux, Ecce homo, extrait qui lui avait fourni le titre même de sa propre auto-biographie. La question existentielle de ce Nietzsche, donc de Pauwels, me semblait très pertinente, mais je n’avais jamais entendu parler de cet auteur germanique durant les (hélas trop rares) cours de philosophie reçus à l’institut catholique que j’avais fréquenté – j’étais en filière Bac C, donc très axée sur la mathématique et la physique, mais quand même, c’est presque saugrenu quand on y pense… ça, c’était une éducation orientée !

Peu après, je remarquai à l’inégalable librairie Unilivres (sise Rue de-Candolle, juste en face de ce que l’on appelait “ Uni I ”) un ouvrage en allemand dont le titre et le nom de l’auteur captèrent aussitôt mon attention : Ecce homo, de Nietzsche (1888). Puis je remarquai le sous-titre : “ Wie man wird, was man ist ”.

Comment l’on devient ce que l’on est.

En un éclair, je compris.

Dans les décennies qui suivraient, j’allais découvrir avec ce penseur atypique et fécond un univers intellectuel foisonnant et stimulant. Le sous-titre de son auto-biographie Ecce homo reprenait une partie de l’incipit au chapitre II.9 de celle-ci. Je noterais au cours de mes lectures nietzschéennes que l’auteur avait en fait repris une de ses propres fulgurances, énoncée en 1881 déjà dans Die fröhliche Wissenschaft (Le Gai Savoir, #270) : “ Was sagt dein Gewissen ? Du sollst der werden, der du bist. 

Que dit ta conscience ? Tu dois devenir celui que tu es.

Langue allemande, langue française… Je saisissais enfin pourquoi le titre de Pauwels avait ainsi fait naître le mépris chez mon collègue. Nous ne comprenions pas la phrase de la même façon, tout simplement.

Bien que dans le sous-titre de Ecce homo les deux verbes fussent conjugués au temps présent, en allemand “ werden ” présente de façon générale une connotation de futur par rapport au verbe “ sein ” (“ être ”). C’est aussi le cas en français pour “ devenir ” par rapport à “ être ”… et c’est ainsi que je l’avais spontanément compris ; toutefois, dans cette dernière langue “ on devient ” peut, également, avoir une connotation, que l’on peut trouver plus triviale dans ce contexte, de passé… signifiant implicitement “ on est devenu ”.

On pouvait donc partir d’un malentendu a priori et mal interpréter le livre de Pauwels, une auto-biographie qui se révélait authentique dans le ton comme dans l’esprit… même si les idées trop souvent s’avéraient aussi nébuleuses qu’abruptes. À la lecture de sa prose robuste toutefois, il m’a semblé que, par son usage du temps présent pour le verbe “ devenir ”, cet auteur singulier ne voulait pas simplement signifier : comment est-il devenu ce qu’il est… mais bien, de façon plus nietzschéenne et plus dialectique : comment deviendra-t-on ce que l’on est – déjà.

Que dit ta voix intérieure ? Tu dois devenir ce que tu es.

Après Nietzsche, le poète anglais Robin Skelton [1925-1997], un néo-paganiste, saura reformuler avec une intensité renouvelée ce fondement immuable de toute existence : “ Each man must turn what is into what is, or he will die. 

Tout homme doit transformer ce qui est en ce qui est, sinon il meurt.

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Les jeux de mon enfance

septembre 28th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #99.

C’est en lisant, étendu sur le dos dans un lit d’hôpital, Roger Caillois [1913-1973] et son fascinant opus, Les Jeux et les hommes (dans une édition de 1967), que j’ai réalisé n’avoir pratiqué, durant mon enfance et ma jeunesse, qu’un seul type de jeu, essentiellement… les autres me demeurant parfaitement étrangers.

Dans la citation suivante, le philosophe exprime son propos, par ailleurs très élaboré, en quelques mots seulement : « Les jeux, selon moi, se répartissent en jeux de compétition [l’agôn], quand on lutte sans autre intérêt que celui de démontrer une supériorité ; en jeux de simulacre [la mimicry], quand on joue à représenter quelqu’un d’autre ; en jeux de vertige [l’ilinx], quand on cherche à perdre conscience et équilibre ; en jeux de hasard [l’alea], enfin. » – Caillois, Roger, L’univers de l’animal et celui de l’homme, conférence aux XXe Rencontres internationales de Genève, 1965, thème : Le robot, la bête et l’homme.

Il manque une catégorie, celle du conteur qui ne se met pas en scène… mais ni le philosophe, ni l’auteur de ces lignes, ne sont portés à considérer une telle activité comme un jeu proprement dit.

Quoi qu’il en soit, mes propres activités, imaginaires ou réelles, toujours pratiquées avec un sérieux extrême, consistaient à réorganiser le monde dans sa vérité et sa réalité, pour cela à corriger les dénominations, comme le disait Confucius et comme l’énonça Marguerite Yourcenar dans son discours d’intronisation à l’Académie française. Mes jeux étaient solitaires, plutôt silencieux – allant des constructions de mécano à la simple rêverie, ils n’en étaient pas moins des jeux… de mimicry en l’occurrence, pour reprendre l’expression de Caillois.

Lorsque je m’impliquais moi-même dans mes mises en scène, je choisissais ou élaborais soigneusement les personnages que je vivais… et ils se révélaient immanquablement liés à une activité de création ou de construction. Je ne me retrouvais jamais Michel Vaillant dans mes rêves, le champion de courses automobiles, mais toujours son frère aîné, le constructeur, Jean-Pierre. Pour moi c’était là le jeu suprême et unique, celui du créateur, du constructeur du monde… ou du moins d’un monde.

Les autres catégories de jeux me laissaient de marbre. J’y participais le moins souvent possible, seulement sous la pression sociale et avec réticence, en conservant mon quant-à-moi. L’agôn ne m’intéressait que médiocrement, puisque le seul adversaire qui m’importait, c’était… moi-même.

Aussi, bien plus tard, je fus éberlué par la remarque, tellement inadéquate en ce qui me concernait, d’une physiothérapeute en Australie. Elle me voyait m’appliquer, avec beaucoup de concentration, dans les exercices qu’elle prescrivait : “ You are very competitive ! ” – Moi ?! Moi qui ai souvent, délibérément, mal joué à de nombreux jeux de compétition, afin de pouvoir, plus rapidement, me retrouver dans la solitude et… la réalité. Somme toute, elle était une sportive et pour elle toute forme de détermination morale procédait forcément d’un esprit de compétition. “ To a hammer, everything looks like a nail ” – pour un marteau, tout semble un clou.

Malgré leur diversité de thèmes, mes jeux d’enfance étaient donc assez limités en ce qui concerne les catégories de Caillois. Quoique… peut-être le jeu suivant participait-il de l’ilinx ? J’en doute, car je ne cherchais pas à perdre conscience, au contraire même. En voici toutefois la description succincte : je m’agrippais à une barre et m’élevais à la force des biceps, puis tentais de tenir ainsi, en me disant “ Ça y est, là je suis adulte ”. Puis mes biceps me lâchaient, et je tentais alors de rester accroché à la barre le plus longtemps possible, en pensant que là… j’étais vieux. Puis la mort approchant, mes doigts perdaient toute force résiduelle… et je devais lâcher prise.

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La barrière entre pudiques et impudiques

septembre 26th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #96.

Les oiseaux et les mammifères pudiques vivent cachés, ou clairsemés dans des zones désertiques pauvres en ressources alimentaires ne convenant, ni sur le plan mental ni sur le plan pratique, aux impudiques qui, pour leur part, préfèrent vivre en nombre et dans la promiscuité.

Les animaux du désert développent une grâce physique et mentale toute particulière : chats du désert, renards fennec et polaires, gazelles gerenuk, antilopes oryx, gerbilles et bien d’autres espèces, sont remarquables dans leurs comportements, leur aspect général et leur gestuelle gracieuse. Chez les humains, l’exemple des Peuhls du Sahel rayonne avec majesté : ils sont beaux, ils sont dignes, ils savent se tenir.

Ce n’est pas sans raison que les animaux et les peuples pudiques aboutissent dans les déserts. En effet, la plus grande barrière psychologique, qu’elle soit sociétale ou entre espèces, se trouve érigée par le partage, ou non, du sens de la pudeur. Aucun partage de conviction, même la plus sacrée, ne peut abattre cette barrière de la pudeur. Aucun amour, même largement partagé, ne le peut.

Par contre, les personnes pudiques peuvent se côtoyer aisément, même sans partager aucune conviction particulière… et sans attirance particulière entre elles – du moment que les règles de la pudeur et de la discrétion sont respectées par les uns et les autres.

Les individus et les espèces pudiques se retrouvent ainsi fuyant les impudiques… qui n’ont que mépris pour eux. Car le sens de la pudeur est fortement associé au sens du ridicule, à la timidité et à la réserve dans les comportements.

Sentiments délicats que désapprouvent, vivement, les impudiques. Depuis quelques décennies, les timides et les pudiques se voient, en toute occasion, intimer l’ordre : “ Don’t be so self-conscious ! ” – ne sois pas si réservé/timide/embarrassé/gêné ! Sois comme nous, ou alors fais semblant ! Il faut frétiller du corps et de la queue, haleter bruyamment, renifler et lécher tout et tout le monde, se vautrer dans les saletés, aboyer sans cesse, constituer des groupes d’activité, courir après tout ce qui bouge… ou ne bouge pas assez !

Toutefois, si on peut lutter, un peu, contre la timidité… c’est à vie qu’on s’avère pudique. Un chat, même très robuste, ne peut pas vivre au milieu de chiens, sans devenir fou… et les chiens, sauf exceptions notables, exhibent une antipathie spontanée pour cette espèce réservée, qui leur est antipodale. De même, un humain pudique se sent mal au milieu de ses congénères impudiques qui, chez de nombreux peuples, forment la majorité sociale.

Ce sentiment se révèle réciproque : pour les impudiques, ce qui les gêne le plus chez quelqu’un, sans qu’ils ne puissent nécessairement mettre le doigt dessus… c’est sa pudeur. Un impudique non seulement ne peut pas comprendre les nécessités existentielles des pudiques, il ne le veut pas : car l’impudeur va de pair avec l’agressivité et la conquête du territoire de l’autre. Les timides et les pudiques forment alors des victimes toutes trouvées.

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Les étrangers, les nourrissons, les esclaves, les femmes… et les animaux

septembre 26th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #94.

Les discussions sur l’éthique se font rarement sur des fondements solides et généralement manquent de cohérence. Le plus souvent, elles vont dans un seul sens, défini d’office, obligatoire et incontournable. Ou alors, elles se révèlent vagues et informes, partant dans tous les sens. Les préjugés évidents ou la confusion des esprits n’empêchent nullement les locuteurs d’assener leurs convictions comme des évidences “ naturelles ” – surtout lorsqu’elles sont en rapport avec de “ grandes causes ”.

Pourtant, le flou et l’enthousiasme, en particulier lorsqu’ils sont combinés, forment un obstacle majeur à la raison, par là empêchent de clairement distinguer le bien du mal. Car le bien ne se détermine pas par la fougue d’une adhésion et ne se mesure pas à l’aune de celle-ci.

Pour clarifier socratiquement les idées à ce sujet, il est utile de reprendre la discussion à la base, en évoquant… les escargots que l’on écrase sur son chemin, délibérément ou par manque d’attention. Réactions immédiates : “ Oui mais là ça n’est pas important ! ”, “ Il ne faut pas exagérer ! 

On peut alors relever que, dans ces conditions, un acte ne semble pas considéré comme contraire à l’éthique par l’état d’esprit malsain qu’il a dévoilé chez le perpétrant (la brutalité, la méchanceté, la perversité, la cruauté…), mais plutôt en fonction de la catégorie de la victime. Or cet angle de vision ne concerne pas l’éthique mais est affaire de morale, à savoir ce qui se trouve acceptable selon les mœurs sociales d’usage.

En d’autres termes : tabou, pas tabou.

À titre d’illustration dialectique de ce dernier point, on rappellera que, sauf chez des philosophes à la sagesse notable, tel Théophraste d’Erèse [371-287] (le successeur d’Aristote à la tête du Lycée d’Athènes, en 322 AEC), les anciens Grecs eux-mêmes, en général, ne comprenaient pas que l’on puisse se préoccuper d’animaux, de femmes, d’esclaves, de nourrissons… et d’étrangers.

En entendant cela au début du XVIIIe siècle, celui des Lumières, l’auditeur commun s’exclamait : “ Quoi ?! Ils ne se préoccupaient pas du sort des étrangers ?! ” Au début du XIXe siècle, c’était : “ Quoi ?! Ils ne se préoccupaient pas des nourrissons et des étrangers ?! ” Au début du XXe siècle, c’était : “ Quoi ?! Ils ne se préoccupaient pas des esclaves, des nourrissons et des étrangers ?! ” En ce début de XXIe siècle, c’est : “ Quoi ?! Ils ne se préoccupaient pas des femmes, des esclaves, des nourrissons et des étrangers ?! C’est vrai ça ?! 

On remarquera, dans chacune de ces réactions d’indignation, que les animaux, encore et toujours, sont systématiquement passés à l’as… voire à la trappe.

L’air de rien, c’est une petite démonstration philosophique cruciale qui vient d’être faite… en préalable maïeutique à une éventuelle discussion, sérieuse, à propos d’éthique. Car elle permet de montrer du doigt comment cette dernière, dans les faits, est trop souvent considérée comme un autre mot pour la morale : ce qui est bon ou mauvais selon les mœurs en vigueur.

