Chamane

août 24th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #100.

2019.01.25 :

Chamane est mort jeudi soir, le 24 janvier 2019.

Depuis quelques semaines, suite au développement du sarcome à son tarse de la patte arrière gauche, l’os, rongé par le cancer, était devenu apparent. Une blessure ouverte de 40 mm sur 15. Il y a quelques jours, un abcès s’était développé, l’odeur le signalait.

Nous l’avions récupéré mourant à la SPA, polytraumatisé (une douzaine de fractures mal ressoudées, dont une curieuse dont nous découvririons par la suite qu’elle avait dégénéré en sarcome). Couché sur le flanc, le corps tout difforme, il n’avait pas la force de tenir sur ses pattes, il avait mal, il avait soif, il avait faim, il avait peur. Mais son regard, quoique voilé, était d’une intensité impressionnante. Mon épouse l’avait pris dans ses bras dans lesquels il s’était blotti, tremblant.

Depuis lors, nous ne l’avons plus lâché. Nous l’avons soigné, aimé. Pendant deux ans, tous les jours avec lui ont été vécus comme le dernier. Pourtant ce résistant d’entre les résistants, ce grand survivant, revenu du pays des morts il y a deux ans, durait jour après jour, et exprimait clairement son bonheur d’être avec nous. Il y a neuf mois, il avait même commencé à verbaliser son bien-être par de brefs « Arrrm », particulièrement quand il nous rejoignait sur le lit.

Un abcès à l’os peut devenir très douloureux toutefois, et ce maître du silence stoïque ne pouvait que souffrir péniblement depuis quelques jours.

Hier soir, nous l’avons donc emmené chez la vétérinaire, dans son panier dans lequel nous avions mis un coussin chauffé. Fidèle à lui-même, il n’a pas eu une plainte. Juste son regard profond, interrogateur quand nous l’y avons placé. Pas un gémissement ensuite.

Sur place, la vétérinaire a constaté. Dans une pièce bien calme, on a procédé à une sédation sous-cutanée, avec de la médétomidine. Jusqu’au bout, Chamane est resté un dur à cuire : après dix minutes il a fallu doubler la dose pour que la narcose soit complète. Tout le long nous étions avec lui. Il s’est endormi les yeux grands ouverts. J’ai incité Jacqueline à sortir, puis je suis resté, les yeux plongés dans ceux de Chamane désormais sans conscience, pendant qu’on lui faisait une injection intraveineuse de pentobarbital, un barbiturate puissant. En quelques secondes, sa faible respiration cessait, le cœur s’arrêtait de battre.

Pendant deux ans, nous, ses deux amis humains, peut-être même Chatoune la copine un peu fofolle, avons beaucoup appris de lui.

Il nous a enseigné, à sa façon discrète et intense, le courage, l’intelligence et la dignité.

Requiescat in pace.

***

2019.01.31, jeudi :

J’ai rencontré beaucoup d’animaux qui m’ont impressionné par leur courage dans l’adversité. C’est le cas de Chatoune, l’air de rien. J’en ai rencontré aussi qui, en plus, s’avéraient des modèles de sagesse. Ainsi, Chamane, dont je vais vous raconter les deux dernières années de vie. Sur la base de mon journal, ceci est l’In memoriam de celui qui m’a tant appris, dans le silence et la concentration.

Chamane : In memoriam, 2017.01.24-2019.01.24

***

Début janvier 2017. Cela fait des mois que Chatoune semble une âme en peine. Depuis quelques semaines, mon épouse et moi évoquons la perspective d’un petit compagnon pour elle, ou d’une petite compagne. Nous ne voyons pas quoi faire d’autre pour soutenir moralement notre chérie. C’est sur la base de cette motivation que nous en vînmes à rencontrer Chamane.

 

2017.01.24, mardi :

Nous nous retrouvons au refuge d’une SPA locale. Tout est sous la neige, il fait gris, il fait froid, il fait humide. À cette SPA, ils ont eu la compassion et l’intelligence d’installer généreusement des étoffes pendues, créant ainsi une multitude de petits coins abrités du regard, et permettant à leur bonne centaine de chats de préserver ce coin d’intimité dont ils ont tant besoin. Cela met partout de jolies taches de couleur.

Nous rencontrons des dizaines de félins, de toutes sortes et de toutes conditions. Ils nous regardent, certains établissent le contact, avec grâce, avec intelligence. Nous nous sentons désemparés devant tant de malheur et de besoin. Misère… Il va falloir en choisir un…

Premier critère toutefois : ce chat ne pourra pas accéder à l’extérieur, à part une grande coursive de maison villageoise – on nous dit que, dans ces conditions, la plupart ne conviendront pas. Peut-on, alors, svp, ne nous présenter que ceux qui pourraient s’en satisfaire ?…

Une des aides hésite, puis soulève un rideau : nous découvrons deux grands yeux bleu clair, voilés par la souffrance, étranges, sur un corps maigre étendu, difforme. Un chat immobile et silencieux se tient caché là. L’aide le saisit gentiment et l’installe dans les bras de mon épouse. Il tremble, se blottit contre elle. On peut sentir, à plusieurs endroits de son corps, que le squelette n’est pas normal. Sa fourrure, très douce, très blanche, exhibe de rares mais grandes taches noires vaguement tigrées, disposées n’importe comment, comme laissées là par un peintre ayant trébuché. Un de ses orteils de la patte antérieure gauche ne tient plus que par la peau. Ses ongles sont beaucoup trop longs.

Son regard d’azur, bien que voilé, s’avère d’une intensité d’expression poignante. Je demande à Jacqueline de le poser au sol. Il est trop faible pour tenir sur ses pattes. J’approche de lui une écuelle d’eau, couché sur le flanc il boit à petits coups de langues faibles mais appliqués, minutieux. Il est clair qu’il a mal, qu’il a soif, qu’il a faim, qu’il a peur.

Ne tenant plus sur ses pattes, il meurt d’inanition, sans un mot, mais sachant préserver, derrière un petit drap, dans sa boîte, son dernier territoire. Malgré sa condition de mourant, les autres chats semblent le respecter. Son regard, toutefois, trahit une angoisse indicible.

Ce petit être souffrant doit pouvoir terminer sa vie de meilleure manière, dans un environnement qui ne soit pas angoissant… Nous décidons de lui offrir cet environnement. Nous lui procurerons, par la même occasion, des soins palliatifs de la douleur. Ainsi, ses derniers jours lui seront-ils moins douloureux et moins pénibles.

On ne nous dit rien de clair à son sujet. À la SPA, on le nomme « John »… Il me semble que c’est là un nom neutre, pour un être auquel on préfère ne pas trop s’attacher.

Son carnet de vaccination a visiblement été créé à son arrivée à la SPA. Première entrée, du 2016.12.30 : 5,8 kg. Deuxième entrée, du 2017.01.13 : 5 kg. Il avait perdu 14% de son poids en deux semaines, et il en avait sûrement déjà perdu avant sa première vaccination. Il serait né le 27 août 2010. Il aurait donc six ans.

Nous sommes repartis avec lui. On nous regardait d’une drôle de façon…

 

À la maison, nous nous appliquons à le rassurer, à l’installer aussi confortablement que possible. Il reste couché sur le flanc, mais boit un peu, mange même un peu, avec précaution. Après une heure, il se dresse sur ses pattes, flageolantes, fait quelques décimètres, boite de façon très marquée. Son dos est anormalement arqué, sa queue tordue. Son orteil à moitié arraché le gêne beaucoup et lui fait visiblement mal, ses deux pattes arrière et sa patte avant gauche ont beaucoup de peine, tout son corps semble douloureux.

Il trouve la litière, installée dans sa chambre. Il l’inspecte attentivement, y entre avec difficulté, procède lentement à ses besoins. Il enterre très soigneusement ses déjections, à coups de patte fermes et précis, sans jamais s’en mettre sur lui-même. Il en ressort un peu chancelant de l’effort, va se recoucher.

 

Nous passons les deux jours suivants à l’assister et le réconforter de notre mieux. Son regard reste comme plongé au loin, très loin… Pourtant il en émerge à volonté de ce lointain, pour établir avec nous un contact visuel profond. Il reste parfaitement silencieux. Avec ses yeux bleus finement effilés vers l’extérieur, en amandes, il a un air de Sibérien. Nous le nommons Chamane, car il est revenu du pays des morts et il a la dignité et le mystère attachés à un tel nom.

Après deux jours passés chez nous, Chamane est en mesure de se déplacer un peu, il mange, il boit, il dort.

 

2017.01.25, mercredi :

C’est la première grande épreuve de sa nouvelle vie : la rencontre de Chatoune, gentille fofolle généralement aimable, mais quand même, c’est chez elle, chez nous !

Elle se doute de quelque chose, forcément, avec cette chambre dont l’accès lui a été fermé depuis hier. Elle a également bonne ouïe, comme tous les chats.

Elle est visiblement ébahie. « D’où sort-il celui-là ?! » Les deux semblent inquiets… Chamane, qui en la voyant s’était redressé, tout vacillant, se recouche sur le flanc. En langage félin, c’est un signe clair, qu’il ne se veut pas dominant, ou qu’il ne peut pas… Elle va et vient nerveusement, il la suit des yeux, très attentivement… mais en veillant à ce que son regard reste oblique. Pas de provocation… Il ne dit rien, demeure sans broncher, même quand elle souffle et le tutoie. Il se contrôle tellement que sa queue ne remue même pas d’un millimètre. Elle s’éloigne, perplexe.

Dorénavant, sa stratégie avec elle restera inchangée : passivité attentive, pas d’histoires inutiles. Décontenancée par son absence totale de réaction, elle se calme. En définitive, elle se montre plutôt aimable, même. Elle le tolère… pour le moment. Grâce à l’intelligence de Chamane, c’est un bon début.

Par ailleurs, dès cette rencontre, toute apparence de dépression s’est dissipée chez Chatoune. Chaque jour qui suivra, nous en serons très heureux pour notre petite chérie.

 

2017.01.26, jeudi, message d’annonce :

Bonjour ! Depuis mardi, nous avons un petit nouveau chez nous, né en 2010, nous l’avons appelé Chamane. Chatoune l’a accueilli avec une gentillesse étonnante. Il faut dire qu’il souffre de malformations, il a de la peine à marcher – il compense par une personnalité et une intelligence remarquables. Demain matin nous retournons à la SPA (d’où il vient) afin qu’il soit examiné de plus près par leur vétérinaire (eux, ils n’auraient rien remarqué…). Quoi qu’il en soit, nous le garderons, car il a l’air si heureux avec nous, ce petit infirme.

 

2017.01.27, vendredi :

À la SPA, nous avons rendez-vous avec la vétérinaire qui, chaque semaine, rend visite à l’institution. Elle examine Chamane, lui coupe ses ongles démesurés, qui ont poussé en couches multiples. Évidemment, incapable de se lever, il ne pouvait plus se faire les griffes, et n’avait plus la force de se « faire les ongles » avec les dents. Elle diagnostique un polytraumatisé, de multiples fractures mal ressoudées. Ce chat solide, qui fut apparemment vigoureux dans le passé, ne pèse plus que 4,8 kg. En moins d’un mois, il a donc perdu 17% de son poids. Nous prenons à nouveau rendez-vous avec elle, pour le mardi suivant. Mais au cabinet vétérinaire qui l’emploie, cette fois, pour une radiographie et afin qu’elle l’opère de son orteil presque arraché, formant ergot. Par la même occasion, au cours de la narcose on lui détartrera les dents, qui en ont besoin.

 

2017.01.29, dimanche, message d’annonce :

Bonjour ! Voici une photo de l’aimable Chamane, gentle chat, né en 2010, abîmé et très boiteux, néanmoins, quoique péniblement, il a fait ses premières marches d’escalier. Chatoune reste très gentille, et nous la câlinons encore plus qu’avant (nous ne savions pas que c’était possible).

 

2017.01.31, mardi :

Nous emmenons Chamane au cabinet vétérinaire, pour une radiographie et afin qu’on l’opère de son ergot. On lui détartre les dents, il reçoit deux antibiotiques et un anti-inflammatoire. Nous revenons le chercher en fin de journée. C’est une pauvre petite chose, se remettant lentement de la narcose, très fragile sur ses pattes.

 

Le lendemain, il nous semblera que l’anti-inflammatoire a eu de l’effet, car il boite moins. Dorénavant, pendant deux ans, je lui donnerai chaque jour 0,25 mg d’un AINS, du meloxicam. Cela deviendra un rituel, mon tout premier geste de chacun de mes levers à l’aube. Il me faudra bien des tâtonnements pour définir le bon procédé. Avec une seringue, extraire 0,5 ml du flacon de suspension orale, le déposer dans une écuelle soigneusement choisie, car elle présente, au centre de sa cavité, un petit creux supplémentaire. Remplir de 0,5 ml d’eau fraîche du robinet, de façon à diluer le médicament liquide. Poser au fond de ce creux cinq des croquettes qu’il aime, des triangulaires plates, stables, pas des rondes qui valsent dans tous les sens ; elles s’imbibent du liquide, et donneront un peu de goût agréable au restant de celui-ci. Une petite caresse, le servir. S’assurer qu’il avale ses cinq croquettes, puis qu’il lèche bien le fond de son écuelle. Après cela, le servir de croquettes supplémentaires, un peu, il ne faut pas risquer une régurgitation.

 

Petit à petit, Chamane reprend des forces chez nous. Nous avons remarqué que, lorsqu’il a la soif, il tend à se diriger… vers la cuvette des WC ! Cela nous donne une idée du type de personnes chez qui il avait eu à vivre, avant de se retrouver à la SPA… Nous prenons alors l’habitude de garder le couvercle des WC toujours baissé. Pour son eau, nous devons simplement, comme avec Chatoune d’ailleurs, veiller à ce que son écuelle soit très régulièrement changée.

Cela aussi s’avère un rituel : tous deux aiment nous voir saisir leur écuelle, entendre le robinet couler, et la voir reposée à terre devant eux, pleine d’une nouvelle eau fraîche. Cette opération miraculeuse semble les emplir d’une joie sereine, toujours renouvelée.

 

Dès le début de février, Chatoune, qui jusqu’alors tolérait Chamane, entreprend un grand cinéma de l’intimidation à l’égard de celui dont elle se demande si, en définitive, il n’est pas un intrus. Celui-ci, qui tient toujours à peine sur ses pattes, opte pour le comportement le plus intelligent : couché sur son côté le moins douloureux, il ne pipe mot, ne bronche pas, la suivant attentivement de ses yeux bleus, mais toujours d’un regard oblique. Pas de provocation.

Cela dure quelques jours, ce petit jeu. Un matin, elle s’approche, le touche : sa réplique est fulgurante, des estocades données avec une force et une vivacité surprenantes chez ce souffreteux – vite et puissamment, mais sans sortir les griffes. Chatoune a pu sentir sa force, impressionnante, déconcertante chez un tel handicapé ! Toutefois, elle a aussi perçu qu’il voulait éviter tant le combat à mort que la domination. Car ses coups donnés, Chamane reste tranquillement à sa place, couché sur le flanc. Ce n’est pas une attitude de dominant, elle le comprend finalement. Ils peuvent cohabiter.

 

2017.02.06, lundi :

Nous retournons au cabinet vétérinaire pour le retrait des fils à la patte antérieure gauche, dont l’ergot avait été chirurgicalement ôté. Il est vermifugé. Nous regardons avec la vétérinaire les radios. Elles sont horrifiantes. On y discerne une dizaine de fractures mal ressoudées, des arthroses marquées des cervicales, du coude gauche et de la hanche droite. « Il a morflé », nous dit une aide.

Il manque sur les radios le tarse arrière gauche, ce qui est ennuyeux, car il semble en très mauvais état. La réponse à ce sujet est évasive…

Dans le froid et la neige, dans la nuit qui tombe, nous rentrons chez nous avec ce petit être un peu tremblant, néanmoins calme dans sa caisse. Nous sommes fermement décidés à faire tout ce que nous pouvons pour lui.

Dans les jours qui suivent, je constate que l’anti-inflammatoire non-stéroïdien diminue efficacement son boitement. Son regard d’azur se fait chaque jour plus lumineux. Il souffre moins, visiblement.

 

2017.02.12 :

Chatoune semble avoir accepté Chamane. Mais… la donna è mobile ! Après quelques jours où elle s’était montrée plutôt bonne fille, elle recommence à vouloir montrer que bon, la matrone c’est elle, quand même ! De temps en temps, elle le chasse de la zone des bols alimentaires, elle commence même à se saisir de lui par moments. Très affaibli par ses déformations osseuses et ses maladies organiques, il opte toujours, étendu sur le flanc, pour la non dominance, l’inertie et l’évitement par glissement au sol de son corps : il se bat couché. C’est très intelligent, car ainsi il a n’a pas besoin de ses pattes arrière, qui lui sont toutes deux si faibles et douloureuses.

Chatoune commence à prendre de l’assurance, à exagérer… Un jour, assis sur leur arrière-train, ils se regardent « en chats de faïence ». Suite à un tutoiement réciproque du regard, elle avance sa patte à le toucher. Alors, soudain, il la saisit entre ses deux pattes avant, la ramène à lui, et tout en lui maintenant ainsi la tête de sa patte gauche, lui assène de la droite une volée de claques retentissantes, sans sortir les griffes. Ce grand handicapé a procédé avec une vitesse et une force sidérantes ! Puis il l’observe, toujours assis sur son arrière-train… qu’il n’avait pas bougé durant son étalage de force ! Il n’a pas émis un son.

Chatoune en est tout éberluée, elle s’éloigne, déconfite. Elle restera morfondue dans les deux heures qui suivront ; nous la consolons par nos caresses affectueuses, caressons Chamane également.

Plus tard, distribution de croquettes. Chamane va à son bol, le regarde, contemple Chatoune… puis s’éloigne de trois mètres en détournant le regard. Il se couche sur le flanc, à son habitude. Malgré sa démonstration de tout à l’heure, il indique ainsi, clairement, qu’il ne se veut toujours pas dominant. Chatoune, d’abord craintive, va au bol de Chamane, y mange une croquette. Puis elle va au sien et mange à satiété, tout en surveillant Chamane du coin de l’œil. Elle s’éloigne. Seulement alors va-t-il à son bol.

