Dérive antipodale des mots : épicurien

octobre 8th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #109.

Deuxième cas. Au début du IIIe siècle AEC, dans un monde hellénistique bouleversé par les vastes conquêtes d’Alexandre de Macédoine [356-323], l’enseignement prodigué en son jardin par Épicure [341-270] prônait une vie équilibrée, fondée sur la simplicité des besoins, sur le respect de ces besoins, et sur la juste appréciation de la valeur fondamentale de cette simplicité.

La simplicité se révélait une source renouvelée d’harmonie en soi et autour de soi, elle permettait au corps et à l’esprit de s’épanouir. Une vie harmonieuse traitait le corps en allié et clarifiait l’esprit. Dès lors, on pouvait non seulement mieux discerner la réalité matérielle du monde et de ses phénomènes, mais grâce à cette clarté du regard on pouvait contempler la mort pour ce qu’elle était, simplement, et ne plus la craindre inutilement. Un adepte d’Epikouros, ‘ l’allié ’, se comportait ainsi en sage réaliste et paisible, vivant heureux de l’essentiel et fréquentant seuls quelques amis choisis.

En aucune façon ne s’agissait-il d’hédonisme, soit la recherche prioritaire de plaisirs dans la vie, ni de sybaritisme, soit une recherche exagérée de luxe et de luxure – une philosophie, respectivement une culture, ayant réellement existé dans le monde hellénisé, mais en dehors de toute influence et de tout contexte épicuriens. Au sein d’un monde troublé, l’épicurisme connaissait beaucoup de succès, dans toutes les strates de la société, et ce succès lui valait des ennemis. L’amalgame qui fut ainsi fait de “ l’enseignement du jardin ” avec l’hédonisme et le sybaritisme s’avéra une calomnie, répandue à la fin de l’Antiquité par deux idéologies en concurrence avec l’épicurisme, soit le stoïcisme, puis le christianisme.

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La frontière des choses et le canevas de la grammaire française

octobre 1st, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #103.

Il est des jours qui marquent à vie. Certains se révèlent particulièrement difficiles à évoquer, et à cause de la profondeur de leur empreinte, difficiles à décrire. Ils se firent chaotiquement dans l’esprit, et dans une pauvre lumière.

J’en ai connu plusieurs ; au cours de l’un d’entre eux, je réalisai que je devais, impérativement, définir la frontière entre ce qui me constituait et ce qui se trouvait en dehors de moi. Et que j’avais beaucoup de peine à le faire, au point de douter qu’il y en eût une, de frontière ! Je sais que c’était bien avant mes sept ans. Soudain, ce qui m’avait semblé vaguement évident : moi… m’était devenu quasi étranger, même inquiétant.

Ce sentiment d’étrangeté à moi-même, je l’avais vivement ressenti, pour la première fois, penché sur la cuvette. Voyons, ceci vient de sortir de mon corps… c’était donc une partie de moi… mais plus maintenant ?! Et il faut à présent que je tire la chasse d’eau ?! Un doute affreux m’envahissait, mais que faire d’autre qu’obéir à mon surmoi et tirer sur le cordon !

Personne avec qui évoquer ce problème qui me hantait, qui m’épouvantait, en fait. Comment en parler avec ma propre mère, alors que j’avais réalisé, depuis quelque temps, l’affreuse vérité : les enfants sortaient de son ventre à un certain moment, quand ce dernier devenait très gros… et j’étais moi-même venu au monde de cette façon !

Je restais donc seul avec mes ruminations, me demandant à chaque fois avec angoisse si, en tirant la chasse, je ne tuerais pas un être en formation. Mais on ne peut quand même pas engendrer un enfant par jour ? Quoique… j’avais appris que certains tout petits animaux, primitifs et déplaisants, le faisaient ! Des amibes, des vers…

Ces pensées s’agitaient en désordre dans l’esprit du petit garçon que j’étais, tout à l’effroi de leur chaos et du gouffre mental qui se creusait en lui.

Une conséquence curieuse, mais à première vue seulement, de ce trouble terrible, c’est que je me mis à m’intéresser vivement à la conjugaison des verbes, ainsi qu’aux règles d’accord et de concordance – non seulement la personne et le temps, mais aussi le mode et la voix : je suis, tu seras, il eût été, vous seriez…

Ah ! la grammaire : par l’effort de structuration mentale et d’adéquation à la réalité qu’elle exigeait, elle m’a sauvé du délire solipsiste. D’autant qu’à l’époque la familiarisation strictement verbale que j’avais de deux autres langues, l’arabe et l’anglais, rajoutait à mon sentiment de flou du réel.

Aussi m’accrochais-je avec ténacité à cette langue dont je pratiquais l’écriture et que je pouvais étudier : le français. Cette langue, structurée pour l’intelligence et la raison, me permettait d’aborder les objets et les concepts en les trouvant confirmés dans leur existence par un dictionnaire (plus précisément, un Petit Larousse illustré, un livre saint, à mes yeux). Puis elle me permettait, avec ces mots nouveaux, d’engendrer des phrases nouvelles, de concevoir des pensées nouvelles. Ma mère, grande prêtresse du savoir, m’enseignait cette langue, qui m’apparaissait divine, par le biais du CNTE (nom, à l’époque, de cette extraordinaire institution française, le Centre national d’enseignement à distance).

Ô langue bénie !

Je pense être une des rares personnes à avoir précieusement sauvegardé, malgré les aléas de nombreux déménagements, les livres de grammaire de son enfance : le « petit Grevisse » (Précis de grammaire française – que j’ouvrais doucement, en me préparant mentalement, comme on s’y prend pour un livre sacré), et le Gaillard (L’Analyse logique et grammaticale – lors d’un court séjour en internat, vers mon douzième anniversaire, je prenais avec moi, pour les excursions hebdomadaires, ce mince, mais si dense, livre de poche)…

Dans ma bibliothèque, ces ouvrages vénérables, les deux dans une édition de 1969, sont faciles d’accès : je les compulse souvent. Leur étagère de rangement, celle contenant les dictionnaires de français, s’avère un autel de pratique quotidienne.

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Comment l’on devient ce que l’on est

septembre 30th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #101.

Génoï oïos éssi mathôn. – Sois ce que tu sais être. – Pindare [518-438], poète lyrique de la Grèce antique, 2e Pythique (468 AEC), v. 72

Il y a quatre décennies, tout jeune étudiant à Genève, j’étais assis sur un banc au parc des Bastions. Je lisais avec une concentration soutenue, par moments avec perplexité, le tout fraîchement publié Comment devient-on ce que l’on est ? (1978), l’auto-biographie de Louis Pauwels [1920-1997], “ spiritualiste prométhéen ” et chantre du “ réalisme fantastique ”. Son titre m’avait interpellé, comme on disait à l’époque.