O tempora… Peut-on espérer du genre humain qu’un jour on aille au-delà de cette approche commode et paresseuse ? Et qu’enfin l’on traite les animaux comme des frères ?

Peut-être au XXIIe siècle ?

Quoique… il est peu probable qu’ils seront alors traités en frères. Plus vraisemblablement, ils seront dans l’ensemble moins maltraités simplement parce que dans le futur on en côtoiera encore moins qu’à présent. Les animaux seront toujours traités en objets, mais ils seront alors gratifiés d’une valeur de rareté. D’ici là… on aura constitué une nouvelle catégorie d’êtres sensibles voire intelligents, sur lesquels les mauvais instincts s’acharneront, dans la licence morale la plus totale : des robots.

On persistera à ne pas définir les actes contraires à l’éthique en fonction de l’état d’esprit malsain du perpétrateur, mais selon l’objet de l’acte : permis, pas permis.

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Instinct… alimenteur

septembre 25th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #93.

 Moi, je suis mon instinct alimentaire ! ” – Certes… sauf qu’en l’occurrence, il ne s’agit sans doute pas d’instinct, mais d’envies générées par des goûts acquis. Des envies qui peuvent parfaitement bien supplanter, voire étouffer tout instinct réel.

Par ailleurs, ces envies, apparemment si personnelles… de fait peuvent être induites par des bactéries commensales, des procaryotes se nourrissant des aliments que leur fournit leur hôte humain, vaste organisme eucaryote pluri-cellulaire – en particulier les aliments transitant par son système digestif.

La plupart de ces bactéries sont mutualistes, elles prennent mais elles donnent aussi. En leur absence, l’hôte mourrait d’inanition, car ses propres cellules eucaryotes sont incapables d’assimiler la plupart des aliments bruts qu’il ingère, ou encore parce qu’il a besoin de certaines capacités bactériennes de métabolisation et de sécrétion.

Toutefois, quelques bactéries entériques ne sont pas mutualistes du tout et elles se montrent même capables, selon des mécanismes subtils et compliqués, de dicter à leur hôte humain ses choix alimentaires, souvent à son détriment : par exemple, les bactéries qui réclament une surconsommation de graisse.

Des parasites protozoaires ou fongiques (très rarement bénéfiques…) peuvent également dicter un comportement alimentaire. C’est le cas par ailleurs des cellules devenues cancéreuses, affamées du glucose nécessaire à leur expansion effrénée… et capables d’induire une ingestion en quantités nocives de ce sucre.

L’eucaryote humain avisé doit donc surveiller de près ses envies et ses pulsions. Il lui faut parfois refonder ses goûts alimentaires, en une discipline de la pratique attentive et intelligente, basée sur des connaissances sérieuses. Car la bonne nutrition est une science fine et complexe nécessitant savoir et sagacité.

C’est de façon inattendue que l’on se trouvera récompensé de ses efforts persistants. Non seulement l’organisme hébergera-t-il dorénavant un entéro-microbiote dont la population en bactéries lui conviendra mieux, dans sa composition en souches et en espèces (car elles auront été progressivement sélectionnées dans le bon sens)… mais encore, à la longue, les besoins de celles-ci seront-ils reprogrammés, dans leur ADN comme en dehors de celui-ci – génétiquement et épigénétiquement.

Ainsi apprivoise-t-on sa flore intestinale.

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Les renégats de l’aventure multi-cellulaire

septembre 25th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #92.

Les premières communautés cellulaires ne purent se constituer avant que ne se fussent développées, chez certains organismes mono-cellulaires, d’une part, quand le milieu s’avérait déjà bien peuplé de congénères, une inhibition à la réplication clonale (i.e. entière et exacte)… d’autre part une prédisposition au suicide cellulaire, ou apoptose. Car qui dit communauté durable, dit contrôle de population – particulièrement au début et à la fin de chaque durée normale d’existence individuelle.

Ainsi apparurent des populations mono-cellulaires présentant un potentiel de discipline biologique se révélant digne d’une ébauche d’organisme complexe. Que, suite à cette émergence, des organismes multi-cellulaires (de multiples cellules de même type collaborant étroitement), voire pluri-cellulaires (différents types de cellules coopérant entre elles), apparussent et se développassent… c’était inéluctable, dans le torrent des siècles.

Toutefois, ces potentiels d’auto-contrôle de la division cellulaire et de la durée de vie cellulaire se trouvaient, forcément, gérés par l’ensemble primitif de façon stochastique ou probabiliste… Par là, il s’avérait fatal, dans toute proto-communauté cellulaire, que certains de ses membres ne respectassent pas ces principes vitaux d’auto-limitation de la prolifération, et d’harmonieuse apoptose. Mécanisme d’abord probabiliste, l’évolution ne pouvait que laisser passer entre ses mailles, au cours des éons, de tels comportements égoïstes ou anarchiques…

Laisser passer… dans une certaine mesure, c’est-à-dire tant que ces comportements ne s’imposaient pas complètement à l’ensemble et n’empêchaient pas, malgré leur fardeau, les organismes de se reproduire – de se perpétuer en tant qu’espèces et, éventuellement, d’évoluer.

Des milliards d’années plus tard, les principes cellulaires de reproduction contrôlée et d’auto-contrôle apoptique se révèlent toujours mal respectés… Quand une cellule eucaryote devient cancéreuse, elle ne présente plus aucune inhibition de comportement biochimique et elle semble retournée à l’état de bactérie dans sa captation exclusive de ressources alimentaires ainsi que dans sa reproduction frénétique. D’où les trésors d’inventivité et de ressources biologiques que les organismes complexes modernes doivent déployer contre les renégats tentés par le “ moi-moi-moi ! ” d’une échappée cancéreuse, et l’étendue du contrôle qu’ils doivent exercer sur l’ensemble des cellules.

Les organismes de certains animaux à la longévité exceptionnelle (par exemple les rats-taupes nus du genre Heterocephalus et les souris-taupes du genre Spalax, qui vivent beaucoup plus longtemps que les autres rongeurs) savent réprimer de façon efficace toute émergence de cancer, ainsi qu’empêcher les métastases. Cette remarquable efficacité dans le contrôle cellulaire a permis à certaines de ces lignées animales d’aboutir à des formes géantes : la baleine bleue, les éléphants, les requins du Groenland. Les organismes de ces espèces peuvent contenir mille fois plus de cellules eucaryotes qu’un corps humain… ils présentent néanmoins une fréquence moindre d’apparition d’un cancer dangereux pour l’individu ! Leurs cellules saines sont donc mille fois plus efficaces pour supprimer les cellules devenues cancéreuses que ne le sont celles des humains, des chats et des chiens domestiques.

En termes évolutionnels, cela se comprend très bien pour ces trois dernières espèces, car la durée de vie moyenne de leurs individus a augmenté de façon importante à une époque relativement récente – cela se mesure en siècles seulement. Ils vivent plus vieux… mais atteints de cancer. Ces espèces n’ont pas disposé d’une durée évolutive suffisante pour développer des mécanismes anti-cancéreux efficaces.

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C’est le comportement général qui fait le bien le plus fiable

septembre 24th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #91.

À défaut de pouvoir connaître tous ses actes… c’est à son attitude générale qu’on se trouve en mesure de reconnaître un homme fiable. On précise bien : non pas à ses intentions spécifiques et déclarées.

Confieriez-vous plus volontiers votre chat à quelqu’un de bon, d’entièrement bon, ne faisant de mal à nul être parce que tel s’avère son comportement général dans la vie… ou bien à quelqu’un proclamant son amour des chats mais, ne serait-ce que verbalement ou dans ses attitudes corporelles, se révélant souvent hostile à l’égard d’autres êtres ?

Maître Mô, un sage chinois du Ve siècle AEC, se méfiait des passionnés du bien sélectif… car l’homme, le plus souvent, se révèle une bête dont la morale est à géométrie par trop variable. On sait mieux à qui l’on a affaire, en présence d’un homme s’avérant simplement ce que son comportement est, à l’instar des animaux… plutôt qu’en présence d’un autre qui agence sa vie sur son adhésion à une vision, une idée ou un projet. Car une telle base, qu’elle soit idéologique ou programmatique, se révèle très instable.

Il y a encore plus mouvant que le bien construit sur des idées : il y a celui reposant sur une dite “ amitié ”. Un homme qui hait les chats, pour des raisons d’écologisme dit-il, découvre que vous avez adopté un chaton… sa fureur est soudain si intense qu’elle s’exprime par un violent mouvement de répulsion, par son regard furieux. Il explose : “ Moi, je tue les chats ! – Ah oui ? – Oui ! mais je ne tuerai pas le tien, parce que tu es un ami ! – Ah ha… 

Vous reposeriez-vous, vous-même, sur une telle déclaration ? Vous seriez bien imprudent… Car son corollaire, c’est que le jour où votre interlocuteur ne vous considérera plus comme “ un ami ”, alors il estimera que la chasse lui est ouverte en ce qui vous concerne, vous et vos proches. Il vaut donc mieux rester circonspect devant les proclamations d’amitié… car l’amitié ne se dit pas, elle se vit. Quand, de plus, celle-ci est très conditionnelle, “ with qualifiers ” (avec des réserves), comme l’énoncent les Anglais, alors… méfiance.

 Mais tant qu’on est amis, c’est bon, non ? On peut voir venir. ” – Eh bien… non. La vie enseigne qu’une “ amitié ” peut être encore plus labile qu’une adhésion à une morale ou une idéologie… De plus, comme la plupart ne s’embarrassent guère de scrupules envers ceux qu’ils considèrent désormais comme des traîtres (“ Il avait mon amitié, il a démérité ! ”), ils ne préviendront pas nécessairement de leur changement de sentiment à votre égard…

Par conséquent, il est préférable qu’un tel “ ami ” ne soit plus admis sur le territoire du chat, par extension dans le vôtre.

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L’enfant déçu par deux livres

septembre 23rd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #89.

Le lien quasi organique entre un livre et sa couverture nourrit des processus mentaux souvent inattendus. Nombre de livres cruciaux dans mon existence ont été lus et relus malgré des couvertures qui me déplaisaient – en passant outre, j’avais appris de cette façon, très jeune, à faire la part des choses.

Le phénomène inverse, moins fréquent, causait une difficulté d’un autre ordre. Deux couvertures de livres avaient ainsi beaucoup plu au petit enfant… mais leur contenu m’avait cruellement déçu. De fait, j’avais éprouvé un véritable sentiment de tromperie sur la marchandise. Le premier avait été La Fortune de Gaspard, de la Comtesse de Ségur, en Nouvelle Bibliothèque rose (no 15, 1959). Le second, Le Club des cinq et les Papillons, d’Enid Blyton, également en Nouvelle Bibliothèque rose (no 96, 1962).

Dans le premier cas, j’étais resté des mois à rêver devant ce livre quand, au Soudan, je venais en visite chez une de mes tantes, dans l’espoir qu’elle veuille bien me le prêter. L’aquarelle d’André Pécoud faisait naître chez moi un sentiment de rêverie sérieuse et harmonieuse, empreinte de liberté… car le garçon lisait dans un pré, assis en oblique, les jambes élégamment repliées sous lui, tenant délicatement de sa main droite le livre illustré posé sur ses cuisses, s’appuyant de la main gauche contre le sol, un deuxième livre posé tout près, en réserve, sur l’herbe verte. J’imaginais que la fortune de Gaspard était faite de ses livres et de ses rêves. Quelle déception à la lecture : ce n’était qu’une vulgaire histoire d’argent… celle d’un nouveau Rastignac monté à Paris pour y faire fortune !

Dans le second cas, l’illustratrice Jeanne Hives avait peint en couleurs vives de jolis papillons et très bien esquissé des corps en mouvement, créant un sentiment de liberté champêtre en harmonie avec le contenu que le titre évoquait pour moi (je faisais l’impasse sur les filets à papillons). Durant des mois, jusqu’à ce qu’enfin il me fût prêté, je rêvais de grands papillons, comme on pouvait encore en admirer au Soudan, à l’époque. Hélas… Il s’agissait d’une « ferme des Papillons ». Par ailleurs, le récit, à mon goût par trop convenu (même pour l’enfant que j’étais) et au contenu plutôt étique, ne présentait qu’un rapport très ténu avec les papillons. Ce n’était qu’une laborieuse histoire d’espionnage.

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Une quadruple ineptie numérologique

septembre 23rd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #87.

Fin 1999 – La société globale, surtout dans son étalement anglo-saxon, a versé dans un effarant exercice collectif d’ineptie intellectuelle et cognitive : les amateurs de numérologie, qui attribuent des propriétés physiques ou magiques aux chiffres ou aux nombres, et qui hantent les mass media, accordent une valeur cruciale – cosmique ! – à la date du 1er janvier 2000 dans le calendrier grégorien.

Non seulement refuse-t-on de prendre en considération l’existence d’autres calendriers que celui imposé par l’Occident… nombre d’entre eux ayant déjà, depuis longtemps, dépassé le cap symbolique des 2000 ans !

Mais on se trouve tout excité à imaginer que le cosmos va s’émouvoir d’une célébration sur une petite planète, basée sur un calendrier approximatif, se référant à un événement mal daté… et peut-être plus mythique que réel.