Dorénavant, ce scénario se répétera. Chamane ne touche jamais au bol de Chatoune ; quand il en exprime le souhait, du regard ou par ses frottements contre mes jambes, il reçoit quelques croquettes dans son bol. Chatoune s’approche alors, il s’éloigne un peu, elle mange une croquette dans son bol à lui, s’éloigne satisfaite… Il y revient, mange à son tour.

Et voilà ! Chamane a eu un génie du comportement dont chacun peut tirer enseignement. Il est malade, mais ne se laissera pas humilier ou achever. Tu étais la première en ce lieu ? Je le reconnais et ne souhaite pas prendre ta place, vois, je ne touche pas à ton bol, et je te permets de toucher au mien.

Depuis, chaque soir les deux ont une petite empoignade physique, où Chamane laisse à Chatoune le soin de dominer… apparemment. De temps en temps, lorsqu’elle va trop loin dans son enthousiasme de fofolle, il lui fait sentir sa force étonnante, très brièvement. Elle se calme dès lors et lui, il n’en rajoute pas.

C’est tout, mais quelles leçons de vie. Chamane, vrai Sjâkya-Moune félin, est fier, mais il est aussi et d’abord lucide. Le Sage Silencieux est conscient, aussi bien de la faiblesse de son état physique que des nécessités de composition sociale. Il agit au mieux avec ses petits moyens, sans faire d’histoires, mais en mettant des limites claires là où il faut, et seulement là où il faut.

Empli d’admiration, je chantonne un petit quatrain, sur l’air de « Ce petit chemin »[1] :

C’est un grand vieux sage
Qu’on nomme Chamane
Et ce grand vieux sage
A été marane.

 

2017.02.20, lundi :

Chaque soir donc, Chatoune a un court épisode de lutte avec Chamane, écourté car il lui démontre très vite sa force incontestable, malgré ses nombreux handicaps. Cela en devient un rituel. Tout semble aller pour le mieux, mais le soir du 20 février 2017, c’est le drame. Alors que depuis quelques minutes, étendus dans nos lits, nous écoutions leur habituelle petite joute vespérale, ponctuée par les soupirs d’effort de Chatoune régulièrement dominée dans son corps à corps, soudain nous entendons un bruit de glissade inhabituel et un grand cri, bref mais déchirant, de la part de Chamane. Nous allumons, le trouvons traînant lamentablement sa patte arrière gauche. Nous installons Chatoune seule au deuxième étage, Chamane bravement se couche dans son panier pour le restant de la nuit. Le lendemain matin, nous trouvons son tarse tout gonflé, et il semble avoir très mal.

Nous l’emmenons alors, le 21 février, chez la vétérinaire, mais celle que nous avons choisie cette fois, celle de Chatoune. Ce tarse ne lui plaît pas… On augmente un peu la dose de meloxicam, cela semble aider. Son tarse reste tout gonflé, toutefois.

Retour chez elle, le 28, pour une radiographie, du corps et surtout de ce bout de patte arrière gauche, qui avait si malencontreusement été manqué lors de la première radio, effectuée le 31 janvier… La nouvelle radio s’avère inquiétante, particulièrement au niveau de ce tarse gauche : un bout d’os semble s’être détaché, les tissus mous ont une allure bizarre… Elle confirme autrement que Chamane est effectivement un multi-traumatisé, avec partout des os mal ressoudés, et qu’il est indubitablement poly-arthrosique. De surcroît, elle diagnostique une vessie abîmée et un souffle au cœur…

Bien. C’est ainsi. Carpe diem.

Chamane, photo 2017.03.09

Pendant les six semaines suivant le drame, le tarse abîmé augmente de taille. Le 19 avril, notre vétérinaire procède à une ponction en vue d’une biopsie. Quelques jours plus tard, elle nous appelle, diagnostic : fibrosarcome. Tumeur probablement née avec le traumatisme majeur que Chamane avait subi. Ce tarse, rongé par le cancer, avait mal tenu le coup lors de la joute avec Chatoune. Déchirures, peut-être même brisure d’os.

Inopérable. On peut l’amputer… Je réfléchis intensément. En l’état, il a une patte avant droite apparemment fonctionnelle, la patte avant gauche est très abîmée, la patte arrière droite aussi, et sa patte arrière gauche s’avère méchamment dégradée. L’amputer de cette dernière reviendrait à le priver de sa béquille… De plus, dans son état général, il risquerait de très mal vivre le stress d’une opération, de mal supporter la narcose poussée, et de mal accepter les semaines de pansement, avec la collerette associée. Il y a, par ailleurs, peut-être des signes de métastases près du cœur… Nous sommes conscients que son cancer va l’emporter plutôt rapidement… Je décide qu’on lui fichera la paix. Soins palliatifs, et c’est tout. C’est ce que j’aurais souhaité pour moi-même, dans les mêmes circonstances.

À la maison, je dois rapidement lui ôter sa collerette, car à son port il avait exprimé, dans son regard, un sentiment d’angoisse insoutenable. Les douze jours suivants, Chamane s’appliquera, sans énervement, posément, à arracher le pansement appliqué autour de son tarse. Je tenterai, en vain, de le détourner de son objectif. Puis il entreprendra, jour après jour, à ôter de ses dents les fils ayant servi à suturer l’ouverture pratiquée dans sa chair, là où il avait été ponctionné – tous, l’un après l’autre. Son comportement me confirme dans le sentiment qu’une amputation n’aurait pas été une bonne idée…

 

2017.05.01, lundi :

Comme prévu, je ramène Chamane chez la vétérinaire, car même s’il semble avoir de lui-même ôté tous les fils de suture, il est préférable de vérifier : un coup d’œil professionnel s’impose. Une vétérinaire remplaçante, très gentille et compétente, nous accueille. Chamane est pris d’un affreux tremblement, incoercible, tout en demeurant très calme. N’était-ce cet impressionnant tremblement, on ne verrait pas grand-chose sur lui, car il s’applique, dans la circonstance, à garder un masque impassible. Nous sommes d’accord, non seulement les chats sont incroyablement résilients, mais ils se révèlent maîtres également, quand ils le souhaitent, dans l’art de cacher leur état réel… à moins que leur corps, certes vigoureux, ne les abandonne, car par trop mis à l’épreuve. Elle l’examine, confirme qu’il n’y a plus de fils à ôter ! Elle lui fait un nouveau pansement. Qu’il s’appliquera, méthodiquement, à ôter.

 

Dorénavant, les visites de la vétérinaire se feront à notre domicile, afin de lui éviter un stress inutile. Elle se montrera toujours attentive et bienveillante.

 

Petit à petit, pendant les mois qui suivent la ponction pour la biopsie, Chamane continue à reprendre des forces. Les douleurs arthrosiques semblent nettement moins pénibles grâce à l’AINS. Point noir toutefois : la blessure occasionnée par la ponction sur sa tumeur ne cicatrise pas vraiment. Quoi d’étonnant, les tissus sont cancéreux… Elle restera dorénavant toujours ouverte, léchée régulièrement par lui de sa langue bien râpeuse. Cela saigne abondamment, prouvant qu’un cancer, grand mangeur et accapareur de ressources à son seul profit, est toujours très vascularisé… Jacqueline et moi restons attentifs à des signes de douleur particuliers, et nous reniflons régulièrement sa patte, guettant l’infection. Mais non, son nettoyage vigoureux et sa salive bien antiseptique semblent efficaces.

 

Le temps passe, dans un carpe diem renouvelé. Des mois après son adoption par nous, Chamane est toujours vivant, il a même pris quelques centaines de grammes, pour se stabiliser autour des 5,2 kg. Nous constatons que si Chatoune ne mange pas avant une caresse d’encouragement, chez Chamane ce besoin est encore plus marqué. Quoi d’étonnant : Chamane, malade, retrouve des attitudes de chaton, et le chaton doit être bien encouragé par sa mère pour s’essayer à manger ce qu’elle lui apporte. Devenu adulte, en présence de l’équivalent d’une mère, le chat demandera encore, même s’il a faim, à recevoir au préalable un câlin sérieux : que le grand dieu bienveillant, qui le nourrit si aimablement, d’abord lui témoigne son affection et son approbation, en le caressant.

Mais gare : comme avec tous les chats, pour qui les mouvements rapides sont associés à une situation d’attaque… mais particulièrement avec Chatoune, grande nerveuse, et encore plus avec Chamane, grand handicapé, tous les mouvements se doivent d’être lents et délibérés… Et réfléchis, et mesurés. Naturels et fluides, néanmoins. Il fallait être particulièrement attentif avec Chamane, il n’était vraiment pas quelqu’un avec qui on pouvait interagir vaguement, distraitement…

 

Tous les rituels que nous avons établis avec Chatoune et Chamane, autour de l’eau et des aliments, me confirment dans une réflexion entamée longtemps auparavant, avec le grand Schahpour. Chamane vient souvent me chercher, me guide à son écuelle… où il y a pourtant quelques croquettes. Je le caresse, il est heureux, en redemande. Alors seulement, je lui mets quelques croquettes de plus dans l’écuelle, il fait un mouvement gracieux, en mange un tout petit peu… pour me faire plaisir, en fait ! L’essentiel avait été notre échange préalable de regards et de caresses… et que je l’aie suivi un moment, dans un petit trajet au cours duquel il me guidait. Je veille donc à lui prodiguer attention, affection et camaraderie aussi en dehors de tout rituel alimentaire, ad libitum… et lorsqu’il me le fait comprendre, à le suivre en balade, ne serait-ce que sur quelques mètres.

Je continue le cours de ma réflexion. Une mère chatte ne donne pas que la tétée, elle prodigue, en plus, beaucoup de coups de langue à ses petits, elle les entoure de ses pattes et de son corps, en ronronnant pour les rassurer ; elle suit des yeux toutes les activités de ses rejetons… et eux aiment à être ainsi suivis de son regard.

Depuis longtemps, j’avais observé que bien des enfants ne mangent trop qu’afin de donner, à leur mère, l’occasion d’exprimer son amour à leur égard. Ils sentent qu’elle en a besoin, de pouvoir ainsi s’exprimer, alors ils sacrifient en retour leur petit corps, jusqu’à l’obésité.

Cette observation éclaire un aspect crucial de l’interaction avec les animaux domestiques, en particulier les chats : il ne faut pas que le seul moment d’attention et d’échange qu’on ait avec eux consiste à les nourrir. Autrement, il se crée un malentendu majeur : ils semblent quémander et quémander encore de la nourriture, on leur en donne et redonne, ils mangent un peu, puis, peu après, encore un peu plus… et ils deviennent obèses. Alors qu’en réalité, c’est d’abord d’attention et de câlins dont ils ont besoin. Autrement, si dans cette interaction de base le coche est manqué, une fois que s’est établie dans leur tête la connexion primitive : j’ai besoin d’amour, donc de nourriture… eux-mêmes se retrouvent pris au piège d’un lien comportemental faussé. À l’instar des enfants obèses, ils mangent pour faire plaisir à la figure maternelle… et faute de mieux.

Cela dit, il ne faut pas non plus, c’est évident, les ennuyer en les étouffant d’embrassades… Il faut jauger ; mais ce n’est pas si difficile que ça, avec les chats. Ils savent, par le corps, le regard ou la parole, exprimer leur désir d’affection : c’est alors et alors seulement qu’il faut la manifester. Pas plus, et pas plus long que nécessaire : un bâillement de leur part, ou une petite léchotte, sur l’humain ou sur eux-mêmes, peuvent indiquer que c’est bon, cela suffit.

 

Juillet 2017 :

Chamane a trouvé sa place favorite : sur le bureau bibliothèque situé à un mètre cinquante de mon siège de travail, sur ma gauche. Clopin-clopant, il bondit avec précision sur une chaise, puis sur le meuble. Il m’épate, car c’est difficile, avec deux pattes arrière et une patte avant aussi abîmées.

Ainsi positionné à hauteur de mes yeux, il reste lové dans une boîte à chaussures garnie d’un linge que je change tous les jours, car il suinte du sang de son tarse ; parfois, ce sont de véritables petites hémorragies, après qu’il s’est léché. En effet, la blessure, créée suite à la ponction pour la biopsie, ne s’est jamais refermée entièrement… Je dois bien veiller à ne pas laisser traîner mes livres ouverts sur mon bureau bibliothèque, car leurs pages s’en trouveraient maculées de sang. Il préfère la plus petite des deux boîtes à chaussures que je lui fais essayer, car il n’aime rien tant que d’adosser son corps, maltraité par la vie, contre des parois. L’idéal, comme paroi de soutien, s’avérant mon propre corps.

Le grand bonheur de Chamane, c’est ainsi de me rejoindre sur le lit, pour la sieste ou pour la nuit. Je suis impressionné comment, alors qu’il semble profondément endormi, il réalise, en général, que je me suis installé sur mon lit, pourtant situé dans une autre pièce – et je ne suis pas un bruyant. Je l’entends descendre de son meuble, hop, il me bondit dessus, et se love en rond entre mes deux jambes étendues. Parfois, rarement, il rate ma sieste, ou arrive seulement à la fin de celle-ci, qui dure maximum vingt-cinq minutes. Il a, alors, une telle expression de déception, que je réfléchis : comment lui faire savoir à coup sûr que j’ai commencé, mais discrètement ? Car avec lui, tout doit se faire discrètement (je m’emploie à ne jamais le faire sursauter)… J’adopte la formule suivante : une fois au lit, s’il ne m’y a pas précédé, je tousse deux fois, puis me racle la gorge deux fois. Je ne suis pas coutumier de ce quadruple signal sonore, dans cette succession précise en sus ; les animaux étant généralement attentifs et réceptifs aux séquences de toutes sortes, cela marche très bien : problème pratique réglé.

Pour le reste, j’ai placé un deuxième siège à côté du mien ; il s’y installe souvent, de façon à me toucher de son corps quand il veut. Un jour, imperceptiblement, je l’entends qui ronronne. C’est nouveau, il était parfaitement silencieux jusqu’ici. Son ronronnement cependant restera toujours extrêmement secret. Régulièrement, je m’arrête dans mes lectures ou dans mon écriture, je tourne la tête, nous nous regardons dans les yeux ; je pose sur son flanc une main ronde, enveloppante, comme il aime. Un jour, il fait brièvement : « Arrrm »… du fond de sa gorge. Dès lors, cela restera l’expression la plus vocale de son bonheur, jusqu’à son dernier jour. Et elle fera mon propre bonheur à chacun des jours que nous partagerons.

 

2017.07.31 :

Ce n’est pas tout de savoir observer chez des animaux, y compris chez les humains, des traits plus ou moins propres à l’espèce. Plus subtilement, il faut savoir observer les différences entre individus. Et souvent, elles se révèlent si grandes, au sein d’une espèce, que des intervalles, semi-quantitatifs, d’appréciation de comportements, se retrouvent avec des bornes si éloignées l’une de l’autre… que la représentation projetée, sur un ou des axes de comportement, de plusieurs espèces, avec de nombreux individus représentés, ne semble plus former qu’un seul nuage continu, où l’on ne peut distinguer les espèces entre elles.

Ainsi, en matière de comportement, de façon générale, peut-on admirer le contrôle de soi chez les chats, même lorsque ces grands nerveux se trouvent proches de la panique. Pourtant, dans le détail, que de différences entre eux… Je n’en ai jamais vu capables d’autant de sang-froid dans l’adversité que Chamane, aux grands yeux bleus calmes et perçants. Multi-traumatisé, le squelette mal ressoudé en de multiples parts de son corps, poly-arthrosique, une grosse tumeur à une de ses pattes accidentées, il ne devrait pas peser lourd dans tout affrontement avec des congénères… Pourtant, il a la méthode.

Nous l’avions déjà remarqué lors de son interaction, remarquable d’intelligence et de force de caractère, avec Chatoune la fofolle. Ces deux traits de Chamane se verront confirmés lors d’une nouvelle rencontre, avec un petit Napoléon cette fois.

 

2017.08.06 :

Nous ramenons chez nous un chat menu, très menu, atteint de conjonctivite aiguë. Dont personne ne voulait plus. Nous le soignons avec une pommade à la tétracycline, un antibiotique, et l’isolons un temps au deuxième étage, jusqu’à ce que ses yeux se trouvent moins rouges.

Puis nous laissons le contact s’établir entre lui et nos deux autres chats, l’un après l’autre. Par rapport à Chamane quand il était nouvel arrivé, c’est un tout autre comportement qu’il adopte, le petit Gribouille… Le premier propriétaire qui l’avait fait vacciner l’avait nommé Hercules, nous allons comprendre pourquoi… Cet Hercules tourne autour de Chatoune, visiblement apeuré, mais faisant plein de bruits de gorge qu’il veut impressionnants. Chatoune le trouve si petit qu’elle en prend une attitude quasi maternelle, ou alors c’est de l’indifférence, tout simplement. Difficile à dire, car Gribouille ne la laisse pas approcher. Le nouveau venu paraît perplexe devant cette créature qui semble indifférente, dans l’ensemble. On en reste là.

Puis nous organisons sa rencontre avec Chamane. Ce dernier, par contre, ne semble pas indifférent… Il se couche sur le côté, dans une attitude de non domination, mais toise du regard le nouveau venu. Gribouille lui tourne autour, rasant le sol, feulant, s’éloignant, revenant… Je laisse faire, il faut bien qu’ils s’expliquent un peu, mais en surveillant attentivement : il ne faudrait pas que cela dégénère en affrontement sanglant et qu’une relation brutale de dominant à dominé s’installe.

Maladroit au possible, Gribouille le menu tente le grand jeu du dominant. Il a très peur, même de ce grand malade couché qu’est Chamane, mais il est courageux, le petit bonhomme. Aussi courageux que maladroit, en fait. Il ne sait pas à quoi il a affaire…

Chamane ne bouge pas, ne cille pas, ne remue pas la queue d’un millimètre, sa philosophie de vie semble celle résumée par le kagemusha : « Une montagne ne bouge pas. » Toujours bruyant, Gribouille s’approche de plus en plus, il fait son cinéma à quelques centimètres de Chamane… qui commence un discret son de gorge. Alors que Gribouille a très peur et ne regarde pas Chamane dans les yeux, ce dernier ne quitte pas un instant du regard les yeux de son jeune adversaire. Soudain, les pattes arrière de Chamane sont prises d’un frisson, il a senti, il voit venir ! Gribouille fait un bond, atterrit sur Chamane… et aussitôt semble rebondir plus loin ! On peut percevoir, à son expression, qu’en une fraction de seconde il a pris contact avec l’incroyable force physique de Chamane, qui l’a repoussé sans coup férir – et que l’Hercule a enfin compris. De fait, il avait sauté déjà convaincu qu’il devrait aussitôt s’écarter ! Effectivement il s’éloigne, lentement, rasant le sol. Toujours couché sur le flanc, donc toujours dans un langage de non dominant, Chamane l’observe avec intensité. Il ne se veut pas dominant, mais il n’accepte pas pour autant d’être humilié.