Un autre étudiant m’apostropha alors, comment pouvait-on lire une telle “ débilité  ? Décontenancé, je lui demandai s’il avait lu le livre. Il me dit que non, car la réputation de l’auteur était mauvaise et puis rien que par le titre on savait qu’il s’agissait d’un livre idiot ! Je répondis que je ne pensais pas que ce fût le cas et j’allais ajouter que je ne voyais pas ce qu’il voulait dire à propos du titre, mais il me regarda avec dédain et s’éloigna aussitôt en ricanant. Je haussai mentalement les épaules et repris ma lecture… Les chiens aboient la caravane passe.

Néanmoins… je restais intrigué par cette différence de perception quant à l’intelligence du titre. Je m’arrêtais de temps en temps, méditais sous la frondaison des beaux platanes… et je n’arrivais pas à mettre le doigt sur un début d’entendement. Pourquoi ce… disons, camarade, trouvait-il aussi stupide une question que pour ma part j’estimais fondamentale ? Quelque chose m’échappait.

Au cours de ma lecture attentive, je notais la mention répétée d’un certain Nietzsche [1844-1900]. Pauwels avait d’ailleurs placé en exergue de son livre un extrait d’un ouvrage de celui-ci au titre curieux, Ecce homo, extrait qui lui avait fourni le titre même de sa propre auto-biographie. La question existentielle de ce Nietzsche, donc de Pauwels, me semblait très pertinente, mais je n’avais jamais entendu parler de cet auteur germanique durant les (hélas trop rares) cours de philosophie reçus à l’institut catholique que j’avais fréquenté – j’étais en filière Bac C, donc très axée sur la mathématique et la physique, mais quand même, c’est presque saugrenu quand on y pense… ça, c’était une éducation orientée !

Peu après, je remarquai à l’inégalable librairie Unilivres (sise Rue de-Candolle, juste en face de ce que l’on appelait “ Uni I ”) un ouvrage en allemand dont le titre et le nom de l’auteur captèrent aussitôt mon attention : Ecce homo, de Nietzsche (1888). Puis je remarquai le sous-titre : “ Wie man wird, was man ist ”.

Comment l’on devient ce que l’on est.

En un éclair, je compris.

Dans les décennies qui suivraient, j’allais découvrir avec ce penseur atypique et fécond un univers intellectuel foisonnant et stimulant. Le sous-titre de son auto-biographie Ecce homo reprenait une partie de l’incipit au chapitre II.9 de celle-ci. Je noterais au cours de mes lectures nietzschéennes que l’auteur avait en fait repris une de ses propres fulgurances, énoncée en 1881 déjà dans Die fröhliche Wissenschaft (Le Gai Savoir, #270) : “ Was sagt dein Gewissen ? Du sollst der werden, der du bist. 

Que dit ta conscience ? Tu dois devenir celui que tu es.

Langue allemande, langue française… Je saisissais enfin pourquoi le titre de Pauwels avait ainsi fait naître le mépris chez mon collègue. Nous ne comprenions pas la phrase de la même façon, tout simplement.

Bien que dans le sous-titre de Ecce homo les deux verbes fussent conjugués au temps présent, en allemand “ werden ” présente de façon générale une connotation de futur par rapport au verbe “ sein ” (“ être ”). C’est aussi le cas en français pour “ devenir ” par rapport à “ être ”… et c’est ainsi que je l’avais spontanément compris ; toutefois, dans cette dernière langue “ on devient ” peut, également, avoir une connotation, que l’on peut trouver plus triviale dans ce contexte, de passé… signifiant implicitement “ on est devenu ”.

On pouvait donc partir d’un malentendu a priori et mal interpréter le livre de Pauwels, une auto-biographie qui se révélait authentique dans le ton comme dans l’esprit… même si les idées trop souvent s’avéraient aussi nébuleuses qu’abruptes. À la lecture de sa prose robuste toutefois, il m’a semblé que, par son usage du temps présent pour le verbe “ devenir ”, cet auteur singulier ne voulait pas simplement signifier : comment est-il devenu ce qu’il est… mais bien, de façon plus nietzschéenne et plus dialectique : comment deviendra-t-on ce que l’on est – déjà.

Que dit ta voix intérieure ? Tu dois devenir ce que tu es.

Après Nietzsche, le poète anglais Robin Skelton [1925-1997], un néo-paganiste, saura reformuler avec une intensité renouvelée ce fondement immuable de toute existence : “ Each man must turn what is into what is, or he will die. 

Tout homme doit transformer ce qui est en ce qui est, sinon il meurt.

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La barrière entre pudiques et impudiques

septembre 26th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #96.

Les oiseaux et les mammifères pudiques vivent cachés, ou clairsemés dans des zones désertiques pauvres en ressources alimentaires ne convenant, ni sur le plan mental ni sur le plan pratique, aux impudiques qui, pour leur part, préfèrent vivre en nombre et dans la promiscuité.

Les animaux du désert développent une grâce physique et mentale toute particulière : chats du désert, renards fennec et polaires, gazelles gerenuk, antilopes oryx, gerbilles et bien d’autres espèces, sont remarquables dans leurs comportements, leur aspect général et leur gestuelle gracieuse. Chez les humains, l’exemple des Peuhls du Sahel rayonne avec majesté : ils sont beaux, ils sont dignes, ils savent se tenir.

Ce n’est pas sans raison que les animaux et les peuples pudiques aboutissent dans les déserts. En effet, la plus grande barrière psychologique, qu’elle soit sociétale ou entre espèces, se trouve érigée par le partage, ou non, du sens de la pudeur. Aucun partage de conviction, même la plus sacrée, ne peut abattre cette barrière de la pudeur. Aucun amour, même largement partagé, ne le peut.

Par contre, les personnes pudiques peuvent se côtoyer aisément, même sans partager aucune conviction particulière… et sans attirance particulière entre elles – du moment que les règles de la pudeur et de la discrétion sont respectées par les uns et les autres.

Les individus et les espèces pudiques se retrouvent ainsi fuyant les impudiques… qui n’ont que mépris pour eux. Car le sens de la pudeur est fortement associé au sens du ridicule, à la timidité et à la réserve dans les comportements.

Sentiments délicats que désapprouvent, vivement, les impudiques. Depuis quelques décennies, les timides et les pudiques se voient, en toute occasion, intimer l’ordre : “ Don’t be so self-conscious ! ” – ne sois pas si réservé/timide/embarrassé/gêné ! Sois comme nous, ou alors fais semblant ! Il faut frétiller du corps et de la queue, haleter bruyamment, renifler et lécher tout et tout le monde, se vautrer dans les saletés, aboyer sans cesse, constituer des groupes d’activité, courir après tout ce qui bouge… ou ne bouge pas assez !

Toutefois, si on peut lutter, un peu, contre la timidité… c’est à vie qu’on s’avère pudique. Un chat, même très robuste, ne peut pas vivre au milieu de chiens, sans devenir fou… et les chiens, sauf exceptions notables, exhibent une antipathie spontanée pour cette espèce réservée, qui leur est antipodale. De même, un humain pudique se sent mal au milieu de ses congénères impudiques qui, chez de nombreux peuples, forment la majorité sociale.