Par ailleurs, la planète en question étant en rotation sur elle-même, le 1er janvier en question commencera, forcément, à des moments différents dans les différentes zones horaires, échelonnés sur un intervalle de 24 heures… De cela toutefois on ne tient nullement compte, et l’on organise sur le web un grand “ top ! ” planétaire pour minuit précis heure de… New York !

Enfin, insulte suprême à l’intelligence, on ne se montre même pas capable de compter jusqu’à 20. On fait l’impasse sur cette notion élémentaire qu’avoir 20 ans, c’est avoir 20 ans révolus : au cours d’un 20e anniversaire, on fête la 20e année échue et l’entrée dans la 21e année. Par simple extension numérique, ce n’est donc pas à minuit du 31 décembre 1999 que 2000 ans auront passé depuis l’entrée dans l’ère dite courante, commune ou chrétienne (EC)… mais au 31 décembre 2000. Durant l’entièreté de l’an 2000, le XXe siècle et le IIe millénaire EC seront toujours en cours, ils ne seront pas encore échus !

Ce n’est pas bien compliqué… mais aucune démonstration numérique, aucun raisonnement ne peut fléchir et faire réfléchir des adeptes de la numérologie : ils fêteront, quand même, un an trop tôt l’entrée dans le XXIe siècle et le nouveau millénaire. Avec pompe, même.

L’incompétence arithmétique la plus obtuse s’ajoute ainsi impérieusement à l’inculture la plus crasse et à l’ignorance officialisée. Déjà il y a un siècle, les États-Unis en délire avaient fêté l’entrée dans le XXe siècle à minuit heure de New York le 31 décembre 1899… donc avec une année d’avance ! À la perplexité de la plupart des Européens et du reste du monde. Mais c’était une autre époque… Depuis, l’American way s’est imposé comme une fatalité à la planète, car il semble que les officiels de deux pays seulement n’ont pas sombré dans le radotage de l’égarement séculaire : la Suisse et Cuba.

Un événement aussi absurde permet à l’observateur attaché à la vérité des choses et conscient de la nécessité d’une dénomination cohérente pour celles-ci, d’entrevoir une réalité essentielle : ni ceux qui détiennent le pouvoir, ni la masse de ceux-là qu’ils commandent, ne se révèlent attachés à la vérité. S’ils l’étaient, ils se contenteraient, en l’espèce, de fêter particulièrement le 1er janvier 2000, c’est tout. Ils n’exigeraient pas, en plus, que l’on adhère à la notion, risible sur tous les plans, qu’on fête ainsi un nouveau siècle et un nouveau millénaire. Néanmoins, ils insistent lourdement dans leur insulte à l’intelligence.

Rien de nouveau sous le soleil : la toute-puissance réside dans le pouvoir de donner le sens que l’on veut aux mots, quand on veut. Si les mots peuvent prendre n’importe quel sens, de façon fluctuante mais conforme, ils ne servent plus la pensée, difficilement contrôlable, mais le ralliement du moment.

Nous avons dit qu’un tel événement présentait un avantage pour l’observateur… Il s’avère très utile de réfléchir aux ramifications sociales et éthiques de cet épisode troublant par sa simplicité et son étendue. Si le pouvoir et le vulgus se permettent avec impunité un illogisme aussi flagrant, que l’on peut détecter aussi aisément… alors on subodore que beaucoup d’autres assertions populaires et officielles, moins évidentes dans leur bizarrerie que celle-ci, cachent soit une désinvolture totale à l’égard des faits, soit des mensonges énormes. Dans les deux cas, on ne peut avoir aucune confiance dans le discours établi.

Ici, le roi est nu. Ça se voit. La foule néanmoins obéit au surmoi social et l’acclame avec enthousiasme. Toutefois, un enfant, mal contrôlé, peut exprimer la simple réalité…

L’écouterait-t-on ? Rien n’est moins sûr…

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De la mesure en toutes choses, y compris dans les vertus

septembre 22nd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #85.

De l’Orient à l’Occident, l’Antiquité avait su développer, lentement, au prix d’immenses efforts intellectuels et moraux, le sens de la mesure en toute chose. Ç’avait été un fondement de l’enseignement de nombreux philosophes grecs, ainsi que de celui du Buddha, philosophe indien du VIe siècle AEC. Un philosophe chinois du Ve siècle AEC, Maître Mo ou Mozi, philosophe de l’amour universel, l’avait également compris, qui insistait sur cette notion que la compassion excessivement partiale se révélait tout autant un problème éthique… que l’absence de compassion.

En s’imposant, le christianisme balayait ce sens de la mesure. Dorénavant, certaines vertus seront considérées comme pouvant, comme devant croître sans limites… entre autres l’amour et la compassion.

Par ce traitement, les vertus en question perdaient leur qualité… de vertu. Car une compassion qui n’est pas équilibrée par l’équanimité et par l’amour, ainsi que par la capacité à aussi partager la joie, devient vite une affliction morbide. De son côté, l’amour sans compassion, sans joie ou sans équanimité, s’avère facilement un délire hystérique et souvent violent. Quant à la joie systématique, sans perception de la réalité des souffrances dans lequel le monde baigne, sans amour, sans équanimité… elle ne se révèle qu’irréflexion et superficialité. Enfin, l’équanimité, dénuée de compassion, d’amour et de joie, n’est que prétention et froideur.

De plus : ces quatre grandes vertus, que les bouddhistes si justement considèrent ensemble, chacune équilibrant le tout en limitant les autres (les quatre brahmavihârâ), ne sont pas grand-chose sans une vision acérée des réalités du monde, et sans connaissance préalable de celles-ci. Une telle vision lucide et pénétrante, partout et en tout, rappelle, constamment, qu’aucun bien ne peut croître indéfiniment, sans devenir un mal, passé un certain seuil !

En résumé : rien de bon, ou de bien, ne peut se développer sans limites, et la perception de celles-ci nécessite une vision claire des choses. On comprendra que les bouddhistes insistent sur la vision juste, pour commencer…

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Le tabou et l’éthique

septembre 18th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #74.

Avec toute une gradation dans les exemples fournis par l’histoire humaine, les groupements organisés d’une certaine importance peuvent être distingués soit comme des empires, fondés sur la force d’abord, soit comme des civilisations, fondées sur la loi d’abord.

La loi, laïque ou religieuse, se voulant fondée soit sur la légitimité des origines, soit sur la légitimité que procure le respect des règles morales, voire le respect de règles éthiques.

La force attire en nombre parce qu’elle est force, rien de plus ; aussi, quand elle faiblit, pour l’une ou l’autre raison, l’empire peut-il être rapidement balayé. Alors que la morale et l’éthique rassemblent dans le succès comme dans l’épreuve : le bien mérite qu’on le soutienne quand il est menacé ; aussi les civilisations sont-elles plus résilientes et plus durables, trouvant en leur sein des appuis nombreux dans l’épreuve, et plus facilement des alliés à l’extérieur.

Il y a morale et éthique, toutefois…

La plupart des civilisations qui se voulaient fondées sur la morale ont duré moins longtemps qu’elles ne l’auraient pu (leur effritement social, puis leur effondrement politique, s’étant principalement fait depuis l’intérieur). La raison essentielle de cette relative brièveté : leur morale était friable et bancale – car elle n’était pas, avant tout, fondée sur la dénonciation de la cruauté. Mais plutôt sur la dénonciation morale de tel ou tel acte quant à son objet : on ne doit pas tuer ceci, on ne doit pas manger cela, on doit assister un tel dans la peine – mais surtout pas un tel… etc.

C’est toujours le cas : la mentalité ou l’état mental du sujet commettant un crime sont rarement évoqués, ou alors seulement pour définir légalement des circonstances atténuantes.

Ainsi, encore et toujours, en dehors de la complaisance voyeuriste à décrire dans le détail des horreurs, la notion même de cruauté se trouve à peine mentionnée dans les comptes rendus légaux et dans les tribunaux. Ce qui est mis en avant dans la dénonciation de certains actes abjects c’est leur catégorie d’objet : “ génocide ”, “ racisme ”, “ anti-sémitisme ”, “ sexisme ”, “ pédophilie ”… Les objets d’interdiction et les obligations sociales changent avec le temps, on s’imagine dès lors avoir accompli un progrès… mais tout cela reste très primitif : on se trouve toujours dans une idéologie du tabou. Pas dans une pensée éthique.

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Les deux roulottes, tirées par un cheval blanc et un cheval noir

septembre 4th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #29.

Certains ouvrages ont une qualité onirique particulière, ils peuvent marquer une vie quand on les découvre tout jeune.

Le Club des Cinq et les saltimbanques, d’Enid Blyton (Nouvelle Bibliothèque rose, 1965), s’est révélé un de ceux-là. Il offrait un titre et une couverture sur lesquels je ne cessais de rêver, dans ma petite enfance soudanaise.

L’illustratrice Jeanne Hives avait dessiné un double mouvement d’ensemble, très élégant, reproduisant en ombres chinoises les quatre personnages humains. On remarquait d’abord un beau cheval blanc pommelé, à harnais noir, guidé par un enfant, tirant fièrement vers la gauche une jolie roulotte verte à bandeau rouge, dotée d’une petite cheminée, avec une fille heureuse à la fenêtre, le visage tourné dans la direction prise et faisant un gracieux mouvement des bras.

Au-dessous, un deuxième beau cheval, noir celui-là et à harnais jaune, également guidé par un enfant et tirant tout aussi fièrement, vers la droite cette fois, une autre jolie roulotte, rouge à bandeau vert, elle aussi nantie d’une petite cheminée, avec une deuxième fille heureuse à la fenêtre… ainsi que le chien Dagobert à une seconde, plus petite fenêtre !

Quel doux programme annoncé sur cette couverture inspirée. Amitiés entre humains et animaux, liberté, responsabilité. Le récit, avec ses animaux de cirque émouvants, était à la mesure des rêves ainsi provoqués. Par ailleurs, à la page 96, Jeanne Hives avait créé une merveilleuse illustration couleur pour le texte, si onirique : « Les cinq enfants prirent d’abord des chemins de traverse. » Dans un charmant décor de montagne, représenté avec une légèreté de touche artistique qui faisait rêver d’envol, les enfants escaladaient une pente et ses rochers, découvrant avec émerveillement une plante alpestre bourgeonnante à grandes fleurs roses échancrées, aux longues feuilles dressées.

Cette illustration avait fait naître en moi la conviction que le paradis m’attendait à Chamonix, où nous fuyions chaque année, en été, la chaleur étouffante de Khartoum. Par la suite, en 1970, alors que nous nous étions retrouvés exilés pendant plusieurs mois dans ce qui, à l’époque, était une très belle station alpine, j’avais cru que je l’avais enfin trouvé, mon paradis…

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La dite irrationalité des acteurs économiques

septembre 3rd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #27.

On peut beaucoup apprendre sur les réalités de l’esprit humain en réfléchissant sur des expériences de psychologie. En voici une, assez simple, qui s’avère particulièrement instructive.

On met en présence deux joueurs : bien qu’interagissant selon des règles bien définies, les rendant dépendants l’un de l’autre, ils n’échangent pas à proprement parler. Au hasard d’une roulette, l’un d’eux reçoit une somme d’argent, dont le partenaire est informé du montant. La règle prévoit que le bénéficiaire partage la manne, en principe moitié-moitié, avec son vis-à-vis – mais cette règle n’est pas obligatoire, son application est soumise, pour cette occasion, à un accord ad hoc entre les deux joueurs. S’ils ne s’entendent pas sur cette distribution, aucun d’eux n’est récompensé… et le jeu s’arrête là. Dans le cas contraire, la roulette continue de tourner, selon la même règle générale, pour chaque nouvelle distribution, de partage équitable par le gagnant du moment.

Parfois, un joueur ayant gagné le gros lot décide de conserver pour lui plus que la moitié de la somme gagnée, espérant que son partenaire de jeu voudra bien accepter une plus petite partie que prévue d’une grosse somme d’argent… plutôt que rien du tout. Une telle acceptation dénoterait, de la part de ce dernier, une attitude rationnelle, la proposition de partage inéquitable de son partenaire étant elle aussi considérée comme rationnelle… à ce stade.

Eh bien, non. La majorité des gens préfèrent ne rien recevoir du tout plutôt que de permettre au mauvais partenaire d’empocher plus qu’il n’était prévu initialement. Et quelques uns des gagnants du gros lot préfèrent ne rien empocher du tout plutôt que de partager équitablement, comme prévu pourtant !

Analysons la situation sur le plan psychologique. Que le partenaire avide persiste dans sa démarche et, plutôt que de partager comme prévu, préfère en définitive tout perdre, s’avère manifestement déraisonnable et irrationnel. Il y a là comme un relent de : cette grosse proie nous l’avons certes chassée ensemble, mais c’est moi qui l’ai tuée donc je mange plus de la moitié ! La dispute persistant jusqu’à ce que les hyènes se pointent en nombre et confisquent le tout.

Pour ce qui concerne le partenaire fâché, parce que s’estimant floué, c’est plus subtil… Les humains le plus souvent ne se comportent pas en froids calculateurs. Ils partagent cette dite “ irrationalité ” avec, entre autres animaux, les petits singes capucins (du genre Cebus). Ces derniers, quoique très aimables, se mettent en colère lorsqu’ils se sentent lésés – les humains aussi ! L’estimation rationnelle du gain, censément régie par des règles de calcul d’espérance, se trouve ainsi en concurrence psychologique avec un autre sentiment parfaitement raisonnable et rationnel : refuser d’être le dindon de la farce. Apprécier à l’aune de la raison le comportement de refus en question se révèle donc une tâche délicate.