De cet épisode, on peut dire de Chamane : « He looks weak, but he is strong » – Il a l’air faible, mais il est fort ; et de Gribouille : « He’s all fluff and puff » – Il est tout esbroufe. Mais qu’ils sont touchants tous deux, l’un grand handicapé et grand malade, l’autre désavantagé par sa toute petite taille. Je caresse Chamane, il fait un bref « Arrrm » de la gorge, je caresse Gribouille, il geint vaguement. No drama, folks. Tout va bien.

 

Hélas… Dans les jours qui suivent, nous allons découvrir que Gribouille ne comprend pas bien le langage des chats… La nuit, il demeure seul au second, mais nous nous disons que, le jour, il faut qu’il puisse interagir avec Chamane et Chatoune.

Cette dernière se montre bien calme à son égard ; avec un peu d’intelligence il aurait pu s’en satisfaire, lui, l’intrus. Mais non. Il tend un jour une embuscade, bien mal avisée, à Chatoune : surprise, grand sursaut, elle pousse un cri de colère et de peur, rabat ses oreilles, feule, crache. Elle est vraiment mécontente : les guet-apens constituent son jeu favori, mais c’est elle qui les tend ! Et pas avec cet air mal intentionné, qui est celui de Gribouille ! Dorénavant, elle l’aura en grippe. Pas question qu’il l’approche à moins d’un mètre. Lui, bêtement, insistera. De plus en plus agressivement.

 

Par rapport à Chamane, ce n’est pas mieux… Non seulement Gribouille continue son jeu de dominance agressive, s’approchant de lui tout droit dressé sur ses pattes, vocalisant, lui tournant autour (il s’avère, pourtant, clair que Chamane ne souhaite que procéder à un petit tour de son territoire)… Pire : Gribouille vient l’embêter au premier étage ! Alors que Chamane dort tranquillement près de mon siège de travail, soit sur le bureau bibliothèque, soit sur sa chaise à côté de moi… Le petit enquiquineur arrive en longeant les murs, se positionne près de lui… et vocalise de façon traînante mais incessante. Ce cinéma dure quelques jours ; Chamane, stoïque, endure sans ciller. Mais une fois, il pose son grand regard bleu sur moi, clair, intense : et j’y lis le désarroi, la déception.

Je fais alors sortir Gribouille, je referme la chatière. Je suis alors frappé par l’expression de soulagement et de reconnaissance qui s’exprime sur le beau visage de Chamane.

Dorénavant, nous veillerons à ce que Gribouille ne rencontre plus Chamane, et limiterons ses rencontres avec Chatoune. Le deuxième étage lui est réservé ; le premier et le troisième, ainsi que les escaliers et la coursive, sont pour Chatoune et Chamane. Quand nous laissons sortir Gribouille dans la coursive et au troisième, nous nous assurons au préalable que Chamane et Chatoune sont tranquillement au premier étage, dont nous refermons la chatière. Cette petite organisation exige beaucoup d’attention de notre part, elle implique une perte de territoire majeure pour Chatoune et Chamane, ainsi que de contacts de leur part avec Jacqueline, qui passe l’essentiel de sa journée au deuxième – mais elle ramène la paix dans notre ménage à cinq.

Dans les escaliers, nous chantonnons, sur l’air du « Vieux château »[2] :

C’est une vieille maison… d’un grand village
Avec un beau chat… à chaque étage.

 

2017.10.25 :

Neuf mois après son adoption par nous, Chamane est toujours bien avec nous, et nous avec lui. L’anti-inflammatoire l’aide, par contre, son tarse cancéreux continue d’enfler, sans cesse. Notre félin se montre résilient autant que digne et stoïque, comme la plupart de ceux son espèce. Il s’avère évident, toutefois, que son cancer ne lui laissera pas de répit, et que même pour un grand stoïque, il faut que ses amis soient très attentifs à d’éventuels signes de douleur chez lui, ainsi qu’à l’apparition d’un abcès. Nous conserverons avec lui une vigilance de chaque instant. Tous les jours nous flairons son tarse, guettant le début d’une infection. Sa patte le gêne et lui fait un peu mal, c’est sûr… mais c’est ce peu qui est la clé. Qu’est-ce qui est « peu » pour un chat, et pour un chat comme Chamane ? Pas de signaux de détresse particuliers, cependant. Il exprime régulièrement son bonheur d’être avec nous, dans ce foyer paisible…

Enfin presque, puisqu’il y a Chatoune. Tout indique, toutefois, qu’il apprécie la présence de la fofolle, parfois même il se met à sa recherche. Tous les soirs, une brève empoignade a lieu entre eux, sous notre surveillance. Celle-ci ne semble négativement stresser ni l’un, ni l’autre, au contraire cela semble leur faire du bien.

Toutes les nuits, il les passe sur le lit de l’un, puis sur celui de l’autre. Il aime se mettre tout contre nous, à la différence de Chatoune, qui aime à se positionner non loin de nous, mais rarement tout contre nous. Pour sa part, elle procède à de légers roucoulements de temps à autre, afin de garder le contact. Mère chatte.

 

Début janvier 2018 :

La tumeur à la patte de Chamane, devenue énorme, se transforme en plaie. Je la tamponne à la chlorhexidine, afin d’éviter une infection foudroyante, toujours possible. Très mauvaise idée, il se lèche… et le malheureux se met à baver d’abondance. À l’avenir, j’utiliserai plutôt de la betadine, contenant de l’iode en suspension, et le moins souvent possible.

 

2018.02.13 :

La vétérinaire nous a visités à domicile, elle a été très impressionnée par combien le fibrosarcome à la patte arrière gauche de Chamane avait grossi. Les tissus à vif sont distendus. Le sang coule par moments. On peut craindre à tout moment la fracture d’un os rongé par le cancer. Lorsque cela deviendra évident, dans ses yeux, dans ses mouvements, dans ses postures, il nous faudra l’euthanasier.

Nous ne voulons toutefois pas l’euthanasier simplement pour notre confort moral…. même si c’est dur pour nous. Comme ce l’avait été pour Schahpour, ce sera une décision très difficile. Elle s’imposera en son temps… Bientôt… toujours trop tôt.

Pour l’heure, il exprime si intensément son bonheur à dormir le soir lové tout contre nous, et à manger, et à recevoir des câlins – donc il reste avec nous, encore un peu. Mais nous sommes conscients que c’est une question de jours, ou de semaines.

Il nous manquera terriblement. En attendant, carpe horam. Respect pour un grand courageux.

 

2018.03.16, message à la vétérinaire :

Le gel Octenisept semble avoir eu un très bon effet sur Chamane, nous lui en appliquons aux deux blessures du tarse une fois par jour si possible, après je le distrais et le cajole afin qu’il ne lèche pas trop vite et que cela ait le temps de sécher. Cela semble diminuer l’irritation (je ne le vois plus se secouer la patte comme avant), donc il se lèche moins, donc il saigne beaucoup moins ; c’est bien croûteux et pas humide ; nous restons attentifs à une odeur éventuelle. Depuis votre passage et grâce à ce gel il va mieux.

Voici une petite photo de lui dans sa boîte à chaussure, nous changeons le linge tous les deux jours et je désinfecte alors la boîte avec de la chlorhexidine en spray. Ce grand sage est incroyablement résilient, tant que nous le voyons jouer volontiers avec Chatoune, enfin un peu, parfois allant après elle, la terrassant quand elle l’agace… manger volontiers, adorer les échanges, nous continuons avec lui. Nous savons pouvoir compter sur vous lorsque la décision d’euthanasie s’imposera, cela nous aide moralement. En attendant, il semble encore trouver du bonheur à vivre.

 

Fin mars 2018 :

J’abandonne le gel, qui semble le rendre un peu malade quand il se lèche. J’opte pour la betadine uniquement, et toujours le moins souvent possible.

 

2018.04.06 – Vendredi de Pâques :

La croûte de l’énorme boursouflure, formée par le fibrosarcome du tarse arrière gauche de Chamane, est tombée. À la place, bée une cavité large et profonde, jaune sur le pourtour, rouge vif autrement. Effectivement, les vaisseaux sanguins d’une tumeur ne manquent pas de sang… Il semble qu’il n’y ait plus d’os.

Je le regarde attentivement, il ne semble pas souffrir, en tout cas pas d’une façon notable à son attitude corporelle, ou perceptible sur son beau visage : ce dernier n’est pas chiffonné, il conserve son expression princière. Parfois, je tamponne très délicatement à la betadine.

Malgré son impressionnante blessure, il marche, en boitant légèrement mais sans se traîner, saute de mon bureau au sol et vice-versa. Je change régulièrement le linge tâché de sang de la boîte à chaussure posée en hauteur, où il aime à se lover. Je nettoie régulièrement les taches de sang qu’il laisse parfois derrière lui, afin de garder un suivi au plus près de la situation.

 

Dimanche de Pâques :

Une nouvelle croûte commence à se former, mais en la léchant de sa langue râpeuse de chat il freine évidemment sa constitution. Le plus souvent, Chamane a le regard lointain… Le Grand Silencieux reste silencieux. Assez souvent, toutefois, je le sens soudain se frottant à mes jambes, je le regarde, il me regarde lui-même avec intensité, de ses yeux bleus en amandes. Je le caresse, il émet un « Arrrm » de bonheur, fait un tout petit mouvement de son corps, celui que lui permettent ses pattes arrière affaiblies par le cancer et ses arthroses de poly-traumatisé ; il semble heureux à ces moments !

« Que veux-tu, mon petit ami ? » Il s’éloigne d’un demi-mètre, fait une pause, se retourne sur moi. Je me lève, le suis lentement, il me guide à ses écuelles ; il y a encore des croquettes, bien sûr… Je le caresse, un nouveau « Arrrm » de bonheur, et il mange deux ou trois croquettes, très posément. Je lui change l’eau de son écuelle, il boit alors avec application. Puis il me regarde encore… Je lui réponds : « Oui, camarade, tu peux compter sur moi. »

Il demande à sortir, je lui ouvre la porte, il est content que je le fasse, quoiqu’il sache parfaitement utiliser la petite chatière à volet rabattant. Il part en promenade dans les escaliers et sur la coursive. Je le vois aller, tranquillement et vaillamment.

 

Lundi de Pâques :

Je sais que le jour viendra où Jacqueline et moi devrons prendre la décision d’euthanasier Chamane, notre ami. Quand la souffrance sera trop grande – pour lui. Qu’elle est difficile à contempler, cette perspective. Le faire quand cela doit se faire, ni avant terme, ni trop tard. Avant terme, ou trop tard, compteront comme lâcheté.

Carpe horam.

 

2018.05.23 :

Chamane nous stupéfie, il va très vaillamment – on dirait vraiment que de s’être lui-même arraché, avec les dents, une bonne partie de la tumeur, lui a fait du bien ! Depuis dix jours c’est sec des deux côtés du tarse, qui ne saigne pas. Le Grand Sage ronronne beaucoup plus qu’auparavant, plus souvent. Il joue aussi avec Chatoune parfois, à leur petite bagarre simulée habituelle.

Les mois passent dans un sentiment de miracle quotidien.

 

Fin du deuxième semestre 2018 :

Les saignements du tarse de Chamane ont repris, par intermittence. Lui et moi faisons comme corps ensemble. Il m’épate. Je reçois une leçon de vie à son contact. Il est mon ami, je fais tout ce que je peux pour lui. Attention, affection, soins. Partout, je veille à conserver une hygiène impeccable : tout ce qui se retrouve maculé de son beau sang, bien rouge, est changé ou nettoyé illico. Nous nettoyons la litière après chaque passage de l’un ou l’autre chat. Conserver très propre l’environnement nous aide aussi, Jacqueline et moi, à mieux tenir le coup moralement. Chamane semble vivre avec équanimité sa condition, avec bonheur ses relations humaines et sa relation féline.

Gribouille, qui comprend mal le langage chat, vit séparé de ses deux congénères, dans l’appartement du second étage ; cela s’avère un arrangement pour le mieux. Jacqueline lui tient compagnie toute la journée – elle est sa grande amie.

***

Le temps de la fin. Dimanche, 2018.12.09 :

Au matin, tôt sur une route nationale, loin de chez nous. Il pleut à verse, il fait gris, froid et venteux. Soudain, je perçois sur ma droite, au bord de la chaussée, un petit chat noir qui titube.

Kairos stênos ! Je ralentis dans la fraction de seconde, me parque sur le côté, sors du véhicule, me dirige vers le point où j’ai vu le petit être en difficulté. Rien… Puis j’avise le conduit des eaux d’écoulement, traversant sous la route. Je me mets à plat ventre dans la boue et les feuilles mortes. C’est bien cela : à l’intérieur, un peu plus loin, comme une petite boule noire. Je tends le bras, arrive à m’en saisir aussi délicatement que possible, la ramène doucement à moi. Un jeune chat noir, entièrement couvert de boue et de feuilles. Je le nettoie précautionneusement d’une main, il ne se débat pratiquement pas.

Il est méchamment accidenté. Au niveau de son œil gauche, protubérant, une gigantesque bosse, la chair a été un peu arrachée. Il est évident qu’il doit souffrir d’un traumatisme crânien. Je le glisse sous mon manteau pour l’abriter de l’averse, retour à la voiture. Là, sous couvert, je le nettoie un peu plus : c’est une petite chatte toute noire. Je l’enveloppe doucement dans un linge propre, puis l’installe dans les bras de Jacqueline.

Un peu plus loin il y a une station-service, avec un modeste restauroute. J’y trouve la feuille de chou locale, y consulte la liste des téléphones d’urgence pour le vétérinaire de garde : rien ! Désemparé, je m’enquiers auprès de la tenancière : non elle ne connaît pas de vétérinaire tout près ; mais un client a entendu : si, dit-il, vous prenez à droite dans la zone industrielle… suivent des indications aussi précises que possible.

Je pénètre dans la Z.I., aïe, ce n’est jamais évident pour s’y retrouver ce genre d’endroits, et sous la pluie encore… Je tente sur le smartphone de Jacqueline de trouver des indications : rien ! Bon, je m’astreins à suivre celles qu’on m’avait données. Il pleut à torrents maintenant, la petite chatte émet des gémissements, poignants par leur faiblesse. Lentement, je vais de rue en rue… Rien… Soudain, un spectacle surprenant : un homme, dehors, nettoie au kärcher son camion ! Je descends de véhicule, dévale le talus qui nous séparait, il sursaute… et m’arrose. Autant pour moi, petit rappel que quand le temps presse, il faut aller lentement. Chance : oui, il sait où se trouve le cabinet vétérinaire en question, il me donne les instructions complémentaires nécessaires.

Retour à la voiture, la petite chatte gémit parfois, doucement. Je trouve enfin le cabinet vétérinaire : fermé, bien sûr, mais dessus la porte un numéro de téléphone pour les urgences. Appel… ah non, il faut composer un autre numéro, que j’ai grand-peine à entendre sous le crépitement de la pluie. Première tentative vaine, je n’avais pas bien entendu un chiffre apparemment. Je rappelle le premier numéro, dans la voiture cette fois pour mieux entendre le message enregistré. Nouvel appel au numéro indiqué, on me répond que ce cabinet, devant lequel je me trouve, c’est justement celui de la vétérinaire de garde. Elle arrive.

Jacqueline me dit que la petite est prise de convulsions. Quelques minutes plus tard, elle meurt, toujours enveloppée dans son linge. Je rappelle la vétérinaire, elle vient quand même. Chez elle, nous regardons le pauvre petit corps meurtri : elle n’aurait pu que l’euthanasier.

Il fait gris noir, il pleut à verse. J’aurais préféré arriver plus vite auprès de la vétérinaire… Du moins avons-nous permis à ce petit être de ne pas mourir dans des torrents de boue glacée.

Tout le reste du trajet, nous pensons à Chamane : lui est grand et blanc, elle, cette jeune inconnue, qui commençait à peine sa petite vie, était menue et noire. Ce contraste me hante, j’associe sans cesse les deux chats dans mon esprit.

Bien… C’est ainsi. Nous veillerons à ce que Chamane ait la mort la plus douce possible.

***

Je craignais la période de Noël et de Nouvel-an, mais dans l’ensemble cela s’est bien passé pour Chamane, même si sa plaie se creuse et s’étend. Aux premiers jours de 2019, un espoir fou naît en moi, comme une petite flamme d’allumette dans le grand froid… Il est si fort, si exceptionnel… Peut-être surmontera-t-il le cancer et la chair repoussera-t-elle ? À défaut, peut-être passera-t-il 2019, alors que nous ne pensions pas le voir vivre 2018 ? Rêve et prière d’enfant.

Petit enfant qui doit vite déchanter, car la vie chante d’autres chants… que ceux qu’elle chante dans les livres d’enfants.

 

Un matin, Chamane fait une grande hémorragie sur mon lit, je tente de la stopper, sans l’agiter. Aïe, il s’est arraché un grand morceau de chair malade, et l’os, rongé par le cancer, est apparent. C’est bien de l’os, au toucher. Pansement à la betadine maintenu à la main, câlin, affection… je suis là mon ami.

Dès lors, il ne montera plus sur la bibliothèque. Je lui installe un coucouche-panier très confortable, sous la chaise près de mon bureau ; il apprécie cette position près de moi, au niveau du sol mais protégée par l’assise de la chaise au-dessus de lui ; les barreaux horizontaux reliant le bas des pieds de la chaise, sur deux côtés seulement, lui permettent de s’installer aisément d’une part, d’avoir un appui pour son corps d’autre part.

Quelques jours après cette hémorragie, il ne nous rejoint plus pour dormir. Il ne réagit plus à mes raclements de gorge pour la sieste, demeure toute la nuit dans son coucouche-panier. C’est la première fois… Par contre, de temps en temps, il se lève pour inspecter non seulement son étage, mais aussi la coursive, plus haut. Il monte et descend les marches précautionneusement, mais il y parvient.

Chamane, notre ami… Tu es vivant, mais souffres-tu par trop ?