Ce sentiment se révèle réciproque : pour les impudiques, ce qui les gêne le plus chez quelqu’un, sans qu’ils ne puissent nécessairement mettre le doigt dessus… c’est sa pudeur. Un impudique non seulement ne peut pas comprendre les nécessités existentielles des pudiques, il ne le veut pas : car l’impudeur va de pair avec l’agressivité et la conquête du territoire de l’autre. Les timides et les pudiques forment alors des victimes toutes trouvées.

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Instinct… alimenteur

septembre 25th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #93.

 Moi, je suis mon instinct alimentaire ! ” – Certes… sauf qu’en l’occurrence, il ne s’agit sans doute pas d’instinct, mais d’envies générées par des goûts acquis. Des envies qui peuvent parfaitement bien supplanter, voire étouffer tout instinct réel.

Par ailleurs, ces envies, apparemment si personnelles… de fait peuvent être induites par des bactéries commensales, des procaryotes se nourrissant des aliments que leur fournit leur hôte humain, vaste organisme eucaryote pluri-cellulaire – en particulier les aliments transitant par son système digestif.

La plupart de ces bactéries sont mutualistes, elles prennent mais elles donnent aussi. En leur absence, l’hôte mourrait d’inanition, car ses propres cellules eucaryotes sont incapables d’assimiler la plupart des aliments bruts qu’il ingère, ou encore parce qu’il a besoin de certaines capacités bactériennes de métabolisation et de sécrétion.

Toutefois, quelques bactéries entériques ne sont pas mutualistes du tout et elles se montrent même capables, selon des mécanismes subtils et compliqués, de dicter à leur hôte humain ses choix alimentaires, souvent à son détriment : par exemple, les bactéries qui réclament une surconsommation de graisse.

Des parasites protozoaires ou fongiques (très rarement bénéfiques…) peuvent également dicter un comportement alimentaire. C’est le cas par ailleurs des cellules devenues cancéreuses, affamées du glucose nécessaire à leur expansion effrénée… et capables d’induire une ingestion en quantités nocives de ce sucre.

L’eucaryote humain avisé doit donc surveiller de près ses envies et ses pulsions. Il lui faut parfois refonder ses goûts alimentaires, en une discipline de la pratique attentive et intelligente, basée sur des connaissances sérieuses. Car la bonne nutrition est une science fine et complexe nécessitant savoir et sagacité.

C’est de façon inattendue que l’on se trouvera récompensé de ses efforts persistants. Non seulement l’organisme hébergera-t-il dorénavant un entéro-microbiote dont la population en bactéries lui conviendra mieux, dans sa composition en souches et en espèces (car elles auront été progressivement sélectionnées dans le bon sens)… mais encore, à la longue, les besoins de celles-ci seront-ils reprogrammés, dans leur ADN comme en dehors de celui-ci – génétiquement et épigénétiquement.

Ainsi apprivoise-t-on sa flore intestinale.

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Les renégats de l’aventure multi-cellulaire

septembre 25th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #92.

Les premières communautés cellulaires ne purent se constituer avant que ne se fussent développées, chez certains organismes mono-cellulaires, d’une part, quand le milieu s’avérait déjà bien peuplé de congénères, une inhibition à la réplication clonale (i.e. entière et exacte)… d’autre part une prédisposition au suicide cellulaire, ou apoptose. Car qui dit communauté durable, dit contrôle de population – particulièrement au début et à la fin de chaque durée normale d’existence individuelle.

Ainsi apparurent des populations mono-cellulaires présentant un potentiel de discipline biologique se révélant digne d’une ébauche d’organisme complexe. Que, suite à cette émergence, des organismes multi-cellulaires (de multiples cellules de même type collaborant étroitement), voire pluri-cellulaires (différents types de cellules coopérant entre elles), apparussent et se développassent… c’était inéluctable, dans le torrent des siècles.

Toutefois, ces potentiels d’auto-contrôle de la division cellulaire et de la durée de vie cellulaire se trouvaient, forcément, gérés par l’ensemble primitif de façon stochastique ou probabiliste… Par là, il s’avérait fatal, dans toute proto-communauté cellulaire, que certains de ses membres ne respectassent pas ces principes vitaux d’auto-limitation de la prolifération, et d’harmonieuse apoptose. Mécanisme d’abord probabiliste, l’évolution ne pouvait que laisser passer entre ses mailles, au cours des éons, de tels comportements égoïstes ou anarchiques…

Laisser passer… dans une certaine mesure, c’est-à-dire tant que ces comportements ne s’imposaient pas complètement à l’ensemble et n’empêchaient pas, malgré leur fardeau, les organismes de se reproduire – de se perpétuer en tant qu’espèces et, éventuellement, d’évoluer.

Des milliards d’années plus tard, les principes cellulaires de reproduction contrôlée et d’auto-contrôle apoptique se révèlent toujours mal respectés… Quand une cellule eucaryote devient cancéreuse, elle ne présente plus aucune inhibition de comportement biochimique et elle semble retournée à l’état de bactérie dans sa captation exclusive de ressources alimentaires ainsi que dans sa reproduction frénétique. D’où les trésors d’inventivité et de ressources biologiques que les organismes complexes modernes doivent déployer contre les renégats tentés par le “ moi-moi-moi ! ” d’une échappée cancéreuse, et l’étendue du contrôle qu’ils doivent exercer sur l’ensemble des cellules.

Les organismes de certains animaux à la longévité exceptionnelle (par exemple les rats-taupes nus du genre Heterocephalus et les souris-taupes du genre Spalax, qui vivent beaucoup plus longtemps que les autres rongeurs) savent réprimer de façon efficace toute émergence de cancer, ainsi qu’empêcher les métastases. Cette remarquable efficacité dans le contrôle cellulaire a permis à certaines de ces lignées animales d’aboutir à des formes géantes : la baleine bleue, les éléphants, les requins du Groenland. Les organismes de ces espèces peuvent contenir mille fois plus de cellules eucaryotes qu’un corps humain… ils présentent néanmoins une fréquence moindre d’apparition d’un cancer dangereux pour l’individu ! Leurs cellules saines sont donc mille fois plus efficaces pour supprimer les cellules devenues cancéreuses que ne le sont celles des humains, des chats et des chiens domestiques.

En termes évolutionnels, cela se comprend très bien pour ces trois dernières espèces, car la durée de vie moyenne de leurs individus a augmenté de façon importante à une époque relativement récente – cela se mesure en siècles seulement. Ils vivent plus vieux… mais atteints de cancer. Ces espèces n’ont pas disposé d’une durée évolutive suffisante pour développer des mécanismes anti-cancéreux efficaces.

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L’homme seul… etc.

septembre 18th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #75.