Cela n’empêche pas nombre de psychologues et d’économistes de la tradition anglo-saxonne, dans ce cas également, de trancher ; on cite : “ encore un signe d’irrationalité de comportement ”…

Comme on vient de le voir, c’est un peu court.

Une telle expérience de psychologie se révèle l’occasion de prendre du recul et de faire un tour du côté des théories économiques. Les économistes se qualifiant de “ libéraux ” ont toujours jeté l’opprobre sur les acteurs économiques “ insuffisamment rationnels ”… le deuxième acteur du jeu en question, “ le fâché ”, se trouvant plus particulièrement dénoncé par eux – le premier, l’avide, bénéficiant généralement de leur bénédiction idéologique. Ce qui rencontrait leur dédain moral, ils le dédaignaient intellectuellement aussi : leurs modélisations faisaient l’impasse sur l’existence de “ l’irrationalité ”, telle qu’eux-mêmes la définissaient pourtant. L’irrationalité en question ne s’en montrait pas pour autant moins prévalente dans les comportements humains. Résultat : on ne pouvait absolument pas compter sur le dit “ modèle économique du comportement rationnel ” autrement que pour des travaux strictement académiques… qui permettaient, chaque année depuis 1969, l’attribution d’un “ prix Nobel ” d’économie.

Les acteurs économiques dominants ne sont toutefois pas complètement idiots… Ils ont compris qu’il leur fallait s’arranger pour continuer de tricher… sans que les nouveaux pigeons ne remarquent leur avidité et ne s’en offusquent. Que les capucins n’y comprennent plus assez pour se rebiffer. Alors, depuis quelques décennies, ils ont encouragé et financé l’élaboration d’un “ nouveau ” modèle économique, post-libéral, post-moderne… toujours nobélisable. Avec une terminologie digne de juristes et des complications ad hoc engendrant une confusion commode… il consiste principalement à travestir la réalité. L’ancien modèle se contentait de ne pas y correspondre.

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L’intuition du hasard

septembre 3rd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #25.

L’être humain naît mentalement pré-formaté à une vision essentialiste (toute chose a une essence avant même d’exister), qu’elle soit spiritualiste ou animiste, de lui-même comme de son environnement. Avec son corollaire : lorsqu’il n’est encore qu’un petit d’homme, il ne peut rien concevoir en termes de coïncidences. Car tous ses traitements mentaux, qu’il exerce depuis sa pénible naissance avec acharnement, ainsi qu’avec talent si l’on considère les difficultés inhérentes aux circonstances, ont pour but de discerner la nécessité des choses.

C’est une question de survie. Il lui faut, impérativement, se structurer en structurant. Ainsi, pour lui, tout ce qui est… doit être, ne peut pas ne pas être. La contingence des choses, l’aspect fortuit, accidentel de celles-ci, lui échappe totalement : rien de ce qu’il perçoit peut ne pas être… donc rien ne peut arriver par hasard.

Bien plus tardivement au cours de sa vie, il réalisera que la contingence se conjugue à la nécessité pour former, ensemble, un couple de forces organisateur de l’univers. Une telle réalisation mentale et cognitive, ardue, complexe, ne peut survenir qu’à un âge plus avancé. Elle se révèle rare, par ailleurs.

Parmi les adultes qui n’ont pas procédé à cette démarche, il est des cas particulièrement intéressants sur le plan psychologique : ils reconnaissent que leur perception intellectuelle et existentielle, celle qui date de leur petite enfance, ne convient plus… mais ils le supportent mal et adoptent des faux-fuyants plus ou moins élaborés.

Certains d’entre eux, sophistiqués, évoqueront bien le hasard… mais comme une simple extension de la nécessité, ce qui revient, en définitive, à lui nier toute existence propre, donc réelle.

Ainsi Anatole France, en 1894 : « Il faut, dans la vie, faire la part du hasard. Le hasard, en définitive, c’est Dieu. » (Le Jardin d’Épicure, #55). C’est un aphorisme séduisant, mais il aurait tout aussi bien pu être formulé dans l’autre sens : Il faut, dans la vie, faire la part de Dieu. Dieu, en définitive, c’est le hasard. En fait, un tel énoncé inverse de l’original serait plus vraisemblable, puisqu’on peut imaginer le hasard existant avant Dieu ou l’univers… et que le Grand Démiurge s’avère une construction, très ad hoc et très post hoc, d’un esprit humain dépassé !

D’autres, encore plus sophistiqués, à l’instar du réalisateur français Chris Marker, diront : « Le hasard a des intuitions qu’il ne faut pas prendre pour des coïncidences. » C’est à nouveau un aphorisme séduisant mais, comme pour le premier, il faut rester circonspect, car il se révèle pénétré d’idéalisme, au sens philosophique. Par ailleurs le hasard y prend toujours une allure personnifiée, même si c’est moins affirmé ici… le démiurge se révélant un peu plus hésitant, ou plus délicat, que dans un discours monothéiste. Là encore, comme dans le premier aphorisme, le hasard, en définitive, est nié.

Ce n’est vraiment pas évident pour les humains, dont la plupart sont nés platoniciens, de quitter leur caverne. D’aller au-delà de celle-ci… Plutôt que d’y rester indéfiniment, à rêver d’au-delà.

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La robe rouge coquelicot

septembre 2nd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #23.

Certains livres de mon enfance sont restés profondément enfouis dans ma mémoire de petit Soudanais… Un enfant ami des livres mais n’en ayant que trop peu à sa disposition, lisant et relisant sans cesse les mêmes, qu’il chérissait. Ou simplement, restant longuement à contempler leurs couvertures… retardant le moment où il les ouvrirait, lentement. Comme on soulève, doucement, le couvercle, superbement ouvragé, d’un coffre à trésor.

Dans une édition 1969 de la Nouvelle Bibliothèque rose, avec une couverture de cet illustrateur singulier qu’était Paul Durand [1925-1977], Le Club des Cinq va camper [1] était un de mes précieux coffrets. Chaque fois que je posais mon regard sur lui, le livre me paraissait annonciateur de paradis programmé. Le titre et, surtout, la couverture, me faisaient gentiment rêver de nature, ainsi que de vie familiale douce et harmonieuse.

Dans un contraste enchanteur de rouge et de jaune, on y voyait Annie, la plus jeune du groupe et la seule qui sût cuisiner. Ses deux frères aînés, l’un d’eux contribuant à la tâche domestique par le lourd seau d’eau qu’il apportait, ainsi que sa cousine, la regardaient avec expectative ; l’artiste avait très bien su exprimer l’admiration en coin des deux frères. Le bon chien Dagobert, gage de sécurité, était discrètement représenté. C’était charmant. J’aimais le sérieux et la concentration s’exprimant sur le visage délicat d’Annie, sa grâce toute féminine… et sa robe rouge coquelicot sans manches, aux grandes poches et à la ceinture nouée dans le dos en nœud papillon !

En Suisse, ma mère avait fait l’acquisition d’une robe presque semblable à celle d’Annie et j’affectionnais la voir la portant. Elle l’offrit plus tard à mon épouse qui, à son tour, la mit souvent, car elle m’enchantait cette jolie robe rouge, si simple et si fraîche. À la fin, elle n’était plus portée que pour nos promenades sur notre terrain à Kangaroo Island, car, malgré son incroyable qualité de fabrication, elle était devenue un peu élimée…

Cette robe coquelicot apparaît parfois dans mon esprit, le soir, alors que je m’endors, faisant naître de douces évocations, apaisantes. Elle me permet de sourire en versant dans le sommeil…

[1] D’Enid Blyton, trad. 1957. Cf. « L’étrange histoire d’une traduction bancale et de ses conséquences sur une vie », texte no 93 de Pensées pour une saison – Hiver.

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Du courage sur la durée : le couple de rougequeues noirs

août 29th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #08.

Le courage à défendre jusqu’au bout leurs petits est un trait de caractère admirable chez certains individus de certaines espèces. Le plus souvent il se trouve remarqué sur la courte durée, tout comportement sur une longue durée se prêtant moins facilement à l’observation. Mon épouse et moi-même avons néanmoins eu cette occasion.

Dans notre maison en Suisse, nous arrivons fin mai depuis l’Australie, pour passer deux mois de vacances. Dans la cage de l’escalier, sur une poutre à hauteur de front, bien abritée de la pluie et du vent, un couple de rougequeues noirs avait établi un nid. Nous découvrons d’abord un mâle virevoltant gracieusement autour de nous, il tente par ses cabrioles d’attirer notre attention sur lui. Hélas, je tourne très légèrement la tête… et mon regard croise celui de la femelle, pas rassurée dans son nid.

Nous nous appliquerons alors pendant des semaines à passer devant eux l’air de rien, en évitant soigneusement de regarder dans la direction du nid. Pour ces deux petits êtres, nous étions des monstres gigantesques, mais nous fîmes de notre mieux pour ne pas les déranger au cours de nos allées et venues.

La mère ne quittait pas ses œufs, nous surveillant de son œil rond inquiet ; à chacun de nos passages, le père tentait de détourner notre attention en voletant de-ci, de-là. Frrout ! Frrout !

Ils resteront tous deux fidèles à leur poste, gardant de près leur trésor vivant… Une semaine d’abord pour que leurs œufs, vraisemblablement pondus quelques jours avant notre arrivée, éclosent ; puis une douzaine de jours supplémentaires, jusqu’à ce que les oisillons eussent quitté le nid. Des pépiements nous aviseront de la naissance de ces derniers, ainsi que le nouveau manège du mâle : on le voyait perché un peu plus loin, un insecte ou une larve dans le bec, s’assurant que nous ayons détourné notre regard pour vite voler jusqu’au nid avec sa proie. C’était pour les petits ou pour la mère. Parfois celle-ci s’absentait à son tour, le père restait alors à surveiller de près le nid.

Ils avaient tous les deux peur, souvent. Ils n’abandonnaient pas pour autant leur ouvrage commun.

Cette constance dans le courage, sur des semaines, était impressionnante. Chapeau bas.

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Le dernier grand rhinocéros blanc

août 22nd, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #99.

Soudan, zoo de Khartoum, vers 1967.

Enfant, j’avais été très impressionné par deux rhinocéros blancs gigantesques. J’étais ébloui par leurs masses tranquilles. Je revenais sans cesse aux deux géants. L’un d’eux était soudain venu au petit garçon fasciné, avait pointé sur lui une tête énorme, aussi longue que tout le corps du petit homme, et avait fait “ grroumpf ”. Un son très bas et très puissant, des yeux paisibles et interrogateurs. Ç’avait été une initiation soudaine et immédiate comme la foudre : “ Groumpf ” m’avait fait sentir, d’un coup, la splendeur de ces énormités de la nature, la force tranquille et profonde de ces pachydermes venus du fond des âges.

Déjà, toutefois, par des bribes recueillies auprès des adultes, je pressentais qu’ils n’avaient aucune chance, dans un monde où les hommes commandaient brutalement et n’aimaient, pour la plupart, ni la nature, ni les animaux. Cette prise de conscience, inexorable, a été déterminante dans mon développement psychique.

Les animaux peuplent toujours mes rêves, entre autres ces grands rhinocéros blancs de la race du nord, entrevus au zoo de Khartoum, aux pattes plus longues que leurs congénères d’Afrique australe. Dans des visions de vie et d’espace, je me plaisais à les imaginer galopant puissamment, en petits troupeaux, dans la vaste savane soudanaise.

Hélas, en moins d’un demi-siècle, j’aurai vécu la disparition, irréversible, d’un paisible géant. Début octobre 2015, sur A2, on peut voir le dernier représentant mâle de cette race septentrionale des grands rhinocéros blancs. Il a 42 ans, il est vieux, il s’appelle Sudan, pays où il n’y en plus un seul et dont ce survivant ultime est originaire. Il finit ses jours au Kenya, après un passage par le zoo de Prague, qui lui a valu d’être encore vivant… Avec lui, il n’y a plus que deux femelles, Najin et sa fille Fatu, les dernières de leur race également.

On leur a coupé leurs cornes. Vision affligeante, qu’un rhinocéros africain sans cornes. D’autant que cela n’arrête pas les braconniers, les trafiquants de la pseudo-médecine traditionnelle chinoise convoitant même la racine de leurs cornes. C’est la fin d’un grand animal pacifique et qui ne craignait personne… avant que les hommes ne s’abattent sur lui.

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D’un canidé préhistorique… au chien domestique

août 21st, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #98.

Les canidés naturels, loups, renards, coyotes, chacals, sont des splendeurs de joliesse, de finesse et d’intelligence, autant que les félidés, selon d’autres lignes. On peut admirer leurs pattes élancées, leur démarche équilibrée, leur fin museau, leurs belles oreilles dressées, leurs regards intenses et intelligents, que leurs pupilles soient rondes, comme chez les plus grands (les loups), ou en fente verticale, comme chez les plus petits (les renards).

Cela, c’est sur le plan naturel. Par contre, sur le plan artificiel, les hommes n’ont pas créé grand-chose de bon à partir de ces génomes de qualité, au contraire. Celui des chiens est beaucoup plus plastique que celui des chats, et leur transformation, tant physique que mentale, depuis leurs origines non domestiques, par l’élevage et la sélection non naturelle, a débuté il y a bien plus longtemps. Les hommes ont donc largement laissé leur marque sur ce génome. Le prototype canin, à la grâce et à l’efficacité affinées sur des millions d’années d’évolution, a, en cours de route, été jeté aux orties par eux ; à sa place, les éleveurs ont fabriqué, le plus souvent, des formes monstrueuses, laides, malades.