 

Mi-janvier 2019 : nous percevons une odeur suspecte émanant de sa plaie ouverte sur l’os. Je tamponne délicatement avec de la betadine, régulièrement maintenant, mais sans me faire d’illusion : un os ne peut rester longtemps apparent sans infection majeure. Autrement, le regard profond du Grand Silencieux demeure vivace et encore lumineux.

Chamane, notre ami, que devons-nous faire ?

La pureté et la limpidité de son regard, toujours profond et vivant, forment un tel contraste avec l’aspect malsain et morbide de sa plaie, que la décision s’avère difficile à prendre.

 

2019.01.24 :

Heureusement que nous n’avions pas réalisé qu’aujourd’hui était le 2e anniversaire, jour pour jour, de l’adoption de Chamane par nous. Sinon, peut-être n’aurions-nous pas pris, ce jour-là, la décision de l’emmener chez la vétérinaire, par négation d’un indigne esprit de superstition… Et l’abcès à l’os se serait-il alors développé de façon foudroyante, et la grande souffrance avec… Bienheureuse ignorance.

Je fais l’enfant, encore : ce n’est pas pour l’euthanasier que nous l’emmenons, mais pour un examen médical. Jacqueline ne dit rien, mais je vois bien qu’elle n’en pense pas moins… Dans sa corbeille, Chamane est calme et silencieux.

La vétérinaire, impressionnée, constate. Elle nous dit clairement qu’il est temps de l’euthanasier, qu’il est probablement déjà en train de souffrir. Je sens comme le sol se dérober sous mes pieds. Mon ami…

Bien… C’est ainsi. Jacqueline pleure, je dois être blême. La vétérinaire ne nous brusque d’aucune façon, elle nous laisse le temps de nous reprendre, nous introduit dans une pièce tranquille, à la lumière tamisée. Nous restons seuls un dernier moment avec lui, à partager un ultime moment de tendresse. Il a le regard si vivant ! Mais sa patte… c’est la mort, sournoise, celle qui vient pour un dernier enfer, pas celle qui vient tranquillement, sereinement.

Puis la vétérinaire nous rejoint. Avec de la médétomidine, elle procède, par voie sous-cutanée, indolore au possible, à une sédation. Je garde mes deux mains posées sur l’arrière-train de Chamane, de dos, mon visage contre sa nuque – il a toujours aimé ce contact. Jacqueline, courageusement, lui fait face, yeux dans les yeux. Elle l’observe, très émue, elle pleure, ma compagne aimée. Les yeux de Chamane demeurent un long moment pleins de vie, il regarde à gauche, à droite, sans peur, ses deux grands amis sont là, avec lui, et tout est calme. Puis Jacqueline voit que ses pupilles se dilatent, son regard perd de son acuité.

Il faut pourtant faire une deuxième injection de sédatif à notre vaillant félin, pour qu’enfin il perde complètement connaissance… les yeux toujours grands ouverts. Jacqueline a gardé le contact visuel jusqu’au bout. C’était elle qui avait croisé le regard de Chamane la première fois, à la SPA. Je dis à la petite courageuse que c’est mon tour, et je l’incite à attendre dans la pièce voisine, pour la suite.

C’est moi maintenant qui plonge mes propres yeux dans ceux de Chamane – il est inconscient, apparemment. Sa cage thoracique se soulève, lentement, faiblement, il est toujours vivant. Le pentobarbital lui est injecté par intraveineuse. Quelques secondes plus tard, il cesse de respirer. Son cœur a cessé de battre. Il est mort.

 

Un météore lumineux aura traversé notre vie pendant deux années, exactement.

***

2019.01.26 :

Le surlendemain de sa mort, je me réveille de ma sieste avec son nom en tête : « Chamane ? »… Mais non, s’il n’est pas sur moi… c’est bien parce qu’il ne le sera plus jamais.

Je demeure étendu, quelques secondes… Soudain la chatière s’ouvre, blinc-blonc, « Mrrouw ? ». J’éprouve un grand sentiment de bonheur : « Chatoune ! »

Chatoune est là !

Caresse à la petite grisette. Café. Arcangelo Corelli. Comme il lève les brumes du chagrin, le soleil de ce compositeur de l’époque baroque italienne. Il illumine le cœur et l’esprit…. comme le fait Chatoune, d’ailleurs !

Elle est actuellement couchée sur le bureau-bibliothèque, et elle m’observe de ses yeux ambre, avec son affectueuse attention de chatte. Notre chagrin est fort, et il doit lui manquer à elle aussi, car elle l’aimait bien, Chamane le stoïque, toujours très maître de lui-même, immanquablement poli avec elle. Mais la vie de notre petite équipe d’amis continue : ici, au premier, il y a Gabriel avec Chatoune, et à l’étage là-haut, Jacqueline avec Gribouille.

 

2019.02.11 :

Dix-huit jours après sa mort, je réalise combien Chamane emplissait ma vie, par la densité et la sobriété de sa présence. Par son intelligence, concentrée et discrète. Par sa tranquille douceur.

Il savait se faire aimer, se faire aider, toujours en conservant sa dignité. Sa noblesse d’attitude et d’expression, dont il ne se départissait jamais, était une leçon de vie.

Il m’a offert la chance de pouvoir aimer et admirer.

En retour, je pense avoir été pour lui, pendant ses deux dernières années de vie, un ami, attentif et dévoué.

 

Chamane. Requiescat in pace.

 

Ton ami, Gabriel.

 

[1] Chanson de 1933, paroles de Jean Nohain, musique de Mireille.

[2] Chanson de 1932, paroles de Jean Nohain, musique de Mireille.

Le dernier grand rhinocéros blanc

août 22nd, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #99.

Soudan, zoo de Khartoum, vers 1967.

Enfant, j’avais été très impressionné par deux rhinocéros blancs gigantesques. J’étais ébloui par leurs masses tranquilles. Je revenais sans cesse aux deux géants. L’un d’eux était soudain venu au petit garçon fasciné, avait pointé sur lui une tête énorme, aussi longue que tout le corps du petit homme, et avait fait “ grroumpf ”. Un son très bas et très puissant, des yeux paisibles et interrogateurs. Ç’avait été une initiation soudaine et immédiate comme la foudre : “ Groumpf ” m’avait fait sentir, d’un coup, la splendeur de ces énormités de la nature, la force tranquille et profonde de ces pachydermes venus du fond des âges.

Déjà, toutefois, par des bribes recueillies auprès des adultes, je pressentais qu’ils n’avaient aucune chance, dans un monde où les hommes commandaient brutalement et n’aimaient, pour la plupart, ni la nature, ni les animaux. Cette prise de conscience, inexorable, a été déterminante dans mon développement psychique.

Les animaux peuplent toujours mes rêves, entre autres ces grands rhinocéros blancs de la race du nord, entrevus au zoo de Khartoum, aux pattes plus longues que leurs congénères d’Afrique australe. Dans des visions de vie et d’espace, je me plaisais à les imaginer galopant puissamment, en petits troupeaux, dans la vaste savane soudanaise.

Hélas, en moins d’un demi-siècle, j’aurai vécu la disparition, irréversible, d’un paisible géant. Début octobre 2015, sur A2, on peut voir le dernier représentant mâle de cette race septentrionale des grands rhinocéros blancs. Il a 42 ans, il est vieux, il s’appelle Sudan, pays où il n’y en plus un seul et dont ce survivant ultime est originaire. Il finit ses jours au Kenya, après un passage par le zoo de Prague, qui lui a valu d’être encore vivant… Avec lui, il n’y a plus que deux femelles, Najin et sa fille Fatu, les dernières de leur race également.

On leur a coupé leurs cornes. Vision affligeante, qu’un rhinocéros africain sans cornes. D’autant que cela n’arrête pas les braconniers, les trafiquants de la pseudo-médecine traditionnelle chinoise convoitant même la racine de leurs cornes. C’est la fin d’un grand animal pacifique et qui ne craignait personne… avant que les hommes ne s’abattent sur lui.

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D’un canidé préhistorique… au chien domestique

août 21st, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #98.

Les canidés naturels, loups, renards, coyotes, chacals, sont des splendeurs de joliesse, de finesse et d’intelligence, autant que les félidés, selon d’autres lignes. On peut admirer leurs pattes élancées, leur démarche équilibrée, leur fin museau, leurs belles oreilles dressées, leurs regards intenses et intelligents, que leurs pupilles soient rondes, comme chez les plus grands (les loups), ou en fente verticale, comme chez les plus petits (les renards).

Cela, c’est sur le plan naturel. Par contre, sur le plan artificiel, les hommes n’ont pas créé grand-chose de bon à partir de ces génomes de qualité, au contraire. Celui des chiens est beaucoup plus plastique que celui des chats, et leur transformation, tant physique que mentale, depuis leurs origines non domestiques, par l’élevage et la sélection non naturelle, a débuté il y a bien plus longtemps. Les hommes ont donc largement laissé leur marque sur ce génome. Le prototype canin, à la grâce et à l’efficacité affinées sur des millions d’années d’évolution, a, en cours de route, été jeté aux orties par eux ; à sa place, les éleveurs ont fabriqué, le plus souvent, des formes monstrueuses, laides, malades.

Ce que la sélection humaine a ainsi fait, de la lignée préhistorique de canidés qui a mené aux chiens, est révoltant. Distorsions physiques et psychiques en tous genres… qui d’ailleurs continuent à être perpétrées, chez la plupart des éleveurs de races.

En particulier, la sélection, sur des millénaires, des chiens, pour en faire des êtres entièrement axés sur l’obéissance aux humains, et à la satisfaction des moindres caprices de leurs maîtres, est à l’origine d’animaux au psychisme et à l’intelligence particuliers – des génies mentalement handicapés. Ainsi voit-on les chiens déployer des trésors d’intelligence pour faire plaisir aux humains… à leur propre détriment, souvent. Car les humains abusent volontiers de la prédisposition favorable des chiens à leur égard, cela de façon indigne, voire cruelle.

Cette situation est d’autant plus odieuse que la plupart des chiens ne deviennent jamais adultes psychiquement… demeurant, toute leur vie, mentalement néoténiques. Faire du mal à un chien adulte, c’est encore faire du mal à un chiot.

Sur cette dernière réflexion, un avertissement toutefois : les chiens ne s’avèrent pas tous des chiots dans l’âme ! En effet, la sélection humaine des chiens, par l’élevage, a fait pire, éthiquement, que ce qui vient d’être évoqué. Depuis des millénaires, on a aussi sélectionné, en parallèle aux races aimables, des races hyper féroces, armes vivantes chez qui on a supprimé tout sens naturel de la peur. Au cours de leur croissance, ces monstres ne s’avèrent jamais vraiment des chiots, mais ne deviennent jamais vraiment adultes, non plus. Des animaux psychopathes, en définitive. Cette histoire-là est particulièrement sinistre.

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Le combat à mort du chat et celui des défenseurs français de Verdun

août 21st, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #97.

Si, en tant qu’espèce, les chats sont méfiants et craintifs, sur le plan individuel ils savent se montrer courageux et ne s’avèrent jamais lâches. On n’en verra pas un qui soit paralysé de terreur, même face à l’adversaire le plus écrasant. Ils se battent, avec l’énergie du désespoir, jusqu’à leur dernière extrémité, ne cessant le combat que lorsqu’ils sont anéantis. Ce n’est pas une vaine expression, que de “ se battre comme une chatte défendant ses petits  [1].

Par comparaison, les chiens et les humains, généralement, sont moins craintifs sur le plan de l’espèce, mais, sur le plan individuel, les pauvres peuvent se liquéfier, littéralement, lorsque l’adversaire ne leur laisse aucune chance. C’est le choc vagal, un phénomène neuro-végétatif violent au cours duquel la composante cholinergique, ou parasympathique, du système nerveux autonome, celle qui ordonne : “ couche-toi ! bouge plus ! ”… prend brutalement le dessus sur la composante adrénergique ou orthosympathique, celle qui ordonne : “ fuis ou combats ! ” – celle qui active la fuite à toutes jambes ou le combat le plus acharné [2].

Ce phénomène vagal se révèle donc très rare chez le chat. De fait, cette absence totale d’accablement du moment, d’effondrement physique et psychique, qui fait tout lâcher, chez les individus d’une espèce pourtant aussi craintive que le chat, fournit matière à réflexion pour le naturaliste comme pour le moraliste. Tout phénomène doit vraiment être abordé sous différents angles.

Voici un de ces angles de vision : hommes et chiens sont capables d’un courage inouï au combat ; mais pour qu’ils se battent sans faiblir, avec la détermination absolue d’un félin [3], il leur faut normalement un groupe soudé – c’est ce groupe entier qui combat alors comme un chat… plus exceptionnellement l’individu isolé.

Le groupe de soldats français ensevelis dans la boue suite à un bombardement intensif, émergeant de celle-ci pour arrêter l’offensive allemande à Verdun, représente un tel cas d’héroïsme collectif humain. Un cas remarquable, comparable à l’héroïsme individuel coutumier du chat. C’est un psychisme de chat combattant qui a ainsi défendu la France, chez un groupe de quelques dizaines d’hommes, enterrés vivants lors d’un épouvantable bombardement qui avait duré plusieurs heures. Ils se sentaient morts depuis longtemps, sous la boue… Ils s’étaient pourtant relevés, comme des diables sortis des entrailles de la terre française massacrée, lorsque l’agresseur haï s’était enfin pointé – pour un âpre et dernier combat, à la baïonnette. En donnant le temps à l’état-major français de réorganiser la défense, cette poignée d’hommes indomptables a sauvé la France.

[1] Cf. supra le texte no 43, « La chatte qui défendait ses petits ».

[2] Cf. supra les textes nos 12, 95 et 96, « Le bâillement de réveil – un cas d’évolution surprise », « Systèmes nerveux dans un organisme, développements parallèles », et « Choc vagal, avantage évolutif inattendu ». Cf. aussi « Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ? », le texte no 105 de Pensées pour une saison – Printemps.

[3] Cf. supra le texte no 7, « Le rêve, cours préparatoire de la vie féline ».

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Choc vagal, avantage évolutif inattendu

août 20th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #96.

Par des connaissances physiologiques élémentaires et une conscience vive des mécanismes de l’évolution, on peut comprendre beaucoup de choses apparemment absurdes – comprendre pourquoi, en fait, elles sont quand même là.

Une de ces bizarreries biologiques est le choc vagal, un phénomène neuro-végétatif violent au cours duquel la composante “ couche-toi ! bouge plus ! ”, ou parasympathique, du système nerveux autonome, prend brutalement le dessus sur sa composante adrénergique – celle qui, sous une décharge d’adrénaline [1], active la volonté de combat la plus déterminée… ou qui fait piquer le sprint le plus vif !

Dans le cas du choc vagal, ce n’est plus seulement “ couche-toi ! bouge plus ! ”, mais “ couche-toi ! bouge plus et fais le mort ! ”.

Le cœur ralentit brusquement, la pression artérielle s’effondre, d’un coup le corps souffre d’une faiblesse musculaire généralisée : l’organisme ressent un malaise vagal, caractérisé par une nausée insupportable, une sudation importante, fréquemment des pertes d’excréments, et en quelques secondes parfois cela peut mener jusqu’au choc vagal… et à l’évanouissement. Comment se fait-il qu’un tel mécanisme, à première vue nuisible sans rémission, à l’individu comme à l’espèce, puisse s’avérer aussi répandu dans le monde animal ? Une réflexion physiologique plus poussée, et basée sur des principes évolutifs, permet de répondre.

Premièrement, le malaise vagal, par les vomissements qu’il provoque, se révèle très utile pour contrer un empoisonnement, mésaventure qui n’est pas rare dans la nature – beaucoup de plantes, à l’instar de certaines chairs animales, ou de la viande avariée, sont très toxiques.

Deuxièmement, le choc vagal, si dangereux dans la mesure où il fait perdre toute force, voire perdre conscience, alors que le monde est peuplé d’ennemis – toujours prêts à profiter d’un moment de faiblesse – s’avère utile en cas de perte de sang importante. En effet, alors que l’on gît, presqu’évanoui, le rythme cardiaque comme la pression sanguine diminuent, faisant jaillir moins fort le sang de la blessure, et l’organisme produit de la sérotonine, qui contribue à calmer l’angoisse, mais, surtout, induit une vaso-constriction : le corps peut alors procéder à une coagulation d’urgence. Par surcroît, le flot de sang diminuant, les tissus eux-mêmes peuvent se resserrer et contribuer ainsi, mécaniquement, à endiguer l’hémorragie.

Il faut croire, vu la prévalence de ce mécanisme dans la nature, que son bénéfice général, pour la survie de l’espèce, dépasse son risque. Effectivement, en y réfléchissant bien, un animal s’avère moins souvent confronté à des situations dramatiques où il doit lutter désespérément contre des prédateurs ou des adversaires, jusqu’à sa dernière goutte de sang… qu’à des situations où il doit survivre à des empoisonnements ou à des blessures, alors qu’il n’y a pas, ou plus, d’ennemis dans son environnement immédiat. La blessure ayant été causée par un accident, ou faisant suite à un combat avec un congénère agressif que l’on a pu fuir, ou que l’on a fait fuir… ou encore ayant été causée par un prédateur auquel on vient d’échapper. On note bien que, dans ces cas d’espèce, le choc vagal survient après le combat ou la fuite… avec tous les avantages physiologiques que nous avons évoqués.

Ou alors, si l’adversaire, qui ne s’est pas révélé un prédateur, se trouve toujours sur les lieux… il ne s’intéresse plus à un concurrent sans aucune réaction, paraissant mort, ou quasiment mort !

Conclusion : grâce au choc vagal, les chances de survie s’avèrent, dans l’ensemble, réellement augmentées ; alors que dans le combat inégal, féroce et désespéré, l’échéance fatale n’en est que retardée, jusqu’à la fin du combat héroïque.

L’évolution, par le biais de la sélection naturelle, statue pour la plupart des espèces : tant pis pour l’héroïsme individuel, va pour le choc vagal !

[1] Cf. supra les textes nos 12 et 95, « Le bâillement de réveil – un cas d’évolution surprise » et « Systèmes nerveux dans un organisme, développements parallèles ». Cf. infra le texte no 97, « Le combat à mort du chat et celui des défenseurs français de Verdun ». Enfin, cf. « Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ? », le texte no 105 de Pensées pour une saison – Printemps.

