Comment l’on devient ce que l’on est

septembre 30th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #101.

Génoï oïos éssi mathôn. – Sois ce que tu sais être. – Pindare [518-438], poète lyrique de la Grèce antique, 2e Pythique (468 AEC), v. 72

Il y a quatre décennies, tout jeune étudiant à Genève, j’étais assis sur un banc au parc des Bastions. Je lisais avec une concentration soutenue, par moments avec perplexité, le tout fraîchement publié Comment devient-on ce que l’on est ? (1978), l’auto-biographie de Louis Pauwels [1920-1997], “ spiritualiste prométhéen ” et chantre du “ réalisme fantastique ”. Son titre m’avait interpellé, comme on disait à l’époque.

Un autre étudiant m’apostropha alors, comment pouvait-on lire une telle “ débilité  ? Décontenancé, je lui demandai s’il avait lu le livre. Il me dit que non, car la réputation de l’auteur était mauvaise et puis rien que par le titre on savait qu’il s’agissait d’un livre idiot ! Je répondis que je ne pensais pas que ce fût le cas et j’allais ajouter que je ne voyais pas ce qu’il voulait dire à propos du titre, mais il me regarda avec dédain et s’éloigna aussitôt en ricanant. Je haussai mentalement les épaules et repris ma lecture… Les chiens aboient la caravane passe.

Néanmoins… je restais intrigué par cette différence de perception quant à l’intelligence du titre. Je m’arrêtais de temps en temps, méditais sous la frondaison des beaux platanes… et je n’arrivais pas à mettre le doigt sur un début d’entendement. Pourquoi ce… disons, camarade, trouvait-il aussi stupide une question que pour ma part j’estimais fondamentale ? Quelque chose m’échappait.

Au cours de ma lecture attentive, je notais la mention répétée d’un certain Nietzsche [1844-1900]. Pauwels avait d’ailleurs placé en exergue de son livre un extrait d’un ouvrage de celui-ci au titre curieux, Ecce homo, extrait qui lui avait fourni le titre même de sa propre auto-biographie. La question existentielle de ce Nietzsche, donc de Pauwels, me semblait très pertinente, mais je n’avais jamais entendu parler de cet auteur germanique durant les (hélas trop rares) cours de philosophie reçus à l’institut catholique que j’avais fréquenté – j’étais en filière Bac C, donc très axée sur la mathématique et la physique, mais quand même, c’est presque saugrenu quand on y pense… ça, c’était une éducation orientée !

Peu après, je remarquai à l’inégalable librairie Unilivres (sise Rue de-Candolle, juste en face de ce que l’on appelait “ Uni I ”) un ouvrage en allemand dont le titre et le nom de l’auteur captèrent aussitôt mon attention : Ecce homo, de Nietzsche (1888). Puis je remarquai le sous-titre : “ Wie man wird, was man ist ”.

Comment l’on devient ce que l’on est.

En un éclair, je compris.

Dans les décennies qui suivraient, j’allais découvrir avec ce penseur atypique et fécond un univers intellectuel foisonnant et stimulant. Le sous-titre de son auto-biographie Ecce homo reprenait une partie de l’incipit au chapitre II.9 de celle-ci. Je noterais au cours de mes lectures nietzschéennes que l’auteur avait en fait repris une de ses propres fulgurances, énoncée en 1881 déjà dans Die fröhliche Wissenschaft (Le Gai Savoir, #270) : “ Was sagt dein Gewissen ? Du sollst der werden, der du bist. 

Que dit ta conscience ? Tu dois devenir celui que tu es.

Langue allemande, langue française… Je saisissais enfin pourquoi le titre de Pauwels avait ainsi fait naître le mépris chez mon collègue. Nous ne comprenions pas la phrase de la même façon, tout simplement.