Ce que la sélection humaine a ainsi fait, de la lignée préhistorique de canidés qui a mené aux chiens, est révoltant. Distorsions physiques et psychiques en tous genres… qui d’ailleurs continuent à être perpétrées, chez la plupart des éleveurs de races.

En particulier, la sélection, sur des millénaires, des chiens, pour en faire des êtres entièrement axés sur l’obéissance aux humains, et à la satisfaction des moindres caprices de leurs maîtres, est à l’origine d’animaux au psychisme et à l’intelligence particuliers – des génies mentalement handicapés. Ainsi voit-on les chiens déployer des trésors d’intelligence pour faire plaisir aux humains… à leur propre détriment, souvent. Car les humains abusent volontiers de la prédisposition favorable des chiens à leur égard, cela de façon indigne, voire cruelle.

Cette situation est d’autant plus odieuse que la plupart des chiens ne deviennent jamais adultes psychiquement… demeurant, toute leur vie, mentalement néoténiques. Faire du mal à un chien adulte, c’est encore faire du mal à un chiot.

Sur cette dernière réflexion, un avertissement toutefois : les chiens ne s’avèrent pas tous des chiots dans l’âme ! En effet, la sélection humaine des chiens, par l’élevage, a fait pire, éthiquement, que ce qui vient d’être évoqué. Depuis des millénaires, on a aussi sélectionné, en parallèle aux races aimables, des races hyper féroces, armes vivantes chez qui on a supprimé tout sens naturel de la peur. Au cours de leur croissance, ces monstres ne s’avèrent jamais vraiment des chiots, mais ne deviennent jamais vraiment adultes, non plus. Des animaux psychopathes, en définitive. Cette histoire-là est particulièrement sinistre.

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Le combat à mort du chat et celui des défenseurs français de Verdun

août 21st, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #97.

Si, en tant qu’espèce, les chats sont méfiants et craintifs, sur le plan individuel ils savent se montrer courageux et ne s’avèrent jamais lâches. On n’en verra pas un qui soit paralysé de terreur, même face à l’adversaire le plus écrasant. Ils se battent, avec l’énergie du désespoir, jusqu’à leur dernière extrémité, ne cessant le combat que lorsqu’ils sont anéantis. Ce n’est pas une vaine expression, que de “ se battre comme une chatte défendant ses petits  [1].

Par comparaison, les chiens et les humains, généralement, sont moins craintifs sur le plan de l’espèce, mais, sur le plan individuel, les pauvres peuvent se liquéfier, littéralement, lorsque l’adversaire ne leur laisse aucune chance. C’est le choc vagal, un phénomène neuro-végétatif violent au cours duquel la composante cholinergique, ou parasympathique, du système nerveux autonome, celle qui ordonne : “ couche-toi ! bouge plus ! ”… prend brutalement le dessus sur la composante adrénergique ou orthosympathique, celle qui ordonne : “ fuis ou combats ! ” – celle qui active la fuite à toutes jambes ou le combat le plus acharné [2].

Ce phénomène vagal se révèle donc très rare chez le chat. De fait, cette absence totale d’accablement du moment, d’effondrement physique et psychique, qui fait tout lâcher, chez les individus d’une espèce pourtant aussi craintive que le chat, fournit matière à réflexion pour le naturaliste comme pour le moraliste. Tout phénomène doit vraiment être abordé sous différents angles.

Voici un de ces angles de vision : hommes et chiens sont capables d’un courage inouï au combat ; mais pour qu’ils se battent sans faiblir, avec la détermination absolue d’un félin [3], il leur faut normalement un groupe soudé – c’est ce groupe entier qui combat alors comme un chat… plus exceptionnellement l’individu isolé.

Le groupe de soldats français ensevelis dans la boue suite à un bombardement intensif, émergeant de celle-ci pour arrêter l’offensive allemande à Verdun, représente un tel cas d’héroïsme collectif humain. Un cas remarquable, comparable à l’héroïsme individuel coutumier du chat. C’est un psychisme de chat combattant qui a ainsi défendu la France, chez un groupe de quelques dizaines d’hommes, enterrés vivants lors d’un épouvantable bombardement qui avait duré plusieurs heures. Ils se sentaient morts depuis longtemps, sous la boue… Ils s’étaient pourtant relevés, comme des diables sortis des entrailles de la terre française massacrée, lorsque l’agresseur haï s’était enfin pointé – pour un âpre et dernier combat, à la baïonnette. En donnant le temps à l’état-major français de réorganiser la défense, cette poignée d’hommes indomptables a sauvé la France.

[1] Cf. supra le texte no 43, « La chatte qui défendait ses petits ».

[2] Cf. supra les textes nos 12, 95 et 96, « Le bâillement de réveil – un cas d’évolution surprise », « Systèmes nerveux dans un organisme, développements parallèles », et « Choc vagal, avantage évolutif inattendu ». Cf. aussi « Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ? », le texte no 105 de Pensées pour une saison – Printemps.

[3] Cf. supra le texte no 7, « Le rêve, cours préparatoire de la vie féline ».

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Choc vagal, avantage évolutif inattendu

août 20th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #96.

Par des connaissances physiologiques élémentaires et une conscience vive des mécanismes de l’évolution, on peut comprendre beaucoup de choses apparemment absurdes – comprendre pourquoi, en fait, elles sont quand même là.

Une de ces bizarreries biologiques est le choc vagal, un phénomène neuro-végétatif violent au cours duquel la composante “ couche-toi ! bouge plus ! ”, ou parasympathique, du système nerveux autonome, prend brutalement le dessus sur sa composante adrénergique – celle qui, sous une décharge d’adrénaline [1], active la volonté de combat la plus déterminée… ou qui fait piquer le sprint le plus vif !

Dans le cas du choc vagal, ce n’est plus seulement “ couche-toi ! bouge plus ! ”, mais “ couche-toi ! bouge plus et fais le mort ! ”.

Le cœur ralentit brusquement, la pression artérielle s’effondre, d’un coup le corps souffre d’une faiblesse musculaire généralisée : l’organisme ressent un malaise vagal, caractérisé par une nausée insupportable, une sudation importante, fréquemment des pertes d’excréments, et en quelques secondes parfois cela peut mener jusqu’au choc vagal… et à l’évanouissement. Comment se fait-il qu’un tel mécanisme, à première vue nuisible sans rémission, à l’individu comme à l’espèce, puisse s’avérer aussi répandu dans le monde animal ? Une réflexion physiologique plus poussée, et basée sur des principes évolutifs, permet de répondre.

Premièrement, le malaise vagal, par les vomissements qu’il provoque, se révèle très utile pour contrer un empoisonnement, mésaventure qui n’est pas rare dans la nature – beaucoup de plantes, à l’instar de certaines chairs animales, ou de la viande avariée, sont très toxiques.

Deuxièmement, le choc vagal, si dangereux dans la mesure où il fait perdre toute force, voire perdre conscience, alors que le monde est peuplé d’ennemis – toujours prêts à profiter d’un moment de faiblesse – s’avère utile en cas de perte de sang importante. En effet, alors que l’on gît, presqu’évanoui, le rythme cardiaque comme la pression sanguine diminuent, faisant jaillir moins fort le sang de la blessure, et l’organisme produit de la sérotonine, qui contribue à calmer l’angoisse, mais, surtout, induit une vaso-constriction : le corps peut alors procéder à une coagulation d’urgence. Par surcroît, le flot de sang diminuant, les tissus eux-mêmes peuvent se resserrer et contribuer ainsi, mécaniquement, à endiguer l’hémorragie.

Il faut croire, vu la prévalence de ce mécanisme dans la nature, que son bénéfice général, pour la survie de l’espèce, dépasse son risque. Effectivement, en y réfléchissant bien, un animal s’avère moins souvent confronté à des situations dramatiques où il doit lutter désespérément contre des prédateurs ou des adversaires, jusqu’à sa dernière goutte de sang… qu’à des situations où il doit survivre à des empoisonnements ou à des blessures, alors qu’il n’y a pas, ou plus, d’ennemis dans son environnement immédiat. La blessure ayant été causée par un accident, ou faisant suite à un combat avec un congénère agressif que l’on a pu fuir, ou que l’on a fait fuir… ou encore ayant été causée par un prédateur auquel on vient d’échapper. On note bien que, dans ces cas d’espèce, le choc vagal survient après le combat ou la fuite… avec tous les avantages physiologiques que nous avons évoqués.

Ou alors, si l’adversaire, qui ne s’est pas révélé un prédateur, se trouve toujours sur les lieux… il ne s’intéresse plus à un concurrent sans aucune réaction, paraissant mort, ou quasiment mort !

Conclusion : grâce au choc vagal, les chances de survie s’avèrent, dans l’ensemble, réellement augmentées ; alors que dans le combat inégal, féroce et désespéré, l’échéance fatale n’en est que retardée, jusqu’à la fin du combat héroïque.

L’évolution, par le biais de la sélection naturelle, statue pour la plupart des espèces : tant pis pour l’héroïsme individuel, va pour le choc vagal !

[1] Cf. supra les textes nos 12 et 95, « Le bâillement de réveil – un cas d’évolution surprise » et « Systèmes nerveux dans un organisme, développements parallèles ». Cf. infra le texte no 97, « Le combat à mort du chat et celui des défenseurs français de Verdun ». Enfin, cf. « Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ? », le texte no 105 de Pensées pour une saison – Printemps.

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Défendre son lieu sûr

août 18th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #90.

Depuis longtemps, j’observe attentivement les chats. Un trait caractéristique de l’espèce est l’importance accordée au lieu sûr.

Pour chacun, la priorité absolue est de s’assurer, régulièrement, que celui-ci lui demeure exclusif. S’il doit y revenir en vitesse, il doit pouvoir s’attendre à ce qu’il ne soit pas investi par un autre. Il l’inspecte donc fréquemment, ainsi que son environnement, et si nécessaire prend une posture de combat face au chat ou à l’animal qui approche trop du périmètre de défense de ce lieu.

Ou alors, si celui-ci n’est plus défendable, il se met en quête d’un autre refuge. Pendant cette période de recherche le chat, animal courageux mais spontanément angoissé, devient particulièrement anxieux. L’angoisse que provoquait le souci d’avoir à défendre son lieu sûr a laissé place, pour un temps, à l’anxiété de la recherche. Le petit être n’a pas le choix toutefois, il doit persévérer, car il lui faut un nouveau lieu sûr afin de pouvoir y trouver refuge en cas de coup dur.

Quoique cela ne soit pas entièrement et toujours vrai… Dans les chatteries, dans les meilleures familles, on trouve parfois un petit félin qui a opté pour une autre stratégie : la force brute et systématique contre tous les autres chats. Il y a toujours, inscrit dans son génome, le besoin d’un lieu sûr, mais ce besoin n’est réellement ressenti qu’en présence d’animaux nettement plus grands que lui. Pour le reste, on est en présence d’une autre stratégie d’existence ; celle-ci, à l’égard des congénères, est basée sur l’agressivité à outrance : ton refuge est le mien quand je veux.

Deux stratégies bien différentes, donc : soit on investit dans son lieu sûr, soit on investit régulièrement celui des autres. Tant que le chat en question est grand, vigoureux et agressif, une stratégie de prise, par la force, du bien d’autrui, fonctionne autant que celle de défense minimale de son bien, puis de fuite le cas échéant. Mais en cas de maladie, ou de vieillesse, gare… Les autres chats, qui auront dû subir la loi d’airain du grand belliqueux, méchant et fort, le lui feront payer… car les chats ont de la mémoire et la dent longue.

Pour les humains, on peut observer les mêmes types de comportement, définir les mêmes profils psychologiques. Toutefois, l’arbre des convenances sociales cachant la forêt des interactions, on le conçoit moins bien !

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Un furieux combat pour la vie : fœtus humain contre mère enceinte

août 17th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #89.

Plutôt qu’une harmonie d’amour dans une biologie intégrée et symbiotique… une femme enceinte se révèle, bien plus souvent, le terrain d’une lutte, brutale ou sournoise, entre mère et fœtus, dans un combat pour la survie entre deux organismes se disputant des ressources limitées.

Le fœtus humain n’est pas un aimable invité attendant passivement sa nourriture : à l’instar d’un cancer, son placenta développe, de manière très envahissante, des vaisseaux sanguins qui s’enfoncent profondément dans les tissus de la paroi utérine, afin d’en extraire les éléments nutritifs nécessaires à son propre développement. Cette captation des ressources maternelles se fait bien plus activement que chez la plupart des autres mammifères placentaires. De fait, chez l’être humain, une grossesse s’avère, dans l’ensemble, une véritable épreuve de force entre l’hôtesse et l’embryon, puis le fœtus. Dans ces conditions biologiques, il n’est pas surprenant qu’une majorité des ovules fécondés soient expulsés…

Cet affrontement patent entre deux êtres, déjà distincts entre eux en termes organiques, même si, à ce stade, l’un d’eux n’est pas indépendant du tout, peut aller jusqu’à l’éclampsie – une crise convulsive hypertensive se manifestant, dans de nombreuses régions, chez plus de 5% des femmes enceintes, vers leur fin de grossesse. Le fœtus, en sécrétant ou en faisant sécréter par la mère une série de molécules hormonales, augmente alors, soudainement et dangereusement, la pression artérielle de la femme enceinte, afin de faire affluer encore plus de sang et d’éléments nutritifs dans le placenta. En l’absence d’assistance hospitalière, la mère mourra en accouchant… mais d’un bébé vivant.