Les éleveurs et les utilisateurs d’animaux jugent a priori moral le sort pénible ou odieux de leurs victimes, car, selon eux, “ c’est pour cela qu’on en fait l’élevage ” (“ they have been bred for that purpose ”). Ainsi, le contrôle d’un moyen (l’élevage) justifierait toutes les fins que celui-ci permet.

À ce titre, que d’horreurs ne commet-on pas à l’encontre des animaux domestiques… Qu’ils soient, comme on dit, des “ animaux de rapport ” ou des “ animaux de compagnie ”.

Certaines personnes toutefois, habitées de l’esprit de compassion et d’une saine rectitude morale, se révèlent particulièrement conscientes de cette ignominie à grande échelle. De tous temps, sous tous les cieux, il s’en est trouvé. On entendait déjà, chez les anciens Grecs, les arguments de quelques philosophes honnêtes, tel Théophraste d’Erèse [371-287] (successeur d’Aristote à la tête du Lycée d’Athènes, en 322 AEC), s’élevant contre l’esclavage des hommes ou des animaux – qu’ils soient élevés dans cet objectif ou bien conquis sur le monde.

Hélas, on n’écoutait guère ces grands sages… et leurs ouvrages furent même parmi les premiers à se trouver systématiquement détruits par le christianisme triomphant. Seul l’homme (chrétien) comptait : il était, lui seul, à l’image de Dieu, ergo il avait tous les droits et tous les pouvoirs sur l’ensemble de la dite “ Création ”, faite par Lui pour lui.

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L’homme est bon, tout de même !

septembre 17th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #71.

 L’homme est bon, tout de même ! 

Cela étant dit avec un tremblement dans la voix et une larme à l’œil.

Ah oui ? Comment cela ? Voici l’histoire : un veau est né avec deux pattes seulement, alors on lui en a greffé deux ! Hmm… Et d’où venaient ces deux pattes qu’on lui a greffées ? Perplexité, confusion… vu comme ça, évidemment… Oh ! d’un veau destiné à la boucherie, pardi !

C’est ça : pris d’une main, donné de l’autre. Une éthique semblant satisfaire la plupart, leur main droite ignorant ce que la gauche commet. De fait, c’est pire que cela : leur main gauche accumule les crimes… alors que la droite agit, un peu plus aimablement que la senestre, seulement de temps à autre.

Ainsi, les pleurnicheurs complaisants font mine d’ignorer qu’au moment même où ces chirurgiens s’amusaient à expérimenter, sur une victime non consentante, en définitive… des millions d’autres veaux se trouvaient torturés, mentalement et physiquement, par l’industrie de la viande.

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Véganisme réduit à sa portion végétalienne

septembre 14th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #64.

On a réussi une opération réactionnaire particulièrement habile en réduisant le véganisme au seul aspect nutritionnel, le végétalisme, c’est-à-dire une alimentation entièrement végétale. Cette amputation conceptuelle se révèle drastique car le mot “ végétalisme ” a disparu des mass media… même si son concept s’avère plus d’actualité que jamais.

L’opération fut très simple : réduit à la dimension alimentaire, le mot “ végan ” a pris la place de “ végétalien ”.

De cette façon, le véganisme ne se trouve plus perçu comme une éthique de vie d’abord, une éthique cherchant à infliger aussi peu de souffrance que possible aux êtres sensibles… mais tout simplement comme un régime alimentaire. Or, comme la plupart des régimes alimentaires se révèlent foncièrement basés sur une impulsion parfaitement égocentrique (être moins laid, en meilleure santé, plus performant, etc.), et pas altruiste… on voit par là combien le terme de véganisme a été profondément dévoyé.

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Les croquettes et l’intensité de la prière

septembre 11th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #57.

Ceux qui croient la prière d’autant plus efficace qu’elle s’avère soutenue, me font penser au grand Schahpour, qui nous fixait avec une intensité et une détermination impressionnantes quand il désirait être servi en croquettes.

Il était clair que, pour lui, le nombre de croquettes reçues dépendait de sa concentration mentale. Lui, au moins, n’avait pas tout tort… Son beau regard se révélait parfaitement subjuguant.

Schahpour âgé de 4 mois, photo 2002.01.09. Nous venions de l'adopter à la RSPCA (la SPA australienne).

Schahpour âgé de 4 mois, photo 2002.01.09. Nous venions de l’adopter à la RSPCA (la SPA australienne).

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Le félin qui tue et les canidés qui massacrent

septembre 9th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #47.

Il vaut la peine de comparer, dans un film au ralenti, l’expression quasi impassible, la concentration sans frémissement d’un félidé dans sa phase finale de chasse – à la férocité, l’agitation de l’expression, chez les chiens et les loups.

La fascination qu’exerce, dans son action précise, l’altière et fière beauté du félin… réfrène tout frisson de réprobation chez le spectateur sensible à l’élégance. Alors qu’avec les seconds, on se retrouve dans un film d’horreur ! D’autant que le premier tue plutôt vite, d’une morsure efficace qui brise la nuque, ou par une prise suffocante, alors que le plus souvent, chez les grands canidés, c’est une curée épouvantable et une boucherie interminable.

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La dite irrationalité des acteurs économiques

septembre 3rd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #27.

On peut beaucoup apprendre sur les réalités de l’esprit humain en réfléchissant sur des expériences de psychologie. En voici une, assez simple, qui s’avère particulièrement instructive.

On met en présence deux joueurs : bien qu’interagissant selon des règles bien définies, les rendant dépendants l’un de l’autre, ils n’échangent pas à proprement parler. Au hasard d’une roulette, l’un d’eux reçoit une somme d’argent, dont le partenaire est informé du montant. La règle prévoit que le bénéficiaire partage la manne, en principe moitié-moitié, avec son vis-à-vis – mais cette règle n’est pas obligatoire, son application est soumise, pour cette occasion, à un accord ad hoc entre les deux joueurs. S’ils ne s’entendent pas sur cette distribution, aucun d’eux n’est récompensé… et le jeu s’arrête là. Dans le cas contraire, la roulette continue de tourner, selon la même règle générale, pour chaque nouvelle distribution, de partage équitable par le gagnant du moment.

Parfois, un joueur ayant gagné le gros lot décide de conserver pour lui plus que la moitié de la somme gagnée, espérant que son partenaire de jeu voudra bien accepter une plus petite partie que prévue d’une grosse somme d’argent… plutôt que rien du tout. Une telle acceptation dénoterait, de la part de ce dernier, une attitude rationnelle, la proposition de partage inéquitable de son partenaire étant elle aussi considérée comme rationnelle… à ce stade.

Eh bien, non. La majorité des gens préfèrent ne rien recevoir du tout plutôt que de permettre au mauvais partenaire d’empocher plus qu’il n’était prévu initialement. Et quelques uns des gagnants du gros lot préfèrent ne rien empocher du tout plutôt que de partager équitablement, comme prévu pourtant !

