Category Archives: isolement et solitude
Le poids de la mémoire, la concentration mentale et le glissement de la perception du temps
octobre 6th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #107.
Petit enfant au Soudan, j’étais conscient de la faiblesse de mon esprit et de mes connaissances. Pour me former, pour grandir, je m’exerçais, déjà, à des exercices mentaux de toutes sortes.
Examiner attentivement les mots dans le Petit Larousse illustré que nous avions dans notre maison de Khartoum, surtout les planches graphiques, qui me fascinaient par leur diversité de thèmes. M’exercer à les mémoriser. Réviser les livres scolaires envoyés par cette extraordinaire institution qu’était le CNTE (nom, à l’époque, du Centre national d’enseignement à distance). Me concentrer sur un arbre, sur un personnage, sur un paysage, que je m’efforçais de garder à l’esprit dans leur apparence, parfois que je tentais de dessiner ou de peindre, selon les instructions de cette autre admirable institution française, l’école de dessin (par correspondance !) A.B.C. de Paris. Comme je me sentais ignorant, petit, faible et maladroit ! Et combien l’étais-je. Je m’appliquais néanmoins, patiemment, obstinément.
À l’époque, lorsque je tentais de penser consciemment à telle ou telle chose, il n’y avait pas trop de stimuli mentaux pour me gêner dans mon effort d’attention… juste une grande maladresse cognitive et intellectuelle de ma part. Dont j’avais honte.
Parfois, je me retrouvais à devoir passer du temps dans des situations où il me semblait qu’il n’y avait rien à apprendre… par exemple lors d’une fête de birthday d’un des enfants des communautés anglaise ou américaine de la capitale soudanaise. À chacune de ces invitations, j’étais catastrophé d’avance. Ensuite, c’étaient des heures de purgatoire… au cours desquelles les heures s’écoulaient avec une lenteur accablante. Je regardais mille fois l’aiguille des secondes, je comptais… 60. Une minute seulement s’était écoulée ! Le temps me semblait un liquide épais et poisseux, dont je ne pouvais pas me désengluer.
Alors je me réfugiais, même au cours des jeux à participation obligatoire, dans mes exercices mentaux… forcément, les enfants et adultes autour de moi me jugeaient “ dumb ” – stupide. On pourrait croire que cela m’affectait, mais non, venant de la part de ces gens, je n’en avais cure.
À l’âge de 12 ans, alors que ma famille s’était définitivement fixée à Genève, je me retrouvais, pour mes six dernières années de scolarité, emprisonné dans une école. À temps partiel (car à la différence d’autres malheureux je n’étais pas “ un interne ”), mais quand même pour la plus grande partie de mon temps vécu à l’état d’éveil. Six années interminables. Les deux premières, je les passai uniquement à survivre, mentalement et physiquement, dans un environnement humain qui m’était hostile, parfois violemment.
Les deux années suivantes, j’appris à développer une attention triptyque : une partie sur le cours, une partie sur les autres élèves, une partie pour mes pensées propres. Je remarquai alors un phénomène frappant : le temps en classe s’écoulait un peu moins lentement que lors de ma petite enfance. Je mettais cela sur le compte de la capacité que j’avais développée pour une attention plus que duale. Je n’avais pas tort, mais cela ne s’avérait pas toute l’affaire…
Jeune adulte et étudiant universitaire, enfin plus libre de mon temps, je constatai, clairement et indubitablement, que le temps s’écoulait un peu moins lentement que dans ma petite enfance.
Toutefois… Je n’étais plus convaincu, alors, que ce fût un avantage…
Par ailleurs, en parallèle, je relevais, navré, que l’effort d’attention intellectuelle que je devais prodiguer à mes études ne diminuait pas avec les années, malgré mon expérience croissante. Je ne comprenais pas pourquoi, à l’époque.
Avec le recul, je réalise que, jeune adulte, je me retrouvais avec un legs croissant de souvenirs, conscients ou non, et une mémoire qui s’alourdissait rapidement. Petit à petit, cette mémoire grandissante s’avérait envahissante au point d’en devenir handicapante, intellectuellement mais aussi psychiquement. J’avais de plus en plus de peine à me concentrer sans que l’un ou l’autre souvenir m’interpelle, de façon urgente et pressante – parfois ce n’était qu’une réminiscence… qui se révélait, à cause de son flou, encore plus envahissante qu’un souvenir !
En outre, à mesure que la mémoire, consciente ou inconsciente, se stratifiait… le temps s’écoulait de plus en plus vite. À partir de l’âge de trente-six ans, c’était net : il commençait à me filer entre les doigts.
J’optais alors pour une hypothèse, une loi de quasi proportionnalité entre le poids mnésique et la perception de l’écoulement du temps : chez un adulte de trente-six ans, le temps s’écoulerait environ six fois plus vite que chez un enfant de six ans. Aussi ces périodes de vide mental, où le temps semble se dérouler trop lentement, s’avèrent-elles de moins en moins fréquentes avec l’âge. L’ennui épais, perçu comme un écoulement temporel visqueux, est un sentiment fréquent chez l’enfant, alors qu’il s’avère pratiquement absent chez le vieillard… pour qui le temps semble plutôt fuir devant lui comme un vent léger mais constant.
Ces deux réalités psychologiques me semblaient inexorables et inéluctables dans leur déroulement.
Par un concours de circonstances, je me mis en devoir de découvrir, puis de pratiquer les vertus de la méditation bouddhiste. Il importait non seulement de calmer l’esprit, mais de rendre la mémoire moins envahissante, plus sélective. Pendant quelques années d’apprentissage laborieux, je m’employais ainsi à calmer un esprit plus sagace, certes, que dans son enfance, mais devenu suractif, par trop à gauche et à droite, et par trop chargé en mémoires et souvenirs. C’est le cetta vivace voire agité qui, comme l’enseignent les bouddhistes, gêne l’attention (sati), freine la concentration (samâdhi) et empêche l’état d’éveil (bodhi).
Péniblement, je finis par atteindre mon objectif général de méditation. Même si, le temps passant, les souvenirs continuaient à croître en nombre… j’avais du moins freiné leur croissance affolante en poids psychique.
Depuis, le temps continue de s’écouler très rapidement, mais l’accélération de son écoulement a diminué au point de cesser. Ainsi, ce phénomène propre à l’âge ne s’avère-t-il plus angoissant, mais accepté, presque tranquillement. Parallèlement à un acquiescement graduel à l’ordre des choses, si ma capacité d’attention pure continue gentiment de décliner… et si l’état d’éveil bouddhique s’éloigne à mesure que je crois m’en approcher – ma capacité de concentration mentale poursuit-elle lentement son progrès.
En particulier, ma capacité de lire ou d’entendre correctement tous les mots d’une phrase, puis de m’en souvenir dans leur agencement exact à la première lecture ou écoute, décline depuis l’âge de vingt-cinq ans ; en revanche, ma capacité à me concentrer sur l’ensemble de ces mots et sur leur contexte, à les agencer mentalement et à les garder à l’esprit rassemblés entre eux, sans me laisser distraire, continue de s’améliorer.
Il y a un peu plus de deux décennies, je ne rêvais même pas d’une telle évolution.
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La frontière des choses et le canevas de la grammaire française
octobre 1st, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #103.
Il est des jours qui marquent à vie. Certains se révèlent particulièrement difficiles à évoquer, et à cause de la profondeur de leur empreinte, difficiles à décrire. Ils se firent chaotiquement dans l’esprit, et dans une pauvre lumière.
J’en ai connu plusieurs ; au cours de l’un d’entre eux, je réalisai que je devais, impérativement, définir la frontière entre ce qui me constituait et ce qui se trouvait en dehors de moi. Et que j’avais beaucoup de peine à le faire, au point de douter qu’il y en eût une, de frontière ! Je sais que c’était bien avant mes sept ans. Soudain, ce qui m’avait semblé vaguement évident : moi… m’était devenu quasi étranger, même inquiétant.
Ce sentiment d’étrangeté à moi-même, je l’avais vivement ressenti, pour la première fois, penché sur la cuvette. Voyons, ceci vient de sortir de mon corps… c’était donc une partie de moi… mais plus maintenant ?! Et il faut à présent que je tire la chasse d’eau ?! Un doute affreux m’envahissait, mais que faire d’autre qu’obéir à mon surmoi et tirer sur le cordon !
Personne avec qui évoquer ce problème qui me hantait, qui m’épouvantait, en fait. Comment en parler avec ma propre mère, alors que j’avais réalisé, depuis quelque temps, l’affreuse vérité : les enfants sortaient de son ventre à un certain moment, quand ce dernier devenait très gros… et j’étais moi-même venu au monde de cette façon !
Je restais donc seul avec mes ruminations, me demandant à chaque fois avec angoisse si, en tirant la chasse, je ne tuerais pas un être en formation. Mais on ne peut quand même pas engendrer un enfant par jour ? Quoique… j’avais appris que certains tout petits animaux, primitifs et déplaisants, le faisaient ! Des amibes, des vers…
Ces pensées s’agitaient en désordre dans l’esprit du petit garçon que j’étais, tout à l’effroi de leur chaos et du gouffre mental qui se creusait en lui.
Une conséquence curieuse, mais à première vue seulement, de ce trouble terrible, c’est que je me mis à m’intéresser vivement à la conjugaison des verbes, ainsi qu’aux règles d’accord et de concordance – non seulement la personne et le temps, mais aussi le mode et la voix : je suis, tu seras, il eût été, vous seriez…
Ah ! la grammaire : par l’effort de structuration mentale et d’adéquation à la réalité qu’elle exigeait, elle m’a sauvé du délire solipsiste. D’autant qu’à l’époque la familiarisation strictement verbale que j’avais de deux autres langues, l’arabe et l’anglais, rajoutait à mon sentiment de flou du réel.
Aussi m’accrochais-je avec ténacité à cette langue dont je pratiquais l’écriture et que je pouvais étudier : le français. Cette langue, structurée pour l’intelligence et la raison, me permettait d’aborder les objets et les concepts en les trouvant confirmés dans leur existence par un dictionnaire (plus précisément, un Petit Larousse illustré, un livre saint, à mes yeux). Puis elle me permettait, avec ces mots nouveaux, d’engendrer des phrases nouvelles, de concevoir des pensées nouvelles. Ma mère, grande prêtresse du savoir, m’enseignait cette langue, qui m’apparaissait divine, par le biais du CNTE (nom, à l’époque, de cette extraordinaire institution française, le Centre national d’enseignement à distance).
Ô langue bénie !
Je pense être une des rares personnes à avoir précieusement sauvegardé, malgré les aléas de nombreux déménagements, les livres de grammaire de son enfance : le « petit Grevisse » (Précis de grammaire française – que j’ouvrais doucement, en me préparant mentalement, comme on s’y prend pour un livre sacré), et le Gaillard (L’Analyse logique et grammaticale – lors d’un court séjour en internat, vers mon douzième anniversaire, je prenais avec moi, pour les excursions hebdomadaires, ce mince, mais si dense, livre de poche)…
Dans ma bibliothèque, ces ouvrages vénérables, les deux dans une édition de 1969, sont faciles d’accès : je les compulse souvent. Leur étagère de rangement, celle contenant les dictionnaires de français, s’avère un autel de pratique quotidienne.
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Comment l’on devient ce que l’on est
septembre 30th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #101.
Génoï oïos éssi mathôn. – Sois ce que tu sais être. – Pindare [518-438], poète lyrique de la Grèce antique, 2e Pythique (468 AEC), v. 72
Il y a quatre décennies, tout jeune étudiant à Genève, j’étais assis sur un banc au parc des Bastions. Je lisais avec une concentration soutenue, par moments avec perplexité, le tout fraîchement publié Comment devient-on ce que l’on est ? (1978), l’auto-biographie de Louis Pauwels [1920-1997], “ spiritualiste prométhéen ” et chantre du “ réalisme fantastique ”. Son titre m’avait interpellé, comme on disait à l’époque.
Un autre étudiant m’apostropha alors, comment pouvait-on lire une telle “ débilité ” ? Décontenancé, je lui demandai s’il avait lu le livre. Il me dit que non, car la réputation de l’auteur était mauvaise et puis rien que par le titre on savait qu’il s’agissait d’un livre idiot ! Je répondis que je ne pensais pas que ce fût le cas et j’allais ajouter que je ne voyais pas ce qu’il voulait dire à propos du titre, mais il me regarda avec dédain et s’éloigna aussitôt en ricanant. Je haussai mentalement les épaules et repris ma lecture… Les chiens aboient la caravane passe.
Néanmoins… je restais intrigué par cette différence de perception quant à l’intelligence du titre. Je m’arrêtais de temps en temps, méditais sous la frondaison des beaux platanes… et je n’arrivais pas à mettre le doigt sur un début d’entendement. Pourquoi ce… disons, camarade, trouvait-il aussi stupide une question que pour ma part j’estimais fondamentale ? Quelque chose m’échappait.
Au cours de ma lecture attentive, je notais la mention répétée d’un certain Nietzsche [1844-1900]. Pauwels avait d’ailleurs placé en exergue de son livre un extrait d’un ouvrage de celui-ci au titre curieux, Ecce homo, extrait qui lui avait fourni le titre même de sa propre auto-biographie. La question existentielle de ce Nietzsche, donc de Pauwels, me semblait très pertinente, mais je n’avais jamais entendu parler de cet auteur germanique durant les (hélas trop rares) cours de philosophie reçus à l’institut catholique que j’avais fréquenté – j’étais en filière Bac C, donc très axée sur la mathématique et la physique, mais quand même, c’est presque saugrenu quand on y pense… ça, c’était une éducation orientée !
Peu après, je remarquai à l’inégalable librairie Unilivres (sise Rue de-Candolle, juste en face de ce que l’on appelait “ Uni I ”) un ouvrage en allemand dont le titre et le nom de l’auteur captèrent aussitôt mon attention : Ecce homo, de Nietzsche (1888). Puis je remarquai le sous-titre : “ Wie man wird, was man ist ”.
Comment l’on devient ce que l’on est.
En un éclair, je compris.
Dans les décennies qui suivraient, j’allais découvrir avec ce penseur atypique et fécond un univers intellectuel foisonnant et stimulant. Le sous-titre de son auto-biographie Ecce homo reprenait une partie de l’incipit au chapitre II.9 de celle-ci. Je noterais au cours de mes lectures nietzschéennes que l’auteur avait en fait repris une de ses propres fulgurances, énoncée en 1881 déjà dans Die fröhliche Wissenschaft (Le Gai Savoir, #270) : “ Was sagt dein Gewissen ? Du sollst der werden, der du bist. ”
Que dit ta conscience ? Tu dois devenir celui que tu es.
Langue allemande, langue française… Je saisissais enfin pourquoi le titre de Pauwels avait ainsi fait naître le mépris chez mon collègue. Nous ne comprenions pas la phrase de la même façon, tout simplement.
Bien que dans le sous-titre de Ecce homo les deux verbes fussent conjugués au temps présent, en allemand “ werden ” présente de façon générale une connotation de futur par rapport au verbe “ sein ” (“ être ”). C’est aussi le cas en français pour “ devenir ” par rapport à “ être ”… et c’est ainsi que je l’avais spontanément compris ; toutefois, dans cette dernière langue “ on devient ” peut, également, avoir une connotation, que l’on peut trouver plus triviale dans ce contexte, de passé… signifiant implicitement “ on est devenu ”.
On pouvait donc partir d’un malentendu a priori et mal interpréter le livre de Pauwels, une auto-biographie qui se révélait authentique dans le ton comme dans l’esprit… même si les idées trop souvent s’avéraient aussi nébuleuses qu’abruptes. À la lecture de sa prose robuste toutefois, il m’a semblé que, par son usage du temps présent pour le verbe “ devenir ”, cet auteur singulier ne voulait pas simplement signifier : comment est-il devenu ce qu’il est… mais bien, de façon plus nietzschéenne et plus dialectique : comment deviendra-t-on ce que l’on est – déjà.
Que dit ta voix intérieure ? Tu dois devenir ce que tu es.
Après Nietzsche, le poète anglais Robin Skelton [1925-1997], un néo-paganiste, saura reformuler avec une intensité renouvelée ce fondement immuable de toute existence : “ Each man must turn what is into what is, or he will die. ”
Tout homme doit transformer ce qui est en ce qui est, sinon il meurt.
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La limite
septembre 29th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #100.
Comprendre s’est toujours avéré, pour moi, une pulsion vitale. Comprendre, avec autant de précision que possible. Autrement, l’affolement me guette. Alors… j’essaie de comprendre, péniblement, tout ce qui se trouve au monde, mais particulièrement ce qui m’est le plus proche. Exercice laborieux, difficile…
J’ai été sauvé par un respect instinctif de la réalité et une acceptation sereine de mes limites intellectuelles : si j’estime que je dois tenacement faire l’effort de comprendre, je sais aussi que je ne peux cheminer très loin dans l’immensité du monde. Je dois aller jusqu’à ma limite de propriété, regarder attentivement plus avant, au loin… mais sans franchir moi-même la borne. Car au-delà, ce n’est plus mon territoire et cela ne me regarde pas.
Du moins, je tâche de m’en convaincre.
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Les jeux de mon enfance
septembre 28th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #99.
C’est en lisant, étendu sur le dos dans un lit d’hôpital, Roger Caillois [1913-1973] et son fascinant opus, Les Jeux et les hommes (dans une édition de 1967), que j’ai réalisé n’avoir pratiqué, durant mon enfance et ma jeunesse, qu’un seul type de jeu, essentiellement… les autres me demeurant parfaitement étrangers.
Dans la citation suivante, le philosophe exprime son propos, par ailleurs très élaboré, en quelques mots seulement : « Les jeux, selon moi, se répartissent en jeux de compétition [l’agôn], quand on lutte sans autre intérêt que celui de démontrer une supériorité ; en jeux de simulacre [la mimicry], quand on joue à représenter quelqu’un d’autre ; en jeux de vertige [l’ilinx], quand on cherche à perdre conscience et équilibre ; en jeux de hasard [l’alea], enfin. » – Caillois, Roger, L’univers de l’animal et celui de l’homme, conférence aux XXe Rencontres internationales de Genève, 1965, thème : Le robot, la bête et l’homme.
Il manque une catégorie, celle du conteur qui ne se met pas en scène… mais ni le philosophe, ni l’auteur de ces lignes, ne sont portés à considérer une telle activité comme un jeu proprement dit.
Quoi qu’il en soit, mes propres activités, imaginaires ou réelles, toujours pratiquées avec un sérieux extrême, consistaient à réorganiser le monde dans sa vérité et sa réalité, pour cela à corriger les dénominations, comme le disait Confucius et comme l’énonça Marguerite Yourcenar dans son discours d’intronisation à l’Académie française. Mes jeux étaient solitaires, plutôt silencieux – allant des constructions de mécano à la simple rêverie, ils n’en étaient pas moins des jeux… de mimicry en l’occurrence, pour reprendre l’expression de Caillois.
Lorsque je m’impliquais moi-même dans mes mises en scène, je choisissais ou élaborais soigneusement les personnages que je vivais… et ils se révélaient immanquablement liés à une activité de création ou de construction. Je ne me retrouvais jamais Michel Vaillant dans mes rêves, le champion de courses automobiles, mais toujours son frère aîné, le constructeur, Jean-Pierre. Pour moi c’était là le jeu suprême et unique, celui du créateur, du constructeur du monde… ou du moins d’un monde.