Bien que dans le sous-titre de Ecce homo les deux verbes fussent conjugués au temps présent, en allemand “ werden ” présente de façon générale une connotation de futur par rapport au verbe “ sein ” (“ être ”). C’est aussi le cas en français pour “ devenir ” par rapport à “ être ”… et c’est ainsi que je l’avais spontanément compris ; toutefois, dans cette dernière langue “ on devient ” peut, également, avoir une connotation, que l’on peut trouver plus triviale dans ce contexte, de passé… signifiant implicitement “ on est devenu ”.

On pouvait donc partir d’un malentendu a priori et mal interpréter le livre de Pauwels, une auto-biographie qui se révélait authentique dans le ton comme dans l’esprit… même si les idées trop souvent s’avéraient aussi nébuleuses qu’abruptes. À la lecture de sa prose robuste toutefois, il m’a semblé que, par son usage du temps présent pour le verbe “ devenir ”, cet auteur singulier ne voulait pas simplement signifier : comment est-il devenu ce qu’il est… mais bien, de façon plus nietzschéenne et plus dialectique : comment deviendra-t-on ce que l’on est – déjà.

Que dit ta voix intérieure ? Tu dois devenir ce que tu es.

Après Nietzsche, le poète anglais Robin Skelton [1925-1997], un néo-paganiste, saura reformuler avec une intensité renouvelée ce fondement immuable de toute existence : “ Each man must turn what is into what is, or he will die. 

Tout homme doit transformer ce qui est en ce qui est, sinon il meurt.

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Le hasard, nécessaire à tout démiurge

août 16th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #87.

Un observateur lucide du monde vivant doit constater que, si celui-ci forme un mécanisme singulièrement complexe, parfois prodigieux, il s’avère, par ailleurs, souvent détraqué, ou étrangement mal adapté.

Aussi, n’en déplaise aux croyants, les merveilles de ce monde ne prouvent en rien l’existence d’une intelligence créatrice. Il y a le reste, qu’il faut aussi mentionner…

De plus, un mécanisme, même extrêmement sophistiqué, peut parfaitement apparaître de façon naturelle au cours du temps, par complexification spontanée du simple. C’est d’ailleurs un processus qui n’a pas plus de raisons de se faire… que de ne pas se faire. Si l’on éprouve le sentiment que ceci, ou cela, devait nécessairement se faire, c’est simplement… parce que l’on se trouve à l’intérieur du mécanisme. C’est un biais de perception.

Quant à tenter, par la pensée et le calcul, par inférences successives, de remonter le passé, pour reconstituer l’histoire de cette complexification, afin d’éventuellement découvrir “ l’acte créateur ”… il y a un moment, au cours de ce processus de reconstruction cognitive, où l’on ne peut rien déterminer de précis, chaque option possible, à chaque bifurcation en arrière du scénario évolutif, se trouvant à peu près aussi vraisemblable que l’option contraire. Ainsi, en l’absence de données paléontologiques suffisantes, l’éventail des possibles va tellement en s’élargissant, à chaque étape d’une reconstitution descendant toujours plus profondément dans les strates des éons du temps, qu’inévitablement on s’enlise, à un certain moment : on n’a plus rien sous la main, et plus rien à voir.

Cela étant, pour en revenir aux cafouillages, innombrables, du monde vivant : n’en déplaise aux athées, ils ne prouvent, en rien, l’inexistence passée, ou présente (“ Dieu est mort ”), d’un créateur, disons intelligent, de ce monde. En effet, tout créateur du monde, vu l’étendue et la durée de son action, ne pourrait qu’avoir bafouillé et cafouillé dans son œuvre… d’autant que la possibilité même de ces ratages s’avère une condition préalable à tout processus de création. Plus fondamentalement, si dieu omnipotent il y eut, et en admettant qu’il fût adroit généralement, il fallut bien qu’il créât le hasard, pour se donner une chance… d’être créatif !

Les cafouillages et le hasard n’excluent donc pas l’existence d’un ou de plusieurs démiurges, quasi omnipotents, à l’origine du temps – pour autant que cette dernière notion ait un sens. Quant à leurs intentions…

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