Analysons la situation sur le plan psychologique. Que le partenaire avide persiste dans sa démarche et, plutôt que de partager comme prévu, préfère en définitive tout perdre, s’avère manifestement déraisonnable et irrationnel. Il y a là comme un relent de : cette grosse proie nous l’avons certes chassée ensemble, mais c’est moi qui l’ai tuée donc je mange plus de la moitié ! La dispute persistant jusqu’à ce que les hyènes se pointent en nombre et confisquent le tout.

Pour ce qui concerne le partenaire fâché, parce que s’estimant floué, c’est plus subtil… Les humains le plus souvent ne se comportent pas en froids calculateurs. Ils partagent cette dite “ irrationalité ” avec, entre autres animaux, les petits singes capucins (du genre Cebus). Ces derniers, quoique très aimables, se mettent en colère lorsqu’ils se sentent lésés – les humains aussi ! L’estimation rationnelle du gain, censément régie par des règles de calcul d’espérance, se trouve ainsi en concurrence psychologique avec un autre sentiment parfaitement raisonnable et rationnel : refuser d’être le dindon de la farce. Apprécier à l’aune de la raison le comportement de refus en question se révèle donc une tâche délicate.

Cela n’empêche pas nombre de psychologues et d’économistes de la tradition anglo-saxonne, dans ce cas également, de trancher ; on cite : “ encore un signe d’irrationalité de comportement ”…

Comme on vient de le voir, c’est un peu court.

Une telle expérience de psychologie se révèle l’occasion de prendre du recul et de faire un tour du côté des théories économiques. Les économistes se qualifiant de “ libéraux ” ont toujours jeté l’opprobre sur les acteurs économiques “ insuffisamment rationnels ”… le deuxième acteur du jeu en question, “ le fâché ”, se trouvant plus particulièrement dénoncé par eux – le premier, l’avide, bénéficiant généralement de leur bénédiction idéologique. Ce qui rencontrait leur dédain moral, ils le dédaignaient intellectuellement aussi : leurs modélisations faisaient l’impasse sur l’existence de “ l’irrationalité ”, telle qu’eux-mêmes la définissaient pourtant. L’irrationalité en question ne s’en montrait pas pour autant moins prévalente dans les comportements humains. Résultat : on ne pouvait absolument pas compter sur le dit “ modèle économique du comportement rationnel ” autrement que pour des travaux strictement académiques… qui permettaient, chaque année depuis 1969, l’attribution d’un “ prix Nobel ” d’économie.

Les acteurs économiques dominants ne sont toutefois pas complètement idiots… Ils ont compris qu’il leur fallait s’arranger pour continuer de tricher… sans que les nouveaux pigeons ne remarquent leur avidité et ne s’en offusquent. Que les capucins n’y comprennent plus assez pour se rebiffer. Alors, depuis quelques décennies, ils ont encouragé et financé l’élaboration d’un “ nouveau ” modèle économique, post-libéral, post-moderne… toujours nobélisable. Avec une terminologie digne de juristes et des complications ad hoc engendrant une confusion commode… il consiste principalement à travestir la réalité. L’ancien modèle se contentait de ne pas y correspondre.

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La robe rouge coquelicot

septembre 2nd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #23.

Certains livres de mon enfance sont restés profondément enfouis dans ma mémoire de petit Soudanais… Un enfant ami des livres mais n’en ayant que trop peu à sa disposition, lisant et relisant sans cesse les mêmes, qu’il chérissait. Ou simplement, restant longuement à contempler leurs couvertures… retardant le moment où il les ouvrirait, lentement. Comme on soulève, doucement, le couvercle, superbement ouvragé, d’un coffre à trésor.

Dans une édition 1969 de la Nouvelle Bibliothèque rose, avec une couverture de cet illustrateur singulier qu’était Paul Durand [1925-1977], Le Club des Cinq va camper [1] était un de mes précieux coffrets. Chaque fois que je posais mon regard sur lui, le livre me paraissait annonciateur de paradis programmé. Le titre et, surtout, la couverture, me faisaient gentiment rêver de nature, ainsi que de vie familiale douce et harmonieuse.

Dans un contraste enchanteur de rouge et de jaune, on y voyait Annie, la plus jeune du groupe et la seule qui sût cuisiner. Ses deux frères aînés, l’un d’eux contribuant à la tâche domestique par le lourd seau d’eau qu’il apportait, ainsi que sa cousine, la regardaient avec expectative ; l’artiste avait très bien su exprimer l’admiration en coin des deux frères. Le bon chien Dagobert, gage de sécurité, était discrètement représenté. C’était charmant. J’aimais le sérieux et la concentration s’exprimant sur le visage délicat d’Annie, sa grâce toute féminine… et sa robe rouge coquelicot sans manches, aux grandes poches et à la ceinture nouée dans le dos en nœud papillon !

En Suisse, ma mère avait fait l’acquisition d’une robe presque semblable à celle d’Annie et j’affectionnais la voir la portant. Elle l’offrit plus tard à mon épouse qui, à son tour, la mit souvent, car elle m’enchantait cette jolie robe rouge, si simple et si fraîche. À la fin, elle n’était plus portée que pour nos promenades sur notre terrain à Kangaroo Island, car, malgré son incroyable qualité de fabrication, elle était devenue un peu élimée…

Cette robe coquelicot apparaît parfois dans mon esprit, le soir, alors que je m’endors, faisant naître de douces évocations, apaisantes. Elle me permet de sourire en versant dans le sommeil…

[1] D’Enid Blyton, trad. 1957. Cf. « L’étrange histoire d’une traduction bancale et de ses conséquences sur une vie », texte no 93 de Pensées pour une saison – Hiver.

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L’enthousiasme : en user avec modération

août 30th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #14.

Au cours d’une vie passée à trébucher et à se relever, des décennies de désillusions enseignent que l’enthousiasme est une arme à double tranchant. Que ce soit en matière de relations humaines, d’activité politique ou d’acquisition de connaissances. Certes il donne de l’énergie et de l’impulsion, mais il faut en user avec discernement, avec beaucoup de prudence et de rigueur si l’on souhaite qu’il soit source de vitalité renouvelée, plutôt que de leurres, de gaspillages et même de destructions.

D’aucuns diraient que cela n’a pas de sens, qu’une telle réserve abolit l’enthousiasme. Je dis : que non. La nourriture fournit atomes, molécules et énergie au corps, tous indispensables, l’appétit s’avère ainsi utile, bien agréable par ailleurs… mais il convient de ne pas sombrer dans la gloutonnerie et de ne pas avaler tous les aliments qui se présentent à soi.

Cette allégorie pour exprimer qu’un homme de bien et qu’un chercheur de vérité se doivent d’être plus précautionneux qu’enthousiastes : c’est la ténacité, surtout, qui s’avère leur plus grande alliée, avec la prudence. L’enthousiasme ne doit pas constituer plus qu’une poussée amicale… une incitation à reprendre le chemin, malgré la fatigue du moment.