Les autres catégories de jeux me laissaient de marbre. J’y participais le moins souvent possible, seulement sous la pression sociale et avec réticence, en conservant mon quant-à-moi. L’agôn ne m’intéressait que médiocrement, puisque le seul adversaire qui m’importait, c’était… moi-même.
Aussi, bien plus tard, je fus éberlué par la remarque, tellement inadéquate en ce qui me concernait, d’une physiothérapeute en Australie. Elle me voyait m’appliquer, avec beaucoup de concentration, dans les exercices qu’elle prescrivait : “ You are very competitive ! ” – Moi ?! Moi qui ai souvent, délibérément, mal joué à de nombreux jeux de compétition, afin de pouvoir, plus rapidement, me retrouver dans la solitude et… la réalité. Somme toute, elle était une sportive et pour elle toute forme de détermination morale procédait forcément d’un esprit de compétition. “ To a hammer, everything looks like a nail ” – pour un marteau, tout semble un clou.
Malgré leur diversité de thèmes, mes jeux d’enfance étaient donc assez limités en ce qui concerne les catégories de Caillois. Quoique… peut-être le jeu suivant participait-il de l’ilinx ? J’en doute, car je ne cherchais pas à perdre conscience, au contraire même. En voici toutefois la description succincte : je m’agrippais à une barre et m’élevais à la force des biceps, puis tentais de tenir ainsi, en me disant “ Ça y est, là je suis adulte ”. Puis mes biceps me lâchaient, et je tentais alors de rester accroché à la barre le plus longtemps possible, en pensant que là… j’étais vieux. Puis la mort approchant, mes doigts perdaient toute force résiduelle… et je devais lâcher prise.
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L’enfant dans la littérature
septembre 27th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #97.
L’enfant est relativement peu présent dans la littérature française ou allemande, beaucoup plus dans la littérature anglaise ou russe. Chez les romanciers anglophones, le traitement de l’enfance oscille trop souvent entre la brutalité, la mièvrerie et la froideur, rares sont-ils ceux qui trouvent le ton juste.
Par contre, chez les auteurs russes, il se révèle d’une finesse et d’une véracité exceptionnelles : on garde un souvenir profond de ces quatre merveilles d’intelligence et de délicatesse que sont Petit Héros de Dostoyevskiy (1849), Enfance de Tolstoy (1852), Premier Amour de Tourgyenyev (1860) et La Steppe de Tshyechov (1888).
Même dans la littérature plus récente, les écrivains russes savent encore exprimer l’état d’esprit d’un enfant ; par exemple les frères Strougatskiy, dans le chapitre « Le maître de Lev Abalkine » d’un étrange roman d’anticipation, Le Scarabée dans la fourmilière (1979).
Évidemment, il est préférable d’aborder ces chefs-d’œuvre littéraires par l’intermédiaire de bonnes traductions. Certaines s’avèrent excellentes, des œuvres en elles-mêmes. Parfois, on a la chance de pouvoir comparer plusieurs bonnes traductions françaises d’un texte russe. Alors, non seulement reçoit-on le cadeau d’un récit intrinsèquement passionnant, mais également a-t-on le privilège de participer au filtrage linguistique et à l’interprétation psychologique d’un bon traducteur, qui se trouve avoir deux âmes : une russe et une française. De surcroît, si les traductions ont été faites à des décennies d’écart, l’amoureux de la langue française se voit gratifié d’une expérience très instructive : voir celle-ci évoluer dans le temps.
J’ai pour ma part lu et relu trois traductions d’un récit très singulier, écrit en prison par Dostoyevskiy en 1849, mais qui ne sera publié qu’en 1857, avec attribution à un certain M-i…
Le récit, Petit Héros, évoquant les émois d’un enfant, conjugue délicatesse et finesse de sentiments à un suspense presqu’insoutenable, même à la relecture. Il s’agit d’un de ces récits bénis, qu’on peut lire et relire, car ils sont écrits à de multiples niveaux d’interprétation. Ainsi certains tableaux, à chaque fois qu’on les regarde, offrent-ils le même don de régénération à leur contemplateur.
Si l’on écoute bien, on peut déceler le génie d’une composition musicale malgré une mauvaise interprétation. De façon analogue, il est probable que pour un récit aussi achevé même une mauvaise traduction n’empêcherait pas le lecteur d’entrevoir le caractère exceptionnel du texte.
Heureusement pour les lecteurs, la toute première traduction française qui fut faite de ce chef-d’œuvre de la littérature russe, par Elise Fétissoff en 1886, titrée Le Petit Héros, s’avérait de très haute tenue. Le français a un côté maintenant légèrement suranné, mais que l’on peut estimer convenir parfaitement à ce récit d’une autre époque. Il est ainsi délicieux, par exemple, de voir écrit « bluet » pour bleuet – orthographie… vieillie, certes, correcte néanmoins.
En 1942, Elisabeth Bellenson traduisit à son tour le récit, sous le même titre. Texte de haute qualité également, dont il n’est pas certain qu’il apportait plus que la première traduction, mais dans lequel on note un usage de la langue française légèrement différent – forcément, à cinquante-six ans d’intervalle…
Cinquante-cinq ans plus tard, en 1997, soit cent quarante ans après sa première publication en russe, le traducteur Bernard Kreise produisait une merveille, avec son recueil Le Rêve d’un homme ridicule et autres nouvelles, qui incluait Un petit héros. On notera que dans le titre en russe il n’y a pas d’article déterminatif : c’est Petit Héros, littéralement. Toutefois, la langue russe ignorant de façon générale l’article déterminatif, le traducteur est libre d’ajouter « Le » ou « Un » s’il le souhaite.
L’article indéfini induit, dès l’abord de la nouvelle, une impression de simplicité et d’humilité, d’autant qu’il libère des deux majuscules qu’autrement l’on doit donner dans le titre à petit héros. Ce choix de traduction engendre un état d’esprit spécifique chez le lecteur francophone… et d’un seul mot Kreise a su exprimer, de la sorte, une nuance de ton correspondant très bien au récit de Dostoyevskiy.
À l’instar des deux pionnières, Kreise s’est fait un très bon relais de « cette nouvelle pleine de charme et de tendresse » (selon ses propres termes, parfaitement choisis). Cela, avec une sensibilité achevée, sans aucune mièvrerie. En ajoutant, toutefois, une double nuance, cruciale, que l’on percevait moins dans les deux premières traductions. Ce récit est celui d’un souvenir d’enfance, raconté par un adulte modeste et intelligent ; la délicatesse de sentiments et d’expression de celui-ci est finement rendue dans les trois traductions. Kreise réussit à nous faire entrevoir, de surcroît, le petit garçon qu’il était, s’approchant de ses onze ans : ce petit bonhomme naïf, lui aussi, s’exprime par moments au cours de cette évocation par un adulte mûr.
Ainsi, malgré son choix de faire des paragraphes beaucoup trop longs, rendant la lecture difficile, Kreise a offert une traduction admirable, à la hauteur d’un texte extraordinaire… Il ajoutait, en 1997, pour le plus grand bonheur de son lecteur francophone, un Avant-propos, des notices et des notes, hautement instructifs et captivants. Il est dommage que ce livre soit pratiquement introuvable.
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La barrière entre pudiques et impudiques
septembre 26th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #96.
Les oiseaux et les mammifères pudiques vivent cachés, ou clairsemés dans des zones désertiques pauvres en ressources alimentaires ne convenant, ni sur le plan mental ni sur le plan pratique, aux impudiques qui, pour leur part, préfèrent vivre en nombre et dans la promiscuité.
Les animaux du désert développent une grâce physique et mentale toute particulière : chats du désert, renards fennec et polaires, gazelles gerenuk, antilopes oryx, gerbilles et bien d’autres espèces, sont remarquables dans leurs comportements, leur aspect général et leur gestuelle gracieuse. Chez les humains, l’exemple des Peuhls du Sahel rayonne avec majesté : ils sont beaux, ils sont dignes, ils savent se tenir.
Ce n’est pas sans raison que les animaux et les peuples pudiques aboutissent dans les déserts. En effet, la plus grande barrière psychologique, qu’elle soit sociétale ou entre espèces, se trouve érigée par le partage, ou non, du sens de la pudeur. Aucun partage de conviction, même la plus sacrée, ne peut abattre cette barrière de la pudeur. Aucun amour, même largement partagé, ne le peut.
Par contre, les personnes pudiques peuvent se côtoyer aisément, même sans partager aucune conviction particulière… et sans attirance particulière entre elles – du moment que les règles de la pudeur et de la discrétion sont respectées par les uns et les autres.
Les individus et les espèces pudiques se retrouvent ainsi fuyant les impudiques… qui n’ont que mépris pour eux. Car le sens de la pudeur est fortement associé au sens du ridicule, à la timidité et à la réserve dans les comportements.
Sentiments délicats que désapprouvent, vivement, les impudiques. Depuis quelques décennies, les timides et les pudiques se voient, en toute occasion, intimer l’ordre : “ Don’t be so self-conscious ! ” – ne sois pas si réservé/timide/embarrassé/gêné ! Sois comme nous, ou alors fais semblant ! Il faut frétiller du corps et de la queue, haleter bruyamment, renifler et lécher tout et tout le monde, se vautrer dans les saletés, aboyer sans cesse, constituer des groupes d’activité, courir après tout ce qui bouge… ou ne bouge pas assez !
Toutefois, si on peut lutter, un peu, contre la timidité… c’est à vie qu’on s’avère pudique. Un chat, même très robuste, ne peut pas vivre au milieu de chiens, sans devenir fou… et les chiens, sauf exceptions notables, exhibent une antipathie spontanée pour cette espèce réservée, qui leur est antipodale. De même, un humain pudique se sent mal au milieu de ses congénères impudiques qui, chez de nombreux peuples, forment la majorité sociale.
Ce sentiment se révèle réciproque : pour les impudiques, ce qui les gêne le plus chez quelqu’un, sans qu’ils ne puissent nécessairement mettre le doigt dessus… c’est sa pudeur. Un impudique non seulement ne peut pas comprendre les nécessités existentielles des pudiques, il ne le veut pas : car l’impudeur va de pair avec l’agressivité et la conquête du territoire de l’autre. Les timides et les pudiques forment alors des victimes toutes trouvées.
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L’enfant déçu par deux livres
septembre 23rd, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #89.
Le lien quasi organique entre un livre et sa couverture nourrit des processus mentaux souvent inattendus. Nombre de livres cruciaux dans mon existence ont été lus et relus malgré des couvertures qui me déplaisaient – en passant outre, j’avais appris de cette façon, très jeune, à faire la part des choses.
Le phénomène inverse, moins fréquent, causait une difficulté d’un autre ordre. Deux couvertures de livres avaient ainsi beaucoup plu au petit enfant… mais leur contenu m’avait cruellement déçu. De fait, j’avais éprouvé un véritable sentiment de tromperie sur la marchandise. Le premier avait été La Fortune de Gaspard, de la Comtesse de Ségur, en Nouvelle Bibliothèque rose (no 15, 1959). Le second, Le Club des cinq et les Papillons, d’Enid Blyton, également en Nouvelle Bibliothèque rose (no 96, 1962).
Dans le premier cas, j’étais resté des mois à rêver devant ce livre quand, au Soudan, je venais en visite chez une de mes tantes, dans l’espoir qu’elle veuille bien me le prêter. L’aquarelle d’André Pécoud faisait naître chez moi un sentiment de rêverie sérieuse et harmonieuse, empreinte de liberté… car le garçon lisait dans un pré, assis en oblique, les jambes élégamment repliées sous lui, tenant délicatement de sa main droite le livre illustré posé sur ses cuisses, s’appuyant de la main gauche contre le sol, un deuxième livre posé tout près, en réserve, sur l’herbe verte. J’imaginais que la fortune de Gaspard était faite de ses livres et de ses rêves. Quelle déception à la lecture : ce n’était qu’une vulgaire histoire d’argent… celle d’un nouveau Rastignac monté à Paris pour y faire fortune !
Dans le second cas, l’illustratrice Jeanne Hives avait peint en couleurs vives de jolis papillons et très bien esquissé des corps en mouvement, créant un sentiment de liberté champêtre en harmonie avec le contenu que le titre évoquait pour moi (je faisais l’impasse sur les filets à papillons). Durant des mois, jusqu’à ce qu’enfin il me fût prêté, je rêvais de grands papillons, comme on pouvait encore en admirer au Soudan, à l’époque. Hélas… Il s’agissait d’une « ferme des Papillons ». Par ailleurs, le récit, à mon goût par trop convenu (même pour l’enfant que j’étais) et au contenu plutôt étique, ne présentait qu’un rapport très ténu avec les papillons. Ce n’était qu’une laborieuse histoire d’espionnage.
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Une quadruple ineptie numérologique
septembre 23rd, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #87.
Fin 1999 – La société globale, surtout dans son étalement anglo-saxon, a versé dans un effarant exercice collectif d’ineptie intellectuelle et cognitive : les amateurs de numérologie, qui attribuent des propriétés physiques ou magiques aux chiffres ou aux nombres, et qui hantent les mass media, accordent une valeur cruciale – cosmique ! – à la date du 1er janvier 2000 dans le calendrier grégorien.
Non seulement refuse-t-on de prendre en considération l’existence d’autres calendriers que celui imposé par l’Occident… nombre d’entre eux ayant déjà, depuis longtemps, dépassé le cap symbolique des 2000 ans !
Mais on se trouve tout excité à imaginer que le cosmos va s’émouvoir d’une célébration sur une petite planète, basée sur un calendrier approximatif, se référant à un événement mal daté… et peut-être plus mythique que réel.
Par ailleurs, la planète en question étant en rotation sur elle-même, le 1er janvier en question commencera, forcément, à des moments différents dans les différentes zones horaires, échelonnés sur un intervalle de 24 heures… De cela toutefois on ne tient nullement compte, et l’on organise sur le web un grand “ top ! ” planétaire pour minuit précis heure de… New York !
Enfin, insulte suprême à l’intelligence, on ne se montre même pas capable de compter jusqu’à 20. On fait l’impasse sur cette notion élémentaire qu’avoir 20 ans, c’est avoir 20 ans révolus : au cours d’un 20e anniversaire, on fête la 20e année échue et l’entrée dans la 21e année. Par simple extension numérique, ce n’est donc pas à minuit du 31 décembre 1999 que 2000 ans auront passé depuis l’entrée dans l’ère dite courante, commune ou chrétienne (EC)… mais au 31 décembre 2000. Durant l’entièreté de l’an 2000, le XXe siècle et le IIe millénaire EC seront toujours en cours, ils ne seront pas encore échus !
Ce n’est pas bien compliqué… mais aucune démonstration numérique, aucun raisonnement ne peut fléchir et faire réfléchir des adeptes de la numérologie : ils fêteront, quand même, un an trop tôt l’entrée dans le XXIe siècle et le nouveau millénaire. Avec pompe, même.
L’incompétence arithmétique la plus obtuse s’ajoute ainsi impérieusement à l’inculture la plus crasse et à l’ignorance officialisée. Déjà il y a un siècle, les États-Unis en délire avaient fêté l’entrée dans le XXe siècle à minuit heure de New York le 31 décembre 1899… donc avec une année d’avance ! À la perplexité de la plupart des Européens et du reste du monde. Mais c’était une autre époque… Depuis, l’American way s’est imposé comme une fatalité à la planète, car il semble que les officiels de deux pays seulement n’ont pas sombré dans le radotage de l’égarement séculaire : la Suisse et Cuba.
Un événement aussi absurde permet à l’observateur attaché à la vérité des choses et conscient de la nécessité d’une dénomination cohérente pour celles-ci, d’entrevoir une réalité essentielle : ni ceux qui détiennent le pouvoir, ni la masse de ceux-là qu’ils commandent, ne se révèlent attachés à la vérité. S’ils l’étaient, ils se contenteraient, en l’espèce, de fêter particulièrement le 1er janvier 2000, c’est tout. Ils n’exigeraient pas, en plus, que l’on adhère à la notion, risible sur tous les plans, qu’on fête ainsi un nouveau siècle et un nouveau millénaire. Néanmoins, ils insistent lourdement dans leur insulte à l’intelligence.
Rien de nouveau sous le soleil : la toute-puissance réside dans le pouvoir de donner le sens que l’on veut aux mots, quand on veut. Si les mots peuvent prendre n’importe quel sens, de façon fluctuante mais conforme, ils ne servent plus la pensée, difficilement contrôlable, mais le ralliement du moment.
Nous avons dit qu’un tel événement présentait un avantage pour l’observateur… Il s’avère très utile de réfléchir aux ramifications sociales et éthiques de cet épisode troublant par sa simplicité et son étendue. Si le pouvoir et le vulgus se permettent avec impunité un illogisme aussi flagrant, que l’on peut détecter aussi aisément… alors on subodore que beaucoup d’autres assertions populaires et officielles, moins évidentes dans leur bizarrerie que celle-ci, cachent soit une désinvolture totale à l’égard des faits, soit des mensonges énormes. Dans les deux cas, on ne peut avoir aucune confiance dans le discours établi.
Ici, le roi est nu. Ça se voit. La foule néanmoins obéit au surmoi social et l’acclame avec enthousiasme. Toutefois, un enfant, mal contrôlé, peut exprimer la simple réalité…
L’écouterait-t-on ? Rien n’est moins sûr…
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Malheur aux doux !
septembre 20th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #81.
On reste frappé par la férocité de ceux qui se réclament de “ causes ”, lorsqu’ils estiment devoir servir celles-ci par des sacrifices sanglants.
Par exemple, la férocité des “ humanistes ” et des “ religieux ” à l’égard des animaux : aimer “ l’homme ” nécessiterait la haine “ des bêtes ”. Ou celle des “ real patriots ” (vrais patriotes), selon qui on peut, on doit tout faire à un ennemi, prisonniers inclus. Ou celle des “ bons croyants ”, à l’égard des infidèles, “ kafirs ” et autres mécréants, qu’ils estiment dignes de sévices. Ou encore celle des “ bird lovers ” (amoureux des oiseaux), qui approuvent les pires violences infligées aux chats. La liste semble interminable…
Un cas intéressant est celui des “ partisans de l’avortement ”… À l’origine, il s’agissait d’une ellipse pour “ partisans de la légalisation de l’avortement ” ; une tournure de phrase abrégée qui s’imposa seule sur le plan langagier lorsque la légalisation fut acquise. Et qui s’imposa d’autant plus facilement qu’il y avait, qu’il y a toujours, réellement… des partisans de cette tragédie pour une femme, de cette horreur pour un fœtus !
De façon générale, nombreux sont les humains qui font dépendre leur part, affichée, de bons sentiments obligés, d’une autre part, beaucoup plus vaste et encore plus obligée, de mauvais sentiments. Férocité bien pensante, que ses adeptes veulent rendre obligatoire pour tout le monde. Ils sont virulemment opposés aux injonctions : “ Bienheureux les doux ”, ou “ Vivre et laisser vivre ”. Dans leur esprit, c’est plutôt : malheur aux doux !
Une simple réticence à ce niveau, même d’ordre général, suffit pour faire de l’honnête homme, à leurs yeux, un traître.
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Petit chat, petit chat
septembre 20th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #79.
Enfant, je me sentais seul, souvent angoissé dans mon sentiment de solitude complète. J’étais l’objet de crises de panique à l’approche de l’heure fatidique, quand les ombres des tristes tropiques s’allongeaient soudain. La nuit, avec son horreur indicible, allait tomber… d’un coup !