Ce dernier point donne à réfléchir. Prenons du recul. D’abord, on constate avec intérêt que le système immunitaire d’une mère tolère un génome étranger à celle-ci, un véritable parasite du point de vue de l’identité biologique : après s’être introduit en elle sous la forme d’un spermatozoïde, puis après avoir capté une partie de l’ADN maternel lors de la fécondation, il se développe ensuite rapidement, fût-ce au détriment de l’hôtesse.

Un tel profil général de reproduction, à la tonalité plutôt furieuse, donne des fruits amers, certes… Sur le long terme, sur de grands nombres, des fruits néanmoins ! L’espèce Homo sapiens non seulement existe, mais s’est imposée à toute la planète. Dans le cadre de cette réflexion, cela se comprend dans la mesure où, si cette interaction conflictuelle entre la mère et le bébé qu’elle porte, peut s’avérer parfois fatale à celle-ci en fin de processus, l’accouchement meurtrier est, le plus souvent, compensé, sur le plan de la survie de l’espèce, grâce à la prise en charge du nouveau-né par la communauté. En définitive, l’organisation ultra-sociale de l’espèce humaine a biologiquement permis l’apparition évolutive d’un développement embryonnaire et fœtal très violent… encore plus meurtrier que chez la plupart des autres placentaires.

On notera la portée de cette conclusion, alors que l’on n’a même pas abordé la question des conditions de l’accouchement proprement dit… particulièrement pénible et traumatisant pour une mère humaine, ainsi que pour le bébé naissant.

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Le hasard, nécessaire à tout démiurge

août 16th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #87.

Un observateur lucide du monde vivant doit constater que, si celui-ci forme un mécanisme singulièrement complexe, parfois prodigieux, il s’avère, par ailleurs, souvent détraqué, ou étrangement mal adapté.

Aussi, n’en déplaise aux croyants, les merveilles de ce monde ne prouvent en rien l’existence d’une intelligence créatrice. Il y a le reste, qu’il faut aussi mentionner…

De plus, un mécanisme, même extrêmement sophistiqué, peut parfaitement apparaître de façon naturelle au cours du temps, par complexification spontanée du simple. C’est d’ailleurs un processus qui n’a pas plus de raisons de se faire… que de ne pas se faire. Si l’on éprouve le sentiment que ceci, ou cela, devait nécessairement se faire, c’est simplement… parce que l’on se trouve à l’intérieur du mécanisme. C’est un biais de perception.

Quant à tenter, par la pensée et le calcul, par inférences successives, de remonter le passé, pour reconstituer l’histoire de cette complexification, afin d’éventuellement découvrir “ l’acte créateur ”… il y a un moment, au cours de ce processus de reconstruction cognitive, où l’on ne peut rien déterminer de précis, chaque option possible, à chaque bifurcation en arrière du scénario évolutif, se trouvant à peu près aussi vraisemblable que l’option contraire. Ainsi, en l’absence de données paléontologiques suffisantes, l’éventail des possibles va tellement en s’élargissant, à chaque étape d’une reconstitution descendant toujours plus profondément dans les strates des éons du temps, qu’inévitablement on s’enlise, à un certain moment : on n’a plus rien sous la main, et plus rien à voir.

Cela étant, pour en revenir aux cafouillages, innombrables, du monde vivant : n’en déplaise aux athées, ils ne prouvent, en rien, l’inexistence passée, ou présente (“ Dieu est mort ”), d’un créateur, disons intelligent, de ce monde. En effet, tout créateur du monde, vu l’étendue et la durée de son action, ne pourrait qu’avoir bafouillé et cafouillé dans son œuvre… d’autant que la possibilité même de ces ratages s’avère une condition préalable à tout processus de création. Plus fondamentalement, si dieu omnipotent il y eut, et en admettant qu’il fût adroit généralement, il fallut bien qu’il créât le hasard, pour se donner une chance… d’être créatif !

Les cafouillages et le hasard n’excluent donc pas l’existence d’un ou de plusieurs démiurges, quasi omnipotents, à l’origine du temps – pour autant que cette dernière notion ait un sens. Quant à leurs intentions…

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La mémoire courte et les vastes liens à soi

août 16th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #86.

C’est assez curieux : les gens à la mémoire limitée se plaisent, néanmoins, à imaginer, partout autour d’eux, l’existence de liens dans le monde. Liens à la teneur très vague, certes… mais nombreux et extensifs. Ce monde qu’ils traitent par ailleurs comme le leur – car la plupart des liens s’établissent avec eux-mêmes. Chacun de ces deux processus mentaux est inattendu, en l’espèce, mais c’est leur conjoncture qui donne particulièrement à réfléchir. Il y a là plus qu’une coïncidence psychologique.

Celui qui a bonne mémoire peut, plus naturellement, voir les liens réels entre les choses et les événements, cela tombe sous l’entendement. Mais il se trouve, aussi, avoir une meilleure conscience des innombrables cas où il n’y avait aucun lien à déterminer, seulement des coïncidences et des ressemblances fortuites ou accidentelles… à noter dans un coin de sa mémoire, c’est tout.

Ainsi, avec une mémoire vaste et longue, on conserve à l’esprit non seulement la partie visible ou explicable de l’iceberg-monde, mais aussi sa plus grande partie, celle située sous la surface et celle des événements fortuits.

D’un autre côté, si la mémoire est plus courte – et plus floue – on imagine volontiers des liens, partout… entre toutes les choses et tous les événements. Avec soi-même au centre de cette vaste toile. Plus la mémoire est limitée, plus de tels liens sont imaginés vastes et nombreux. On voit mal les détails de l’iceberg et on n’imagine pas du tout sa partie immergée… néanmoins on se perçoit en interaction avec l’iceberg.

On n’accepte pas que la plupart des choses sont simplement inaccessibles et ne peuvent être appréhendées. On manque de mémoire, par là de perspective, pour réaliser la profondeur du chaos… ne fût-ce que celui qui bée en soi. On ne voit pas, on ne veut pas envisager le désordre et le hasard omniprésents, qui règnent sur le monde… soi-même inclus. D’une fois à l’autre, on oublie tout… et on compense en imaginant – en s’imaginant au monde.

La conception de l’univers est celle d’une trame bien faite… dont on se trouve le centre.

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Un exterminateur de beautés naturelles

août 15th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #82.

L’homme, sauf exception sociale ou individuelle, enlaidit irrémédiablement la planète qui a vu apparaître, en son sein, ce véritable cancer écologique. Les plus beaux animaux sont chassés par lui, en premier, jusqu’à extermination. Les plus aimables aussi, d’ailleurs.

Cette extermination, sélective, est le plus souvent présentée comme une expression de vertus insignes : on s’embellit le corps des plus belles dépouilles, marquant sa puissance sociale ; on décore son domicile de trophées, comme autant de signes extérieurs de force et de richesse. À l’instar d’Agamemnon, qui sacrifie sa fille Iphigénie afin que les dieux favorisent son expédition de pillage contre Troie, on tue en offrande divine ce qu’il y a de plus beau ou de plus attachant : les plus belles vierges, les plus beaux animaux. Par la même occasion, on se débarrasse des êtres considérés comme trop beaux, des plus doux, des plus agréables… car ils pourraient, par leur simple existence, amollir l’esprit guerrier, l’esprit religieux ou l’esprit utilitaire.

Les plus beaux poissons, les plus beaux oiseaux, les plus belles tortues, les plus beaux félins, les plus beaux papillons ont ainsi, systématiquement, été exterminés. Par contre, les rats, les méduses urticantes, les cafards et les punaises de lit prolifèrent grâce aux humains.

Les derniers oiseaux chanteurs et les derniers papillons, à présent rarement entendus ou entrevus, nous font rêver d’un passé enchanteur, à jamais disparu. Il en est de même des beaux scarabées et des lucioles. Les insectes et oiseaux pollinisateurs, qui contribuaient au charme d’une planète si joliment fleurie, avant que l’homme ne s’en saisisse entièrement, disparaissent ; seules subsisteront les plantes pollinisées par le vent, en général sans fleurs, ou à fleurs tristes.

Les plus majestueux, les plus grands des arbres, ont été abattus. Victimes idéales, ne pouvant ni fuir, ni se défendre.

De façon générale, les dernières espèces d’un genre donné, survivant encore à l’homme, s’avèrent les moins dotées en beaux attributs : elles sont dépourvues de cornes imposantes, dénuées d’un joli pelage ou de plumes admirables, elles sont sans couleurs chatoyantes, elles n’exposent pas de belles fleurs.

La forme vivante désormais dominante, Homo sapiens, a créé un monde gris, informe et uniforme.

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L’espérance qui tue

août 14th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #80.

Années 50 ; au nom d’une doctrine de psychologie à la mode, le comportementalisme ou behaviourisme, on procède sans hésitation à de nouvelles expériences animales cruelles, les anciennes ne suffisant pas. Des pigeons sont dressés à obtenir leur nourriture en tapotant du bout du bec une barre. On supprime la nourriture ; comme prévu, après un moment d’essais stériles, les pigeons cessent de solliciter la barre.

D’autres pigeons ont été conditionnés à un distributeur aléatoire, qui dispense ses grains au petit bonheur la chance. Après un temps, à ceux-là aussi on supprime la nourriture. Ces pigeons-là, toutefois, ne s’arrêteront jamais dans leur démarche devenue inutile. Ils continueront, sans cesse, à taper sur la barre, jusqu’à ce qu’ils s’effondrent, épuisés. Ils mourront d’inanition, ne quittant pas la barre sur laquelle ils auront jeté leurs dernières forces.

Les interprètes superficiels en déduisent quelque chose quant à l’intelligence des pigeons. Alors qu’il s’agit de tout autre chose : la difficulté, pour un organisme conscient, d’imaginer une réalité entièrement stochastique, et plus particulièrement l’extrême de distribution probabiliste le plus déplaisant de celle-ci. Ces malheureux pigeons sont ainsi en bonne compagnie avec les joueurs de loto ou de casino, ou avec ceux qui jouent à la bourse…

Tous, le pigeon, le joueur, le spéculateur, iront répétant, répétant leur démarche, jusqu’à la ruine, jusqu’à leur épuisement… Allant jusqu’à mourir auprès de leur machine dispensatrice, capricieuse et divine, ou dans le temple indifférent à leurs espoirs.

Quand les gains et les pertes ont existé dans le passé, de façon certes très aléatoire, mais suffisante, dans l’ensemble, pour que cela ait valu la peine de persister… on se rappelle qu’il y avait, des fois, où il avait fallu, pendant très longtemps, taper du bec, jusqu’à ce qu’enfin l’on reçoive un grain… Alors, il ne faut pas perdre espoir…

Par ailleurs, dans la situation actuelle de pénurie prolongée, on a peine à réaliser que l’on attend depuis beaucoup plus longtemps que jamais… De toutes façons, même si on le réalise, on se dit que certes… c’est plus long que d’habitude, mais forcément cela reviendra – il faut espérer !

Spes, ultima dea. Espérance, ultime déesse…

Ainsi, la mémoire, lointaine, de quelques grains, reçus au hasard, suffit-elle à assurer qu’un mécanisme de vie courant, fondé sur l’espoir, se transforme en activité de mort programmée.

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Appréciation des risques majeurs et des faibles probabilités – de l’individu à l’espèce

août 12th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #77.

Les êtres humains, pour la plupart, le plus souvent, tendent à n’accorder qu’une attention flottante aux risques à faible probabilité, même lorsque ces derniers sont en rapport potentiel avec des événements dévastateurs.

Ces risque-tout (qui n’ont pas conscience de l’être !) prennent distraitement le volant… alors qu’ils se retrouvent ainsi aux commandes d’un véhicule de mort, ou pire. Ils vivent tranquillement au pied d’un volcan ou sur une faille sismique, au pied d’un barrage ou dans une zone de stockage d’hydrocarbures. Ils ne prennent pas des précautions élémentaires d’hygiène, qui pourtant éloigneraient d’eux la grande faucheuse. Ils laissent des entremetteurs inconnus gérer l’ensemble de leurs actifs financiers, achetant, comme dans un état second, des produits qu’on leur présente benoîtement, ne gardant pas à l’esprit les risques d’effondrement de la valeur vénale… Ils font de leur “ smartphone ” et de leurs objets “ connectés ” des cahiers d’adresse détaillés et des porte-documents fournis, qu’ils laissent en évidence, devant leur porte d’entrée, somme toute…

C’est à l’avenant.

En cela, ils ressemblent à ces antilopes qui broutent tranquillement, le jour, non loin d’une troupe de lions faisant la sieste, au lieu de faire du chemin pour s’en éloigner – que sont donc un peu moins d’herbe et de la fatigue supplémentaire, même sous un soleil cuisant, comparées à la mise à mort, hautement possible, dans quelques heures ? Mais non ; elles restent. Elles auront peur la nuit, très peur, de la même façon que les humains tremblent lors de la secousse sismique, gémissant : “ Mais que suis-je donc venu faire là ? Misère ! J’aurais dû… ”. Trop tard.