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Du courage sur la durée : le couple de rougequeues noirs

août 29th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #08.

Le courage à défendre jusqu’au bout leurs petits est un trait de caractère admirable chez certains individus de certaines espèces. Le plus souvent il se trouve remarqué sur la courte durée, tout comportement sur une longue durée se prêtant moins facilement à l’observation. Mon épouse et moi-même avons néanmoins eu cette occasion.

Dans notre maison en Suisse, nous arrivons fin mai depuis l’Australie, pour passer deux mois de vacances. Dans la cage de l’escalier, sur une poutre à hauteur de front, bien abritée de la pluie et du vent, un couple de rougequeues noirs avait établi un nid. Nous découvrons d’abord un mâle virevoltant gracieusement autour de nous, il tente par ses cabrioles d’attirer notre attention sur lui. Hélas, je tourne très légèrement la tête… et mon regard croise celui de la femelle, pas rassurée dans son nid.

Nous nous appliquerons alors pendant des semaines à passer devant eux l’air de rien, en évitant soigneusement de regarder dans la direction du nid. Pour ces deux petits êtres, nous étions des monstres gigantesques, mais nous fîmes de notre mieux pour ne pas les déranger au cours de nos allées et venues.

La mère ne quittait pas ses œufs, nous surveillant de son œil rond inquiet ; à chacun de nos passages, le père tentait de détourner notre attention en voletant de-ci, de-là. Frrout ! Frrout !

Ils resteront tous deux fidèles à leur poste, gardant de près leur trésor vivant… Une semaine d’abord pour que leurs œufs, vraisemblablement pondus quelques jours avant notre arrivée, éclosent ; puis une douzaine de jours supplémentaires, jusqu’à ce que les oisillons eussent quitté le nid. Des pépiements nous aviseront de la naissance de ces derniers, ainsi que le nouveau manège du mâle : on le voyait perché un peu plus loin, un insecte ou une larve dans le bec, s’assurant que nous ayons détourné notre regard pour vite voler jusqu’au nid avec sa proie. C’était pour les petits ou pour la mère. Parfois celle-ci s’absentait à son tour, le père restait alors à surveiller de près le nid.

Ils avaient tous les deux peur, souvent. Ils n’abandonnaient pas pour autant leur ouvrage commun.

Cette constance dans le courage, sur des semaines, était impressionnante. Chapeau bas.

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L’hésitation et le courage : la mère kangourou

août 28th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #07.

Quand les animaux font preuve d’une intelligence élevée ou de sentiments nobles, on dit avec une nuance de dédain : “ c’est l’instinct ”. Par là on signifie : ce ne sont que des “ automatismes ”, qui ne méritent pas notre admiration. On n’explique pourtant pas grand-chose avec cette locution toute faite, car elle est trop vague.

Par contre, si on observe avec sérieux et sans préjugé les animaux, on se trouve régulièrement pris de respect tant pour leurs capacités cognitives que pour leur force de caractère. Au chapitre de la force morale, le courage maternel appartient aux manifestations parmi les plus impressionnantes.

Il impressionne, d’autant qu’il ne va pas de soi chez les êtres vivants. Malgré les discours ad hoc sur ce que l’on a coutume d’appeler “ l’instinct maternel ”, le courage maternel n’est pas la norme au sein des espèces animales, pas même chez les mammifères et les oiseaux. Et dans les espèces où il se trouve le mieux établi, il n’est pas nécessairement fréquent.

On ne peut donc pas parler d’un tel “ instinct maternel ”, et du courage maternel qui en serait dépendant, comme de sortes d’automatismes généralisés de comportement animal. Le dit “ degré d’évolution ” n’y changeant rien, par ailleurs : chez les êtres humains par exemple, ni l’un ni l’autre ne sont socialement normatifs dans toutes leurs communautés… et quand ils sont normatifs, c’est à un degré très variable – ils se révèlent donc encore moins des normes de comportement au sein de l’espèce biologique Homo sapiens.

En fait, il y a des espèces, et parmi elles certains groupes, où généralement la mère fait tout pour protéger et défendre son ou ses petits. D’autres où la génitrice les passe plus facilement par pertes et profits, les défendant à peine, voire pas du tout, pour les remplacer rapidement.

En réalité, la nature n’a pas besoin de courage maternel : il s’agit là d’une variante de comportement, c’est tout ; les espèces animales peuvent durer, dans le long terme, aussi bien avec que sans. Ainsi remarque-t-on que le courage maternel prévaut plus particulièrement chez certaines espèces. Au sein de celles-ci, on est frappé de voir des mères défendant leurs petits jusqu’à la mort… l’exemple des chattes s’avérant saisissant [1].

Étant donné la fréquence du phénomène au sein de leur espèce et les circonstances habituelles du drame, d’aucuns prennent les manifestations de ce courage comme de simples “ automatismes de combat ”. C’est là une appréciation désinvolte et erronée, une méprise généralisée, qu’une observation plus fine et des ouvrages sérieux d’éthologie peuvent rectifier.

Pour clarifier les choses, on peut aussi méditer sur les espèces pacifiques et chez qui les manifestations de courage maternel sont moins couramment observées. L’appréciation s’en trouve ainsi facilitée, car devant un tel comportement on ne peut, en aucune façon, évoquer “ l’instinct ”, ou encore, un “ automatisme ” quelconque qui serait génétiquement inscrit – on est, forcément, en présence de cas individuels

L’ami des animaux découvre alors, en nombre impressionnant, des exemples qui ne peuvent être balayés du revers de la main comme de simples “ automatismes ”. En voici un.

Suite à notre installation près de Canberra, en Australie, nous avions fait l’acquisition d’une vingtaine d’hectares, une parcelle de terre qui, dans le passé, avait servi à l’élevage de bovins, de moutons et de chevaux. Elle était légèrement vallonnée et contenait nombre de bois et de bosquets ainsi que plusieurs étangs artificiels géants, des “ dams ” en forme de vastes entonnoirs recueillant l’eau de pluie et constituant de précieux points d’eau pour la faune locale, dont les grands kangourous gris. Au début, nous ne les voyions que furtivement, ils étaient toujours sur le qui-vive. Rapidement toutefois après notre installation, ils prirent l’habitude de se rassembler le jour sous les grands arbres situés près de ces étangs, tranquillement. Ils avaient vite compris qu’ils pouvaient boire et brouter chez nous sans se faire tirer dessus et sans être pourchassés par des chiens.

Un jour pourtant, en plein jour (ce qui était inhabituel de la part de ces animaux nocturnes), je vois un petit groupe d’entre eux sortir d’un bosquet d’eucalyptus situé au loin vers le bas, en bordure de propriété ; ils fuient vers l’intérieur des terres. Je tends l’oreille : des aboiements dans le bois. Parvenus à une clôture en fils de fer barbelés, les kangourous sautent tous d’un bond élégant par-dessus et poursuivent leur fuite. Sauf un petit jeune, ou une petite jeune : il s’était arrêté d’un coup, intimidé par la hauteur de la clôture ; il tente de passer dessous, s’affole.