Alors je me glissais, comme un chat, vers des lieux où se tenaient des adultes… l’air de rien. Car il me semblait vital que ma terreur grandissante ne se voie pas.
Je chantonnais, très doucement, pour moi-même, sur un air informe et tremblant :
« Petit chat, petit chat, ne t’en fais pas tant.
Petit chat, petit chat, t’es pas seul au monde. »
J’étais content de ma construction verbale, j’imaginais qu’elle me protégeait.
L’enfant que j’étais devait lutter avec la fierté terrible qui l’animait, ainsi qu’avec l’orgueil qui lui portait noise. Il s’en rendait compte, mais il peinait à porter son regard au loin et à reconnaître qu’il n’était qu’enfant… Que d’histoires il se racontait, prince menacé de royaumes chancelants, phantasmatique et fantomatique… que d’effort il lui fallait, pour voir les autres autrement qu’en futurs sujets.
« Petit chat, petit chat, ne t’en fais pas tant.
Petit chat, petit chat, t’es pas seul au monde ! »
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Le sérieux et le rire
septembre 19th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #78.
Une culture multi-millénaire à l’instar de celle des Anciens Égyptiens, des peuples aussi éloignés l’un de l’autre que les Yakoutes de Sibérie et les Peuhls du Sahel, des individus aussi différents l’un de l’autre que Nietzsche (« Un homme a mûri quand il a retrouvé le sérieux qu’il mettait dans ses jeux, enfant. » – Par-delà bien et mal, 94) et Péguy (« Qu’est-ce qu’un prophète ? Un homme indigné. […] J’ai toujours tout pris au sérieux. »)… ont en commun d’avoir parfaitement compris que le sérieux est fondement constitutif de la sagesse et de la dignité.
Le sérieux authentique – qui s’avère toujours simple et en cela entièrement distinct du compassé – est sève de régénérescence.
Pour autant qu’il soit associé au tact et à l’entregent, donc à l’humour, il permet la vision juste et soutient la force morale. Dans un sourire léger. Alors que les ricanements canailles, depuis la nuit des temps, entraînent les humains dans des boyaux pestilentiels, étouffant non seulement la pensée vivifiante, mais aussi le rire vrai, qui est soleil de bonté.
Nietzsche encore : « J’en suis encore à chercher un seul Allemand avec qui je puisse être sérieux à ma manière – et à plus forte raison un Allemand avec qui je puisse être gai ! » – Crépuscule des idoles, VIII.3.
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Comment les bons… deviennent mauvais
septembre 16th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #69.
Dans l’histoire des sociétés humaines, il s’avère courant qu’un groupe, moins vicieux et moins violent qu’un autre auquel il se trouve sans cesse confronté, finisse par adopter les méthodes mêmes de son ennemi si déplaisant. Ce processus se fait lentement au départ, promu par quelques sadiques au sein du “ camp des bons ”, qui aimeraient bien pouvoir faire la même chose qu’en face, pour rigoler…
Grâce à la paresse intellectuelle, morale et physique de la majorité des membres de leur propre camp, les méthodes bêtes et cruelles s’imposent petit à petit au sein de celui-ci, puis brutalement quand la lâcheté générale prend le relais de la paresse générale. Les vrais gentils, les membres les plus intelligents du “ bon camp ”, se découragent et, un à un, s’en vont, écœurés de se retrouver de plus en plus confrontés au culte de la brutalité et du vice dans leur propre camp.
Ce schéma général de déroulement se révèle tellement systématique, dans l’histoire des hommes… qu’il dit tout de l’immoralité essentielle de leurs sociétés.
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Véganisme réduit à sa portion végétalienne
septembre 14th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #64.
On a réussi une opération réactionnaire particulièrement habile en réduisant le véganisme au seul aspect nutritionnel, le végétalisme, c’est-à-dire une alimentation entièrement végétale. Cette amputation conceptuelle se révèle drastique car le mot “ végétalisme ” a disparu des mass media… même si son concept s’avère plus d’actualité que jamais.
L’opération fut très simple : réduit à la dimension alimentaire, le mot “ végan ” a pris la place de “ végétalien ”.
De cette façon, le véganisme ne se trouve plus perçu comme une éthique de vie d’abord, une éthique cherchant à infliger aussi peu de souffrance que possible aux êtres sensibles… mais tout simplement comme un régime alimentaire. Or, comme la plupart des régimes alimentaires se révèlent foncièrement basés sur une impulsion parfaitement égocentrique (être moins laid, en meilleure santé, plus performant, etc.), et pas altruiste… on voit par là combien le terme de véganisme a été profondément dévoyé.
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Le fonctionnement clanique
septembre 10th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #50.
Dans un clan, les règles de comportement sont strictes : on ne se fait pas de mal entre membres de celui-ci. À l’intérieur d’un clan soudé, on respecte entre soi la règle d’or antique : “ Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse et traite les autres comme tu voudrais qu’on te traite. ”
En revanche, contre ceux-là qui sont extérieurs au clan, non seulement peut-on commettre tout le mal que l’on veut… mais on le doit [1].
Certaines sociétés ne sont jamais sorties du mode de fonctionnement clanique ; qu’elles s’imaginent hautement civilisées du fait de leur puissance n’y change rien. Les étrangers et les animaux s’y trouvent toujours destinés à être trompés voire violentés – en agissant de la sorte le forban donne, à son clan, à la fois des gages d’intelligence et de loyauté.
Corollaire : ceux qui pensent et fonctionnent en termes d’éthique, estimant que la règle d’or doit s’étendre aux autres que les proches… sont considérés dans les sociétés claniques comme stupides, ou traîtres.
[1] Cf. supra le texte no 10, « Morale militaire et morale individuelle ».
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Les clubs de moralisateurs enthousiastes
septembre 9th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #48.
Moralisateur n’est pas moraliste, pas plus que fans de sport ne sont sportifs. Les rassemblements de moralisateurs, qu’ils soient de type religieux ou politique, se ressemblent tous, foncièrement. Ils donnent la primauté à l’opinion conforme et à l’adhésion aveugle, au détriment de la détermination des faits et de l’intelligence de l’analyse. Rapidement, on y passe de l’enthousiasme à l’exaltation.
Ces clubs de narcissiques hautement satisfaits de soi, où l’on rivalise d’exaltation et de fanatisme, de vertu indignée et d’hypocrisie, dérivent très vite dans l’irrationalité hystérique – puis dans le plus fervent irrationalisme. Mode opératoire d’abord privilégié… obligatoire ensuite. Par là, fatalement, ces groupements sombrent dans la violence totalitaire.
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Le grand désert, refuge ultime des aborigènes
septembre 9th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #46.
En Australie, on entend souvent proférée cette assertion ridicule : que les aborigènes, n’est-ce pas curieux… aiment à vivre dans les déserts extrêmes – ils ne sont pas comme nous, voyez-vous !
De fait, il tombe sous le sens qu’ils n’aiment pas cela du tout ! Ils ont dû fuir les zones tempérées, investies de préférence par les colons britanniques… que les aborigènes trouvaient particulièrement déplaisants, voire dangereux à côtoyer.
S’ils ne s’exilaient pas dans les immensités désertiques, ultime refuge, ils se trouvaient pourchassés jusqu’au dernier par leurs implacables ennemis et systématiquement exterminés des zones tempérées.
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L’opinion d’un seul contre la foule
septembre 8th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #45.
L’opinion d’un seul, solitaire par goût, lorsqu’il s’avère studieux, honnête et raisonnablement intelligent – vaut plus que celle de tous les autres… s’ils ne présentent pas en chacun d’eux-mêmes ces trois qualités jointes.
Car une foule se constitue dans une pulsion aux antipodes de celles-ci… et impose sa direction à chaque individu qu’elle capte. Il suffit de quelques-uns exhibant la mentalité type d’une foule pour que tous ceux-là rassemblés autour d’eux emboîtent le pas… s’ils ne résistent pas activement.
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Les aveugles et le borgne myope
septembre 8th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #44.
Tu ne peux que te tromper, entends-je de la part des aveugles qui m’entourent… puisque nous tous voyons les choses différemment de toi !
Mais une foule d’aveugles voit-elle vraiment mieux qu’un seul borgne, même s’il est myope ?
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La bonté, un effort qui n’est soutenu par aucun dieu
septembre 6th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #34.
“ Au fond… La Nature est bonne ! ”, entend-on souvent, ou bien “ L’Homme est bon ! ”, ou encore, dans le même registre, “ Dieu est bon ! ”…
Pourtant, devenus fous, les animaux ou les hommes se révèlent rarement aimables. Le plus souvent, ils deviennent, dans la folie, agressifs et méchants. Par conséquent, on voit mal en quoi le fond de quoi que ce soit pourrait être bon…
La bonté s’avère exceptionnelle dans le monde, et quand par miracle elle apparaît, elle demande un effort tenace, de la part de la nature ou des hommes, pour être maintenue. En vérité, cet effort, héroïque et sisyphien, n’est soutenu par aucun dieu.
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Le sopraniste de passage
septembre 4th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #30.
Alors que je déambule sur notre terrain à Kangaroo Island, j’entends un bruit d’ailes : un oiseau s’est posé dans un grand Callistemon étalant généreusement ses fleurs bottlebrush, rouges à anthères jaunes. Je suis aussitôt frappé par un chant mélodieux, très particulier, ne correspondant à rien de connu dans le coin.
Quel oiseau échappé d’une cage pouvait bien se trouver à l’origine de cette inhabituelle merveille sonore ? Perplexe, je discerne le chanteur, mais de dos seulement… et il semble un red wattle-bird !
Pas possible ! Ces derniers, très agressifs à l’égard des autres oiseaux et peu portés sur la poésie, se contentent de grincements et de craquements de voix bien peu harmonieux. Mais là, cet individu chantait avec des accents de merle noir doté d’un coffre puissant !
Abasourdi, je fais le tour de l’arbuste, l’air de rien, afin d’observer de profil ce drôle d’oiseau. Tiens… un nouveau-venu : un little wattle-bird, nom d’espèce Anthochaera chrysoptera, de la famille australasienne des passereaux meliphagidés, ou honey-eaters. Des amateurs de nectar de fleurs.
Je l’écoute avec ravissement, jusqu’à son envol.
Ce fut hélas une première et une dernière. Je suis souvent revenu sur le lieu du miracle, mais je n’ai plus jamais entendu ce chant clair et suave. Mes livres d’ornithologie locale jugent que la voix des individus de l’espèce n’est pas belle… Mais ce personnage, pardon ! quel génie ! Ou alors, une confirmation que les anglo-saxons ont une oreille différente.
Mon épouse, une seule fois, dans le même coin, le vit et l’entendit. Et c’est tout. Qu’es-tu devenu, chanteur de passage ?
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La robe rouge coquelicot
septembre 2nd, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #23.
Certains livres de mon enfance sont restés profondément enfouis dans ma mémoire de petit Soudanais… Un enfant ami des livres mais n’en ayant que trop peu à sa disposition, lisant et relisant sans cesse les mêmes, qu’il chérissait. Ou simplement, restant longuement à contempler leurs couvertures… retardant le moment où il les ouvrirait, lentement. Comme on soulève, doucement, le couvercle, superbement ouvragé, d’un coffre à trésor.
Dans une édition 1969 de la Nouvelle Bibliothèque rose, avec une couverture de cet illustrateur singulier qu’était Paul Durand [1925-1977], Le Club des Cinq va camper [1] était un de mes précieux coffrets. Chaque fois que je posais mon regard sur lui, le livre me paraissait annonciateur de paradis programmé. Le titre et, surtout, la couverture, me faisaient gentiment rêver de nature, ainsi que de vie familiale douce et harmonieuse.
Dans un contraste enchanteur de rouge et de jaune, on y voyait Annie, la plus jeune du groupe et la seule qui sût cuisiner. Ses deux frères aînés, l’un d’eux contribuant à la tâche domestique par le lourd seau d’eau qu’il apportait, ainsi que sa cousine, la regardaient avec expectative ; l’artiste avait très bien su exprimer l’admiration en coin des deux frères. Le bon chien Dagobert, gage de sécurité, était discrètement représenté. C’était charmant. J’aimais le sérieux et la concentration s’exprimant sur le visage délicat d’Annie, sa grâce toute féminine… et sa robe rouge coquelicot sans manches, aux grandes poches et à la ceinture nouée dans le dos en nœud papillon !
En Suisse, ma mère avait fait l’acquisition d’une robe presque semblable à celle d’Annie et j’affectionnais la voir la portant. Elle l’offrit plus tard à mon épouse qui, à son tour, la mit souvent, car elle m’enchantait cette jolie robe rouge, si simple et si fraîche. À la fin, elle n’était plus portée que pour nos promenades sur notre terrain à Kangaroo Island, car, malgré son incroyable qualité de fabrication, elle était devenue un peu élimée…
Cette robe coquelicot apparaît parfois dans mon esprit, le soir, alors que je m’endors, faisant naître de douces évocations, apaisantes. Elle me permet de sourire en versant dans le sommeil…
[1] D’Enid Blyton, trad. 1957. Cf. « L’étrange histoire d’une traduction bancale et de ses conséquences sur une vie », texte no 93 de Pensées pour une saison – Hiver.
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De l’esprit et de l’humour
août 30th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #15.
On tend à opposer, souvent à juste titre, l’humour (britannique) et l’esprit (français), ou bien à comparer sens de la fine plaisanterie et sens de la dérision subtile. Mais on oublie, ce faisant, qu’il y a deux sortes d’esprit français : l’esprit d’intelligence et l’esprit moqueur.
Le premier peut être drôle par ses dévoilements inattendus, mais il ne cherche pas à l’être d’abord. Le second peut être intelligent par son sens de l’à-propos, mais ce n’est pas là son objectif premier, qui est de faire naître le rire au détriment de ce que l’on cherche à ridiculiser, une personne physique le plus souvent, parfois une personne morale ou un comportement.
Les deux formes d’esprit français s’inscrivent dans une psychologie de la lutte, du polémon des Grecs anciens ; mais elle est d’abord intellectuelle pour le premier, d’abord sociale pour le deuxième. On est donc sur deux plans très différents.
L’humour ne participe d’aucun de ces deux types d’esprit ; dans son sens strict, il exprime une bienveillance pudique, en une forme de « politesse du désespoir ». Il n’est pas polémon, mais indique plutôt, de la part de celui qui le pratique, une invitation à partager un refuge, aussi modeste soit-il.
En ce sens, l’humour est d’abord une manifestation de générosité dans la pauvreté, un petit rayon de lumière dans l’obscurité et le froid. Il n’est pas matière première à démonstration de force, mais à consolation dans un monde sans espoir. Il n’est pas matière première à ricanement et cabriole sociale, mais à solidarité et chaleur amicale.
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Montaigne, le très bon compagnon
août 29th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #11.
Admirable Michel de Montaigne [1533-1592], très bon compagnon. Guide aimable et raisonnable des vieux jours. On peut entendre une voix tranquille dans ses écrits, celle d’un ami intelligent, sensible et bienveillant.
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Morale militaire et morale individuelle
août 29th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #10.
Lors de toute réflexion sur les notions de morale ou d’éthique, dans tout essai de généalogie les concernant, à la Nietzsche… il est un malentendu fondamental qu’il faut lever au préalable. Il y a deux sortes de morale, qui n’ont en partage qu’une dénomination : la morale clanique ou militaire, et la morale individuelle ou éthique.
Dans la première, sont valorisés l’esprit de sacrifice de l’individu au groupe, ainsi que sa volonté à tout faire, sans aucun état d’âme, afin de nuire à l’ennemi. Les notions militaires de bien et de mal se définissent à l’aune de ces deux principes de base. Celui qui refuse de mentir à un ennemi, ou de le torturer, est considéré comme suspect. On est en présence d’une morale clanique [1].
Chez les pratiquants de la morale individuelle, la notion d’ennemi ne tient que peu de place, leur fondement de l’éthique est plutôt : vivre et laisser vivre. C’est chez eux que se sont développées les notions de conscience morale et de compassion, absentes de la morale clanique. De temps en temps, au cours de ces rares périodes de l’histoire où leurs contemporains estimaient que tout allait bien et que l’on pouvait se montrer magnanimes… ils finissaient ailleurs que sur les bûchers. Autrement, ils devaient se cacher précautionneusement, afin de pouvoir vivre suivant leur conscience… ou, simplement, pour rester vivants.
Étant donné l’orientation actuelle de la société humaine, il est probable que l’on ne pourra pas, encore longtemps, parler au passé pour eux de la nécessité de se cacher…
[1] Cf. infra le texte no 50, « Le fonctionnement clanique ».
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L’hésitation et le courage : la mère kangourou
août 28th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #07.
Quand les animaux font preuve d’une intelligence élevée ou de sentiments nobles, on dit avec une nuance de dédain : “ c’est l’instinct ”. Par là on signifie : ce ne sont que des “ automatismes ”, qui ne méritent pas notre admiration. On n’explique pourtant pas grand-chose avec cette locution toute faite, car elle est trop vague.
Par contre, si on observe avec sérieux et sans préjugé les animaux, on se trouve régulièrement pris de respect tant pour leurs capacités cognitives que pour leur force de caractère. Au chapitre de la force morale, le courage maternel appartient aux manifestations parmi les plus impressionnantes.
Il impressionne, d’autant qu’il ne va pas de soi chez les êtres vivants. Malgré les discours ad hoc sur ce que l’on a coutume d’appeler “ l’instinct maternel ”, le courage maternel n’est pas la norme au sein des espèces animales, pas même chez les mammifères et les oiseaux. Et dans les espèces où il se trouve le mieux établi, il n’est pas nécessairement fréquent.
On ne peut donc pas parler d’un tel “ instinct maternel ”, et du courage maternel qui en serait dépendant, comme de sortes d’automatismes généralisés de comportement animal. Le dit “ degré d’évolution ” n’y changeant rien, par ailleurs : chez les êtres humains par exemple, ni l’un ni l’autre ne sont socialement normatifs dans toutes leurs communautés… et quand ils sont normatifs, c’est à un degré très variable – ils se révèlent donc encore moins des normes de comportement au sein de l’espèce biologique Homo sapiens.
En fait, il y a des espèces, et parmi elles certains groupes, où généralement la mère fait tout pour protéger et défendre son ou ses petits. D’autres où la génitrice les passe plus facilement par pertes et profits, les défendant à peine, voire pas du tout, pour les remplacer rapidement.
En réalité, la nature n’a pas besoin de courage maternel : il s’agit là d’une variante de comportement, c’est tout ; les espèces animales peuvent durer, dans le long terme, aussi bien avec que sans. Ainsi remarque-t-on que le courage maternel prévaut plus particulièrement chez certaines espèces. Au sein de celles-ci, on est frappé de voir des mères défendant leurs petits jusqu’à la mort… l’exemple des chattes s’avérant saisissant [1].
Étant donné la fréquence du phénomène au sein de leur espèce et les circonstances habituelles du drame, d’aucuns prennent les manifestations de ce courage comme de simples “ automatismes de combat ”. C’est là une appréciation désinvolte et erronée, une méprise généralisée, qu’une observation plus fine et des ouvrages sérieux d’éthologie peuvent rectifier.