Ce comportement imprévoyant s’avère, de la sorte, aussi courant dans le monde animal que dans le monde humain. Dans l’ordre de survie d’une espèce animale, il apparaît ainsi que le produit multiplicatif d’une faible probabilité, fois un résultat nuisible, même à l’extrême, pour un individu, n’a pas assez d’incidence, en termes évolutifs, pour que soit génétiquement programmé, dans l’espèce, un comportement de prise en compte du risque ultime. Car tout cela a peu d’importance dans l’ordre général des choses… En effet, seuls quelques individus, ou de petits groupes, paient le prix fort de l’imprévoyance… de temps en temps. Pour le reste, le troupeau survit et continue son errance. Se reproduisant quand même, entre deux tragédies individuelles. Sous le ciel indifférent.

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Là ! Là ! Tu vois bien qu’il joue !

août 10th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #75.

Petit, j’avais été frappé par l’attitude d’un héros de BD comique, Modeste, à qui Pompon présentait son chaton, Toutenpoil [1]. Modeste s’en approchait brusquement, la main tendue pour le caresser, mais le chaton, apeuré, sautait hors des bras de Pompon et allait se cacher derrière un arbre. Modeste tentait alors de l’attirer à lui en jouant de ses doigts, puis en tendant une brindille qu’il agitait vers le chaton. Celui-ci observait avec circonspection…

Pompon expliquait : « Tu lui fais peur, voilà ! » Rien n’y faisait, Modeste n’écoutait pas et, dépité, tournait le dos au chaton en décrétant : « Ce chat est insignifiant, il ne joue pas. » Il s’en allait en traînant derrière lui la chambre à air qu’il réparait… Alors, hop hop hop ! Toutenpoil approchait en quelques bonds et s’accrochait de toutes ses griffes à celle-ci ! Et Pompon, triomphante : «  ! Là ! Tu vois bien qu’il joue ! »

Ce court récit, délicieusement dessiné par ce génie du graphisme qu’était Franquin [1924-1997], m’avait particulièrement interpellé. Car j’avais remarqué que les enfants, et même les adultes, ne prenaient que rarement la peine d’interagir d’une façon adéquate avec un animal : c’était à ce dernier d’assumer l’entièreté de l’effort de communication. En définitive, c’était à l’animal de faire preuve de l’intelligence nécessaire pour tout échange avec l’espèce bipède (que j’apprendrai, plus tard, s’appeler Homo sapiens – « homme sage »).

Il fallait que l’animal comprenne les désirs et les attentes des humains, et s’y adapte… S’il le fallait, qu’il y soit génétiquement préadapté, par la sélection en élevage.

Pour ma part, j’ai eu la chance de pouvoir partager, un temps, la vie de neuf petits félins : Aswad, Sacha, Micha, Champi, Lucie, Schahpour, Chatoune, Chamane et Gribouille. Neuf admirables compagnons de vie, très différents l’un de l’autre [2]. Avec chacun j’ai eu des échanges d’une grande intensité, parce que je me donnais la peine de les regarder, de parler leur langage, et d’interagir avec eux selon leurs façons félines, subtiles et profondes. Toujours très claires, en définitive, comme le fondateur de l’éthologie, Konrad Lorenz [1903-1989], l’avait si bien noté [3].

Franquin aussi, d’ailleurs : «  ! Là ! Tu vois bien qu’il joue ! »

[1] Planche no 20, publiée dans l’hebdomadaire Tintin en 1955, de la série Modeste et Pompon.

[2] Cf. supra le texte no 70, « L’étonnante variété des types psychiques félins ».

[3] Cf. supra le texte no 34, « Le chat, incompris et calomnié ».

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Sociétés humaines : l’intestin comme modèle efficace

août 10th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #73.

Intestin humain. Biome complexe. Comprenant beaucoup plus de bonnes petites et braves bactéries, mutualistes, que le corps entier ne contient de cellules eucaryotes dotées d’un génome humain (pour le comprendre, il faut réaliser que les bactéries sont nettement plus petites). Elles broutent le mucus intestinal, sans cesse reconstitué et fertilisé de bols alimentaires en transit régulier, et partagent, avec leur hôte humain, l’indispensable produit de leur digestion. Un hôte qui mourrait sans leur travail. D’aimables petites bactéries qui, par ailleurs, en empêchent d’autres, nuisibles voire dangereuses, d’envahir l’intestin.

Il y a aussi des parasites très déplaisants, qui n’apportent généralement rien de bon. Toutefois, souvent, ces parasites se trouvent en équilibre antagoniste entre eux. Il est donc préférable, si l’on n’a pas de raison impérative à le faire, de s’abstenir de toucher à cet équilibre : sans le parasite A, le parasite B tuerait l’hôte humain… et sans la présence de B, l’hôte mourrait du parasite A. Par exemple, les Giardia, protozoaires flagellés mono-cellulaires, et les vers helminthes parasites, s’empêchent mutuellement d’occuper tout le terrain intestinal. Pour l’organisme hôte, il vaut mieux héberger en même temps ces deux types de parasites, que l’un d’eux seulement.

C’est une notion que le bon jardinier, habile dans son usage complémentaire des dites “ mauvaises herbes ”, comprend sans peine.

Ou qu’un policier saisira bien : il vaut mieux deux gangs en compétition, sur lesquels on garde l’œil vigilant, qu’un seul en position d’imposer sa loi à la société.

Par ailleurs, il vaut mieux que le système immunitaire soit toujours un peu occupé à surveiller des parasites divers, et à les combattre en tâche de fond… Sinon, s’il n’a plus affaire à des mauvais éléments, bonjour les allergies amplifiées et autres maladies auto-immunes. S’il n’y avait plus de criminels pour les occuper, et en l’absence d’un allègement subséquent de leurs effectifs (un allègement toujours délicat à effectuer), les policiers et les juges s’intéresseraient aux honnêtes gens. Comme si les politiciens et les marketeurs ne suffisaient pas…

C’est vraiment tout un biotope, l’intestin, fondé sur l’auto-organisation et les équilibres multiples dynamiques, ainsi que sur une interaction très fluide entre prédateurs et proies, dans un écosystème ouvert.

Quant aux sociétés humaines… Des millénaires d’expériences sociales multiples mènent, immanquablement, à la même conclusion : une société humaine ne peut bien fonctionner, efficacement et dans le long terme, que sur le modèle de l’intestin. C’est comme ça. Elle ne peut être dirigée dans le détail par un opérateur individuel omnipotent et tout-puissant, aussi avisé qu’il soit, ni par une administration, aussi attachée qu’elle soit à la Loi, ni par UN algorithme, aussi complexe que l’on veut… ni même par une combinaison ad hoc de ces trois. Les approches de contrôle économique et social rapproché fonctionnent mal : elles s’avèrent trop coûteuses en ressources primaires, elles sont génératrices d’externalités économiques et sociales sans cesse renouvelées, elles sont trop instables en définitive.

Par conséquent, il vaut mieux adopter une organisation qui n’a pas besoin de chef sage, ni de lois étendues, ni de mécanismes sophistiqués. En s’inspirant de l’intestin, comme modèle de fonctionnement. Beaucoup de libéralisme économique donc… toutefois avec les externalités réellement prises en compte dans les coûts (différemment, en cela, des modèles pseudo-libéraux promus par les ploutocrates, ou “ Grands Mangeurs ”, comme disent les Haïtiens) – et quelques lois simples mais intransigeantes. Telle est la recette du succès évolutif et social.

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Moitié-forte, le currawong courageux

août 4th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #50.

2015.08.25 – Les currawongs sont de très grands oiseaux autralasiens du genre Strepera, qui ne sont pas des corvidés allongés et au long bec, mais des passereaux artamidés aux yeux d’un beau jaune vif ; ils poussent des appels très étranges, à l’origine de leur nom vernaculaire et de leur nom de genre. Ils ont une façon inimitable de se laisser tomber de branche en branche, et de se déplacer au sol sans discrétion aucune, de par leur taille et leur démarche gauche. Ce sont de grands sauvages, à l’intelligence sous-estimée à cause de leur timidité.

Un jour sur le deck de notre maison construite sur pilotis, soit sur la plate-forme de la vérandah, je remisais avant le soir les graines pour oiseaux, celles-ci n’étant pas destinées aux rats, sortant la nuit. Un currawong, de loin, observait, régulièrement, la scène. Pacifique comme tous les siens, il n’avait jamais dérangé les petits oiseaux se nourrissant. L’une de ces graines tombe entre deux lattes. Ni une, ni deux : il s’envole et se précipite droit sous la maison à la recherche de celle-ci. Il n’avait pas eu la possibilité de la voir passer à travers le plancher du deck, car la partie inférieure de la maison était cachée par un treillis de bois. Il avait inféré, avec une sagacité immédiate…

Outre leur intelligence de grands modestes, il convient de signaler que, lorsqu’il le faut, comme la plupart des oiseaux, les currawongs savent se montrer courageux. J’ai vu un couple de parents chasser, avec détermination, un très gros chien qui s’approchait trop près de leur petit. Par ailleurs, ils sont coriaces : j’en ai vu survivre à de longues sécheresses et à des tempêtes terrifiantes.

J’ai aussi eu l’occasion d’assister, pendant des semaines, au combat silencieux de l’un d’eux, contre une paralysie progressive de la moitié droite de son corps. J’étais plein d’admiration de le voir réussir à voler, en un vol bancal, mais vol quand même. Réussissant efficacement à se nourrir par lui-même. Trop farouche pour se laisser approcher, comme tous ses congénères. Ces derniers le laissaient en paix, à la différence de ceux de « Sur-une-patte », la magpie handicapée…

Je l’appelais « Moitié-forte ». Rien qu’à l’ouïe, je pouvais déterminer sa présence, car il avait une façon bien à lui de sautiller dans l’herbe et dans les feuilles au sol. Avec son bec de longueur intermédiaire, je n’arrivais pas à déterminer son sexe.

Un jour, au petit matin, je l’ai retrouvé mort ; pas de blessure sur lui, c’était peut-être la maladie, responsable de sa paralysie, qui l’avait tué. Même tout tordu dans sa dernière convulsion, il restait beau. Si élancé, si élégant dans son éclatant plumage noir et blanc.

Je réalisai alors combien il avait été vital, pour le déraciné que j’ai toujours été, qu’une longue partie de mon existence se fasse au contact étroit de la nature profonde. Ces dix-sept années passées dans le bush australien m’avaient donné une précieuse expérience. J’ai beaucoup appris de la vie, et sur elle, grâce à ce contact.

Maintenant, je tourne la page du grand livre de la vie, littéralement – et je crois avoir suffisamment connu, évolué et mûri pour écrire un peu, en particulier sur les êtres que j’ai eu la chance de pouvoir aimer et admirer.

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Le chat, incompris et calomnié

juillet 29th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #34.

Au cours de nombreux millénaires d’élevage, peut-être une trentaine de ceux-ci, on a transformé les gènes du psychisme de certains canidés pour en faire des chiens ; des animaux presqu’aussi intelligents que les loups, mais entièrement axés sur l’obéissance à tout ce qui présente forme humaine, et à la satisfaction des moindres caprices de leurs maîtres.

La domestication de certains chats est plus récente, moins d’une dizaine de millénaires. Bien qu’adoucis, en quelque sorte, par leur semi-domestication, ils ont conservé leur quant-à-soi ; sans doute parce que la soumission à l’autorité n’est pas inscrite dans les gènes des petits félidés, à la différence des plus grands canidés, qui s’avèrent des animaux éminemment sociaux.

Le chat, foncièrement indépendant, est farouche, mais également gracieux, au mental comme au physique. Pour comprendre le petit félin, il faut, soi-même, se montrer capable de grand calme, et s’avérer hautement respectueux de la vie, de ses formes… Être en mesure d’apprécier, sous toutes ses facettes, un chef-d’œuvre de l’évolution. Une beauté naturelle, qui se révèle particulièrement sensible et nerveuse, mais à qui l’évolution naturelle, sur des millions d’années, a su enseigner des vertus admirables de maîtrise de soi.

Un animal puissamment sauvage donc, pourtant capable d’offrir le plus charmant des compagnons domestiques. Étonnante combinaison… à la source d’une incompréhension majeure de la part de beaucoup d’humains.

En effet, il apparaît que, de par ses qualités mêmes, le chat soit un des animaux les plus calomniés. J’ai moi-même rencontré un nombre invraisemblable de personnes déclarant, sur un ton sans appel, qu’on ne peut avoir aucun contact valorisant avec un chat… alors que le chien, par contre !… Les chats sont trop individualistes, voyez-vous, et puis… ils sont faux ! Des hypocrites, voilà !

Ce que l’on ne peut comprendre facilement, ou interpréter facilement, s’avérant, par définition, suspect, donc mauvais…

Le grand-père de l’éthologie, Konrad Lorenz [1903-1989], avait fermement réagi contre l’accusation de fausseté, éminemment ridicule, néanmoins souvent portée sur ces animaux : « Je ne vois rien, dans le comportement spécifique des chats, qui offre la moindre prise à cette notion de fausseté. Il y a peu d’animaux sur le visage desquels un observateur averti puisse lire si clairement l’humeur du moment et prévoir quelle conduite – amicale ou hostile – va suivre. » (in So kam der Mensch auf den Hund, 1950 ; tr. fr. 1970 : Tous les chiens, tous les chats).

Pour ma part, des décennies d’interaction avec des chats, de tempéraments très différents les uns des autres, me permettent de corroborer, entièrement, l’appréciation avisée du grand éthologue.

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Douâ, le génie sur la branche

juillet 28th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #31.

Soudain, un individu à part, sorti d’on ne sait où, se met à pratiquer, tout seul, son génie autodidacte.