Soixante mètres plus loin, une femelle s’arrête soudain dans sa course, jette un coup d’œil en arrière, vers le petit ainsi arrêté, un autre coup d’œil en avant, vers le troupeau qui continue de fuir. Une seconde d’hésitation… et elle rebrousse chemin, vers le danger. Revenue à la clôture en question, elle s’arrête, il est visible qu’elle encourage le petit. Celui-ci, après quelques secondes, rassuré par la présence de sa mère, ose… et hop ! passe par-dessus la clôture, qu’il touche très légèrement. Côte à côte, les deux kangourous prennent alors la direction d’un bois situé plus haut, que le reste du clan avait entre-temps atteint.

Il convient de relever que la mère avait suspendu son mouvement, hésité… Elle avait alors surmonté sa peur pour revenir en arrière, vers le danger. Le petit ! Le petit avait besoin d’elle.

C’était un exemple singulièrement émouvant de courage maternel, que l’on ne pouvait pas liquider par un préjugé de catégorisation vague : ce n’était pas un “ automatisme ”, ce n’était pas “ de l’instinct ”. C’était de l’amour et du courage.

Tout cela s’était déroulé dans le plus grand silence, mis à part les quelques aboiements : les chiens étaient restés dans le bois situé en contre-bas.

En inspectant de près la scène, je constate sur le fil de fer barbelé une touffe de poils gris et un peu de sang. Je m’emploierai alors, dans les semaines qui suivront, à enlever tous les barbelés qui n’étaient pas situés en bordure d’autres propriétés. Il y en avait sur près d’un kilomètre en tout. Durant ce travail difficile, il y avait le jeu du soleil dans les grands arbres, les appels enthousiastes des perroquets corella et gallah, des grands currawongs, des magpies, des magpie-larks et des kookaburras. Des kangourous bondissaient ici et là. Le vent soufflait tout légèrement.

[1] Cf. « La chatte qui défendait ses petits », texte no 43 de Pensées pour une saison – Hiver.

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Chamane

août 24th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #100.

2019.01.25 :

Chamane est mort jeudi soir, le 24 janvier 2019.

Depuis quelques semaines, suite au développement du sarcome à son tarse de la patte arrière gauche, l’os, rongé par le cancer, était devenu apparent. Une blessure ouverte de 40 mm sur 15. Il y a quelques jours, un abcès s’était développé, l’odeur le signalait.

Nous l’avions récupéré mourant à la SPA, polytraumatisé (une douzaine de fractures mal ressoudées, dont une curieuse dont nous découvririons par la suite qu’elle avait dégénéré en sarcome). Couché sur le flanc, le corps tout difforme, il n’avait pas la force de tenir sur ses pattes, il avait mal, il avait soif, il avait faim, il avait peur. Mais son regard, quoique voilé, était d’une intensité impressionnante. Mon épouse l’avait pris dans ses bras dans lesquels il s’était blotti, tremblant.

Depuis lors, nous ne l’avons plus lâché. Nous l’avons soigné, aimé. Pendant deux ans, tous les jours avec lui ont été vécus comme le dernier. Pourtant ce résistant d’entre les résistants, ce grand survivant, revenu du pays des morts il y a deux ans, durait jour après jour, et exprimait clairement son bonheur d’être avec nous. Il y a neuf mois, il avait même commencé à verbaliser son bien-être par de brefs « Arrrm », particulièrement quand il nous rejoignait sur le lit.

Un abcès à l’os peut devenir très douloureux toutefois, et ce maître du silence stoïque ne pouvait que souffrir péniblement depuis quelques jours.

Hier soir, nous l’avons donc emmené chez la vétérinaire, dans son panier dans lequel nous avions mis un coussin chauffé. Fidèle à lui-même, il n’a pas eu une plainte. Juste son regard profond, interrogateur quand nous l’y avons placé. Pas un gémissement ensuite.

Sur place, la vétérinaire a constaté. Dans une pièce bien calme, on a procédé à une sédation sous-cutanée, avec de la médétomidine. Jusqu’au bout, Chamane est resté un dur à cuire : après dix minutes il a fallu doubler la dose pour que la narcose soit complète. Tout le long nous étions avec lui. Il s’est endormi les yeux grands ouverts. J’ai incité Jacqueline à sortir, puis je suis resté, les yeux plongés dans ceux de Chamane désormais sans conscience, pendant qu’on lui faisait une injection intraveineuse de pentobarbital, un barbiturate puissant. En quelques secondes, sa faible respiration cessait, le cœur s’arrêtait de battre.

Pendant deux ans, nous, ses deux amis humains, peut-être même Chatoune la copine un peu fofolle, avons beaucoup appris de lui.

Il nous a enseigné, à sa façon discrète et intense, le courage, l’intelligence et la dignité.

Requiescat in pace.

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2019.01.31, jeudi :

J’ai rencontré beaucoup d’animaux qui m’ont impressionné par leur courage dans l’adversité. C’est le cas de Chatoune, l’air de rien. J’en ai rencontré aussi qui, en plus, s’avéraient des modèles de sagesse. Ainsi, Chamane, dont je vais vous raconter les deux dernières années de vie. Sur la base de mon journal, ceci est l’In memoriam de celui qui m’a tant appris, dans le silence et la concentration.

Chamane : In memoriam, 2017.01.24-2019.01.24

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Début janvier 2017. Cela fait des mois que Chatoune semble une âme en peine. Depuis quelques semaines, mon épouse et moi évoquons la perspective d’un petit compagnon pour elle, ou d’une petite compagne. Nous ne voyons pas quoi faire d’autre pour soutenir moralement notre chérie. C’est sur la base de cette motivation que nous en vînmes à rencontrer Chamane.

 

2017.01.24, mardi :

Nous nous retrouvons au refuge d’une SPA locale. Tout est sous la neige, il fait gris, il fait froid, il fait humide. À cette SPA, ils ont eu la compassion et l’intelligence d’installer généreusement des étoffes pendues, créant ainsi une multitude de petits coins abrités du regard, et permettant à leur bonne centaine de chats de préserver ce coin d’intimité dont ils ont tant besoin. Cela met partout de jolies taches de couleur.

Nous rencontrons des dizaines de félins, de toutes sortes et de toutes conditions. Ils nous regardent, certains établissent le contact, avec grâce, avec intelligence. Nous nous sentons désemparés devant tant de malheur et de besoin. Misère… Il va falloir en choisir un…

Premier critère toutefois : ce chat ne pourra pas accéder à l’extérieur, à part une grande coursive de maison villageoise – on nous dit que, dans ces conditions, la plupart ne conviendront pas. Peut-on, alors, svp, ne nous présenter que ceux qui pourraient s’en satisfaire ?…

Une des aides hésite, puis soulève un rideau : nous découvrons deux grands yeux bleu clair, voilés par la souffrance, étranges, sur un corps maigre étendu, difforme. Un chat immobile et silencieux se tient caché là. L’aide le saisit gentiment et l’installe dans les bras de mon épouse. Il tremble, se blottit contre elle. On peut sentir, à plusieurs endroits de son corps, que le squelette n’est pas normal. Sa fourrure, très douce, très blanche, exhibe de rares mais grandes taches noires vaguement tigrées, disposées n’importe comment, comme laissées là par un peintre ayant trébuché. Un de ses orteils de la patte antérieure gauche ne tient plus que par la peau. Ses ongles sont beaucoup trop longs.