Pour clarifier les choses, on peut aussi méditer sur les espèces pacifiques et chez qui les manifestations de courage maternel sont moins couramment observées. L’appréciation s’en trouve ainsi facilitée, car devant un tel comportement on ne peut, en aucune façon, évoquer “ l’instinct ”, ou encore, un “ automatisme ” quelconque qui serait génétiquement inscrit – on est, forcément, en présence de cas individuels…
L’ami des animaux découvre alors, en nombre impressionnant, des exemples qui ne peuvent être balayés du revers de la main comme de simples “ automatismes ”. En voici un.
Suite à notre installation près de Canberra, en Australie, nous avions fait l’acquisition d’une vingtaine d’hectares, une parcelle de terre qui, dans le passé, avait servi à l’élevage de bovins, de moutons et de chevaux. Elle était légèrement vallonnée et contenait nombre de bois et de bosquets ainsi que plusieurs étangs artificiels géants, des “ dams ” en forme de vastes entonnoirs recueillant l’eau de pluie et constituant de précieux points d’eau pour la faune locale, dont les grands kangourous gris. Au début, nous ne les voyions que furtivement, ils étaient toujours sur le qui-vive. Rapidement toutefois après notre installation, ils prirent l’habitude de se rassembler le jour sous les grands arbres situés près de ces étangs, tranquillement. Ils avaient vite compris qu’ils pouvaient boire et brouter chez nous sans se faire tirer dessus et sans être pourchassés par des chiens.
Un jour pourtant, en plein jour (ce qui était inhabituel de la part de ces animaux nocturnes), je vois un petit groupe d’entre eux sortir d’un bosquet d’eucalyptus situé au loin vers le bas, en bordure de propriété ; ils fuient vers l’intérieur des terres. Je tends l’oreille : des aboiements dans le bois. Parvenus à une clôture en fils de fer barbelés, les kangourous sautent tous d’un bond élégant par-dessus et poursuivent leur fuite. Sauf un petit jeune, ou une petite jeune : il s’était arrêté d’un coup, intimidé par la hauteur de la clôture ; il tente de passer dessous, s’affole.
Soixante mètres plus loin, une femelle s’arrête soudain dans sa course, jette un coup d’œil en arrière, vers le petit ainsi arrêté, un autre coup d’œil en avant, vers le troupeau qui continue de fuir. Une seconde d’hésitation… et elle rebrousse chemin, vers le danger. Revenue à la clôture en question, elle s’arrête, il est visible qu’elle encourage le petit. Celui-ci, après quelques secondes, rassuré par la présence de sa mère, ose… et hop ! passe par-dessus la clôture, qu’il touche très légèrement. Côte à côte, les deux kangourous prennent alors la direction d’un bois situé plus haut, que le reste du clan avait entre-temps atteint.
Il convient de relever que la mère avait suspendu son mouvement, hésité… Elle avait alors surmonté sa peur pour revenir en arrière, vers le danger. Le petit ! Le petit avait besoin d’elle.
C’était un exemple singulièrement émouvant de courage maternel, que l’on ne pouvait pas liquider par un préjugé de catégorisation vague : ce n’était pas un “ automatisme ”, ce n’était pas “ de l’instinct ”. C’était de l’amour et du courage.
Tout cela s’était déroulé dans le plus grand silence, mis à part les quelques aboiements : les chiens étaient restés dans le bois situé en contre-bas.
En inspectant de près la scène, je constate sur le fil de fer barbelé une touffe de poils gris et un peu de sang. Je m’emploierai alors, dans les semaines qui suivront, à enlever tous les barbelés qui n’étaient pas situés en bordure d’autres propriétés. Il y en avait sur près d’un kilomètre en tout. Durant ce travail difficile, il y avait le jeu du soleil dans les grands arbres, les appels enthousiastes des perroquets corella et gallah, des grands currawongs, des magpies, des magpie-larks et des kookaburras. Des kangourous bondissaient ici et là. Le vent soufflait tout légèrement.
[1] Cf. « La chatte qui défendait ses petits », texte no 43 de Pensées pour une saison – Hiver.
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Un bon petit livre
août 25th, 2023In Pensées pour une saison – Printemps, #01.
Un bon petit livre est un jardin dans la poche du voyageur.
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Chamane
août 24th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #100.
2019.01.25 :
Chamane est mort jeudi soir, le 24 janvier 2019.
Depuis quelques semaines, suite au développement du sarcome à son tarse de la patte arrière gauche, l’os, rongé par le cancer, était devenu apparent. Une blessure ouverte de 40 mm sur 15. Il y a quelques jours, un abcès s’était développé, l’odeur le signalait.
Nous l’avions récupéré mourant à la SPA, polytraumatisé (une douzaine de fractures mal ressoudées, dont une curieuse dont nous découvririons par la suite qu’elle avait dégénéré en sarcome). Couché sur le flanc, le corps tout difforme, il n’avait pas la force de tenir sur ses pattes, il avait mal, il avait soif, il avait faim, il avait peur. Mais son regard, quoique voilé, était d’une intensité impressionnante. Mon épouse l’avait pris dans ses bras dans lesquels il s’était blotti, tremblant.
Depuis lors, nous ne l’avons plus lâché. Nous l’avons soigné, aimé. Pendant deux ans, tous les jours avec lui ont été vécus comme le dernier. Pourtant ce résistant d’entre les résistants, ce grand survivant, revenu du pays des morts il y a deux ans, durait jour après jour, et exprimait clairement son bonheur d’être avec nous. Il y a neuf mois, il avait même commencé à verbaliser son bien-être par de brefs « Arrrm », particulièrement quand il nous rejoignait sur le lit.
Un abcès à l’os peut devenir très douloureux toutefois, et ce maître du silence stoïque ne pouvait que souffrir péniblement depuis quelques jours.
Hier soir, nous l’avons donc emmené chez la vétérinaire, dans son panier dans lequel nous avions mis un coussin chauffé. Fidèle à lui-même, il n’a pas eu une plainte. Juste son regard profond, interrogateur quand nous l’y avons placé. Pas un gémissement ensuite.
Sur place, la vétérinaire a constaté. Dans une pièce bien calme, on a procédé à une sédation sous-cutanée, avec de la médétomidine. Jusqu’au bout, Chamane est resté un dur à cuire : après dix minutes il a fallu doubler la dose pour que la narcose soit complète. Tout le long nous étions avec lui. Il s’est endormi les yeux grands ouverts. J’ai incité Jacqueline à sortir, puis je suis resté, les yeux plongés dans ceux de Chamane désormais sans conscience, pendant qu’on lui faisait une injection intraveineuse de pentobarbital, un barbiturate puissant. En quelques secondes, sa faible respiration cessait, le cœur s’arrêtait de battre.
Pendant deux ans, nous, ses deux amis humains, peut-être même Chatoune la copine un peu fofolle, avons beaucoup appris de lui.
Il nous a enseigné, à sa façon discrète et intense, le courage, l’intelligence et la dignité.
Requiescat in pace.
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2019.01.31, jeudi :
J’ai rencontré beaucoup d’animaux qui m’ont impressionné par leur courage dans l’adversité. C’est le cas de Chatoune, l’air de rien. J’en ai rencontré aussi qui, en plus, s’avéraient des modèles de sagesse. Ainsi, Chamane, dont je vais vous raconter les deux dernières années de vie. Sur la base de mon journal, ceci est l’In memoriam de celui qui m’a tant appris, dans le silence et la concentration.
Chamane : In memoriam, 2017.01.24-2019.01.24
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Début janvier 2017. Cela fait des mois que Chatoune semble une âme en peine. Depuis quelques semaines, mon épouse et moi évoquons la perspective d’un petit compagnon pour elle, ou d’une petite compagne. Nous ne voyons pas quoi faire d’autre pour soutenir moralement notre chérie. C’est sur la base de cette motivation que nous en vînmes à rencontrer Chamane.
2017.01.24, mardi :
Nous nous retrouvons au refuge d’une SPA locale. Tout est sous la neige, il fait gris, il fait froid, il fait humide. À cette SPA, ils ont eu la compassion et l’intelligence d’installer généreusement des étoffes pendues, créant ainsi une multitude de petits coins abrités du regard, et permettant à leur bonne centaine de chats de préserver ce coin d’intimité dont ils ont tant besoin. Cela met partout de jolies taches de couleur.
Nous rencontrons des dizaines de félins, de toutes sortes et de toutes conditions. Ils nous regardent, certains établissent le contact, avec grâce, avec intelligence. Nous nous sentons désemparés devant tant de malheur et de besoin. Misère… Il va falloir en choisir un…
Premier critère toutefois : ce chat ne pourra pas accéder à l’extérieur, à part une grande coursive de maison villageoise – on nous dit que, dans ces conditions, la plupart ne conviendront pas. Peut-on, alors, svp, ne nous présenter que ceux qui pourraient s’en satisfaire ?…
Une des aides hésite, puis soulève un rideau : nous découvrons deux grands yeux bleu clair, voilés par la souffrance, étranges, sur un corps maigre étendu, difforme. Un chat immobile et silencieux se tient caché là. L’aide le saisit gentiment et l’installe dans les bras de mon épouse. Il tremble, se blottit contre elle. On peut sentir, à plusieurs endroits de son corps, que le squelette n’est pas normal. Sa fourrure, très douce, très blanche, exhibe de rares mais grandes taches noires vaguement tigrées, disposées n’importe comment, comme laissées là par un peintre ayant trébuché. Un de ses orteils de la patte antérieure gauche ne tient plus que par la peau. Ses ongles sont beaucoup trop longs.
Son regard d’azur, bien que voilé, s’avère d’une intensité d’expression poignante. Je demande à Jacqueline de le poser au sol. Il est trop faible pour tenir sur ses pattes. J’approche de lui une écuelle d’eau, couché sur le flanc il boit à petits coups de langues faibles mais appliqués, minutieux. Il est clair qu’il a mal, qu’il a soif, qu’il a faim, qu’il a peur.
Ne tenant plus sur ses pattes, il meurt d’inanition, sans un mot, mais sachant préserver, derrière un petit drap, dans sa boîte, son dernier territoire. Malgré sa condition de mourant, les autres chats semblent le respecter. Son regard, toutefois, trahit une angoisse indicible.
Ce petit être souffrant doit pouvoir terminer sa vie de meilleure manière, dans un environnement qui ne soit pas angoissant… Nous décidons de lui offrir cet environnement. Nous lui procurerons, par la même occasion, des soins palliatifs de la douleur. Ainsi, ses derniers jours lui seront-ils moins douloureux et moins pénibles.
On ne nous dit rien de clair à son sujet. À la SPA, on le nomme « John »… Il me semble que c’est là un nom neutre, pour un être auquel on préfère ne pas trop s’attacher.
Son carnet de vaccination a visiblement été créé à son arrivée à la SPA. Première entrée, du 2016.12.30 : 5,8 kg. Deuxième entrée, du 2017.01.13 : 5 kg. Il avait perdu 14% de son poids en deux semaines, et il en avait sûrement déjà perdu avant sa première vaccination. Il serait né le 27 août 2010. Il aurait donc six ans.
Nous sommes repartis avec lui. On nous regardait d’une drôle de façon…
À la maison, nous nous appliquons à le rassurer, à l’installer aussi confortablement que possible. Il reste couché sur le flanc, mais boit un peu, mange même un peu, avec précaution. Après une heure, il se dresse sur ses pattes, flageolantes, fait quelques décimètres, boite de façon très marquée. Son dos est anormalement arqué, sa queue tordue. Son orteil à moitié arraché le gêne beaucoup et lui fait visiblement mal, ses deux pattes arrière et sa patte avant gauche ont beaucoup de peine, tout son corps semble douloureux.
Il trouve la litière, installée dans sa chambre. Il l’inspecte attentivement, y entre avec difficulté, procède lentement à ses besoins. Il enterre très soigneusement ses déjections, à coups de patte fermes et précis, sans jamais s’en mettre sur lui-même. Il en ressort un peu chancelant de l’effort, va se recoucher.
Nous passons les deux jours suivants à l’assister et le réconforter de notre mieux. Son regard reste comme plongé au loin, très loin… Pourtant il en émerge à volonté de ce lointain, pour établir avec nous un contact visuel profond. Il reste parfaitement silencieux. Avec ses yeux bleus finement effilés vers l’extérieur, en amandes, il a un air de Sibérien. Nous le nommons Chamane, car il est revenu du pays des morts et il a la dignité et le mystère attachés à un tel nom.
Après deux jours passés chez nous, Chamane est en mesure de se déplacer un peu, il mange, il boit, il dort.
2017.01.25, mercredi :
C’est la première grande épreuve de sa nouvelle vie : la rencontre de Chatoune, gentille fofolle généralement aimable, mais quand même, c’est chez elle, chez nous !
Elle se doute de quelque chose, forcément, avec cette chambre dont l’accès lui a été fermé depuis hier. Elle a également bonne ouïe, comme tous les chats.
Elle est visiblement ébahie. « D’où sort-il celui-là ?! » Les deux semblent inquiets… Chamane, qui en la voyant s’était redressé, tout vacillant, se recouche sur le flanc. En langage félin, c’est un signe clair, qu’il ne se veut pas dominant, ou qu’il ne peut pas… Elle va et vient nerveusement, il la suit des yeux, très attentivement… mais en veillant à ce que son regard reste oblique. Pas de provocation… Il ne dit rien, demeure sans broncher, même quand elle souffle et le tutoie. Il se contrôle tellement que sa queue ne remue même pas d’un millimètre. Elle s’éloigne, perplexe.
Dorénavant, sa stratégie avec elle restera inchangée : passivité attentive, pas d’histoires inutiles. Décontenancée par son absence totale de réaction, elle se calme. En définitive, elle se montre plutôt aimable, même. Elle le tolère… pour le moment. Grâce à l’intelligence de Chamane, c’est un bon début.
Par ailleurs, dès cette rencontre, toute apparence de dépression s’est dissipée chez Chatoune. Chaque jour qui suivra, nous en serons très heureux pour notre petite chérie.
2017.01.26, jeudi, message d’annonce :
Bonjour ! Depuis mardi, nous avons un petit nouveau chez nous, né en 2010, nous l’avons appelé Chamane. Chatoune l’a accueilli avec une gentillesse étonnante. Il faut dire qu’il souffre de malformations, il a de la peine à marcher – il compense par une personnalité et une intelligence remarquables. Demain matin nous retournons à la SPA (d’où il vient) afin qu’il soit examiné de plus près par leur vétérinaire (eux, ils n’auraient rien remarqué…). Quoi qu’il en soit, nous le garderons, car il a l’air si heureux avec nous, ce petit infirme.
2017.01.27, vendredi :
À la SPA, nous avons rendez-vous avec la vétérinaire qui, chaque semaine, rend visite à l’institution. Elle examine Chamane, lui coupe ses ongles démesurés, qui ont poussé en couches multiples. Évidemment, incapable de se lever, il ne pouvait plus se faire les griffes, et n’avait plus la force de se « faire les ongles » avec les dents. Elle diagnostique un polytraumatisé, de multiples fractures mal ressoudées. Ce chat solide, qui fut apparemment vigoureux dans le passé, ne pèse plus que 4,8 kg. En moins d’un mois, il a donc perdu 17% de son poids. Nous prenons à nouveau rendez-vous avec elle, pour le mardi suivant. Mais au cabinet vétérinaire qui l’emploie, cette fois, pour une radiographie et afin qu’elle l’opère de son orteil presque arraché, formant ergot. Par la même occasion, au cours de la narcose on lui détartrera les dents, qui en ont besoin.
2017.01.29, dimanche, message d’annonce :
Bonjour ! Voici une photo de l’aimable Chamane, gentle chat, né en 2010, abîmé et très boiteux, néanmoins, quoique péniblement, il a fait ses premières marches d’escalier. Chatoune reste très gentille, et nous la câlinons encore plus qu’avant (nous ne savions pas que c’était possible).
2017.01.31, mardi :
Nous emmenons Chamane au cabinet vétérinaire, pour une radiographie et afin qu’on l’opère de son ergot. On lui détartre les dents, il reçoit deux antibiotiques et un anti-inflammatoire. Nous revenons le chercher en fin de journée. C’est une pauvre petite chose, se remettant lentement de la narcose, très fragile sur ses pattes.
Le lendemain, il nous semblera que l’anti-inflammatoire a eu de l’effet, car il boite moins. Dorénavant, pendant deux ans, je lui donnerai chaque jour 0,25 mg d’un AINS, du meloxicam. Cela deviendra un rituel, mon tout premier geste de chacun de mes levers à l’aube. Il me faudra bien des tâtonnements pour définir le bon procédé. Avec une seringue, extraire 0,5 ml du flacon de suspension orale, le déposer dans une écuelle soigneusement choisie, car elle présente, au centre de sa cavité, un petit creux supplémentaire. Remplir de 0,5 ml d’eau fraîche du robinet, de façon à diluer le médicament liquide. Poser au fond de ce creux cinq des croquettes qu’il aime, des triangulaires plates, stables, pas des rondes qui valsent dans tous les sens ; elles s’imbibent du liquide, et donneront un peu de goût agréable au restant de celui-ci. Une petite caresse, le servir. S’assurer qu’il avale ses cinq croquettes, puis qu’il lèche bien le fond de son écuelle. Après cela, le servir de croquettes supplémentaires, un peu, il ne faut pas risquer une régurgitation.
Petit à petit, Chamane reprend des forces chez nous. Nous avons remarqué que, lorsqu’il a la soif, il tend à se diriger… vers la cuvette des WC ! Cela nous donne une idée du type de personnes chez qui il avait eu à vivre, avant de se retrouver à la SPA… Nous prenons alors l’habitude de garder le couvercle des WC toujours baissé. Pour son eau, nous devons simplement, comme avec Chatoune d’ailleurs, veiller à ce que son écuelle soit très régulièrement changée.
Cela aussi s’avère un rituel : tous deux aiment nous voir saisir leur écuelle, entendre le robinet couler, et la voir reposée à terre devant eux, pleine d’une nouvelle eau fraîche. Cette opération miraculeuse semble les emplir d’une joie sereine, toujours renouvelée.
Dès le début de février, Chatoune, qui jusqu’alors tolérait Chamane, entreprend un grand cinéma de l’intimidation à l’égard de celui dont elle se demande si, en définitive, il n’est pas un intrus. Celui-ci, qui tient toujours à peine sur ses pattes, opte pour le comportement le plus intelligent : couché sur son côté le moins douloureux, il ne pipe mot, ne bronche pas, la suivant attentivement de ses yeux bleus, mais toujours d’un regard oblique. Pas de provocation.
Cela dure quelques jours, ce petit jeu. Un matin, elle s’approche, le touche : sa réplique est fulgurante, des estocades données avec une force et une vivacité surprenantes chez ce souffreteux – vite et puissamment, mais sans sortir les griffes. Chatoune a pu sentir sa force, impressionnante, déconcertante chez un tel handicapé ! Toutefois, elle a aussi perçu qu’il voulait éviter tant le combat à mort que la domination. Car ses coups donnés, Chamane reste tranquillement à sa place, couché sur le flanc. Ce n’est pas une attitude de dominant, elle le comprend finalement. Ils peuvent cohabiter.
2017.02.06, lundi :
Nous retournons au cabinet vétérinaire pour le retrait des fils à la patte antérieure gauche, dont l’ergot avait été chirurgicalement ôté. Il est vermifugé. Nous regardons avec la vétérinaire les radios. Elles sont horrifiantes. On y discerne une dizaine de fractures mal ressoudées, des arthroses marquées des cervicales, du coude gauche et de la hanche droite. « Il a morflé », nous dit une aide.