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Systèmes nerveux dans un organisme, développements parallèles

août 20th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #95.

Au sein des organismes qu’elle façonne, l’évolution met souvent en place des systèmes parallèles, d’une façon qui peut, de prime abord, sembler exagérément redondante. Les systèmes nerveux, parmi d’autres exemples, étonnent de ce côté. On en déduit, logiquement, que leur élaboration progressive s’est faite par des bricolages successifs [1]. Ces derniers, toutefois, ont été affinés par des centaines de millions d’années de sélection naturelle. D’où des merveilles, étourdissantes, de complexité.

Voyons cela de plus près.

Dans un premier cas de développement en parallèle, très tôt la nature met en place quatre systèmes nerveux différents chez les animaux : le système nerveux entérique pour tout ce qui a trait aux fonctions alimentaires et excrétoires, le système nerveux autonome (SNA) ou végétatif, le système nerveux somatique (SNS), tous trois rassemblés sous la dénomination (commode mais pas nécessairement physiologique) de système nerveux périphérique (SNP), et le système nerveux central (SNC). Leur développement évolutif se fait chacun de son côté, mais en intégration mutuelle.

Il est difficile d’établir lequel des quatre est apparu en premier… Parmi ces quatre, le système entérique est le plus obscur et le moins connu, le SNC est le plus célèbre. On observera toutefois que, si un bon contrôle par le SNC des réactions aux stimuli extérieurs et des déplacements s’avère vital… un bon contrôle de la digestion l’est encore plus. D’ailleurs, bien des animaux, dans leur forme adulte, ne se déplacent plus du tout… mais ils ont tous besoin, à toutes leurs étapes de vie, de digérer convenablement.

Dans un deuxième cas de développement en parallèle, le système nerveux entérique est constitué de deux plexus ganglionnaires s’étendant sur toute la longueur du tractus digestif, un plexus étant surtout chargé des sécrétions glandulaires et du débit sanguin local, l’autre l’étant principalement de la motricité (péristaltisme).

Par ailleurs, le SNC et le système nerveux entérique se trouvent eux-mêmes en interface avec le système nerveux somatique, SNS qui non seulement contrôle les neurones sensitifs, mais encore stimule les muscles squelettiques (qui n’incluent pas le myocarde et les muscles lisses). Il s’agit là d’un troisième cas de développement en parallèle, avec la particularité que le même organe nerveux, le SNS, gère ici deux fonctions très différentes… avec tous les risques de confusion que cela entraîne lors de la gestion des signaux !

Dans un quatrième cas de développement en parallèle, la nature règle à sa façon le problème en créant, au sein du SNS, un double sous-système de gestion spécialisée, très particulier, pour la fonction de stimulation des muscles squelettiques, qui se trouve de la sorte bien séparée de la gestion des neurones sensitifs. Sous-système double, puisque dans leur motricité volontaire ces muscles sont contrôlés par un premier sous-système, dit pyramidal, alors que dans leur motricité involontaire ils le sont par un second, dit extrapyramidal. Cette dernière séparation de sous-systèmes se révèle cruciale, car elle empêche que la motricité involontaire, indispensable pour les mouvements réflexes et les réactions immédiates, soit sabotée par des ordres volontaires, qui ne sont pas affinés, eux, par des millions d’années d’adaptation.

À ce terme de notre évocation des différents systèmes nerveux, on conçoit déjà qu’un tel enchevêtrement puisse nécessiter une centrale de traitement, à partir d’un certain niveau de complexité morphologique. Dans un cinquième cas de développement en parallèle, triple en l’occurrence, la nature adjoint alors au SNC trois nodules nerveux situés dans la tête (dans l’encéphale), tous trois dérivés de la moelle épinière (soit la partie spinale du SNC). Le tronc cérébral, responsable de fonctions physiologiques essentielles, telles que la régulation de la respiration, du rythme cardiaque, des cycles du sommeil, mais aussi la gestion des signaux de douleur, de la plupart des signaux nerveux de la face, du cou et de la nuque, ou encore la localisation des sons, etc. Le cerveau proprement dit, aux fonctions très étendues puisqu’il gère, inter alia, non seulement la mémoire et les fonctions cognitives (dont une grande part des informations sensorielles), mais également, à sa base anatomique, tout le système limbique, aux fonctions essentielles également (le contrôle homéostatique de la thermorégulation, les émotions, etc.). Plus le cervelet, ou “ petit cerveau ”, un organe assez spécialisé qui ne gère pas la génération des gestes et des mouvements du corps, qu’ils soient volontaires ou involontaires (on a vu que c’est un sous-système du SNS qui a cette responsabilité), mais qui plutôt leur coordination, leur synchronisation et leur précision.

Sixième cas de développement en parallèle : le SNC, le SNS et le système nerveux entérique sont en interaction étroite avec le système nerveux autonome (SNA) ou végétatif. Ce dernier gère une bonne partie des fonctions et organes non soumis au contrôle volontaire : les muscles lisses des systèmes digestif, urinaire et vasculaire, les muscles cardiaques, de nombreuses glandes exocrines ou endocrines. Le système nerveux autonome est chargé du maintien de l’équilibre du milieu intérieur, ou homéostasie, ce qui implique des interactions très complexes entre les fonctions physiologiques et la plupart des comportements de l’organisme.

Septième cas de développement en parallèle : dans le SNA, la nature prévoit une manette d’accélération, mais aussi une manette de frein. Un métabolisme peut être accéléré en appuyant sur la pédale ad hoc, mais souvent il faut pouvoir s’arrêter brutalement, juste lever le pied de l’accélérateur ne suffisant pas. Grâce à ces deux manettes, le système neuro-végétatif s’avère à la fois plus stable et plus réactif, et le risque d’erreur est diminué.

La manette d’accélération, mobilisatrice d’énergie dans l’organisme, donc stimulatrice, fonctionne essentiellement à l’adrénaline (une hormone et un neuro-transmetteur [2]) : c’est la composante dite orthosympathique, qui gère les comportements de flight or fight ! – fuis ou combats !

La manette de frein, économisatrice d’énergie, fonctionne à l’acétylcholine (un autre neuro-transmetteur) : c’est la composante dite parasympathique, qui gère non seulement l’immobilisation et le repos (freeze ! lay down ! – bouge plus ! couche-toi !) mais, aussi bien, des aspects de l’alimentation et de la reproduction… car il faut pouvoir consacrer à la digestion l’énergie disponible, et l’organisme maternel doit savoir s’économiser pour ses petits (comportements de feed or breed ! – nourris-toi ou multiplie-toi !).

Bilan : rien que dans cette première approche, très schématique, on aura noté comment la nature a opéré, au sein d’un organisme animal, sept développements en parallèle de systèmes nerveux. La tendance au parallélisme se confirme lorsqu’on étudie plus en détail ces systèmes : de nouveaux cas apparaissent alors sous la loupe. Par exemple, il peut y avoir plusieurs types, parfois très différents, de récepteurs biochimiques pour un même neurotransmetteur. Ou encore, dans le bulbe rachidien du tronc cérébral, il y a un centre pour l’inspiration, un autre pour l’expiration, la rythmicité respiratoire étant réglée par un troisième noyau ; il y a un centre pour l’accélération du rythme cardiaque, un autre pour l’inhibition ; la pression artérielle est finement et très rapidement régulée par des centres vaso-constricteurs (qui contractent les muscles lisses des artérioles) et par des centres vaso-dilatateurs (qui ont l’effet inverse)… Etc.

Somme toute, cette redondance répétée des systèmes nerveux les rend plus fiables et très souples à l’emploi. Parfois, pourtant, elle n’est pas simple à gérer pour l’organisme. Un exemple frappant de cette difficulté est le choc vagal, un phénomène neuro-végétatif violent, au cours duquel la composante cholinergique, ou parasympathique, du système nerveux autonome, prend brutalement le dessus, jusqu’à évanouissement, sur sa composante adrénergique ou orthosympathique (celle qui, sous une décharge d’adrénaline, libère une grande quantité d’énergie pour le combat ou pour la fuite). À première vue, le choc vagal paraît tout simplement un défaut de système, un dysfonctionnement comme il peut en arriver sur le plan des probabilités.

Quoique… Est-on sûr que le choc vagal ne soit qu’un handicap ? En termes évolutifs, il pourrait bien avoir son utilité…

[1] Cf. supra le texte no 20, « Ailes et plumes des origines ». Cf. aussi « Le réveil de formes trop anciennes » ainsi que « Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ? », textes nos 104 et 105 de Pensées pour une saison – Printemps.

[2] Cf. supra le texte no 12, « Le bâillement de réveil – un cas d’évolution surprise ». Cf. infra les textes nos 96 et 97, « Choc vagal, avantage évolutif inattendu », ainsi que « Le combat à mort du chat et celui des défenseurs français de Verdun ». Enfin, cf. « Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ? », le texte no 105 de Pensées pour une saison – Printemps.

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Le chardonneret fusillé

août 20th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #94.

2010.05.20 – Je déambule tranquillement sur notre grand terrain de Kangaroo Island, admirant, en fin d’après-midi, les étranges Eucalyptus cladocalyx, savourant les chants d’oiseaux. Méditant sur toutes les tragédies animales et végétales qu’il a dû connaître.

Soudain un claquement sec, venu de la dite “ council reserve ”, trouble l’harmonie. Aïe ! Carabine à petit plomb… Peu après, je vois un chardonneret se poser en catastrophe sur le sol. Son comportement me semble anormal, je m’approche de lui discrètement et l’observe de plus près. Le pauvre petit ouvre et referme le bec avec angoisse. Pas un cri. Il agonise. J’évite d’ajouter à son affolement.

Je le vois mourir en une minute.

Je l’ai ramassé doucement, encore tout chaud. Du sang lui coulait sur une patte, du sang vermeil, tellement rouge que c’en était troublant au-delà de la tristesse. Il avait une profonde blessure à l’abdomen. Un petit trou. Le tireur n’avait eu cure de la beauté de son plumage, de son chant et de son vol. Il ne voyait qu’une proie facile, car les chardonnerets sont confiants par nature.

Ils sont également, pour ceux qui s’amusent à tuer, victimes désignées par leur statut que l’on veut infâmant : “ introduced species or race ” – race ou espèce introduite. Statut attribué par les descendants des non-natives ayant tout introduit sur le continent, après qu’ils s’y sont eux-mêmes introduits…

Alors voilà : on l’a fusillé, le petit chardonneret.

Mais que sait l’univers du drame ? Moi, je sais. Je le ramène dans le creux de ma main, je l’installe dans une jolie petite boîte, avec disposée contre lui une grande fleur de Callistemon rouge et or, et quelques graines. Le lendemain, avec mon épouse, nous lui avons offert une petite cérémonie funèbre, et afin de ne pas l’oublier trop vite nous avons disposé quelques jolis cailloux sur sa tombe.

Tant de grâce, tant de beauté… Fini le si joli petit chardonneret… Il aura vécu l’espace de quelques vols, de quelques graines, de quelques chants.

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L’étrange histoire d’une traduction bancale et de ses conséquences sur une vie

août 19th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #93.

Le travail des traducteurs m’a toujours fasciné, depuis ma petite enfance déjà. Les traducteurs, souvent, font plus que mettre à disposition des textes autrement inaccessibles, ils peuvent, également, valoriser ou dévaloriser ces textes.

Ma première découverte de cette réalité se fit à travers les traductions en français, sous le label Le Club des Cinq, des Famous Five de l’Anglaise Enid Blyton [1897-1968], une série de romans pour enfants rédigés par elle entre 1942 et 1963. Au moins une demi-douzaine de traductrices avaient été mises à la tâche entre 1955 et 1967, et dans l’ensemble elles s’en étaient honorablement acquittées.

Le Club des Cinq va camper, une traduction de 1957 de Five go off to camp, dans ses éditions Nouvelle Bibliothèque rose (1960 ; mon exemplaire était de 1969), présentait une couverture de Paul Durand [1925-1977]. Un véritable trésor onirique. Avec son titre, le livre, annonciateur de petit paradis programmé, me faisait gentiment rêver de grande nature, ainsi que de relations familiales douces et harmonieuses.

Déjà tout petit, je vénérais la langue française. La traductrice de l’anglais maniait bien sa propre langue, c’était donc très agréable à lire. Mais il y avait des zones d’ombre dans le livre…

Annie, la cadette, s’avérait la seule sachant cuisiner. Pour moi, par sa douceur, son entregent et son sens des responsabilités, elle se révélait le personnage central. Aussi avais-je été particulièrement choqué par un passage, où un aîné invectivait sa petite sœur, injustement et sur un ton déplaisant :

« Qu’est-ce que ça veut dire, « ganaches »? demanda Annie.
– Ça veut dire idiots, petite sotte », riposta Michel.

J’étais interloqué, déçu. C’est normal, pensais-je, de ne pas connaître tous les mots, c’est bien de demander leur sens ! Ce Michel était déplaisant…

Un an plus tard, à l’installation de ma famille en Europe, alors que j’avais onze ans, je relus le récit (car j’imaginais qu’il me faudrait apprendre à camper en France…) – pour me trouver confronté à un mystère. Au début du chapitre 3, était évoqué un « courlis »…

La description poétique de l’appel de l’oiseau me plaisait et je consultai alors ma petite bible ornithologique acquise à l’époque, Oiseaux – Atlas illustré, de Spirhanzl-Duris et Solovjev, 1ère édition française de 1965. Ce qui me plongea dans des abîmes de perplexité. En effet, j’y lisais que le courlis est « un oiseau des marécages (…) des lacs et des régions côtières du nord ». Or le récit (en français) se déroulait sur des hauts plateaux froids, que j’avais laborieusement, et correctement, associés au Massif Central… sur lesquels il ne pouvait pas y avoir le moindre courlis !

J’étais perplexe, à nouveau déçu. L’auteure ne sait pas de quoi elle parle, me dis-je. Je m’éloignai de ses livres.

En 1985, mon épouse me faisait lire Je vous écris d’Italie, que Michel Déon [1919-2016] venait de publier l’année précédente. Nous demeurions à Gersau, sur le Lac des Quatre-Cantons. Je lisais avec plaisir, dans la Stube du très vieux chalet de sa tante, ce roman empreint d’atmosphère, le lac splendide et les Alpes magnifiques s’offrant à la vue au-dehors. Je tombai alors sur le passage suivant :

« Il y a entre imbécile et imbecille une énorme différence. Le mot italien peut se hurler, il reste chaleureux. Jacques aimait bien la façon dont le maire disait imbecille d’une voix magnifique, étalant le triomphe de l’intelligence autoritaire sur la stupidité prolétarienne. »

À cet instant, j’eus une intuition. Quelque temps plus tard, de retour à Genève, je réussis à mettre la main sur Five go off to camp, le texte original de Blyton publié en 1948. Et je pus résoudre les deux problèmes nés avec la traduction française de 1957.

Le texte original en anglais était :

« What’s an idjit ?’ asked Anne.
An idiot, silly,’ said Dick. »

L’expression « silly » n’a absolument pas, en anglais, la tonalité méprisante de « petite sotte », dont avait usé la traductrice ! Nigaude eût mieux convenu… Et encore… Le contexte rendu n’était pas le même, il y avait un monde entre ne pas comprendre un accent… et ne pas connaître un mot rare. De plus, l’usage du verbe « riposta », nullement nécessaire, accentuait le côté agressif de la réplique, par là le malaise d’un petit lecteur francophone sensible. Quoi qu’il en soit, la traductrice, ayant choisi de faire l’impasse sur l’aspect amusant d’une prononciation paysanne inattendue, aurait dû, en toute logique, faire l’impasse complète sur ce petit dialogue, qui n’avait plus sa place !

Elle n’était pas allée au bout de son travail d’adaptation.

Pour mon édification, je lus alors le récit original entier en anglais, la traduction à portée de main, pour comparaison. Je ne m’ennuyai pas autant que je ne l’avais craint. Et je résolus alors le mystère ornithologique !

Blyton avait situé son récit dans les moorlands du nord-ouest de l’Angleterre, au climat froid… où, effectivement, vit le courlis. La traductrice, en francisant géographiquement le récit (selon la volonté de l’éditeur français, et cela dès la première traduction pour la série, en 1955), avait œuvré à donner l’impression que le Club des Cinq (des petits Français, donc) s’en allait camper sur des hauts plateaux désertiques et, sans qu’elle ne le dise explicitement, il s’avérait clair qu’elle avait le Massif Central en tête.

C’était une bonne idée, mais… en conservant l’oiseau courlis dans le récit, elle avait fabriqué une aberration ornithologique ! Elle aurait dû évoquer, à la place du courlis cendré, le cri d’un oiseau vivant en été dans le Massif Central.

Par ailleurs, je notais quelques menus problèmes supplémentaires, de botanique en l’occurrence, nés de cette transposition, et que je n’avais pas remarqués dans mon enfance.

Enid Blyton n’était pas à blâmer, en aucune façon. Dans les deux cas d’espèce, il s’agissait d’une maladresse de la traductrice, qui, encore une fois, n’était pas allée au bout de son adaptation de l’anglais.

Ce fut là sans doute le tout premier écrit où je me trouvai confronté à des problèmes de traduction inadéquate. Avec le recul, je constate que cela m’a profondément marqué, et orienté mentalement pour la vie. Cette double mésaventure, disons affective et cognitive, a contribué à mon goût de la parole juste et de la traduction minutieuse, autant qu’adroite. J’y repense avec un grand sourire.

Toute bonne traduction est un mystère. Elle emmène le lecteur dans une florissante randonnée à trois. Une mauvaise traduction, par contre, est un dédale obscur. Mais quand on sort de celui-ci par ses propres efforts… quel triomphe !

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La limpidité des voix de soprano anglaises et la réinvention de la voix de contre-ténor

août 19th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #92.

Au temps de la Renaissance tardive, les compositeurs anglais Tallis [1505-1585], puis Byrd [1543-1623], produisirent des chefs-d’œuvre de musique vocale ; parfois en cachette de l’autorité (pour de sombres et violentes raisons d’anti-papisme officiel – eux-mêmes étaient catholiques).

Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, il y eut les merveilles, principalement vocales, de Purcell [1659-1695], et puis… et puis pas grand-chose. La plupart des musiciens de l’époque baroque en terre anglaise seront importés.