Sur la vérandah de notre maison de Kangaroo Island, par un temps idéal, nous lisons avec bonheur, la mer sous les yeux. Tout à coup nous entendons des trilles gracieuses, des sifflements mélodieux, des roucoulements charmants, déclinés sans la moindre hésitation. Étonnés, nous découvrons, perché sur la plus haute branche d’un eucalyptus proche, un magpie mâle, plutôt jeune, encore plus doué pour la musique que ses congénères, tous flûtistes et chanteurs, des grands passereaux artamidés au superbe plumage blanc et noir.

Il resta longtemps à chanter ainsi, pour nul autres auditeurs que moi-même et mon épouse, aucune autre magpie n’étant là pour l’entendre. Par la suite, pendant des mois, nous le retrouvions de temps en temps, toujours dans le même coin. Pour pratiquer ses exercices vocaux, il s’installait à chaque fois sur la même branche haute, nous ne l’avons jamais entendu chanter ailleurs ; et jamais il ne chantait ainsi en présence d’une autre magpie. L’hiver passe, nous ne le revoyons plus. Ô génie solitaire et pudique… Personne ne pourra, ne saura, ne voudra apprendre de toi.

Quelques mois plus tard, il est de retour, le génie musical ! Durant son absence, il a dû observer et écouter attentivement, car voilà-t-il pas que, soudain, j’entends le miaulement bref, discret et cristallin, de Chatoune… mais venant du ciel !

Je suis stupéfait : c’est bien lui ! De retour sur sa branche favorite ! Un petit dialogue s’installe alors entre nous ; il a encore considérablement enrichi son répertoire, non seulement sait-il imiter notre chatte, mais il peut, en plus, jouer les trilles d’un merle, maintenant !

Il s’arrête, je laisse passer un temps bref afin de m’assurer que c’est bien à mon tour, que ce n’est pas une simple pause de sa part… Je me mets alors à siffler et chantonner, quelque chose de concis et de clair mélodiquement. Il écoute attentivement, la tête un peu penchée de côté… puis reprend à sa manière !

Je ressens autant de bonheur que lorsque je jouais, en duo de clarinettes, avec Iovita, mon cher professeur roumain de musique. En hommage à ces deux musiciens sensibles, j’appelle ce magpie doué : Douâ. Deux, en roumain.

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Ailes et plumes des origines

juillet 25th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #20.

La vie et l’évolution de ses formes constitue une des disciplines d’étude parmi les plus étonnantes. Son objet d’investigation se montre souvent déroutant.

Pour comprendre la vie et toutes ses formes anciennes révélées par la paléontologie, on doit imaginer qu’un organe peut avoir eu une fonction différente par le passé. Il faut ensuite concevoir mentalement, mais d’une façon très concrète, les mécanismes d’ontologie évolutive (on nomme ontologie la partie de la philosophie traitant de l’être, en grec ôn, ontos) : qu’était-ce exactement que ceci, quel pouvait être son lien avec cela, comment la transition s’est-elle faite, exactement…

Ce faisant, on doit conserver à l’esprit la prévalence d’un processus biologique fondamental : dans la nature, un tissu, un organe, un caractère quelconque, qui se sont avérés utiles à une certaine fonction, souvent se retrouvent, progressivement, utilisés, en plus, à une deuxième fonction, annexe d’abord, puis principale, voire exclusive. Dans ce cas, les mécanismes évolutifs modifient, éventuellement, l’organe ou les tissus sous-jacents, par bricolages successifs [1]… les essais ratés ne faisant pas long sous le feu de la sélection naturelle. L’organe crée la fonction, mais la fonction crée l’organe, aussi – c’est un mécanisme rétroactif.

S’il ne reste plus beaucoup de traces ou de reliquats de la fonction primitive, on conçoit qu’il se crée un mystère, au bout du compte… On peut avoir l’impression que des capacités toutes formées sont apparues d’un coup – ce qui, généralement, est loin d’être le cas…

Ainsi, pour un insecte, ses ailes, initialement, lui permettaient (et lui permettent toujours) de trotter sur l’eau, grâce à leur portance. Ensuite seulement lui ont-elles permis de voler, par surcroît.

Quant aux plumes des oiseaux, dans leur aspect présent, elles ne sont pas apparues soudain, ex nihilo : avant de faciliter le vol, elles étaient beaucoup plus simples et contribuaient, d’abord, à conserver la chaleur du corps. Elles étaient duvet, plutôt que plumes proprement dites. Par ailleurs, elles permettaient d’améliorer, esthétiquement, la parade nuptiale, ou pouvaient être gonflées afin de paraître plus gros au regard d’un concurrent, ou d’un ennemi. Plus tard, des pattes avant emplumées se sont avérées pratiques pour chasser des papillons, comme au filet… mais également, suite à une chute intempestive, pour planer sans dégâts jusqu’au sol.

On le comprend, les plumes adaptées au vol actif, dont les fantastiques rémiges (les plus grandes plumes des ailes), ne se sont développées que tardivement dans l’évolution des oiseaux. Pour tout ce processus, inscrit dans la très longue durée, il faut avoir à l’esprit plus d’un million… de siècles.

[1] Cf. infra le texte no 95, « Systèmes nerveux dans un organisme, développements parallèles ». Cf. aussi « Le réveil de formes trop anciennes » ainsi que « Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ? », textes nos 104 et 105 de Pensées pour une saison – Printemps.

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Le bâillement de réveil – un cas d’évolution surprise

juillet 21st, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #12.

Le réveil en surprise est toujours un moment délicat… On n’a pas vu venir, on est tout ensommeillé… Un intense bâillement, bouche grande ouverte, permet alors de montrer les crocs avant même toute prise de conscience du degré et de la nature du danger éventuel… faisant par là hésiter tout agresseur potentiel. Le temps, pour l’éveillé, que sa profonde prise d’oxygène, suite à l’expulsion forcée du gaz carbonique et de la vapeur d’eau stagnant au fond des poumons, stimule tout son corps… en particulier les systèmes nerveux adrénergiques. Un grand flux d’adrénaline, pour la fuite éperdue ou le combat d’instinct, si nécessaire [1].

La contraction, vigoureuse, du système masticateur, envoie également un signal nerveux puissant à la formation réticulaire du tronc cérébral, à l’interface des systèmes autonome, moteur et sensitif, accélérant par là le retour à la vigilance. Ensuite seulement, éventuellement, le cerveau sera-t-il sollicité dans ses capacités de traitement cognitif : ami, ennemi, neutre, rien du tout ?…

On discerne ainsi une double utilité à ce curieux phénomène du grand bâillement de réveil : démonstration de férocité (display), à tout hasard, et dynamisation physiologique d’urgence, dans tous les cas. L’animal qui procède ainsi automatiquement, systématiquement, a des chances de vivre un peu plus, de se reproduire un peu plus… D’un point de vue évolutif, un tel comportement ne pouvait donc que s’imposer, génétiquement.

On voit par là comment un réflexe de display automatique, à première vue bien étrange, s’est retrouvé, chez beaucoup de mammifères, évolutivement sélectionné au cours du temps… car il offre un petit avantage de survie aux organismes qui le pratiquent.

[1] Cf. infra les textes nos 95, 96 et 97 : « Systèmes nerveux dans un organisme, développements parallèles », « Choc vagal, avantage évolutif inattendu », enfin « Le combat à mort du chat et celui des défenseurs français de Verdun ». Cf. aussi « Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ? », le texte no 105 de Pensées pour une saison – Printemps.

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Système vivant n’est pas machine

juillet 21st, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #11.

Descartes [1596-1650] était fier d’avoir imaginé l’animal comme une machine ; l’homme, toutefois, subsistant, dans son esprit de philosophe idéalisant des catégories néo-platoniciennes, comme une âme incorporée [1].

L’auteur était intelligent et rédigeait bien, mais ne connaissait ni les âmes, ni les machines, ni les animaux… Nonobstant, son analogie satisfit pleinement les chrétiens en mal de renouvellement doctrinal, ainsi que les vivisecteurs de tous genres qui s’empressèrent de saisir un blanc-seing leur permettant de pratiquer… l’âme tranquille.

Quelques siècles plus tard, ils demeurent nombreux, ceux qui pensent : “ Moi, j’ai une âme ”… pour ensuite traiter les animaux comme des machines. Sauf, peut-être, leur favori (le “ pet animal ” des anglo-saxons), qui, lui, est différent…

L’attachement mental à la notion d’âme répond à des besoins psychiques très primitifs. À première vue, l’analogie cartésienne, entre machine et être vivant, peut sembler plus raisonnable, par sa formulation d’allure plus moderne. Pourtant, il devrait sauter à l’œil, même du plus myope, que c’est encore un non-sens.

Un organe, un organisme, doivent fonctionner, activement, une bonne moitié de leur temps, rien que pour conserver leur intégrité et rester opérationnels. Ce faisant, ils ne s’usent pas, au contraire ils se maintiennent, voire se développent. Le cœur doit travailler sans cesse… pour ne pas se scléroser à ne rien faire ! Tandis qu’une machine, si l’on procède de même avec elle, on ne fait que l’user : certes, elle doit être utilisée un peu, régulièrement, afin de la faire mieux durer, mais, généralement, pas plus de la moitié du temps !

Cette simple observation de bon sens s’avère profonde, car elle permet de pressentir une des différences fondamentales entre une machine et un système vivant : outre sa plasticité structurelle, absente de la machine, une caractéristique essentielle du second est qu’il se nourrit en métabolisant, ce qui lui permet de générer l’énergie biochimique nécessaire à son fonctionnement, mais aussi de renouveler, sans cesse, les molécules de ses cellules biologiques. Ce n’est pas le cas de la machine : l’essence ou l’électricité qu’on lui fournit ne sont que des sources d’énergie, elles ne se trouvent pas intégrées dans sa matière même.

[1] Cf. « Dérive antipodale des mots : cartésien », texte no 111 de Pensées pour une saison – Printemps.

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La fourmi qui devint deux

juillet 18th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #02.

Depuis un long moment (que je ne peux déterminer plus précisément, ne portant pas de montre), j’observe une petite fourmi transportant, à bout de bras, une graine trois fois plus grosse qu’elle. Chaque caillou s’avère une colline à franchir, chaque brin d’herbe couché un arbre tombé, à surmonter. Vainquant toutefois obstacle sur obstacle, avec une détermination farouche, elle avance avec son trésor, porté haut de ses deux pattes avant. Cela zigzague beaucoup mais, en gros, elle a bien parcouru de la sorte quatre bons mètres mesurés en ligne droite !

Puis d’un coup elle pose son fardeau, elle commence plutôt à tirer, à pousser. Elle fatigue… De cette manière, c’est beaucoup plus difficile pour elle… la moindre feuille mouillée s’avère un terrain pénible, sa ligne de parcours se fait de plus en plus chaotique. Soudain, elle laisse tomber et s’en va ! Droit devant elle.

Je me sens bien là où je suis, assis sur ma pierre… Je reste ainsi, à méditer sur cet admirable effort. Tant de peine… tout cela en vain.

Après un bon moment passé ainsi, agréablement, mon œil perçoit une scène… qui me foudroie sur place. Venant de la direction qu’avait prise la fourmi ayant dû renoncer, je vois arriver deux fourmis, ne semblant nullement hésiter sur leur piste. Elles parviennent à la grosse graine, et hop ! elles remettent ça, à deux. Je les vois repartir ainsi, vers la direction initiale, poursuivant sans relâche leur tâche, poussant, tirant. De cette façon, elles transportent sur quelques mètres de plus leur précieux butin, puis leur chemin les fait passer sous de grands épineux, et je dois renoncer à les suivre plus avant.

Deux fourmis… Et si l’une des deux était celle qui avait semblé renoncer, pour, en fait, aller chercher une collègue ?

Émerveillé par cette perspective, je reprends ainsi le fil de ma méditation… et soudain je réalise : quand la fourmi avait abandonné sa besogne démesurée, n’avais-je pas été pris d’un hochement de tête malheureux – n’avais-je pas pensé : courageuse et travailleuse, mais bien peu raisonnable, en définitive, la petite bête… Elle s’était astreinte à une tâche impossible. Comme souvent moi-même, quoi.

J’aurais pu continuer sur cette première pensée, grave mais quelque peu triviale. Par hasard toutefois (aussi par sentiment de bien-être, sous le petit soleil agréable !), j’étais resté assez longuement sur place… alors que rien ne se passait, apparemment. Et là, par chance, j’avais eu l’occasion de voir plus loin, plus profond, par delà les limites usuelles de mon propre temps et de mon propre espace. Et celles de mon espèce.

En tant qu’observateur de hasard, je m’interroge. Combien de fois des animaux, en tant qu’individus, voire des humains appartenant à des sociétés primitives, n’ont-ils pas été ainsi sous-estimés, à cause d’un décalage entre leur temps d’accomplissement d’une besogne, et celui imparti à l’observation qu’on en menait ? Pourtant, si l’observateur ne gère pas son propre espace-temps à l’instar de celui des êtres qui s’activent sous son regard, comment pourrait-il saisir, pleinement, le déroulement d’une action de ces individus ou de ces organismes ?

Je frémis : qu’en est-il des plantes et des champignons ? Comment notre aptitude normale d’attention et d’appréciation des choses pourrait-elle permettre de percevoir, de concevoir les capacités de réalisation de leurs organismes individuels ? De leurs processus actifs dans le long terme… Sous mes pieds, le mycélium d’un agaromycète Armillaria luteobubalina, âgé de plusieurs siècles, s’étend sur des kilomètres carrés…

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