Il manque sur les radios le tarse arrière gauche, ce qui est ennuyeux, car il semble en très mauvais état. La réponse à ce sujet est évasive…
Dans le froid et la neige, dans la nuit qui tombe, nous rentrons chez nous avec ce petit être un peu tremblant, néanmoins calme dans sa caisse. Nous sommes fermement décidés à faire tout ce que nous pouvons pour lui.
Dans les jours qui suivent, je constate que l’anti-inflammatoire non-stéroïdien diminue efficacement son boitement. Son regard d’azur se fait chaque jour plus lumineux. Il souffre moins, visiblement.
2017.02.12 :
Chatoune semble avoir accepté Chamane. Mais… la donna è mobile ! Après quelques jours où elle s’était montrée plutôt bonne fille, elle recommence à vouloir montrer que bon, la matrone c’est elle, quand même ! De temps en temps, elle le chasse de la zone des bols alimentaires, elle commence même à se saisir de lui par moments. Très affaibli par ses déformations osseuses et ses maladies organiques, il opte toujours, étendu sur le flanc, pour la non dominance, l’inertie et l’évitement par glissement au sol de son corps : il se bat couché. C’est très intelligent, car ainsi il a n’a pas besoin de ses pattes arrière, qui lui sont toutes deux si faibles et douloureuses.
Chatoune commence à prendre de l’assurance, à exagérer… Un jour, assis sur leur arrière-train, ils se regardent « en chats de faïence ». Suite à un tutoiement réciproque du regard, elle avance sa patte à le toucher. Alors, soudain, il la saisit entre ses deux pattes avant, la ramène à lui, et tout en lui maintenant ainsi la tête de sa patte gauche, lui assène de la droite une volée de claques retentissantes, sans sortir les griffes. Ce grand handicapé a procédé avec une vitesse et une force sidérantes ! Puis il l’observe, toujours assis sur son arrière-train… qu’il n’avait pas bougé durant son étalage de force ! Il n’a pas émis un son.
Chatoune en est tout éberluée, elle s’éloigne, déconfite. Elle restera morfondue dans les deux heures qui suivront ; nous la consolons par nos caresses affectueuses, caressons Chamane également.
Plus tard, distribution de croquettes. Chamane va à son bol, le regarde, contemple Chatoune… puis s’éloigne de trois mètres en détournant le regard. Il se couche sur le flanc, à son habitude. Malgré sa démonstration de tout à l’heure, il indique ainsi, clairement, qu’il ne se veut toujours pas dominant. Chatoune, d’abord craintive, va au bol de Chamane, y mange une croquette. Puis elle va au sien et mange à satiété, tout en surveillant Chamane du coin de l’œil. Elle s’éloigne. Seulement alors va-t-il à son bol.
Dorénavant, ce scénario se répétera. Chamane ne touche jamais au bol de Chatoune ; quand il en exprime le souhait, du regard ou par ses frottements contre mes jambes, il reçoit quelques croquettes dans son bol. Chatoune s’approche alors, il s’éloigne un peu, elle mange une croquette dans son bol à lui, s’éloigne satisfaite… Il y revient, mange à son tour.
Et voilà ! Chamane a eu un génie du comportement dont chacun peut tirer enseignement. Il est malade, mais ne se laissera pas humilier ou achever. Tu étais la première en ce lieu ? Je le reconnais et ne souhaite pas prendre ta place, vois, je ne touche pas à ton bol, et je te permets de toucher au mien.
Depuis, chaque soir les deux ont une petite empoignade physique, où Chamane laisse à Chatoune le soin de dominer… apparemment. De temps en temps, lorsqu’elle va trop loin dans son enthousiasme de fofolle, il lui fait sentir sa force étonnante, très brièvement. Elle se calme dès lors et lui, il n’en rajoute pas.
C’est tout, mais quelles leçons de vie. Chamane, vrai Sjâkya-Moune félin, est fier, mais il est aussi et d’abord lucide. Le Sage Silencieux est conscient, aussi bien de la faiblesse de son état physique que des nécessités de composition sociale. Il agit au mieux avec ses petits moyens, sans faire d’histoires, mais en mettant des limites claires là où il faut, et seulement là où il faut.
Empli d’admiration, je chantonne un petit quatrain, sur l’air de « Ce petit chemin »[1] :
C’est un grand vieux sage
Qu’on nomme Chamane
Et ce grand vieux sage
A été marane.
2017.02.20, lundi :
Chaque soir donc, Chatoune a un court épisode de lutte avec Chamane, écourté car il lui démontre très vite sa force incontestable, malgré ses nombreux handicaps. Cela en devient un rituel. Tout semble aller pour le mieux, mais le soir du 20 février 2017, c’est le drame. Alors que depuis quelques minutes, étendus dans nos lits, nous écoutions leur habituelle petite joute vespérale, ponctuée par les soupirs d’effort de Chatoune régulièrement dominée dans son corps à corps, soudain nous entendons un bruit de glissade inhabituel et un grand cri, bref mais déchirant, de la part de Chamane. Nous allumons, le trouvons traînant lamentablement sa patte arrière gauche. Nous installons Chatoune seule au deuxième étage, Chamane bravement se couche dans son panier pour le restant de la nuit. Le lendemain matin, nous trouvons son tarse tout gonflé, et il semble avoir très mal.
Nous l’emmenons alors, le 21 février, chez la vétérinaire, mais celle que nous avons choisie cette fois, celle de Chatoune. Ce tarse ne lui plaît pas… On augmente un peu la dose de meloxicam, cela semble aider. Son tarse reste tout gonflé, toutefois.
Retour chez elle, le 28, pour une radiographie, du corps et surtout de ce bout de patte arrière gauche, qui avait si malencontreusement été manqué lors de la première radio, effectuée le 31 janvier… La nouvelle radio s’avère inquiétante, particulièrement au niveau de ce tarse gauche : un bout d’os semble s’être détaché, les tissus mous ont une allure bizarre… Elle confirme autrement que Chamane est effectivement un multi-traumatisé, avec partout des os mal ressoudés, et qu’il est indubitablement poly-arthrosique. De surcroît, elle diagnostique une vessie abîmée et un souffle au cœur…
Bien. C’est ainsi. Carpe diem.
Pendant les six semaines suivant le drame, le tarse abîmé augmente de taille. Le 19 avril, notre vétérinaire procède à une ponction en vue d’une biopsie. Quelques jours plus tard, elle nous appelle, diagnostic : fibrosarcome. Tumeur probablement née avec le traumatisme majeur que Chamane avait subi. Ce tarse, rongé par le cancer, avait mal tenu le coup lors de la joute avec Chatoune. Déchirures, peut-être même brisure d’os.
Inopérable. On peut l’amputer… Je réfléchis intensément. En l’état, il a une patte avant droite apparemment fonctionnelle, la patte avant gauche est très abîmée, la patte arrière droite aussi, et sa patte arrière gauche s’avère méchamment dégradée. L’amputer de cette dernière reviendrait à le priver de sa béquille… De plus, dans son état général, il risquerait de très mal vivre le stress d’une opération, de mal supporter la narcose poussée, et de mal accepter les semaines de pansement, avec la collerette associée. Il y a, par ailleurs, peut-être des signes de métastases près du cœur… Nous sommes conscients que son cancer va l’emporter plutôt rapidement… Je décide qu’on lui fichera la paix. Soins palliatifs, et c’est tout. C’est ce que j’aurais souhaité pour moi-même, dans les mêmes circonstances.
À la maison, je dois rapidement lui ôter sa collerette, car à son port il avait exprimé, dans son regard, un sentiment d’angoisse insoutenable. Les douze jours suivants, Chamane s’appliquera, sans énervement, posément, à arracher le pansement appliqué autour de son tarse. Je tenterai, en vain, de le détourner de son objectif. Puis il entreprendra, jour après jour, à ôter de ses dents les fils ayant servi à suturer l’ouverture pratiquée dans sa chair, là où il avait été ponctionné – tous, l’un après l’autre. Son comportement me confirme dans le sentiment qu’une amputation n’aurait pas été une bonne idée…
2017.05.01, lundi :
Comme prévu, je ramène Chamane chez la vétérinaire, car même s’il semble avoir de lui-même ôté tous les fils de suture, il est préférable de vérifier : un coup d’œil professionnel s’impose. Une vétérinaire remplaçante, très gentille et compétente, nous accueille. Chamane est pris d’un affreux tremblement, incoercible, tout en demeurant très calme. N’était-ce cet impressionnant tremblement, on ne verrait pas grand-chose sur lui, car il s’applique, dans la circonstance, à garder un masque impassible. Nous sommes d’accord, non seulement les chats sont incroyablement résilients, mais ils se révèlent maîtres également, quand ils le souhaitent, dans l’art de cacher leur état réel… à moins que leur corps, certes vigoureux, ne les abandonne, car par trop mis à l’épreuve. Elle l’examine, confirme qu’il n’y a plus de fils à ôter ! Elle lui fait un nouveau pansement. Qu’il s’appliquera, méthodiquement, à ôter.
Dorénavant, les visites de la vétérinaire se feront à notre domicile, afin de lui éviter un stress inutile. Elle se montrera toujours attentive et bienveillante.
Petit à petit, pendant les mois qui suivent la ponction pour la biopsie, Chamane continue à reprendre des forces. Les douleurs arthrosiques semblent nettement moins pénibles grâce à l’AINS. Point noir toutefois : la blessure occasionnée par la ponction sur sa tumeur ne cicatrise pas vraiment. Quoi d’étonnant, les tissus sont cancéreux… Elle restera dorénavant toujours ouverte, léchée régulièrement par lui de sa langue bien râpeuse. Cela saigne abondamment, prouvant qu’un cancer, grand mangeur et accapareur de ressources à son seul profit, est toujours très vascularisé… Jacqueline et moi restons attentifs à des signes de douleur particuliers, et nous reniflons régulièrement sa patte, guettant l’infection. Mais non, son nettoyage vigoureux et sa salive bien antiseptique semblent efficaces.
Le temps passe, dans un carpe diem renouvelé. Des mois après son adoption par nous, Chamane est toujours vivant, il a même pris quelques centaines de grammes, pour se stabiliser autour des 5,2 kg. Nous constatons que si Chatoune ne mange pas avant une caresse d’encouragement, chez Chamane ce besoin est encore plus marqué. Quoi d’étonnant : Chamane, malade, retrouve des attitudes de chaton, et le chaton doit être bien encouragé par sa mère pour s’essayer à manger ce qu’elle lui apporte. Devenu adulte, en présence de l’équivalent d’une mère, le chat demandera encore, même s’il a faim, à recevoir au préalable un câlin sérieux : que le grand dieu bienveillant, qui le nourrit si aimablement, d’abord lui témoigne son affection et son approbation, en le caressant.
Mais gare : comme avec tous les chats, pour qui les mouvements rapides sont associés à une situation d’attaque… mais particulièrement avec Chatoune, grande nerveuse, et encore plus avec Chamane, grand handicapé, tous les mouvements se doivent d’être lents et délibérés… Et réfléchis, et mesurés. Naturels et fluides, néanmoins. Il fallait être particulièrement attentif avec Chamane, il n’était vraiment pas quelqu’un avec qui on pouvait interagir vaguement, distraitement…
Tous les rituels que nous avons établis avec Chatoune et Chamane, autour de l’eau et des aliments, me confirment dans une réflexion entamée longtemps auparavant, avec le grand Schahpour. Chamane vient souvent me chercher, me guide à son écuelle… où il y a pourtant quelques croquettes. Je le caresse, il est heureux, en redemande. Alors seulement, je lui mets quelques croquettes de plus dans l’écuelle, il fait un mouvement gracieux, en mange un tout petit peu… pour me faire plaisir, en fait ! L’essentiel avait été notre échange préalable de regards et de caresses… et que je l’aie suivi un moment, dans un petit trajet au cours duquel il me guidait. Je veille donc à lui prodiguer attention, affection et camaraderie aussi en dehors de tout rituel alimentaire, ad libitum… et lorsqu’il me le fait comprendre, à le suivre en balade, ne serait-ce que sur quelques mètres.
Je continue le cours de ma réflexion. Une mère chatte ne donne pas que la tétée, elle prodigue, en plus, beaucoup de coups de langue à ses petits, elle les entoure de ses pattes et de son corps, en ronronnant pour les rassurer ; elle suit des yeux toutes les activités de ses rejetons… et eux aiment à être ainsi suivis de son regard.
Depuis longtemps, j’avais observé que bien des enfants ne mangent trop qu’afin de donner, à leur mère, l’occasion d’exprimer son amour à leur égard. Ils sentent qu’elle en a besoin, de pouvoir ainsi s’exprimer, alors ils sacrifient en retour leur petit corps, jusqu’à l’obésité.
Cette observation éclaire un aspect crucial de l’interaction avec les animaux domestiques, en particulier les chats : il ne faut pas que le seul moment d’attention et d’échange qu’on ait avec eux consiste à les nourrir. Autrement, il se crée un malentendu majeur : ils semblent quémander et quémander encore de la nourriture, on leur en donne et redonne, ils mangent un peu, puis, peu après, encore un peu plus… et ils deviennent obèses. Alors qu’en réalité, c’est d’abord d’attention et de câlins dont ils ont besoin. Autrement, si dans cette interaction de base le coche est manqué, une fois que s’est établie dans leur tête la connexion primitive : j’ai besoin d’amour, donc de nourriture… eux-mêmes se retrouvent pris au piège d’un lien comportemental faussé. À l’instar des enfants obèses, ils mangent pour faire plaisir à la figure maternelle… et faute de mieux.
Cela dit, il ne faut pas non plus, c’est évident, les ennuyer en les étouffant d’embrassades… Il faut jauger ; mais ce n’est pas si difficile que ça, avec les chats. Ils savent, par le corps, le regard ou la parole, exprimer leur désir d’affection : c’est alors et alors seulement qu’il faut la manifester. Pas plus, et pas plus long que nécessaire : un bâillement de leur part, ou une petite léchotte, sur l’humain ou sur eux-mêmes, peuvent indiquer que c’est bon, cela suffit.
Juillet 2017 :
Chamane a trouvé sa place favorite : sur le bureau bibliothèque situé à un mètre cinquante de mon siège de travail, sur ma gauche. Clopin-clopant, il bondit avec précision sur une chaise, puis sur le meuble. Il m’épate, car c’est difficile, avec deux pattes arrière et une patte avant aussi abîmées.
Ainsi positionné à hauteur de mes yeux, il reste lové dans une boîte à chaussures garnie d’un linge que je change tous les jours, car il suinte du sang de son tarse ; parfois, ce sont de véritables petites hémorragies, après qu’il s’est léché. En effet, la blessure, créée suite à la ponction pour la biopsie, ne s’est jamais refermée entièrement… Je dois bien veiller à ne pas laisser traîner mes livres ouverts sur mon bureau bibliothèque, car leurs pages s’en trouveraient maculées de sang. Il préfère la plus petite des deux boîtes à chaussures que je lui fais essayer, car il n’aime rien tant que d’adosser son corps, maltraité par la vie, contre des parois. L’idéal, comme paroi de soutien, s’avérant mon propre corps.
Le grand bonheur de Chamane, c’est ainsi de me rejoindre sur le lit, pour la sieste ou pour la nuit. Je suis impressionné comment, alors qu’il semble profondément endormi, il réalise, en général, que je me suis installé sur mon lit, pourtant situé dans une autre pièce – et je ne suis pas un bruyant. Je l’entends descendre de son meuble, hop, il me bondit dessus, et se love en rond entre mes deux jambes étendues. Parfois, rarement, il rate ma sieste, ou arrive seulement à la fin de celle-ci, qui dure maximum vingt-cinq minutes. Il a, alors, une telle expression de déception, que je réfléchis : comment lui faire savoir à coup sûr que j’ai commencé, mais discrètement ? Car avec lui, tout doit se faire discrètement (je m’emploie à ne jamais le faire sursauter)… J’adopte la formule suivante : une fois au lit, s’il ne m’y a pas précédé, je tousse deux fois, puis me racle la gorge deux fois. Je ne suis pas coutumier de ce quadruple signal sonore, dans cette succession précise en sus ; les animaux étant généralement attentifs et réceptifs aux séquences de toutes sortes, cela marche très bien : problème pratique réglé.
Pour le reste, j’ai placé un deuxième siège à côté du mien ; il s’y installe souvent, de façon à me toucher de son corps quand il veut. Un jour, imperceptiblement, je l’entends qui ronronne. C’est nouveau, il était parfaitement silencieux jusqu’ici. Son ronronnement cependant restera toujours extrêmement secret. Régulièrement, je m’arrête dans mes lectures ou dans mon écriture, je tourne la tête, nous nous regardons dans les yeux ; je pose sur son flanc une main ronde, enveloppante, comme il aime. Un jour, il fait brièvement : « Arrrm »… du fond de sa gorge. Dès lors, cela restera l’expression la plus vocale de son bonheur, jusqu’à son dernier jour. Et elle fera mon propre bonheur à chacun des jours que nous partagerons.
2017.07.31 :
Ce n’est pas tout de savoir observer chez des animaux, y compris chez les humains, des traits plus ou moins propres à l’espèce. Plus subtilement, il faut savoir observer les différences entre individus. Et souvent, elles se révèlent si grandes, au sein d’une espèce, que des intervalles, semi-quantitatifs, d’appréciation de comportements, se retrouvent avec des bornes si éloignées l’une de l’autre… que la représentation projetée, sur un ou des axes de comportement, de plusieurs espèces, avec de nombreux individus représentés, ne semble plus former qu’un seul nuage continu, où l’on ne peut distinguer les espèces entre elles.
Ainsi, en matière de comportement, de façon générale, peut-on admirer le contrôle de soi chez les chats, même lorsque ces grands nerveux se trouvent proches de la panique. Pourtant, dans le détail, que de différences entre eux… Je n’en ai jamais vu capables d’autant de sang-froid dans l’adversité que Chamane, aux grands yeux bleus calmes et perçants. Multi-traumatisé, le squelette mal ressoudé en de multiples parts de son corps, poly-arthrosique, une grosse tumeur à une de ses pattes accidentées, il ne devrait pas peser lourd dans tout affrontement avec des congénères… Pourtant, il a la méthode.
Nous l’avions déjà remarqué lors de son interaction, remarquable d’intelligence et de force de caractère, avec Chatoune la fofolle. Ces deux traits de Chamane se verront confirmés lors d’une nouvelle rencontre, avec un petit Napoléon cette fois.
2017.08.06 :
Nous ramenons chez nous un chat menu, très menu, atteint de conjonctivite aiguë. Dont personne ne voulait plus. Nous le soignons avec une pommade à la tétracycline, un antibiotique, et l’isolons un temps au deuxième étage, jusqu’à ce que ses yeux se trouvent moins rouges.
Puis nous laissons le contact s’établir entre lui et nos deux autres chats, l’un après l’autre. Par rapport à Chamane quand il était nouvel arrivé, c’est un tout autre comportement qu’il adopte, le petit Gribouille… Le premier propriétaire qui l’avait fait vacciner l’avait nommé Hercules, nous allons comprendre pourquoi… Cet Hercules tourne autour de Chatoune, visiblement apeuré, mais faisant plein de bruits de gorge qu’il veut impressionnants. Chatoune le trouve si petit qu’elle en prend une attitude quasi maternelle, ou alors c’est de l’indifférence, tout simplement. Difficile à dire, car Gribouille ne la laisse pas approcher. Le nouveau venu paraît perplexe devant cette créature qui semble indifférente, dans l’ensemble. On en reste là.