En matière musicale, les Britanniques ne se réveilleront que tardivement, à partir de la fin du XIXe siècle. Ainsi, en musique classique, ils n’auront fait qu’une seule contribution majeure, mais elle est tout à leur honneur : une tradition de voix de soprano claires et limpides, dénuées de la sonorité grasseyante qui rendait un peu ridicules les cantatrices du continent.

Par ailleurs, après la seconde guerre mondiale, un génie anglais autodidacte, Alfred Deller [1912-1979], saura réinventer la tessiture, si singulière, de la voix de contre-ténor. Plus personne ne savait la pratiquer, elle s’était éteinte. Grâce à lui des pages sublimes de la musique de la Renaissance sont relues, et même relues convenablement.

Enfin, vers 1970, l’Angleterre inventera un genre de musique “ pop ” souvent troublant… Le groupe Pink Floyd créant même plusieurs œuvres chantées étonnantes par leur sensibilité et leur inventivité musicale – il est dommage que les lyrics, les paroles, se trouvaient rarement à la hauteur de la musique.

À la lecture de cette courte note, on aura compris que c’est en musique vocale (et pas tout à fait en art lyrique) que les Britanniques auront apporté leur principale contribution à l’art musical.

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Le petit agressif qui s’empare de tout le terrain

août 18th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #91.

Le fonctionnement du monde n’est pas vraiment fondé sur l’esprit de paix et de bienveillance, non plus sur la force tranquille… En observant de près les oiseaux, les singes, les humains ou les chats, on peut parfois discerner un même processus à l’œuvre, assez troublant : de plus petits, de plus faibles, s’ils sont agressifs, finissent par chasser de plus grands, de plus forts… si ces derniers ne sont pas eux-mêmes querelleurs.

À chaque confrontation acceptée par le plus fort, ces individus plus faibles se prennent une leçon – mais ils n’en ont cure et reviennent à la charge, encore et encore. Jusqu’à ce que le plus grand, s’il est de nature paisible et amateur d’harmonie plutôt que d’affrontements, finisse, de guerre lasse, par céder le terrain… ou par se soumettre.

J’ai ainsi vu un chat menu poser sans cesse des guet-apens, lui permettant de faire sursauter, à chaque fois, de plus costauds que lui. Même si ces derniers lui flanquaient une raclée ou le chassaient loin, ils finissaient, à la longue, par souffrir d’une angoisse généralisée, à cause de tous leurs sursauts, de toutes leurs peurs, de courtes durées mais se cumulant.

Car le petit chat choisissait soigneusement les moments où, lui, était prêt, moralement et physiquement… alors que ses victimes étaient toujours prises par surprise, souvent aux plus mauvais moments : quand ils mangeaient, buvaient, faisaient leurs besoins, siestaient… Pour leur part, les plus grands ne se prêtaient pas à ce jeu, ne s’appliquant pas, eux, à systématiquement surprendre le pénible petit teigneux… Ni ne souhaitaient-ils le battre à mort, une fois pour toutes. Individus foncièrement aimables, ils perdaient à la longue. Leurs lieux de déambulation usuels se trouvant désormais associés à des expériences déplaisantes, ils se mettaient à les éviter.

Ainsi, à ce jeu risqué, sournoisement, lentement mais de façon inexorable, le petit agressif finissait par contrôler tout le territoire. Il gagnait à l’usure.

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Défendre son lieu sûr

août 18th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #90.

Depuis longtemps, j’observe attentivement les chats. Un trait caractéristique de l’espèce est l’importance accordée au lieu sûr.

Pour chacun, la priorité absolue est de s’assurer, régulièrement, que celui-ci lui demeure exclusif. S’il doit y revenir en vitesse, il doit pouvoir s’attendre à ce qu’il ne soit pas investi par un autre. Il l’inspecte donc fréquemment, ainsi que son environnement, et si nécessaire prend une posture de combat face au chat ou à l’animal qui approche trop du périmètre de défense de ce lieu.

Ou alors, si celui-ci n’est plus défendable, il se met en quête d’un autre refuge. Pendant cette période de recherche le chat, animal courageux mais spontanément angoissé, devient particulièrement anxieux. L’angoisse que provoquait le souci d’avoir à défendre son lieu sûr a laissé place, pour un temps, à l’anxiété de la recherche. Le petit être n’a pas le choix toutefois, il doit persévérer, car il lui faut un nouveau lieu sûr afin de pouvoir y trouver refuge en cas de coup dur.

Quoique cela ne soit pas entièrement et toujours vrai… Dans les chatteries, dans les meilleures familles, on trouve parfois un petit félin qui a opté pour une autre stratégie : la force brute et systématique contre tous les autres chats. Il y a toujours, inscrit dans son génome, le besoin d’un lieu sûr, mais ce besoin n’est réellement ressenti qu’en présence d’animaux nettement plus grands que lui. Pour le reste, on est en présence d’une autre stratégie d’existence ; celle-ci, à l’égard des congénères, est basée sur l’agressivité à outrance : ton refuge est le mien quand je veux.

Deux stratégies bien différentes, donc : soit on investit dans son lieu sûr, soit on investit régulièrement celui des autres. Tant que le chat en question est grand, vigoureux et agressif, une stratégie de prise, par la force, du bien d’autrui, fonctionne autant que celle de défense minimale de son bien, puis de fuite le cas échéant. Mais en cas de maladie, ou de vieillesse, gare… Les autres chats, qui auront dû subir la loi d’airain du grand belliqueux, méchant et fort, le lui feront payer… car les chats ont de la mémoire et la dent longue.

Pour les humains, on peut observer les mêmes types de comportement, définir les mêmes profils psychologiques. Toutefois, l’arbre des convenances sociales cachant la forêt des interactions, on le conçoit moins bien !

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Un furieux combat pour la vie : fœtus humain contre mère enceinte

août 17th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #89.

Plutôt qu’une harmonie d’amour dans une biologie intégrée et symbiotique… une femme enceinte se révèle, bien plus souvent, le terrain d’une lutte, brutale ou sournoise, entre mère et fœtus, dans un combat pour la survie entre deux organismes se disputant des ressources limitées.

Le fœtus humain n’est pas un aimable invité attendant passivement sa nourriture : à l’instar d’un cancer, son placenta développe, de manière très envahissante, des vaisseaux sanguins qui s’enfoncent profondément dans les tissus de la paroi utérine, afin d’en extraire les éléments nutritifs nécessaires à son propre développement. Cette captation des ressources maternelles se fait bien plus activement que chez la plupart des autres mammifères placentaires. De fait, chez l’être humain, une grossesse s’avère, dans l’ensemble, une véritable épreuve de force entre l’hôtesse et l’embryon, puis le fœtus. Dans ces conditions biologiques, il n’est pas surprenant qu’une majorité des ovules fécondés soient expulsés…

Cet affrontement patent entre deux êtres, déjà distincts entre eux en termes organiques, même si, à ce stade, l’un d’eux n’est pas indépendant du tout, peut aller jusqu’à l’éclampsie – une crise convulsive hypertensive se manifestant, dans de nombreuses régions, chez plus de 5% des femmes enceintes, vers leur fin de grossesse. Le fœtus, en sécrétant ou en faisant sécréter par la mère une série de molécules hormonales, augmente alors, soudainement et dangereusement, la pression artérielle de la femme enceinte, afin de faire affluer encore plus de sang et d’éléments nutritifs dans le placenta. En l’absence d’assistance hospitalière, la mère mourra en accouchant… mais d’un bébé vivant.

Ce dernier point donne à réfléchir. Prenons du recul. D’abord, on constate avec intérêt que le système immunitaire d’une mère tolère un génome étranger à celle-ci, un véritable parasite du point de vue de l’identité biologique : après s’être introduit en elle sous la forme d’un spermatozoïde, puis après avoir capté une partie de l’ADN maternel lors de la fécondation, il se développe ensuite rapidement, fût-ce au détriment de l’hôtesse.

Un tel profil général de reproduction, à la tonalité plutôt furieuse, donne des fruits amers, certes… Sur le long terme, sur de grands nombres, des fruits néanmoins ! L’espèce Homo sapiens non seulement existe, mais s’est imposée à toute la planète. Dans le cadre de cette réflexion, cela se comprend dans la mesure où, si cette interaction conflictuelle entre la mère et le bébé qu’elle porte, peut s’avérer parfois fatale à celle-ci en fin de processus, l’accouchement meurtrier est, le plus souvent, compensé, sur le plan de la survie de l’espèce, grâce à la prise en charge du nouveau-né par la communauté. En définitive, l’organisation ultra-sociale de l’espèce humaine a biologiquement permis l’apparition évolutive d’un développement embryonnaire et fœtal très violent… encore plus meurtrier que chez la plupart des autres placentaires.

On notera la portée de cette conclusion, alors que l’on n’a même pas abordé la question des conditions de l’accouchement proprement dit… particulièrement pénible et traumatisant pour une mère humaine, ainsi que pour le bébé naissant.

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La lumière de la musique dans les périodes sombres

août 17th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #88.

Les époques les plus dures ont fréquemment produit des musiques favorisant la paix intérieure et l’harmonie… alors que les sociétés ayant bénéficié d’une période de paix et de prospérité produisent souvent des musiques violentes et angoissantes. Ainsi, les troubles européens du Moyen Âge tardif et les guerres de religion ont enfanté la douceur harmonieuse des musiques de la Renaissance, puis de l’époque baroque.

L’Europe, à partir de la fin du XIXe siècle, après une relativement longue période de paix, assez générale sur le continent, s’est mise à la production de musiques angoissantes et discordantes. Par contre, durant les années 1946-1965, le monde occidental, qui sortait d’en prendre, sut produire des chansons légères, sans prétention, heureuses dans l’ensemble. Vingt ans après la fin de la seconde guerre mondiale, une génération nouvelle, n’ayant connu ni guerres ni privations, réintroduisait la violence et la discordance dans la musique occidentale. On n’est toujours pas sorti de cette dernière tendance, qui dure.

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Le hasard, nécessaire à tout démiurge

août 16th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #87.

Un observateur lucide du monde vivant doit constater que, si celui-ci forme un mécanisme singulièrement complexe, parfois prodigieux, il s’avère, par ailleurs, souvent détraqué, ou étrangement mal adapté.

Aussi, n’en déplaise aux croyants, les merveilles de ce monde ne prouvent en rien l’existence d’une intelligence créatrice. Il y a le reste, qu’il faut aussi mentionner…

De plus, un mécanisme, même extrêmement sophistiqué, peut parfaitement apparaître de façon naturelle au cours du temps, par complexification spontanée du simple. C’est d’ailleurs un processus qui n’a pas plus de raisons de se faire… que de ne pas se faire. Si l’on éprouve le sentiment que ceci, ou cela, devait nécessairement se faire, c’est simplement… parce que l’on se trouve à l’intérieur du mécanisme. C’est un biais de perception.

Quant à tenter, par la pensée et le calcul, par inférences successives, de remonter le passé, pour reconstituer l’histoire de cette complexification, afin d’éventuellement découvrir “ l’acte créateur ”… il y a un moment, au cours de ce processus de reconstruction cognitive, où l’on ne peut rien déterminer de précis, chaque option possible, à chaque bifurcation en arrière du scénario évolutif, se trouvant à peu près aussi vraisemblable que l’option contraire. Ainsi, en l’absence de données paléontologiques suffisantes, l’éventail des possibles va tellement en s’élargissant, à chaque étape d’une reconstitution descendant toujours plus profondément dans les strates des éons du temps, qu’inévitablement on s’enlise, à un certain moment : on n’a plus rien sous la main, et plus rien à voir.

Cela étant, pour en revenir aux cafouillages, innombrables, du monde vivant : n’en déplaise aux athées, ils ne prouvent, en rien, l’inexistence passée, ou présente (“ Dieu est mort ”), d’un créateur, disons intelligent, de ce monde. En effet, tout créateur du monde, vu l’étendue et la durée de son action, ne pourrait qu’avoir bafouillé et cafouillé dans son œuvre… d’autant que la possibilité même de ces ratages s’avère une condition préalable à tout processus de création. Plus fondamentalement, si dieu omnipotent il y eut, et en admettant qu’il fût adroit généralement, il fallut bien qu’il créât le hasard, pour se donner une chance… d’être créatif !

Les cafouillages et le hasard n’excluent donc pas l’existence d’un ou de plusieurs démiurges, quasi omnipotents, à l’origine du temps – pour autant que cette dernière notion ait un sens. Quant à leurs intentions…

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La mémoire courte et les vastes liens à soi

août 16th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #86.

C’est assez curieux : les gens à la mémoire limitée se plaisent, néanmoins, à imaginer, partout autour d’eux, l’existence de liens dans le monde. Liens à la teneur très vague, certes… mais nombreux et extensifs. Ce monde qu’ils traitent par ailleurs comme le leur – car la plupart des liens s’établissent avec eux-mêmes. Chacun de ces deux processus mentaux est inattendu, en l’espèce, mais c’est leur conjoncture qui donne particulièrement à réfléchir. Il y a là plus qu’une coïncidence psychologique.

Celui qui a bonne mémoire peut, plus naturellement, voir les liens réels entre les choses et les événements, cela tombe sous l’entendement. Mais il se trouve, aussi, avoir une meilleure conscience des innombrables cas où il n’y avait aucun lien à déterminer, seulement des coïncidences et des ressemblances fortuites ou accidentelles… à noter dans un coin de sa mémoire, c’est tout.

Ainsi, avec une mémoire vaste et longue, on conserve à l’esprit non seulement la partie visible ou explicable de l’iceberg-monde, mais aussi sa plus grande partie, celle située sous la surface et celle des événements fortuits.

D’un autre côté, si la mémoire est plus courte – et plus floue – on imagine volontiers des liens, partout… entre toutes les choses et tous les événements. Avec soi-même au centre de cette vaste toile. Plus la mémoire est limitée, plus de tels liens sont imaginés vastes et nombreux. On voit mal les détails de l’iceberg et on n’imagine pas du tout sa partie immergée… néanmoins on se perçoit en interaction avec l’iceberg.

On n’accepte pas que la plupart des choses sont simplement inaccessibles et ne peuvent être appréhendées. On manque de mémoire, par là de perspective, pour réaliser la profondeur du chaos… ne fût-ce que celui qui bée en soi. On ne voit pas, on ne veut pas envisager le désordre et le hasard omniprésents, qui règnent sur le monde… soi-même inclus. D’une fois à l’autre, on oublie tout… et on compense en imaginant – en s’imaginant au monde.

La conception de l’univers est celle d’une trame bien faite… dont on se trouve le centre.

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Des recommandations avant toute chose

août 15th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #85.

2018.08.10 – Un article grand public annonce des problèmes cardiaques pour ceux qui dorment dix heures ou plus. Évidemment, cela reste flou dans l’énoncé… et on subodore que le journaliste a compris de travers.

Vérification : l’article épidémiologique évoque bien, comme on pouvait s’en douter, une simple corrélation… et aucune relation de cause à effet ne peut être établie dans le cadre de l’étude.

Toutefois, cela n’empêche pas les auteurs, dans leur conclusion, de procéder à des recommandations… en particulier de ne pas dormir plus de huit heures ! Pourtant, on peut soupçonner que les grands dormeurs se protègent, sur le plan cardiaque, par leurs longs sommeils…

Une relation de cause à effet a été inventée – et elle est définie dans le moins vraisemblable des deux sens possibles ! Mais bien dans le sens voulu par l’air du temps.

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Attention ! Je vous fais des chatouillis !

août 15th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #84.

Le langage s’infantilise, rapidement. Dans un hôpital, alors que l’on est prêt à se faire radiographier aux rayons X, le technicien avertit : “ Attention ! Je vous fais des chatouillis ! 

Quid ? Ah, il palpe, tout simplement, pour se repérer… Il ne dit pas : “ Je vais vous palper ”… mais utilise une expression adaptée à de tout petits enfants.

Il prévient, de surcroît, par une interjection préalable, à l’intonation dramatique : “ Attention ! 

Et pourquoi donc, dans une relation médicale entre adultes, un membre du personnel soignant doit-il prévenir le patient qu’il va être touché ?! Ah, oui… précautions oratoires de caractère juridique, dans une société devenue procédurière. Mais aussi… alors même que s’étendent l’étalage des chairs et l’affichage des pratiques sexuelles, on constate une tendance croissante à une pudibonderie de mauvais aloi.

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Le gros doigt de la muflerie

août 15th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #83.

On partage une vidéo ; réponse envoyée par une récipiendaire, à tous les autres : “ Ah oui je connaissais ! 

Il y a pire dans la muflerie : on commence à raconter, en public, une petite blague, et l’on se fait interrompre par un : “ Ah oui c’est super, surtout la fin ! Quand… 

Il y a ainsi des gens dont l’égo a besoin, à tout prix, en toutes circonstances, de s’imposer, sans aucun égard pour les autres. Ces individus ne parlent pas pour échanger, établir un contact, mais simplement pour éclabousser, par leur trop-plein d’eux-mêmes.

C’est aussi une forme de malpropreté de comportement. Ce sont des gens qui mettent leur pouce sur le camembert servi à table, lorsqu’ils s’en coupent une tranche… Qui mettent leur doigt dans la sauce du plat, il faut qu’ils goûtent tout de suite… et ils en rajoutent alors : “ Ah ! dommage, c’est trop salé ! 

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Un exterminateur de beautés naturelles

août 15th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #82.

L’homme, sauf exception sociale ou individuelle, enlaidit irrémédiablement la planète qui a vu apparaître, en son sein, ce véritable cancer écologique. Les plus beaux animaux sont chassés par lui, en premier, jusqu’à extermination. Les plus aimables aussi, d’ailleurs.

Cette extermination, sélective, est le plus souvent présentée comme une expression de vertus insignes : on s’embellit le corps des plus belles dépouilles, marquant sa puissance sociale ; on décore son domicile de trophées, comme autant de signes extérieurs de force et de richesse. À l’instar d’Agamemnon, qui sacrifie sa fille Iphigénie afin que les dieux favorisent son expédition de pillage contre Troie, on tue en offrande divine ce qu’il y a de plus beau ou de plus attachant : les plus belles vierges, les plus beaux animaux. Par la même occasion, on se débarrasse des êtres considérés comme trop beaux, des plus doux, des plus agréables… car ils pourraient, par leur simple existence, amollir l’esprit guerrier, l’esprit religieux ou l’esprit utilitaire.