Puis nous organisons sa rencontre avec Chamane. Ce dernier, par contre, ne semble pas indifférent… Il se couche sur le côté, dans une attitude de non domination, mais toise du regard le nouveau venu. Gribouille lui tourne autour, rasant le sol, feulant, s’éloignant, revenant… Je laisse faire, il faut bien qu’ils s’expliquent un peu, mais en surveillant attentivement : il ne faudrait pas que cela dégénère en affrontement sanglant et qu’une relation brutale de dominant à dominé s’installe.
Maladroit au possible, Gribouille le menu tente le grand jeu du dominant. Il a très peur, même de ce grand malade couché qu’est Chamane, mais il est courageux, le petit bonhomme. Aussi courageux que maladroit, en fait. Il ne sait pas à quoi il a affaire…
Chamane ne bouge pas, ne cille pas, ne remue pas la queue d’un millimètre, sa philosophie de vie semble celle résumée par le kagemusha : « Une montagne ne bouge pas. » Toujours bruyant, Gribouille s’approche de plus en plus, il fait son cinéma à quelques centimètres de Chamane… qui commence un discret son de gorge. Alors que Gribouille a très peur et ne regarde pas Chamane dans les yeux, ce dernier ne quitte pas un instant du regard les yeux de son jeune adversaire. Soudain, les pattes arrière de Chamane sont prises d’un frisson, il a senti, il voit venir ! Gribouille fait un bond, atterrit sur Chamane… et aussitôt semble rebondir plus loin ! On peut percevoir, à son expression, qu’en une fraction de seconde il a pris contact avec l’incroyable force physique de Chamane, qui l’a repoussé sans coup férir – et que l’Hercule a enfin compris. De fait, il avait sauté déjà convaincu qu’il devrait aussitôt s’écarter ! Effectivement il s’éloigne, lentement, rasant le sol. Toujours couché sur le flanc, donc toujours dans un langage de non dominant, Chamane l’observe avec intensité. Il ne se veut pas dominant, mais il n’accepte pas pour autant d’être humilié.
De cet épisode, on peut dire de Chamane : « He looks weak, but he is strong » – Il a l’air faible, mais il est fort ; et de Gribouille : « He’s all fluff and puff » – Il est tout esbroufe. Mais qu’ils sont touchants tous deux, l’un grand handicapé et grand malade, l’autre désavantagé par sa toute petite taille. Je caresse Chamane, il fait un bref « Arrrm » de la gorge, je caresse Gribouille, il geint vaguement. No drama, folks. Tout va bien.
Hélas… Dans les jours qui suivent, nous allons découvrir que Gribouille ne comprend pas bien le langage des chats… La nuit, il demeure seul au second, mais nous nous disons que, le jour, il faut qu’il puisse interagir avec Chamane et Chatoune.
Cette dernière se montre bien calme à son égard ; avec un peu d’intelligence il aurait pu s’en satisfaire, lui, l’intrus. Mais non. Il tend un jour une embuscade, bien mal avisée, à Chatoune : surprise, grand sursaut, elle pousse un cri de colère et de peur, rabat ses oreilles, feule, crache. Elle est vraiment mécontente : les guet-apens constituent son jeu favori, mais c’est elle qui les tend ! Et pas avec cet air mal intentionné, qui est celui de Gribouille ! Dorénavant, elle l’aura en grippe. Pas question qu’il l’approche à moins d’un mètre. Lui, bêtement, insistera. De plus en plus agressivement.
Par rapport à Chamane, ce n’est pas mieux… Non seulement Gribouille continue son jeu de dominance agressive, s’approchant de lui tout droit dressé sur ses pattes, vocalisant, lui tournant autour (il s’avère, pourtant, clair que Chamane ne souhaite que procéder à un petit tour de son territoire)… Pire : Gribouille vient l’embêter au premier étage ! Alors que Chamane dort tranquillement près de mon siège de travail, soit sur le bureau bibliothèque, soit sur sa chaise à côté de moi… Le petit enquiquineur arrive en longeant les murs, se positionne près de lui… et vocalise de façon traînante mais incessante. Ce cinéma dure quelques jours ; Chamane, stoïque, endure sans ciller. Mais une fois, il pose son grand regard bleu sur moi, clair, intense : et j’y lis le désarroi, la déception.
Je fais alors sortir Gribouille, je referme la chatière. Je suis alors frappé par l’expression de soulagement et de reconnaissance qui s’exprime sur le beau visage de Chamane.
Dorénavant, nous veillerons à ce que Gribouille ne rencontre plus Chamane, et limiterons ses rencontres avec Chatoune. Le deuxième étage lui est réservé ; le premier et le troisième, ainsi que les escaliers et la coursive, sont pour Chatoune et Chamane. Quand nous laissons sortir Gribouille dans la coursive et au troisième, nous nous assurons au préalable que Chamane et Chatoune sont tranquillement au premier étage, dont nous refermons la chatière. Cette petite organisation exige beaucoup d’attention de notre part, elle implique une perte de territoire majeure pour Chatoune et Chamane, ainsi que de contacts de leur part avec Jacqueline, qui passe l’essentiel de sa journée au deuxième – mais elle ramène la paix dans notre ménage à cinq.
Dans les escaliers, nous chantonnons, sur l’air du « Vieux château »[2] :
C’est une vieille maison… d’un grand village
Avec un beau chat… à chaque étage.
2017.10.25 :
Neuf mois après son adoption par nous, Chamane est toujours bien avec nous, et nous avec lui. L’anti-inflammatoire l’aide, par contre, son tarse cancéreux continue d’enfler, sans cesse. Notre félin se montre résilient autant que digne et stoïque, comme la plupart de ceux son espèce. Il s’avère évident, toutefois, que son cancer ne lui laissera pas de répit, et que même pour un grand stoïque, il faut que ses amis soient très attentifs à d’éventuels signes de douleur chez lui, ainsi qu’à l’apparition d’un abcès. Nous conserverons avec lui une vigilance de chaque instant. Tous les jours nous flairons son tarse, guettant le début d’une infection. Sa patte le gêne et lui fait un peu mal, c’est sûr… mais c’est ce peu qui est la clé. Qu’est-ce qui est « peu » pour un chat, et pour un chat comme Chamane ? Pas de signaux de détresse particuliers, cependant. Il exprime régulièrement son bonheur d’être avec nous, dans ce foyer paisible…
Enfin presque, puisqu’il y a Chatoune. Tout indique, toutefois, qu’il apprécie la présence de la fofolle, parfois même il se met à sa recherche. Tous les soirs, une brève empoignade a lieu entre eux, sous notre surveillance. Celle-ci ne semble négativement stresser ni l’un, ni l’autre, au contraire cela semble leur faire du bien.
Toutes les nuits, il les passe sur le lit de l’un, puis sur celui de l’autre. Il aime se mettre tout contre nous, à la différence de Chatoune, qui aime à se positionner non loin de nous, mais rarement tout contre nous. Pour sa part, elle procède à de légers roucoulements de temps à autre, afin de garder le contact. Mère chatte.
Début janvier 2018 :
La tumeur à la patte de Chamane, devenue énorme, se transforme en plaie. Je la tamponne à la chlorhexidine, afin d’éviter une infection foudroyante, toujours possible. Très mauvaise idée, il se lèche… et le malheureux se met à baver d’abondance. À l’avenir, j’utiliserai plutôt de la betadine, contenant de l’iode en suspension, et le moins souvent possible.
2018.02.13 :
La vétérinaire nous a visités à domicile, elle a été très impressionnée par combien le fibrosarcome à la patte arrière gauche de Chamane avait grossi. Les tissus à vif sont distendus. Le sang coule par moments. On peut craindre à tout moment la fracture d’un os rongé par le cancer. Lorsque cela deviendra évident, dans ses yeux, dans ses mouvements, dans ses postures, il nous faudra l’euthanasier.
Nous ne voulons toutefois pas l’euthanasier simplement pour notre confort moral…. même si c’est dur pour nous. Comme ce l’avait été pour Schahpour, ce sera une décision très difficile. Elle s’imposera en son temps… Bientôt… toujours trop tôt.
Pour l’heure, il exprime si intensément son bonheur à dormir le soir lové tout contre nous, et à manger, et à recevoir des câlins – donc il reste avec nous, encore un peu. Mais nous sommes conscients que c’est une question de jours, ou de semaines.
Il nous manquera terriblement. En attendant, carpe horam. Respect pour un grand courageux.
2018.03.16, message à la vétérinaire :
Le gel Octenisept semble avoir eu un très bon effet sur Chamane, nous lui en appliquons aux deux blessures du tarse une fois par jour si possible, après je le distrais et le cajole afin qu’il ne lèche pas trop vite et que cela ait le temps de sécher. Cela semble diminuer l’irritation (je ne le vois plus se secouer la patte comme avant), donc il se lèche moins, donc il saigne beaucoup moins ; c’est bien croûteux et pas humide ; nous restons attentifs à une odeur éventuelle. Depuis votre passage et grâce à ce gel il va mieux.
Voici une petite photo de lui dans sa boîte à chaussure, nous changeons le linge tous les deux jours et je désinfecte alors la boîte avec de la chlorhexidine en spray. Ce grand sage est incroyablement résilient, tant que nous le voyons jouer volontiers avec Chatoune, enfin un peu, parfois allant après elle, la terrassant quand elle l’agace… manger volontiers, adorer les échanges, nous continuons avec lui. Nous savons pouvoir compter sur vous lorsque la décision d’euthanasie s’imposera, cela nous aide moralement. En attendant, il semble encore trouver du bonheur à vivre.
Fin mars 2018 :
J’abandonne le gel, qui semble le rendre un peu malade quand il se lèche. J’opte pour la betadine uniquement, et toujours le moins souvent possible.
2018.04.06 – Vendredi de Pâques :
La croûte de l’énorme boursouflure, formée par le fibrosarcome du tarse arrière gauche de Chamane, est tombée. À la place, bée une cavité large et profonde, jaune sur le pourtour, rouge vif autrement. Effectivement, les vaisseaux sanguins d’une tumeur ne manquent pas de sang… Il semble qu’il n’y ait plus d’os.
Je le regarde attentivement, il ne semble pas souffrir, en tout cas pas d’une façon notable à son attitude corporelle, ou perceptible sur son beau visage : ce dernier n’est pas chiffonné, il conserve son expression princière. Parfois, je tamponne très délicatement à la betadine.
Malgré son impressionnante blessure, il marche, en boitant légèrement mais sans se traîner, saute de mon bureau au sol et vice-versa. Je change régulièrement le linge tâché de sang de la boîte à chaussure posée en hauteur, où il aime à se lover. Je nettoie régulièrement les taches de sang qu’il laisse parfois derrière lui, afin de garder un suivi au plus près de la situation.
Dimanche de Pâques :
Une nouvelle croûte commence à se former, mais en la léchant de sa langue râpeuse de chat il freine évidemment sa constitution. Le plus souvent, Chamane a le regard lointain… Le Grand Silencieux reste silencieux. Assez souvent, toutefois, je le sens soudain se frottant à mes jambes, je le regarde, il me regarde lui-même avec intensité, de ses yeux bleus en amandes. Je le caresse, il émet un « Arrrm » de bonheur, fait un tout petit mouvement de son corps, celui que lui permettent ses pattes arrière affaiblies par le cancer et ses arthroses de poly-traumatisé ; il semble heureux à ces moments !
« Que veux-tu, mon petit ami ? » Il s’éloigne d’un demi-mètre, fait une pause, se retourne sur moi. Je me lève, le suis lentement, il me guide à ses écuelles ; il y a encore des croquettes, bien sûr… Je le caresse, un nouveau « Arrrm » de bonheur, et il mange deux ou trois croquettes, très posément. Je lui change l’eau de son écuelle, il boit alors avec application. Puis il me regarde encore… Je lui réponds : « Oui, camarade, tu peux compter sur moi. »
Il demande à sortir, je lui ouvre la porte, il est content que je le fasse, quoiqu’il sache parfaitement utiliser la petite chatière à volet rabattant. Il part en promenade dans les escaliers et sur la coursive. Je le vois aller, tranquillement et vaillamment.
Lundi de Pâques :
Je sais que le jour viendra où Jacqueline et moi devrons prendre la décision d’euthanasier Chamane, notre ami. Quand la souffrance sera trop grande – pour lui. Qu’elle est difficile à contempler, cette perspective. Le faire quand cela doit se faire, ni avant terme, ni trop tard. Avant terme, ou trop tard, compteront comme lâcheté.
Carpe horam.
2018.05.23 :
Chamane nous stupéfie, il va très vaillamment – on dirait vraiment que de s’être lui-même arraché, avec les dents, une bonne partie de la tumeur, lui a fait du bien ! Depuis dix jours c’est sec des deux côtés du tarse, qui ne saigne pas. Le Grand Sage ronronne beaucoup plus qu’auparavant, plus souvent. Il joue aussi avec Chatoune parfois, à leur petite bagarre simulée habituelle.
Les mois passent dans un sentiment de miracle quotidien.
Fin du deuxième semestre 2018 :
Les saignements du tarse de Chamane ont repris, par intermittence. Lui et moi faisons comme corps ensemble. Il m’épate. Je reçois une leçon de vie à son contact. Il est mon ami, je fais tout ce que je peux pour lui. Attention, affection, soins. Partout, je veille à conserver une hygiène impeccable : tout ce qui se retrouve maculé de son beau sang, bien rouge, est changé ou nettoyé illico. Nous nettoyons la litière après chaque passage de l’un ou l’autre chat. Conserver très propre l’environnement nous aide aussi, Jacqueline et moi, à mieux tenir le coup moralement. Chamane semble vivre avec équanimité sa condition, avec bonheur ses relations humaines et sa relation féline.
Gribouille, qui comprend mal le langage chat, vit séparé de ses deux congénères, dans l’appartement du second étage ; cela s’avère un arrangement pour le mieux. Jacqueline lui tient compagnie toute la journée – elle est sa grande amie.
***
Le temps de la fin. Dimanche, 2018.12.09 :
Au matin, tôt sur une route nationale, loin de chez nous. Il pleut à verse, il fait gris, froid et venteux. Soudain, je perçois sur ma droite, au bord de la chaussée, un petit chat noir qui titube.
Kairos stênos ! Je ralentis dans la fraction de seconde, me parque sur le côté, sors du véhicule, me dirige vers le point où j’ai vu le petit être en difficulté. Rien… Puis j’avise le conduit des eaux d’écoulement, traversant sous la route. Je me mets à plat ventre dans la boue et les feuilles mortes. C’est bien cela : à l’intérieur, un peu plus loin, comme une petite boule noire. Je tends le bras, arrive à m’en saisir aussi délicatement que possible, la ramène doucement à moi. Un jeune chat noir, entièrement couvert de boue et de feuilles. Je le nettoie précautionneusement d’une main, il ne se débat pratiquement pas.
Il est méchamment accidenté. Au niveau de son œil gauche, protubérant, une gigantesque bosse, la chair a été un peu arrachée. Il est évident qu’il doit souffrir d’un traumatisme crânien. Je le glisse sous mon manteau pour l’abriter de l’averse, retour à la voiture. Là, sous couvert, je le nettoie un peu plus : c’est une petite chatte toute noire. Je l’enveloppe doucement dans un linge propre, puis l’installe dans les bras de Jacqueline.
Un peu plus loin il y a une station-service, avec un modeste restauroute. J’y trouve la feuille de chou locale, y consulte la liste des téléphones d’urgence pour le vétérinaire de garde : rien ! Désemparé, je m’enquiers auprès de la tenancière : non elle ne connaît pas de vétérinaire tout près ; mais un client a entendu : si, dit-il, vous prenez à droite dans la zone industrielle… suivent des indications aussi précises que possible.
Je pénètre dans la Z.I., aïe, ce n’est jamais évident pour s’y retrouver ce genre d’endroits, et sous la pluie encore… Je tente sur le smartphone de Jacqueline de trouver des indications : rien ! Bon, je m’astreins à suivre celles qu’on m’avait données. Il pleut à torrents maintenant, la petite chatte émet des gémissements, poignants par leur faiblesse. Lentement, je vais de rue en rue… Rien… Soudain, un spectacle surprenant : un homme, dehors, nettoie au kärcher son camion ! Je descends de véhicule, dévale le talus qui nous séparait, il sursaute… et m’arrose. Autant pour moi, petit rappel que quand le temps presse, il faut aller lentement. Chance : oui, il sait où se trouve le cabinet vétérinaire en question, il me donne les instructions complémentaires nécessaires.
Retour à la voiture, la petite chatte gémit parfois, doucement. Je trouve enfin le cabinet vétérinaire : fermé, bien sûr, mais dessus la porte un numéro de téléphone pour les urgences. Appel… ah non, il faut composer un autre numéro, que j’ai grand-peine à entendre sous le crépitement de la pluie. Première tentative vaine, je n’avais pas bien entendu un chiffre apparemment. Je rappelle le premier numéro, dans la voiture cette fois pour mieux entendre le message enregistré. Nouvel appel au numéro indiqué, on me répond que ce cabinet, devant lequel je me trouve, c’est justement celui de la vétérinaire de garde. Elle arrive.
Jacqueline me dit que la petite est prise de convulsions. Quelques minutes plus tard, elle meurt, toujours enveloppée dans son linge. Je rappelle la vétérinaire, elle vient quand même. Chez elle, nous regardons le pauvre petit corps meurtri : elle n’aurait pu que l’euthanasier.
Il fait gris noir, il pleut à verse. J’aurais préféré arriver plus vite auprès de la vétérinaire… Du moins avons-nous permis à ce petit être de ne pas mourir dans des torrents de boue glacée.
Tout le reste du trajet, nous pensons à Chamane : lui est grand et blanc, elle, cette jeune inconnue, qui commençait à peine sa petite vie, était menue et noire. Ce contraste me hante, j’associe sans cesse les deux chats dans mon esprit.
Bien… C’est ainsi. Nous veillerons à ce que Chamane ait la mort la plus douce possible.
***
Je craignais la période de Noël et de Nouvel-an, mais dans l’ensemble cela s’est bien passé pour Chamane, même si sa plaie se creuse et s’étend. Aux premiers jours de 2019, un espoir fou naît en moi, comme une petite flamme d’allumette dans le grand froid… Il est si fort, si exceptionnel… Peut-être surmontera-t-il le cancer et la chair repoussera-t-elle ? À défaut, peut-être passera-t-il 2019, alors que nous ne pensions pas le voir vivre 2018 ? Rêve et prière d’enfant.
Petit enfant qui doit vite déchanter, car la vie chante d’autres chants… que ceux qu’elle chante dans les livres d’enfants.
Un matin, Chamane fait une grande hémorragie sur mon lit, je tente de la stopper, sans l’agiter. Aïe, il s’est arraché un grand morceau de chair malade, et l’os, rongé par le cancer, est apparent. C’est bien de l’os, au toucher. Pansement à la betadine maintenu à la main, câlin, affection… je suis là mon ami.