Les plus beaux poissons, les plus beaux oiseaux, les plus belles tortues, les plus beaux félins, les plus beaux papillons ont ainsi, systématiquement, été exterminés. Par contre, les rats, les méduses urticantes, les cafards et les punaises de lit prolifèrent grâce aux humains.

Les derniers oiseaux chanteurs et les derniers papillons, à présent rarement entendus ou entrevus, nous font rêver d’un passé enchanteur, à jamais disparu. Il en est de même des beaux scarabées et des lucioles. Les insectes et oiseaux pollinisateurs, qui contribuaient au charme d’une planète si joliment fleurie, avant que l’homme ne s’en saisisse entièrement, disparaissent ; seules subsisteront les plantes pollinisées par le vent, en général sans fleurs, ou à fleurs tristes.

Les plus majestueux, les plus grands des arbres, ont été abattus. Victimes idéales, ne pouvant ni fuir, ni se défendre.

De façon générale, les dernières espèces d’un genre donné, survivant encore à l’homme, s’avèrent les moins dotées en beaux attributs : elles sont dépourvues de cornes imposantes, dénuées d’un joli pelage ou de plumes admirables, elles sont sans couleurs chatoyantes, elles n’exposent pas de belles fleurs.

La forme vivante désormais dominante, Homo sapiens, a créé un monde gris, informe et uniforme.

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Pissenlit joli, joli, joli

août 14th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #81.

Avec mon épouse, nous nous promenons, avec bonheur, dans la campagne voisine. Les oiseaux chantent, c’est un enchantement. Soudain, elle s’arrête les yeux fermés, elle hume : « Hmm ! Cela sent bon l’herbe coupée ! ». Elle avait, comme toujours, du nez : un peu plus loin, nous arrivons à une prairie fraîchement fauchée. Effectivement, l’air embaume délicieusement.

Par contre, je regrette que l’on ne puisse plus admirer les fleurs qui rendaient cette prairie si belle jusqu’à hier. Tiens, là pourtant, une tache jaune !

Un pissenlit joli. À lui seul, il fait le paysage.

Heureux, nous reprenons notre chemin en chantonnant, sur l’air de « Salade de fruits » [1]:

Pissenlit joli, joli, joli,
T’es bon en salade,
T’es beau dans les prés !

[1] Chanson de Noël Roux et Armand Canfora, 1959.

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L’espérance qui tue

août 14th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #80.

Années 50 ; au nom d’une doctrine de psychologie à la mode, le comportementalisme ou behaviourisme, on procède sans hésitation à de nouvelles expériences animales cruelles, les anciennes ne suffisant pas. Des pigeons sont dressés à obtenir leur nourriture en tapotant du bout du bec une barre. On supprime la nourriture ; comme prévu, après un moment d’essais stériles, les pigeons cessent de solliciter la barre.

D’autres pigeons ont été conditionnés à un distributeur aléatoire, qui dispense ses grains au petit bonheur la chance. Après un temps, à ceux-là aussi on supprime la nourriture. Ces pigeons-là, toutefois, ne s’arrêteront jamais dans leur démarche devenue inutile. Ils continueront, sans cesse, à taper sur la barre, jusqu’à ce qu’ils s’effondrent, épuisés. Ils mourront d’inanition, ne quittant pas la barre sur laquelle ils auront jeté leurs dernières forces.

Les interprètes superficiels en déduisent quelque chose quant à l’intelligence des pigeons. Alors qu’il s’agit de tout autre chose : la difficulté, pour un organisme conscient, d’imaginer une réalité entièrement stochastique, et plus particulièrement l’extrême de distribution probabiliste le plus déplaisant de celle-ci. Ces malheureux pigeons sont ainsi en bonne compagnie avec les joueurs de loto ou de casino, ou avec ceux qui jouent à la bourse…

Tous, le pigeon, le joueur, le spéculateur, iront répétant, répétant leur démarche, jusqu’à la ruine, jusqu’à leur épuisement… Allant jusqu’à mourir auprès de leur machine dispensatrice, capricieuse et divine, ou dans le temple indifférent à leurs espoirs.

Quand les gains et les pertes ont existé dans le passé, de façon certes très aléatoire, mais suffisante, dans l’ensemble, pour que cela ait valu la peine de persister… on se rappelle qu’il y avait, des fois, où il avait fallu, pendant très longtemps, taper du bec, jusqu’à ce qu’enfin l’on reçoive un grain… Alors, il ne faut pas perdre espoir…

Par ailleurs, dans la situation actuelle de pénurie prolongée, on a peine à réaliser que l’on attend depuis beaucoup plus longtemps que jamais… De toutes façons, même si on le réalise, on se dit que certes… c’est plus long que d’habitude, mais forcément cela reviendra – il faut espérer !

Spes, ultima dea. Espérance, ultime déesse…

Ainsi, la mémoire, lointaine, de quelques grains, reçus au hasard, suffit-elle à assurer qu’un mécanisme de vie courant, fondé sur l’espoir, se transforme en activité de mort programmée.

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Tous ces êtres…

août 14th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #79.

Tous ces êtres que j’ai pu croiser ou côtoyer, qui avaient besoin d’aide ou de réconfort, combien sont-ils avec qui je n’ai pas su y faire, pour qui je n’ai rien pu faire, ou pour lesquels il n’y avait rien à faire. Tous ces petits êtres… mais aussi d’autres, plus grands… que j’ai aimés ou admirés, et qui sont morts. Tout cela est si irréversible.

Étendu sur le dos, dans un lit d’hôpital, ou assis dans un siège d’avion, je tente de me les repasser en mémoire. Pour certains déjà, il ne me reste qu’un brouillard blanc, où j’entends comme un rappel, que je dois me souvenir, qu’il y avait un être, qu’il y avait un nom… ou que j’avais donné un nom…

Tout s’estompe, alors que je me bats pour leur rester fidèle, à ces feux follets de l’existence. Rien à faire, après que la mort les aura rattrapés, le néant éteindra jusqu’au souvenir qu’ils m’avaient laissé… souvenir que je tente, en vain, de raviver.

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L’abîme et la fourmi

août 13th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #78.

Temps de méditation. Calmer l’agitation des processus mentaux. Première étape, voir lucidement : quel désordre, quelle pauvreté intellectuelle, sentimentale et existentielle… Ce que l’on perçoit du monde intérieur et extérieur ne représente qu’une petite surface de l’océan, juste le voisinage immédiat.

Comme il s’avère difficile, dans ces conditions, de se représenter mentalement cette immensité. L’ailleurs, le plus loin… on ne peut que l’inférer : la surface des mers doit avoir une apparence, des propriétés à peu près semblables à celle des flots alentour… sans doute. Mais les abîmes de l’océan… la profondeur, peut-être sans limite, des cieux… on les imagine mal.

On croit, du moins, pouvoir comprendre quelque chose au monde environnant proche, aux pulsions et aux pauvres pensées intérieures… et tout ce que l’on voit, ce sont quelques centaines de mètres carrés d’une surface mouvante, elle-même insaisissable. Tout ce que l’on perçoit de soi, si l’on s’avère lucide, c’est la course aveugle et chaotique d’une fourmi, elle-même aux contours un peu vagues, se mouvant péniblement dans un espace inconnu, se cognant ici, se cognant là… avançant vaille que vaille ! Seul l’effort consenti semble réel…

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Appréciation des risques majeurs et des faibles probabilités – de l’individu à l’espèce

août 12th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #77.

Les êtres humains, pour la plupart, le plus souvent, tendent à n’accorder qu’une attention flottante aux risques à faible probabilité, même lorsque ces derniers sont en rapport potentiel avec des événements dévastateurs.

Ces risque-tout (qui n’ont pas conscience de l’être !) prennent distraitement le volant… alors qu’ils se retrouvent ainsi aux commandes d’un véhicule de mort, ou pire. Ils vivent tranquillement au pied d’un volcan ou sur une faille sismique, au pied d’un barrage ou dans une zone de stockage d’hydrocarbures. Ils ne prennent pas des précautions élémentaires d’hygiène, qui pourtant éloigneraient d’eux la grande faucheuse. Ils laissent des entremetteurs inconnus gérer l’ensemble de leurs actifs financiers, achetant, comme dans un état second, des produits qu’on leur présente benoîtement, ne gardant pas à l’esprit les risques d’effondrement de la valeur vénale… Ils font de leur “ smartphone ” et de leurs objets “ connectés ” des cahiers d’adresse détaillés et des porte-documents fournis, qu’ils laissent en évidence, devant leur porte d’entrée, somme toute…

C’est à l’avenant.

En cela, ils ressemblent à ces antilopes qui broutent tranquillement, le jour, non loin d’une troupe de lions faisant la sieste, au lieu de faire du chemin pour s’en éloigner – que sont donc un peu moins d’herbe et de la fatigue supplémentaire, même sous un soleil cuisant, comparées à la mise à mort, hautement possible, dans quelques heures ? Mais non ; elles restent. Elles auront peur la nuit, très peur, de la même façon que les humains tremblent lors de la secousse sismique, gémissant : “ Mais que suis-je donc venu faire là ? Misère ! J’aurais dû… ”. Trop tard.

Ce comportement imprévoyant s’avère, de la sorte, aussi courant dans le monde animal que dans le monde humain. Dans l’ordre de survie d’une espèce animale, il apparaît ainsi que le produit multiplicatif d’une faible probabilité, fois un résultat nuisible, même à l’extrême, pour un individu, n’a pas assez d’incidence, en termes évolutifs, pour que soit génétiquement programmé, dans l’espèce, un comportement de prise en compte du risque ultime. Car tout cela a peu d’importance dans l’ordre général des choses… En effet, seuls quelques individus, ou de petits groupes, paient le prix fort de l’imprévoyance… de temps en temps. Pour le reste, le troupeau survit et continue son errance. Se reproduisant quand même, entre deux tragédies individuelles. Sous le ciel indifférent.

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La comprenette

août 11th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #76.

Il y a des imbéciles qui ont le chic du décalage intempestif. Au cours d’une discussion légère, on est amené à faire une courte remarque sur les difficultés de la traduction (sujet assez courant en Suisse), terminant par une innocente conclusion : « Le français est parfois compliqué. » La réponse fuse : « C’est un sacré râleur, oui ! »

Pendant un instant, on reste séduit par le trait d’esprit, par son contenu d’absurde comique. Mais très vite, alors que l’interlocuteur courroucé continue, sur le même ton et dans la même veine – on doit se résoudre à cette pénible conclusion : il n’avait tout simplement pas suivi le propos, et avait tenu le sien vraiment au premier degré !

Et ça dure, ça dure… Il est non seulement dur à la comprenette, mais il aboie fort et intempestivement… sa vieille hargne de chien, contre les chats.

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Là ! Là ! Tu vois bien qu’il joue !

août 10th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #75.

Petit, j’avais été frappé par l’attitude d’un héros de BD comique, Modeste, à qui Pompon présentait son chaton, Toutenpoil [1]. Modeste s’en approchait brusquement, la main tendue pour le caresser, mais le chaton, apeuré, sautait hors des bras de Pompon et allait se cacher derrière un arbre. Modeste tentait alors de l’attirer à lui en jouant de ses doigts, puis en tendant une brindille qu’il agitait vers le chaton. Celui-ci observait avec circonspection…

Pompon expliquait : « Tu lui fais peur, voilà ! » Rien n’y faisait, Modeste n’écoutait pas et, dépité, tournait le dos au chaton en décrétant : « Ce chat est insignifiant, il ne joue pas. » Il s’en allait en traînant derrière lui la chambre à air qu’il réparait… Alors, hop hop hop ! Toutenpoil approchait en quelques bonds et s’accrochait de toutes ses griffes à celle-ci ! Et Pompon, triomphante : «  ! Là ! Tu vois bien qu’il joue ! »

Ce court récit, délicieusement dessiné par ce génie du graphisme qu’était Franquin [1924-1997], m’avait particulièrement interpellé. Car j’avais remarqué que les enfants, et même les adultes, ne prenaient que rarement la peine d’interagir d’une façon adéquate avec un animal : c’était à ce dernier d’assumer l’entièreté de l’effort de communication. En définitive, c’était à l’animal de faire preuve de l’intelligence nécessaire pour tout échange avec l’espèce bipède (que j’apprendrai, plus tard, s’appeler Homo sapiens – « homme sage »).

Il fallait que l’animal comprenne les désirs et les attentes des humains, et s’y adapte… S’il le fallait, qu’il y soit génétiquement préadapté, par la sélection en élevage.

Pour ma part, j’ai eu la chance de pouvoir partager, un temps, la vie de neuf petits félins : Aswad, Sacha, Micha, Champi, Lucie, Schahpour, Chatoune, Chamane et Gribouille. Neuf admirables compagnons de vie, très différents l’un de l’autre [2]. Avec chacun j’ai eu des échanges d’une grande intensité, parce que je me donnais la peine de les regarder, de parler leur langage, et d’interagir avec eux selon leurs façons félines, subtiles et profondes. Toujours très claires, en définitive, comme le fondateur de l’éthologie, Konrad Lorenz [1903-1989], l’avait si bien noté [3].

Franquin aussi, d’ailleurs : «  ! Là ! Tu vois bien qu’il joue ! »

[1] Planche no 20, publiée dans l’hebdomadaire Tintin en 1955, de la série Modeste et Pompon.

[2] Cf. supra le texte no 70, « L’étonnante variété des types psychiques félins ».

[3] Cf. supra le texte no 34, « Le chat, incompris et calomnié ».

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L’italien chanté, l’allemand… aussi

août 10th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #74.

On reste éberlué par le génie polyglotte de Mozart [1756-1791], qui lui a permis de produire des chefs-d’œuvre lyriques dans des langues aussi différentes que l’allemand et l’italien.

En écoutant Le Nozze di Figaro (Les Noces de Figaro) et Die Zauberflöte (La Flûte enchantée), chantés par les mêmes interprètes, ni italiens, ni germaniques… on réalise combien la langue italienne est mieux adaptée au chant, au bel canto, que la langue allemande.

Papageno, on rêve de l’entendre chanter en italien…

Cela dit, l’allemand reste, bien sûr, pleinement adapté à certains récits, à certaines situations, dont l’atmosphère est glauque et lugubre, ou sauvage, à la lueur de torches, avec des personnages sombres, barbares et véhéments. Cette langue, facilement (mais pas obligatoirement !) lourde et rugueuse, s’avère parfaite, par exemple, pour l’aria de la Königin der Nacht, la Reine de la Nuit chantant avec fureur « Der Hölle Rache kocht in meinem Herzen » – « Mon cœur bout de vengeance infernale » !

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Sociétés humaines : l’intestin comme modèle efficace

août 10th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #73.

Intestin humain. Biome complexe. Comprenant beaucoup plus de bonnes petites et braves bactéries, mutualistes, que le corps entier ne contient de cellules eucaryotes dotées d’un génome humain (pour le comprendre, il faut réaliser que les bactéries sont nettement plus petites). Elles broutent le mucus intestinal, sans cesse reconstitué et fertilisé de bols alimentaires en transit régulier, et partagent, avec leur hôte humain, l’indispensable produit de leur digestion. Un hôte qui mourrait sans leur travail. D’aimables petites bactéries qui, par ailleurs, en empêchent d’autres, nuisibles voire dangereuses, d’envahir l’intestin.

Il y a aussi des parasites très déplaisants, qui n’apportent généralement rien de bon. Toutefois, souvent, ces parasites se trouvent en équilibre antagoniste entre eux. Il est donc préférable, si l’on n’a pas de raison impérative à le faire, de s’abstenir de toucher à cet équilibre : sans le parasite A, le parasite B tuerait l’hôte humain… et sans la présence de B, l’hôte mourrait du parasite A. Par exemple, les Giardia, protozoaires flagellés mono-cellulaires, et les vers helminthes parasites, s’empêchent mutuellement d’occuper tout le terrain intestinal. Pour l’organisme hôte, il vaut mieux héberger en même temps ces deux types de parasites, que l’un d’eux seulement.

C’est une notion que le bon jardinier, habile dans son usage complémentaire des dites “ mauvaises herbes ”, comprend sans peine.

Ou qu’un policier saisira bien : il vaut mieux deux gangs en compétition, sur lesquels on garde l’œil vigilant, qu’un seul en position d’imposer sa loi à la société.

Par ailleurs, il vaut mieux que le système immunitaire soit toujours un peu occupé à surveiller des parasites divers, et à les combattre en tâche de fond… Sinon, s’il n’a plus affaire à des mauvais éléments, bonjour les allergies amplifiées et autres maladies auto-immunes. S’il n’y avait plus de criminels pour les occuper, et en l’absence d’un allègement subséquent de leurs effectifs (un allègement toujours délicat à effectuer), les policiers et les juges s’intéresseraient aux honnêtes gens. Comme si les politiciens et les marketeurs ne suffisaient pas…

C’est vraiment tout un biotope, l’intestin, fondé sur l’auto-organisation et les équilibres multiples dynamiques, ainsi que sur une interaction très fluide entre prédateurs et proies, dans un écosystème ouvert.

Quant aux sociétés humaines… Des millénaires d’expériences sociales multiples mènent, immanquablement, à la même conclusion : une société humaine ne peut bien fonctionner, efficacement et dans le long terme, que sur le modèle de l’intestin. C’est comme ça. Elle ne peut être dirigée dans le détail par un opérateur individuel omnipotent et tout-puissant, aussi avisé qu’il soit, ni par une administration, aussi attachée qu’elle soit à la Loi, ni par UN algorithme, aussi complexe que l’on veut… ni même par une combinaison ad hoc de ces trois. Les approches de contrôle économique et social rapproché fonctionnent mal : elles s’avèrent trop coûteuses en ressources primaires, elles sont génératrices d’externalités économiques et sociales sans cesse renouvelées, elles sont trop instables en définitive.

Par conséquent, il vaut mieux adopter une organisation qui n’a pas besoin de chef sage, ni de lois étendues, ni de mécanismes sophistiqués. En s’inspirant de l’intestin, comme modèle de fonctionnement. Beaucoup de libéralisme économique donc… toutefois avec les externalités réellement prises en compte dans les coûts (différemment, en cela, des modèles pseudo-libéraux promus par les ploutocrates, ou “ Grands Mangeurs ”, comme disent les Haïtiens) – et quelques lois simples mais intransigeantes. Telle est la recette du succès évolutif et social.

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De la psychiatrisation du besoin de plaire

août 9th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #72.