Dès lors, il ne montera plus sur la bibliothèque. Je lui installe un coucouche-panier très confortable, sous la chaise près de mon bureau ; il apprécie cette position près de moi, au niveau du sol mais protégée par l’assise de la chaise au-dessus de lui ; les barreaux horizontaux reliant le bas des pieds de la chaise, sur deux côtés seulement, lui permettent de s’installer aisément d’une part, d’avoir un appui pour son corps d’autre part.
Quelques jours après cette hémorragie, il ne nous rejoint plus pour dormir. Il ne réagit plus à mes raclements de gorge pour la sieste, demeure toute la nuit dans son coucouche-panier. C’est la première fois… Par contre, de temps en temps, il se lève pour inspecter non seulement son étage, mais aussi la coursive, plus haut. Il monte et descend les marches précautionneusement, mais il y parvient.
Chamane, notre ami… Tu es vivant, mais souffres-tu par trop ?
Mi-janvier 2019 : nous percevons une odeur suspecte émanant de sa plaie ouverte sur l’os. Je tamponne délicatement avec de la betadine, régulièrement maintenant, mais sans me faire d’illusion : un os ne peut rester longtemps apparent sans infection majeure. Autrement, le regard profond du Grand Silencieux demeure vivace et encore lumineux.
Chamane, notre ami, que devons-nous faire ?
La pureté et la limpidité de son regard, toujours profond et vivant, forment un tel contraste avec l’aspect malsain et morbide de sa plaie, que la décision s’avère difficile à prendre.
2019.01.24 :
Heureusement que nous n’avions pas réalisé qu’aujourd’hui était le 2e anniversaire, jour pour jour, de l’adoption de Chamane par nous. Sinon, peut-être n’aurions-nous pas pris, ce jour-là, la décision de l’emmener chez la vétérinaire, par négation d’un indigne esprit de superstition… Et l’abcès à l’os se serait-il alors développé de façon foudroyante, et la grande souffrance avec… Bienheureuse ignorance.
Je fais l’enfant, encore : ce n’est pas pour l’euthanasier que nous l’emmenons, mais pour un examen médical. Jacqueline ne dit rien, mais je vois bien qu’elle n’en pense pas moins… Dans sa corbeille, Chamane est calme et silencieux.
La vétérinaire, impressionnée, constate. Elle nous dit clairement qu’il est temps de l’euthanasier, qu’il est probablement déjà en train de souffrir. Je sens comme le sol se dérober sous mes pieds. Mon ami…
Bien… C’est ainsi. Jacqueline pleure, je dois être blême. La vétérinaire ne nous brusque d’aucune façon, elle nous laisse le temps de nous reprendre, nous introduit dans une pièce tranquille, à la lumière tamisée. Nous restons seuls un dernier moment avec lui, à partager un ultime moment de tendresse. Il a le regard si vivant ! Mais sa patte… c’est la mort, sournoise, celle qui vient pour un dernier enfer, pas celle qui vient tranquillement, sereinement.
Puis la vétérinaire nous rejoint. Avec de la médétomidine, elle procède, par voie sous-cutanée, indolore au possible, à une sédation. Je garde mes deux mains posées sur l’arrière-train de Chamane, de dos, mon visage contre sa nuque – il a toujours aimé ce contact. Jacqueline, courageusement, lui fait face, yeux dans les yeux. Elle l’observe, très émue, elle pleure, ma compagne aimée. Les yeux de Chamane demeurent un long moment pleins de vie, il regarde à gauche, à droite, sans peur, ses deux grands amis sont là, avec lui, et tout est calme. Puis Jacqueline voit que ses pupilles se dilatent, son regard perd de son acuité.
Il faut pourtant faire une deuxième injection de sédatif à notre vaillant félin, pour qu’enfin il perde complètement connaissance… les yeux toujours grand ouverts. Jacqueline a gardé le contact visuel jusqu’au bout. C’était elle qui avait croisé le regard de Chamane la première fois, à la SPA. Je dis à la petite courageuse que c’est mon tour, et je l’incite à attendre dans la pièce voisine, pour la suite.
C’est moi maintenant qui plonge mes propres yeux dans ceux de Chamane – il est inconscient, apparemment. Sa cage thoracique se soulève, lentement, faiblement, il est toujours vivant. Le pentobarbital lui est injecté par intraveineuse. Quelques secondes plus tard, il cesse de respirer. Son cœur a cessé de battre. Il est mort.
Un météore lumineux aura traversé notre vie pendant deux années, exactement.
***
2019.01.26 :
Le surlendemain de sa mort, je me réveille de ma sieste avec son nom en tête : « Chamane ? »… Mais non, s’il n’est pas sur moi… c’est bien parce qu’il ne le sera plus jamais.
Je demeure étendu, quelques secondes… Soudain la chatière s’ouvre, blinc-blonc, « Mrrouw ? ». J’éprouve un grand sentiment de bonheur : « Chatoune ! »
Chatoune est là !
Caresse à la petite grisette. Café. Arcangelo Corelli. Comme il lève les brumes du chagrin, le soleil de ce compositeur de l’époque baroque italienne. Il illumine le cœur et l’esprit…. comme le fait Chatoune, d’ailleurs !
Elle est actuellement couchée sur le bureau-bibliothèque, et elle m’observe de ses yeux ambre, avec son affectueuse attention de chatte. Notre chagrin est fort, et il doit lui manquer à elle aussi, car elle l’aimait bien, Chamane le stoïque, toujours très maître de lui-même, immanquablement poli avec elle. Mais la vie de notre petite équipe d’amis continue : ici, au premier, il y a Gabriel avec Chatoune, et à l’étage là-haut, Jacqueline avec Gribouille.
2019.02.11 :
Dix-huit jours après sa mort, je réalise combien Chamane emplissait ma vie, par la densité et la sobriété de sa présence. Par son intelligence, concentrée et discrète. Par sa tranquille douceur.
Il savait se faire aimer, se faire aider, toujours en conservant sa dignité. Sa noblesse d’attitude et d’expression, dont il ne se départissait jamais, était une leçon de vie.
Il m’a offert la chance de pouvoir aimer et admirer.
En retour, je pense avoir été pour lui, pendant ses deux dernières années de vie, un ami, attentif et dévoué.
Chamane. Requiescat in pace.
Ton ami, Gabriel.
[1] Chanson de 1933, paroles de Jean Nohain, musique de Mireille.
[2] Chanson de 1932, paroles de Jean Nohain, musique de Mireille.
Le dernier grand rhinocéros blanc
août 22nd, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #99.
Soudan, zoo de Khartoum, vers 1967.
Enfant, j’avais été très impressionné par deux rhinocéros blancs gigantesques. J’étais ébloui par leurs masses tranquilles. Je revenais sans cesse aux deux géants. L’un d’eux était soudain venu au petit garçon fasciné, avait pointé sur lui une tête énorme, aussi longue que tout le corps du petit homme, et avait fait “ grroumpf ”. Un son très bas et très puissant, des yeux paisibles et interrogateurs. Ç’avait été une initiation soudaine et immédiate comme la foudre : “ Groumpf ” m’avait fait sentir, d’un coup, la splendeur de ces énormités de la nature, la force tranquille et profonde de ces pachydermes venus du fond des âges.
Déjà, toutefois, par des bribes recueillies auprès des adultes, je pressentais qu’ils n’avaient aucune chance, dans un monde où les hommes commandaient brutalement et n’aimaient, pour la plupart, ni la nature, ni les animaux. Cette prise de conscience, inexorable, a été déterminante dans mon développement psychique.
Les animaux peuplent toujours mes rêves, entre autres ces grands rhinocéros blancs de la race du nord, entrevus au zoo de Khartoum, aux pattes plus longues que leurs congénères d’Afrique australe. Dans des visions de vie et d’espace, je me plaisais à les imaginer galopant puissamment, en petits troupeaux, dans la vaste savane soudanaise.
Hélas, en moins d’un demi-siècle, j’aurai vécu la disparition, irréversible, d’un paisible géant. Début octobre 2015, sur A2, on peut voir le dernier représentant mâle de cette race septentrionale des grands rhinocéros blancs. Il a 42 ans, il est vieux, il s’appelle Sudan, pays où il n’y en plus un seul et dont ce survivant ultime est originaire. Il finit ses jours au Kenya, après un passage par le zoo de Prague, qui lui a valu d’être encore vivant… Avec lui, il n’y a plus que deux femelles, Najin et sa fille Fatu, les dernières de leur race également.
On leur a coupé leurs cornes. Vision affligeante, qu’un rhinocéros africain sans cornes. D’autant que cela n’arrête pas les braconniers, les trafiquants de la pseudo-médecine traditionnelle chinoise convoitant même la racine de leurs cornes. C’est la fin d’un grand animal pacifique et qui ne craignait personne… avant que les hommes ne s’abattent sur lui.
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La limpidité des voix de soprano anglaises et la réinvention de la voix de contre-ténor
août 19th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #92.
Au temps de la Renaissance tardive, les compositeurs anglais Tallis [1505-1585], puis Byrd [1543-1623], produisirent des chefs-d’œuvre de musique vocale ; parfois en cachette de l’autorité (pour de sombres et violentes raisons d’anti-papisme officiel – eux-mêmes étaient catholiques).
Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, il y eut les merveilles, principalement vocales, de Purcell [1659-1695], et puis… et puis pas grand-chose. La plupart des musiciens de l’époque baroque en terre anglaise seront importés.
En matière musicale, les Britanniques ne se réveilleront que tardivement, à partir de la fin du XIXe siècle. Ainsi, en musique classique, ils n’auront fait qu’une seule contribution majeure, mais elle est tout à leur honneur : une tradition de voix de soprano claires et limpides, dénuées de la sonorité grasseyante qui rendait un peu ridicules les cantatrices du continent.
Par ailleurs, après la seconde guerre mondiale, un génie anglais autodidacte, Alfred Deller [1912-1979], saura réinventer la tessiture, si singulière, de la voix de contre-ténor. Plus personne ne savait la pratiquer, elle s’était éteinte. Grâce à lui des pages sublimes de la musique de la Renaissance sont relues, et même relues convenablement.
Enfin, vers 1970, l’Angleterre inventera un genre de musique “ pop ” souvent troublant… Le groupe Pink Floyd créant même plusieurs œuvres chantées étonnantes par leur sensibilité et leur inventivité musicale – il est dommage que les lyrics, les paroles, se trouvaient rarement à la hauteur de la musique.
À la lecture de cette courte note, on aura compris que c’est en musique vocale (et pas tout à fait en art lyrique) que les Britanniques auront apporté leur principale contribution à l’art musical.
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Tous ces êtres…
août 14th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #79.
Tous ces êtres que j’ai pu croiser ou côtoyer, qui avaient besoin d’aide ou de réconfort, combien sont-ils avec qui je n’ai pas su y faire, pour qui je n’ai rien pu faire, ou pour lesquels il n’y avait rien à faire. Tous ces petits êtres… mais aussi d’autres, plus grands… que j’ai aimés ou admirés, et qui sont morts. Tout cela est si irréversible.
Étendu sur le dos, dans un lit d’hôpital, ou assis dans un siège d’avion, je tente de me les repasser en mémoire. Pour certains déjà, il ne me reste qu’un brouillard blanc, où j’entends comme un rappel, que je dois me souvenir, qu’il y avait un être, qu’il y avait un nom… ou que j’avais donné un nom…
Tout s’estompe, alors que je me bats pour leur rester fidèle, à ces feux follets de l’existence. Rien à faire, après que la mort les aura rattrapés, le néant éteindra jusqu’au souvenir qu’ils m’avaient laissé… souvenir que je tente, en vain, de raviver.
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L’abîme et la fourmi
août 13th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #78.
Temps de méditation. Calmer l’agitation des processus mentaux. Première étape, voir lucidement : quel désordre, quelle pauvreté intellectuelle, sentimentale et existentielle… Ce que l’on perçoit du monde intérieur et extérieur ne représente qu’une petite surface de l’océan, juste le voisinage immédiat.
Comme il s’avère difficile, dans ces conditions, de se représenter mentalement cette immensité. L’ailleurs, le plus loin… on ne peut que l’inférer : la surface des mers doit avoir une apparence, des propriétés à peu près semblables à celle des flots alentour… sans doute. Mais les abîmes de l’océan… la profondeur, peut-être sans limite, des cieux… on les imagine mal.
On croit, du moins, pouvoir comprendre quelque chose au monde environnant proche, aux pulsions et aux pauvres pensées intérieures… et tout ce que l’on voit, ce sont quelques centaines de mètres carrés d’une surface mouvante, elle-même insaisissable. Tout ce que l’on perçoit de soi, si l’on s’avère lucide, c’est la course aveugle et chaotique d’une fourmi, elle-même aux contours un peu vagues, se mouvant péniblement dans un espace inconnu, se cognant ici, se cognant là… avançant vaille que vaille ! Seul l’effort consenti semble réel…
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Ailleurs n’est pas distrait
août 8th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #66.
Le mot “ distrait ” sert à qualifier celui dont l’esprit vagabonde tellement qu’il n’est pas à ses actes, au point que sa capacité de concentration s’en ressent. Le même mot est utilisé, à mauvais escient, pour qualifier celui dont l’esprit se trouve, très intensément et durablement, consacré à une ligne de pensée… parfois au détriment de ses interactions avec le monde extérieur.
De fait, seul le premier est réellement distrait, son esprit dérivant trop volontiers un peu partout. Le deuxième se trouve plutôt absent… fixé dans un ailleurs précis ; il n’est justement pas distrait par grand-chose, y compris par les aspects concrets de la vie. Enfant, j’étais perplexe que l’on me qualifiât de “ distrait ”. Je ne voyais pas très bien ce que l’on pouvait me reprocher.
Pièges et limitations de la langue… avec tout l’impact que cela peut avoir sur des existences !
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Le soleil émergeant de la crasse
août 6th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #58.
Une ferme sinistre, sordide, expose une terrasse sale en contre-plaqués loqueteux. La nappe plastique est crasseuse, des fragments de nourriture y traînent. L’odeur du fumier prend à la gorge, et le chien mauvais, hargneux, aimerait bien faire de même. On craint la rencontre du maître de cette petite évocation de l’enfer. Le chemin longe pourtant le lieu, il nous faut bien continuer avant. Le tas d’ordures se voulant fumier, énorme, exhalant ses fumerolles traînantes, est là, très présent… On presse le pas.
Soudain, entre la carcasse béante d’un vieux frigo et un pêle-mêle de canettes et de bouteilles vides, émerge, droit, vert et jaune, tout seul dans son coin, un grand tournesol. Soleil ! Né dans les déchets, éblouissant de générosité, promesse vivante d’un monde meilleur.
Soleil ! Dans la laideur et la mauvaiseté, j’invoque ton nom. Et celui de ton héraut pour la vie : hélianthe… Nom de lumière et de beauté, de douceur et de magnanimité. Soleil !
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Un Paradis vide de tout animal
août 6th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #56.
Mon indignation (et mon inquiétude !), enfant, quand on m’affirmait qu’il n’y avait pas de place au Paradis pour les animaux, même les plus gentils… Par contre, qu’il y avait un programme spécial de rattrapage, dans une école dite du Purgatoire, permettant aux humains même les plus méchants d’y parvenir, en fin de compte.
Double indignation, double appréhension ! D’avoir à côtoyer là-haut des méchants, certes repentis, mais quand on a un mauvais fond… Et de m’ennuyer pour l’éternité dans un monde sans le moindre animal !
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L’espoir de faire fleurir le Grand Jardin
août 5th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #55.
Au milieu de la méchanceté, du mensonge et de la laideur, dans un monde de brutes, les êtres humains de qualité, honnêtes gens de bonne volonté, ont en eux une nostalgie étrange du beau, du vrai, du bien. Ils ressentent, d’instinct, qu’eux-mêmes, à l’instar de la plupart des êtres conscients, voire de la plupart des êtres vivants, aspirent à la plénitude de leur présence au monde. Aussi éphémère que soit leur présence, aussi démesuré que soit le monde.
Ils rêvent que celui-ci, quoiqu’immense, ne leur est pas entièrement indifférent… et qu’à défaut d’éternité ils peuvent compter sur une mémoire de leur passage. De leur participation à la création d’un beau paysage. Doux rêve… espoir fou que leur propre élan vers le mieux ait pu contribuer à faire fleurir le Grand Jardin…
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L’oiseau des tempêtes
août 5th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #54.
Confusion de la cause et de l’effet… Dans Le Vaisseau fantôme, les marins du pirate Barbe-Rouge, apeurés à l’approche d’un ouragan, paniquent parce qu’un grand albatros s’en vient voler au-dessus du navire : ils croient que ce dernier amène la tempête avec lui… C’est « l’oiseau des tempêtes » ! Bien sûr, l’albatros craint, lui aussi, l’ouragan, et il approche du vaisseau dans l’espoir que celui-ci puisse lui offrir un abri…
Barbe-Rouge, pour couper court à la panique superstitieuse, abat ce malheureux réfugié qui fuyait pour sa vie. Geste efficace d’un forban meneur de forbans, mais quelle profonde indignation ce geste brutal et injuste avait-il provoquée chez le petit garçon que j’étais ! J’étais également éberlué par la bêtise de la superstition. En grandissant, je devais constater que les humains se comportent souvent ainsi…
Par sa couverture impressionnante, source d’une émotion esthétique intense lorsque je l’avais découvert en librairie, ainsi que par son récit impitoyable, très bien mené, cet album BD de 1966 est un de ceux qui m’ont le plus marqué, enfant. Il a contribué à me constituer, en positif et en négatif.
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Moitié-forte, le currawong courageux
août 4th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #50.
2015.08.25 – Les currawongs sont de très grands oiseaux autralasiens du genre Strepera, qui ne sont pas des corvidés allongés et au long bec, mais des passereaux artamidés aux yeux d’un beau jaune vif ; ils poussent des appels très étranges, à l’origine de leur nom vernaculaire et de leur nom de genre. Ils ont une façon inimitable de se laisser tomber de branche en branche, et de se déplacer au sol sans discrétion aucune, de par leur taille et leur démarche gauche. Ce sont de grands sauvages, à l’intelligence sous-estimée à cause de leur timidité.
Un jour sur le deck de notre maison construite sur pilotis, soit sur la plate-forme de la vérandah, je remisais avant le soir les graines pour oiseaux, celles-ci n’étant pas destinées aux rats, sortant la nuit. Un currawong, de loin, observait, régulièrement, la scène. Pacifique comme tous les siens, il n’avait jamais dérangé les petits oiseaux se nourrissant. L’une de ces graines tombe entre deux lattes. Ni une, ni deux : il s’envole et se précipite droit sous la maison à la recherche de celle-ci. Il n’avait pas eu la possibilité de la voir passer à travers le plancher du deck, car la partie inférieure de la maison était cachée par un treillis de bois. Il avait inféré, avec une sagacité immédiate…
Outre leur intelligence de grands modestes, il convient de signaler que, lorsqu’il le faut, comme la plupart des oiseaux, les currawongs savent se montrer courageux. J’ai vu un couple de parents chasser, avec détermination, un très gros chien qui s’approchait trop près de leur petit. Par ailleurs, ils sont coriaces : j’en ai vu survivre à de longues sécheresses et à des tempêtes terrifiantes.
J’ai aussi eu l’occasion d’assister, pendant des semaines, au combat silencieux de l’un d’eux, contre une paralysie progressive de la moitié droite de son corps. J’étais plein d’admiration de le voir réussir à voler, en un vol bancal, mais vol quand même. Réussissant efficacement à se nourrir par lui-même. Trop farouche pour se laisser approcher, comme tous ses congénères. Ces derniers le laissaient en paix, à la différence de ceux de « Sur-une-patte », la magpie handicapée…
Je l’appelais « Moitié-forte ». Rien qu’à l’ouïe, je pouvais déterminer sa présence, car il avait une façon bien à lui de sautiller dans l’herbe et dans les feuilles au sol. Avec son bec de longueur intermédiaire, je n’arrivais pas à déterminer son sexe.
Un jour, au petit matin, je l’ai retrouvé mort ; pas de blessure sur lui, c’était peut-être la maladie, responsable de sa paralysie, qui l’avait tué. Même tout tordu dans sa dernière convulsion, il restait beau. Si élancé, si élégant dans son éclatant plumage noir et blanc.
Je réalisai alors combien il avait été vital, pour le déraciné que j’ai toujours été, qu’une longue partie de mon existence se fasse au contact étroit de la nature profonde. Ces dix-sept années passées dans le bush australien m’avaient donné une précieuse expérience. J’ai beaucoup appris de la vie, et sur elle, grâce à ce contact.
Maintenant, je tourne la page du grand livre de la vie, littéralement – et je crois avoir suffisamment connu, évolué et mûri pour écrire un peu, en particulier sur les êtres que j’ai eu la chance de pouvoir aimer et admirer.
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La volonté vers la vie, ou vers la puissance
août 2nd, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #45.
Schopenhaueur [1788-1860] et Nietzsche [1844-1900] sont deux philosophes profonds et très originaux, qu’on peut lire et relire avec profit. Le deuxième fut d’abord le fils spirituel du premier, même si assez rapidement il prit son propre chemin. Un point particulier, peu évoqué, les distingue : leur relation aux animaux.
À la différence de Schopenhauer, qui aimait avec constance les animaux, Nietzsche avait, en général, plutôt de l’indifférence à leur égard, au mieux il avait une attitude ambiguë. On ne doit pas s’en étonner si l’on se donne la peine de méditer, quelques secondes, sur la devise existentielle propre à chacun de ces philosophes atypiques.
Pour le premier, c’était la pulsion de vie, littéralement « la volonté vers la vie » (« der Wille zum Leben »). Pour le second, c’était « la volonté vers la puissance » (« der Wille zur Macht »).
Or, sur une planète surinvestie par l’homme, on ne construit plus, depuis longtemps, de puissance qui soit fondée sur un contact privilégié avec les animaux. Pour une personnalité telle que Nietzsche, rêvant de surhumanité et d’une communauté d’égaux à lui-même, seuls les hommes offraient de l’intérêt, par leur éventuelle disponibilité à ses rêves de réalisation dionysiaque et de dépassement existentiel, « vers la puissance » (« zur Macht »).
Schopenhauer était moins porté sur des rêves d’organisation politique, aussi, chez lui, la porte se trouvait-elle grande ouverte sur un intérêt respectueux à l’égard de ses frères animaux, qu’il estimait autant animés que lui-même de Wille zum Leben !
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Sur-une-patte, la magpie rejetée
juillet 31st, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #39.
2015.08.07, hiver austral – Depuis quelques jours, j’observe une magpie, femelle, jeune apparemment, plutôt maigre, boitillant piteusement, restant figée sur place quand elle me voit, et bizarrement posée sur son ventre, un peu de travers. Petit à petit, à force de rencontres, elle se détend.
Depuis quinze jours, résolument, je vais, je viens, de quatre conteneurs maritimes que je vide systématiquement, à un grand feu brûlant devant. Les conteneurs sont remplis d’articles scientifiques et techniques anciens, empilés sur des bibliothèques métalliques démontables, c’est tout très intéressant et bien trié, mais je dois débarrasser pour le retour en Europe. À Kangaroo Island, je les avais transformés en compactus. Trente-six ans de documentation qui partent au feu. Je ne garde que ce que je compte relire.
La magpie demeure dans le coin, me laissant parfois approcher à moins de deux mètres. Je lui ai installé une petite soucoupe avec de l’eau, elle vient y boire. À cinquante mètres de là, deux malheureux jeunes chiens, attachés à longueur de journée, jappent lamentablement, parfois pendant des heures. Ils sont beaux, des red kelpies, se tenant droits, ils ont des oreilles pointues, ce sont de vrais canidés. Au moins sont-ils à deux, mais quelle jeunesse…
Un matin, la magpie s’introduit d’un coup d’aile décidé dans le conteneur aux portes grandes ouvertes, s’installe à un mètre vingt de moi sur une bibliothèque, et m’observe ainsi pendant un quart d’heure. Je lui parle, je continue de trier, elle me suit de ses yeux rouges, presque brûlants par l’intensité du regard. Je peux l’observer à mon tour plus attentivement : sa patte droite est complètement tordue, inutilisable. Je ne vois pas de fil de pêche dont je devrais éventuellement la libérer, comme je l’avais déjà fait pour deux de ses congénères, rien à faire pour moi de ce côté. Soudain, elle s’en va. J’ai compris.
L’après-midi je reviens avec des croquettes pour chats. Les deux chiens jappent toujours, elle-même repose tranquillement couchée sur le ventre, toujours dans le fossé devant le conteneur. À deux mètres d’elle, je lui lance une croquette, que malgré sa condition d’éclopée elle arrive à saisir du bec dans sa trajectoire ! Elle me regarde : oui, voilà, tu as compris.
Les deux chiens sont soudain silencieux, dressés sur leurs pattes, ils nous regardent attentivement. J’envoie à la magpie cinq croquettes de plus, en visant bien car elle est quand même très handicapée, puis j’arrête afin de lui éviter une indigestion. Les deux chiens observent toujours, très silencieux, leurs belles oreilles dressées, et je les vois penser : là, il se passe quelque chose d’important, soyons bien attentifs…
Je retourne à mon labeur de triage, la magpie s’en va. Les deux chiens resteront silencieux pour le reste de l’après-midi ; ils méditent, leur pauvre jeunesse de prisonniers leur a enfin fourni un sujet digne de leur remarquable intelligence. Quatre individus sensibles et conscients se sont observés, et réfléchissent.
2015.08.09 – « Sur-une-patte » est toujours là. J’appelle ainsi la petite magpie à la patte difforme. Elle me reconnaît de loin, vole vers moi à tire-d’aile. Cette fois, elle se saisit des croquettes d’entre mes doigts, je lui en donne ainsi une dizaine. Le contact est bon, elle aime bien s’installer tout près et me regarder m’activer.
Par contre, je constate avec inquiétude des blessures écarlates sur sa tête, probablement dues aux coups de bec des magpies de son groupe qui l’ont rejetée. Je les vois alentour, l’œil sur nous… et elles ne semblent pas regarder Sur-une-patte avec aménité. Ces passereaux artamidés, très intelligents, qui vivent en groupe serré, sont connus pour leur façon de rejeter, soudainement et impitoyablement, un congénère hors du clan.
2015.08.11 – Depuis le matin, c’est la tempête sur l’île, avec des rafales de pluie. Je suis inquiet pour Sur-une-patte, je ne l’ai pas vue hier… et avec son unique patte, il doit lui être très difficile de s’arc-bouter contre le vent violent. Il est exclu pour elle, dans de telles conditions météorologiques, de sautiller d’un coin à l’autre à la recherche de nourriture, elle se ferait emporter. Elle doit avoir faim en plus de froid. Je pars à sa recherche sous le vent et la pluie.
Je la trouve près de notre propre maison cette fois, je l’ai reconnue de loin à sa démarche particulière ; elle aussi m’a reconnu, car elle s’élève du sol et vole sans hésiter droit sur moi. Cette fois, elle s’installe sur la barrière du jardin. Elle est transie, l’air misérable, ses blessures à la tête sont à vif. Elle se saisit des croquettes que je lui tends, cette fois elle a droit à une douzaine de celles-ci. Je lui parle un peu, elle fait un petit besoin. Tout va bien.
Mais à peine je m’éloigne d’elle, de deux mètres seulement, qu’elle pousse un grand cri ! Woush ! deux autres magpies, venues de nulle part, me frôlent presque et se lancent sur elle ! Elle s’enfuit en zigzaguant, mais par leur chasse habile ses deux adversaires, en parfaite santé eux, s’y prennent avec adresse pour la forcer au sol. Elle se couche sur le dos, poussant de grands cris, et les deux la piquent et la repiquent férocement.
Il m’a fallu quelques secondes pour réaliser la scène ! Je me précipite alors en courant, faisant de grands moulinets des bras, « allez-vous en ! » qu’il leur crie, le bipède lourdaud ! Elles ne s’en vont que lorsque je me trouve à cinq mètres d’elles ! Sur-une-patte profite de la diversion pour s’évanouir dans la canopée touffue d’un eucalyptus mallee.
Bon… Je sens que la survie de la petite handicapée ne sera pas simple… Ses pires adversaires ne seront ni les prédateurs, ni les éléments déchaînés, ni les difficultés inhérentes à sa condition, mais les membres de la communauté qui l’a rejetée.
Il pleut, il vente. Il ne me reste qu’à méditer, devant, au loin, la mer grise et indifférente.
2015.08.12 – Ce matin, la tempête a soufflé encore plus violemment sur l’île. Dans l’après-midi, alors que je me douche, j’entends les cris de détresse typiques d’une magpie recevant une raclée de congénères. Serait-ce Sur-une-patte ? Le temps de me sécher en vitesse, de m’habiller, je sors – mais rien, personne, nulle magpie. Pour moi, c’est comme un grand silence tout autour, malgré les rafales du vent qui continue de souffler rageusement. Sur-une-patte…
2015.08.16 – Cela fait cinq jours que je n’ai plus revu mon amie. Si c’était bien elle que j’avais entendue, il y a quatre jours, elle aurait survécu aux journées de tempête… et peut-être s’est-elle décidée à ne plus sortir des bois, car les membres de son clan, qui l’ont rejetée, sont trop dangereux pour elle. Peut-être… Bonne chance, petite boiteuse, j’espère recroiser ta route. Tu m’as rappelé ce que c’est que de lutter, chaque jour, simplement pour survivre.
Début mai 2016 – Nous quittons définitivement notre grand terrain de Kangaroo Island. Cela fait neuf mois que je n’ai plus revu Sur-une-patte. Mais je ne l’ai pas oubliée. Je lui dédie ce petit journal, rédigé au gré de nos rencontres.
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Douâ, le génie sur la branche
juillet 28th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #31.
Soudain, un individu à part, sorti d’on ne sait où, se met à pratiquer, tout seul, son génie autodidacte.
Sur la vérandah de notre maison de Kangaroo Island, par un temps idéal, nous lisons avec bonheur, la mer sous les yeux. Tout à coup nous entendons des trilles gracieuses, des sifflements mélodieux, des roucoulements charmants, déclinés sans la moindre hésitation. Étonnés, nous découvrons, perché sur la plus haute branche d’un eucalyptus proche, un magpie mâle, plutôt jeune, encore plus doué pour la musique que ses congénères, tous flûtistes et chanteurs, des grands passereaux artamidés au superbe plumage blanc et noir.
Il resta longtemps à chanter ainsi, pour nul autres auditeurs que moi-même et mon épouse, aucune autre magpie n’étant là pour l’entendre. Par la suite, pendant des mois, nous le retrouvions de temps en temps, toujours dans le même coin. Pour pratiquer ses exercices vocaux, il s’installait à chaque fois sur la même branche haute, nous ne l’avons jamais entendu chanter ailleurs ; et jamais il ne chantait ainsi en présence d’une autre magpie. L’hiver passe, nous ne le revoyons plus. Ô génie solitaire et pudique… Personne ne pourra, ne saura, ne voudra apprendre de toi.
Quelques mois plus tard, il est de retour, le génie musical ! Durant son absence, il a dû observer et écouter attentivement, car voilà-t-il pas que, soudain, j’entends le miaulement bref, discret et cristallin, de Chatoune… mais venant du ciel !
Je suis stupéfait : c’est bien lui ! De retour sur sa branche favorite ! Un petit dialogue s’instaure entre nous ; il a considérablement enrichi son répertoire, non seulement sait-il imiter notre chatte, mais il peut, en plus, jouer les trilles d’un merle, maintenant !
Il s’arrête, je laisse passer un temps bref afin de m’assurer que c’est bien à mon tour, que ce n’est pas une simple pause de sa part… Je me mets alors à siffler et chantonner, quelque chose de concis et de clair mélodiquement. Il écoute attentivement, la tête un peu penchée de côté… puis reprend à sa manière !
Je ressens autant de bonheur que lorsque je jouais, en duo de clarinettes, avec Iovita, mon cher professeur roumain de musique. En hommage à ces deux musiciens sensibles, j’appelle ce magpie doué : Douâ. Deux, en roumain.
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Un avertissement…
juillet 26th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #24.
Il faut être prudent lorsqu’on rencontre quelqu’un semblant avoir fait les mêmes choix de vie que soi. Souvent, les raisons en sont très différentes. Même les goûts partagés peuvent répondre à des motivations antipodiques.
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Le poème comme épiphanie
juillet 26th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #22.
Soudain, ce qui restait caché se manifeste avec éclat !
Il faut le dire, mais seul le poème s’avère en mesure d’exprimer, un peu, l’indicible, dans sa fulgurance. Le poète écrit alors, mais s’il connaît mal la portée de son œuvre, il connaît sa propre limite. L’écriture d’un poème est une épiphanie d’acceptation – que le monde est étranger à soi, irrémédiablement – et que l’on est ce que l’on est. Une épiphanie dans la beauté rêvée et dans la nostalgie, tout autant rêvée.
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Des petits échanges de rien du tout
juillet 25th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #19.
2017.07.19 – Je me tiens debout, à mon bureau-bibliothèque en forme de ‹ U ›. Dessous, des livres et des dossiers, derrière, des livres. Chatoune a choisi sur ce bureau, comme lieu régulier de repos et de sommeil, un coin qu’elle apprécie particulièrement parce qu’elle peut, ad libitum, soit se cacher entre deux mini-bibliothèques posées dessus, soit, en s’adossant contre, avoir une vue panoramique sur la pièce.
Je consulte, je compulse, je me retourne, je me baisse, je me relève. Cette activité convient à Chatoune. Parfois, elle fait un petit « brou » tout léger, cela signifie : « câlin léger stp » ; je la caresse alors tout doucement, particulièrement sous le menton, en murmurant « mignonnette »… Elle me donne quelques coups de langue, puis je m’éloigne, je sais que c’est cela qu’elle voulait, une interaction paisible et courte.
Parfois, c’est juste un échange de regards, profond et laconique. Mais d’autres fois, alors que je suis concentré sur mes activités de lecture, je sens un souffle léger contre mon oreille : c’est elle qui s’est levée et approchée. Elle me donne quelques coups de langue derrière l’oreille, je la gratte gentiment sous le cou, je chuchote : « coquinette », elle ronronne un peu, puis retourne à sa position d’origine, d’où elle m’observe gravement.
Le bonheur, c’est l’inattendu quant à la forme exacte que prend notre échange du moment. C’est aussi de savoir que ces échanges nous constituent tous les deux et qu’ils se répéteront souvent, vécus à chaque fois sérieusement et légèrement. « Brou ».
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Domenico Scarlatti et Joseph Haydn, compagnons de chaque heure
juillet 24th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #18.
On peut écouter, des heures chaque jour, des mois durant, sans se lasser, juste quelques unes des sonates de Scarlatti [1685-1757] ou de Haydn [1732-1809]. Savourant l’intelligence et la sensibilité de tel ou tel jeu, la sonorité exceptionnelle de tel clavecin ou tel clavicorde, de tel piano-forte ou tel forte-piano, ou encore de tel piano.
Leur démarche de compositeur a quelque chose de très rigoureux et d’ensoleillé, ce n’est ni triste, ni joyeux, simplement stimulant et illuminant.
Scarlatti et Haydn, dans, respectivement, leurs 550 (oui !) et 62 sonates pour clavier, ont su créer deux vastes espaces esthétiques dénués de tout sentimentalisme, sans aucune affectation. Deux océans sans fin sous un ciel ouvert, où l’on peut naviguer longuement, heureux de voir et sentir des choses toutes simples, épurées. Comme les vagues sur l’océan, toujours renouvelées, jamais pareilles, et les nuages dans le ciel, que l’on admire un par un, ou bien que l’on regarde simplement passer, l’esprit ailleurs mais légèrement présent…
Oui… on peut, aussi bien, écouter attentivement le grand Domenico et le grand Joseph, que les insérer dans le paysage sonore : ces auteurs profonds mais modestes sont des compagnons idéals pour le travailleur à son bureau.
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En recherche
juillet 21st, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #13.
Toute ma vie j’ai été en recherche… et je le suis encore. Pas à la recherche de quelque chose, car je n’ai jamais rien eu de très précis à l’esprit, mais bien en recherche. Petit animal calme, mais curieux, toujours en investigation.
J’ai trouvé une foule de choses jolies, intéressantes, aimables, mais en beaucoup plus grand nombre d’autres qui étaient laides, menteuses, malsaines. C’est peut-être cela qu’il y avait à trouver, en définitive : la réalité navrante de ce rapport déséquilibré.
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Mozart, soleil solitaire
juillet 19th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #06.
Même dans ses œuvres de jeunesse, dès les premières mesures on peut reconnaître la patte légère, adroite et précise de Mozart [1756-1791]. La patte d’un jeune chat rêvant d’un monde meilleur, fait de beauté, où il puisse gambader avec bonheur.
Mais non, ce monde, il ne pouvait que l’imaginer et, par son génie, le créer musicalement. Quelle souffrance solitaire a dû vivre un tel soleil, illuminant, aussi souvent que possible, de jolies scènes à la surface de la Terre… mais, dans le grand vide du cosmos indifférent, sur lequel il rayonnait généreusement, se retrouvant, toujours, si lucidement seul.
Le pianiste Alfred Brendel avait perçu et bien compris ce profond chagrin existentiel d’un grand artiste. Dans une interview de 1991, il avait su l’exprimer en quelques mots : “ Mozart could be deeply pessimistic. His works in minor keys are some of the most desolate soliloquies that I know in music. ” – « Mozart pouvait être profondément pessimiste. Ses œuvres en clef de mineur sont parmi les plus désolés des monologues intérieurs que je connaisse en musique. »
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L’action du vent
juillet 19th, 2023In Pensées pour une saison – Hiver, #05.
Remarkable Rocks, Kangaroo Island. Un paysage minéral. De grands rochers sculptés par les intempéries. Ils sont colossaux, ils semblent immuables… En fait, certains sont lentement mus par le vent : un panneau indique la position d’un de ces rocs il y a un siècle à peine, il a été déplacé de plusieurs décimètres !
Dans ce décor où les sons se limitent au vent et au ressac, on peut méditer. Je pense à certains animaux que j’ai pu observer, à certaines personnes que j’ai pu croiser. Il y a des individus efficaces dont l’action est comme celle du vent : on ne la perçoit que rarement, le plus souvent on n’en voit que les effets sur la durée. Brise légère, mais persévérante, façonnant des montagnes, ou déplaçant des masses inertes, sur le très long terme…
Le vent souffle où il veut… tu l’entends, mais tu ne sais d’où il vient, ni où il va.
Tiens, des gros nuages noirs, au sud… Parfois, la brise se mue en ouragan, renversant tout.
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