Dans les tribunaux, il est des affaires très classiques, où l’on instruit contre des prévenus ayant manqué de jugeote, par leur communication d’informations confidentielles à une personne à qui ils souhaitaient, indûment, complaire. De tous temps, ces cas ont existé, en grand nombre. Généralement, les juges ne se montrent pas tendres à l’égard des coupables d’indiscrétions de ce genre, l’absence de vénalité ne trouvant guère grâce à leurs yeux.

Toutefois, depuis quelques années, des avocats américains, alliés à des psychologues et des psychiatres, tous attentifs à voir s’élargir leur terrain d’action et à diversifier leurs sources de revenus, ont introduit une notion bien latérale : leurs clients sont en fait de pauvres malades, car ils souffrent d’une compulsion à plaire. Ils méritent donc des circonstances atténuantes, comme tout malade. Cette nouvelle conception, psychiatrisée, d’un délit ancien, s’est imposée avec la globalisation, autrement dit, avec l’américanisation.

Ainsi, sournoisement, le monde post-moderne est-il en train de faire du besoin de plaire une forme de déficience mentale, alors que c’est le fondement même de la plupart des sociétés de mammifères. Par la même occasion, cet autre pilier de soutien qu’est la modération de ce besoin, grâce à une bonne capacité de jugement, disparaît : hors sujet.

Résultat : en une seule et même opération de victimisation, sont mises à mal deux des bases psychologiques de la société, soit le besoin, naturel et nécessaire, de plaire, et la tempérance de celui-ci par un bon discernement !

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De la désapprobation à l’offense personnelle

août 9th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #71.

Il est des gens, pénibles, qui s’offensent, haut et fort, pour des propos qui ne les concernent pourtant pas directement. Toute idée, toute parole, toute démarche de vie qu’ils désapprouvent, ou qui ne leur plaît pas, devient, chez eux, motif personnel de fâcherie… même quand cela ne les implique nullement. Le monde entier semble perçu par eux comme une extension d’eux-mêmes.

Pour aboutir à un égocentrisme de ce genre, à la limite du solipsisme, il faut une dose non négligeable de narcissisme, donc peu d’intelligence et beaucoup d’égotisme.

Il vaut mieux garder sa distance avec de tels individus car, par leur rigidité psychique et leur total attachement à leur personne, ils éclipsent toute lumière et empêchent de respirer.

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L’étonnante variété des types psychiques félins

août 9th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #70.

Les observateurs attentifs ont constaté que les moutons, si méprisés, présentent une diversité impressionnante de psychismes individuels. Quant aux chiens, mieux étudiés, ils démontrent une variété de types psychiques aussi étendue que chez les humains.

On sait moins observer les chats, plus cryptiques dans leurs expressions et leurs comportements. Néanmoins, si l’on procède correctement à cette observation, il m’apparaît qu’on aboutit à cette intéressante conclusion : la diversité des types psychiques semble plus marquée chez les petits félins que chez les humains ou les chiens !

Je me fonde, entre autres, sur l’observation personnelle, de très près, de neuf petits chats, très différents l’un de l’autre, avec lesquels mon épouse et moi-même avons partagé un temps de notre vie : Aswad, Sacha, Micha, Champi, Lucie, Schahpour, Chatoune, Chamane et Gribouille.

En y réfléchissant bien, on peut concevoir la raison principale de ce phénomène : les félinés, très individualistes, ne subissent pas la pression de conformité sociale, mimétique ou biologique, propre à des animaux aussi grégaires que les grands caninés, ou les simiens, par exemple.

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La persistance de Milou

août 8th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #69.

Certains animaux, lorsqu’ils tentent de communiquer quelque chose qui leur semble important, à un humain qui ne les prend pas assez au sérieux, peuvent faire preuve d’une extraordinaire persistance.

Une superbe, très sobre et émouvante illustration en est donnée par Hergé à la planche 60 de l’album Les Sept Boules de cristal. Il y représente, en portraitiste animalier, le petit chien Milou, tentant de faire comprendre, à Tintin, qu’il a découvert le chapeau du professeur Tournesol, disparu.

Envers et contre tout, malgré les remontrances et les moqueries, Milou revient à la charge, ne se laissant pas aller au découragement. Enfant, cette séquence m’avait beaucoup marqué.

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Celui qui se voulait maître…

août 8th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #68.

On entend, couramment, l’expression, bien esclavagiste : “ le propriétaire d’un chien ou d’un cheval ”, ou encore : “ le maître d’un chien… ”. Moins souvent : “ le propriétaire d’un chat  ; ou encore moins souvent : “ le maître d’un chat ”. Peut-être parce que cela sonnerait par trop prétentieux, en l’espèce…

Cela dit, quel que soit l’animal en question, que l’on réfléchisse un peu aux réalités profondes de la nature de la relation que l’on entretient avec lui. Que l’on considère, chez l’animal, son intelligence et sa sensibilité. Et que l’on médite sur les aspects éthiques de cette relation… Pouvoir de contrainte est-il vraiment maîtrise ?…

La conclusion d’une telle réflexion est obligée : aucun homme n’est assez méritant pour se décréter maître d’un animal, sans sombrer dans le ridicule devant l’univers.

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Les Études de Chopin

août 8th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #67.

J’affectionne les Études de Chopin [1810-1849], particulièrement leur interprétation par Maurizio Pollini (1972) et par Nikita Magaloff (1975). Leur sobriété de ton et leur honnêteté musicale donnent pleinement vie à ces merveilles. Sans qu’ils n’usent du moindre artifice dans leur jeu : elles n’en ont nul besoin.

Quelle modestie et quelle intelligence, chez le grand compositeur, d’avoir simplement titré Études de tels chefs-d’œuvre musicaux ! Toutes m’enchantent par leurs ruissellements, mais particulièrement la 23e et la 24e. À la 23e, on se laisse rafraîchir par une petite ondée, et à la 24e on tente de suivre la course d’un ruisseau dévalant.

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Ailleurs n’est pas distrait

août 8th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #66.

Le mot “ distrait ” sert à qualifier celui dont l’esprit vagabonde tellement qu’il n’est pas à ses actes, au point que sa capacité de concentration s’en ressent. Le même mot est utilisé, à mauvais escient, pour qualifier celui dont l’esprit se trouve, très intensément et durablement, consacré à une ligne de pensée… parfois au détriment de ses interactions avec le monde extérieur.

De fait, seul le premier est réellement distrait, son esprit dérivant trop volontiers un peu partout. Le deuxième se trouve plutôt absent… fixé dans un ailleurs précis ; il n’est justement pas distrait par grand-chose, y compris par les aspects concrets de la vie. Enfant, j’étais perplexe que l’on me qualifiât de “ distrait ”. Je ne voyais pas très bien ce que l’on pouvait me reprocher.

Pièges et limitations de la langue… avec tout l’impact que cela peut avoir sur des existences !

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Conjonctions

août 7th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #65.

Mais-ou-et-donc-or-ni-car. Que-puisque-lorsque-si-comme-quand. Deux listes bienheureuses de mon enfance, petits mots de rien du tout mais si puissamment structurants.

Hélas… Depuis les années 1980, les conjonctions de coordination et de subordination se trouvent de plus en plus traitées, même dans la langue française, comme des variantes syntaxiques de la locution adverbiale “ et puis… ” – locution qui aura, elle-même, perdu toute valeur d’introduction d’une nouvelle raison dans le discours !

Résultat de cette dérive langagière : le contenu sémantique des phrases s’en trouve énormément appauvri, jusqu’à la perte de tout sens réel.

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Cours après moi que je t’attrape !

août 7th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #64.

2014.08.05. – Un currawong, grand oiseau autralasien du genre Strepera, son œil d’or fixé de côté sur notre chatte, esquive, par petits bonds légers, en oblique et latéralement, les avancées prudentes de celle-ci…

Puis Chatoune se décide : après un moment de concentration toute féline, le corps ramassé sur lui-même, elle bondit et fonce ! la queue en panache, tous ses poils dressés ! – mais elle le fait de façon latérale, elle aussi, surtout pas droit dessus. Les currawongs, ils sont timides et plutôt aimables, certes, mais ils sont très grands… et leur bec s’avère rudement long !

Lui-même, sans s’envoler, fuit un peu… mais pas trop. Et ça recommence… Elle reprend tout son manège, en débutant, à nouveau, par des approches bien circonspectes…

Petit jeu de “ cours après moi que je t’attrape ! ”. Celui qui touche, perds !

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La surveillance n’est plus ce qu’elle était

août 7th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #63.

 Chut! Ne dites pas ça ! ” – Jeté en coin, un regard de superstitieux… craignant qu’une parole imprudente, de plainte, de joie ou d’optimisme, ne soit guettée par quelqu’entité malveillante. Il est si convaincu de sa propre importance qu’il croit vraiment qu’un tel être, confusément défini et vaguement omnipotent, garde en permanence l’œil sur lui.

Par contre, il sera le dernier à reconnaître que des êtres humains particulièrement malintentionnés, agents de l’État tout puissant ou de corporations géantes, le surveillent bel et bien, par des mécanismes plus ou moins automatisés, dans toutes ses activités traçables ! Et l’attendent au contour, si besoin est…

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La vacuité et le regret

août 7th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #62.

Depuis une dizaine de minutes, par la puissance de sa vacuité, ce moulin à paroles me pompe littéralement l’air des poumons. Je suis fatigué, je ne dis rien, je subis. Puis son ton change, il se met à évoquer des regrets que la vie lui a laissés. Je l’encourage un peu, peut-être dira-t-il enfin quelque chose d’intéressant, qui sait, peut-être même à la limite de l’existentiel ?

Quelle erreur ! Je n’avais pas saisi la nuance exacte de son ton soudain équivoque… Car il se lance alors dans une énumération… de ses occasions sexuelles manquées !

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Le miracle de la ponctuation

août 6th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #61.

L’usage de la ponctuation a deux conséquences quasi miraculeuses. Pour autant qu’elle soit correctement utilisée, bien entendu, elle assure des phrases aussi peu ambiguës que possible, donc plus rapidement compréhensibles pour le lecteur.

Par ailleurs, grâce au temps de réflexion supplémentaire qu’elle exige de la part de celui qui écrit, elle contribue à diminuer l’émission de textes indigents… et indigestes. En ralentissant ainsi la production d’écrits qui, autrement, seraient trop rapidement produits, la ponctuation contribue à la clarté dans le monde.

À l’instar de la pratique de l’orthographe et d’une syntaxe correcte, ou encore des règles de l’expression poétique, on voit se confirmer, dans ce cas également, que les contraintes de locution renforcent la qualité et l’intelligence de l’expression.

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L’harmonie et la mélodie

août 6th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #60.

La mélodie stimule les sentiments et la pensée, l’harmonie les stabilise, le rythme les renforce. La musique de l’époque baroque italienne me convient particulièrement car, en général, elle évolue élégamment sans ligne mélodique imposante, et se déroule toujours dans le respect de l’harmonie. Par ces deux qualités insignes, elle m’apaise et me tranquillise. À la différence de beaucoup d’œuvres romantiques, dotées souvent de bien belles mélodies, mais par trop présentes, et à l’harmonie parfois approximative.

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Superbes paysages, sagesses millénaires… à décliner au passé

août 6th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #59.

Asie. Superbes paysages, sagesses millénaires… La beauté et la plénitude sont là. Ou du moins, étaient là… En effet, il s’agit surtout de beaux restes, car la laideur et la folie s’étendent, rapidement, partout sur la planète, y compris dans cette vieille partie du monde. Les paysages sont saccagés, les témoignages de sagesse antique sont souillés.

C’est évident : en général, les humains ne font pas preuve d’amour pour les vestiges anciens de beauté et de sagesse.

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Le soleil émergeant de la crasse

août 6th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #58.

Une ferme sinistre, sordide, expose une terrasse sale en contre-plaqués loqueteux. La nappe plastique est crasseuse, des fragments de nourriture y traînent. L’odeur du fumier prend à la gorge, et le chien mauvais, hargneux, aimerait bien faire de même. On craint la rencontre du maître de cette petite évocation de l’enfer. Le chemin longe pourtant le lieu, il nous faut bien continuer avant. Le tas d’ordures se voulant fumier, énorme, exhalant ses fumerolles traînantes, est là, très présent… On presse le pas.

Soudain, entre la carcasse béante d’un vieux frigo et un pêle-mêle de canettes et de bouteilles vides, émerge, droit, vert et jaune, tout seul dans son coin, un grand tournesol. Soleil ! Né dans les déchets, éblouissant de générosité, promesse vivante d’un monde meilleur.

Soleil ! Dans la laideur et la mauvaiseté, j’invoque ton nom. Et celui de ton héraut pour la vie : hélianthe… Nom de lumière et de beauté, de douceur et de magnanimité. Soleil !

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Correctement marcher et parler s’avère toujours nécessaire

août 6th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #57.

Ceux qui estiment que les nouvelles technologies ont fait disparaître l’utilité à pratiquer correctement une langue… pensent-ils, également, qu’elles ont rendu caduque la nécessité de savoir correctement marcher ?

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Un Paradis vide de tout animal

août 6th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #56.

Mon indignation (et mon inquiétude !), enfant, quand on m’affirmait qu’il n’y avait pas de place au Paradis pour les animaux, même les plus gentils… Par contre, qu’il y avait un programme spécial de rattrapage, dans une école dite du Purgatoire, permettant aux humains même les plus méchants d’y parvenir, en fin de compte.

Double indignation, double appréhension ! D’avoir à côtoyer là-haut des méchants, certes repentis, mais quand on a un mauvais fond… Et de m’ennuyer pour l’éternité dans un monde sans le moindre animal !

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L’espoir de faire fleurir le Grand Jardin

août 5th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #55.

Au milieu de la méchanceté, du mensonge et de la laideur, dans un monde de brutes, les êtres humains de qualité, honnêtes gens de bonne volonté, ont en eux une nostalgie étrange du beau, du vrai, du bien. Ils ressentent, d’instinct, qu’eux-mêmes, à l’instar de la plupart des êtres conscients, voire de la plupart des êtres vivants, aspirent à la plénitude de leur présence au monde. Aussi éphémère que soit leur présence, aussi démesuré que soit le monde.

Ils rêvent que celui-ci, quoiqu’immense, ne leur est pas entièrement indifférent… et qu’à défaut d’éternité ils peuvent compter sur une mémoire de leur passage. De leur participation à la création d’un beau paysage. Doux rêve… espoir fou que leur propre élan vers le mieux ait pu contribuer à faire fleurir le Grand Jardin…

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L’oiseau des tempêtes

août 5th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #54.

Confusion de la cause et de l’effet… Dans Le Vaisseau fantôme, les marins du pirate Barbe-Rouge, apeurés à l’approche d’un ouragan, paniquent parce qu’un grand albatros s’en vient voler au-dessus du navire : ils croient que ce dernier amène la tempête avec lui… C’est « l’oiseau des tempêtes » ! Bien sûr, l’albatros craint, lui aussi, l’ouragan, et il approche du vaisseau dans l’espoir que celui-ci puisse lui offrir un abri…

Barbe-Rouge, pour couper court à la panique superstitieuse, abat ce malheureux réfugié qui fuyait pour sa vie. Geste efficace d’un forban meneur de forbans, mais quelle profonde indignation ce geste brutal et injuste avait-il provoquée chez le petit garçon que j’étais ! J’étais également éberlué par la bêtise de la superstition. En grandissant, je devais constater que les humains se comportent souvent ainsi…

Par sa couverture impressionnante, source d’une émotion esthétique intense lorsque je l’avais découvert en librairie, ainsi que par son récit impitoyable, très bien mené, cet album BD de 1966 est un de ceux qui m’ont le plus marqué, enfant. Il a contribué à me constituer, en positif et en négatif.

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Une musique pour enfants, une autre pour adultes mûrs

août 5th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #53.

Les Anglais, les Écossais et les Irlandais ont des traditions populaires d’airs entraînants, que l’on peut siffler. Ils s’avèrent ainsi très doués pour les comptines et les historiettes. Des musiques pour enfants, très réussies.

À l’opposé, il y a les airs profonds, tout intérieurs, subtilement travaillés, des traditions andalouse et castillane : de la musique pour adultes mûrs. Pas du tout la tasse de thé des anglo-saxons…

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Le grand jeu félin de l’embuscade

août 4th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #52.

Chatoune est ingénue et innocente. La petite grisette s’avère toujours candide ; elle est également enjouée et folâtre…

Son bon caractère se manifeste même dans l’activité la plus sérieuse qui soit pour un chat : la chasse en embuscade.

Grâce à leur patience extrême et à leur parfait contrôle d’eux-mêmes, les félins sont de grands spécialistes de la chasse à l’affût. Ils savent attendre tout le temps qu’il faut. Mais aussi, ils savent la pratiquer où il faut et comme il faut. Préparant soigneusement son guet-apens, un chat se révèle parfaitement en mesure de chasser en embuscade même tout seul.

Sur notre terrain, Chatoune allait se cacher sous le feuillage d’un très vieux yacca, une herbacée géante et pérenne endémique de l’Australie. Là-dessous, elle se tenait tel un sphinx, et patientait, tranquillement mais attentivement, aux aguets. C’était Le Grand Jeu de l’embuscade.

Au moment où nous passions devant, elle jaillissait comme une flèche pour se lancer sur nous ! Elle attendait que nous ayons suffisamment avancé sur notre chemin pour toujours nous arriver dans le dos. Nous avions beau nous y attendre, nous sursautions à chaque fois, car elle était sensible à nos attitudes, et savait guetter le moment précis où notre corps semblait dire : “ Ah bon, elle n’est pas là ”… pour, justement ! dans cette fraction de seconde où notre vigilance s’était relâchée, nous bondir dessus !

Quel bonheur nous lui prodiguions, à chaque fois, par notre sursaut ! Elle courait alors de droite, de gauche, la queue arquée, contente ! Elle se roulait plusieurs fois dans la poussière, les yeux brillant de fierté, puis nous précédait pour la promenade, nous guidant vers les choses intéressantes qu’elle venait de découvrir. Ou bien, dans l’enthousiasme de sa joie, elle se précipitait en haut d’un arbre !

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La vie et le choix

août 4th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #51.

Schopenhauer [1788-1860] avait parfaitement raison, on ne peut pas choisir l’orientation de sa vie. Par contre, on ajoutera que l’on peut moduler les moyens par lesquels on réalise celle-ci. On peut aussi choisir de ne pas la réaliser du tout.

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