Son regard d’azur, bien que voilé, s’avère d’une intensité d’expression poignante. Je demande à Jacqueline de le poser au sol. Il est trop faible pour tenir sur ses pattes. J’approche de lui une écuelle d’eau, couché sur le flanc il boit à petits coups de langues faibles mais appliqués, minutieux. Il est clair qu’il a mal, qu’il a soif, qu’il a faim, qu’il a peur.

Ne tenant plus sur ses pattes, il meurt d’inanition, sans un mot, mais sachant préserver, derrière un petit drap, dans sa boîte, son dernier territoire. Malgré sa condition de mourant, les autres chats semblent le respecter. Son regard, toutefois, trahit une angoisse indicible.

Ce petit être souffrant doit pouvoir terminer sa vie de meilleure manière, dans un environnement qui ne soit pas angoissant… Nous décidons de lui offrir cet environnement. Nous lui procurerons, par la même occasion, des soins palliatifs de la douleur. Ainsi, ses derniers jours lui seront-ils moins douloureux et moins pénibles.

On ne nous dit rien de clair à son sujet. À la SPA, on le nomme « John »… Il me semble que c’est là un nom neutre, pour un être auquel on préfère ne pas trop s’attacher.

Son carnet de vaccination a visiblement été créé à son arrivée à la SPA. Première entrée, du 2016.12.30 : 5,8 kg. Deuxième entrée, du 2017.01.13 : 5 kg. Il avait perdu 14% de son poids en deux semaines, et il en avait sûrement déjà perdu avant sa première vaccination. Il serait né le 27 août 2010. Il aurait donc six ans.

Nous sommes repartis avec lui. On nous regardait d’une drôle de façon…

 

À la maison, nous nous appliquons à le rassurer, à l’installer aussi confortablement que possible. Il reste couché sur le flanc, mais boit un peu, mange même un peu, avec précaution. Après une heure, il se dresse sur ses pattes, flageolantes, fait quelques décimètres, boite de façon très marquée. Son dos est anormalement arqué, sa queue tordue. Son orteil à moitié arraché le gêne beaucoup et lui fait visiblement mal, ses deux pattes arrière et sa patte avant gauche ont beaucoup de peine, tout son corps semble douloureux.

Il trouve la litière, installée dans sa chambre. Il l’inspecte attentivement, y entre avec difficulté, procède lentement à ses besoins. Il enterre très soigneusement ses déjections, à coups de patte fermes et précis, sans jamais s’en mettre sur lui-même. Il en ressort un peu chancelant de l’effort, va se recoucher.

 

Nous passons les deux jours suivants à l’assister et le réconforter de notre mieux. Son regard reste comme plongé au loin, très loin… Pourtant il en émerge à volonté de ce lointain, pour établir avec nous un contact visuel profond. Il reste parfaitement silencieux. Avec ses yeux bleus finement effilés vers l’extérieur, en amandes, il a un air de Sibérien. Nous le nommons Chamane, car il est revenu du pays des morts et il a la dignité et le mystère attachés à un tel nom.

Après deux jours passés chez nous, Chamane est en mesure de se déplacer un peu, il mange, il boit, il dort.

 

2017.01.25, mercredi :

C’est la première grande épreuve de sa nouvelle vie : la rencontre de Chatoune, gentille fofolle généralement aimable, mais quand même, c’est chez elle, chez nous !

Elle se doute de quelque chose, forcément, avec cette chambre dont l’accès lui a été fermé depuis hier. Elle a également bonne ouïe, comme tous les chats.

Elle est visiblement ébahie. « D’où sort-il celui-là ?! » Les deux semblent inquiets… Chamane, qui en la voyant s’était redressé, tout vacillant, se recouche sur le flanc. En langage félin, c’est un signe clair, qu’il ne se veut pas dominant, ou qu’il ne peut pas… Elle va et vient nerveusement, il la suit des yeux, très attentivement… mais en veillant à ce que son regard reste oblique. Pas de provocation… Il ne dit rien, demeure sans broncher, même quand elle souffle et le tutoie. Il se contrôle tellement que sa queue ne remue même pas d’un millimètre. Elle s’éloigne, perplexe.

Dorénavant, sa stratégie avec elle restera inchangée : passivité attentive, pas d’histoires inutiles. Décontenancée par son absence totale de réaction, elle se calme. En définitive, elle se montre plutôt aimable, même. Elle le tolère… pour le moment. Grâce à l’intelligence de Chamane, c’est un bon début.

Par ailleurs, dès cette rencontre, toute apparence de dépression s’est dissipée chez Chatoune. Chaque jour qui suivra, nous en serons très heureux pour notre petite chérie.

 

2017.01.26, jeudi, message d’annonce :

Bonjour ! Depuis mardi, nous avons un petit nouveau chez nous, né en 2010, nous l’avons appelé Chamane. Chatoune l’a accueilli avec une gentillesse étonnante. Il faut dire qu’il souffre de malformations, il a de la peine à marcher – il compense par une personnalité et une intelligence remarquables. Demain matin nous retournons à la SPA (d’où il vient) afin qu’il soit examiné de plus près par leur vétérinaire (eux, ils n’auraient rien remarqué…). Quoi qu’il en soit, nous le garderons, car il a l’air si heureux avec nous, ce petit infirme.

 

2017.01.27, vendredi :

À la SPA, nous avons rendez-vous avec la vétérinaire qui, chaque semaine, rend visite à l’institution. Elle examine Chamane, lui coupe ses ongles démesurés, qui ont poussé en couches multiples. Évidemment, incapable de se lever, il ne pouvait plus se faire les griffes, et n’avait plus la force de se « faire les ongles » avec les dents. Elle diagnostique un polytraumatisé, de multiples fractures mal ressoudées. Ce chat solide, qui fut apparemment vigoureux dans le passé, ne pèse plus que 4,8 kg. En moins d’un mois, il a donc perdu 17% de son poids. Nous prenons à nouveau rendez-vous avec elle, pour le mardi suivant. Mais au cabinet vétérinaire qui l’emploie, cette fois, pour une radiographie et afin qu’elle l’opère de son orteil presque arraché, formant ergot. Par la même occasion, au cours de la narcose on lui détartrera les dents, qui en ont besoin.

 

2017.01.29, dimanche, message d’annonce :

Bonjour ! Voici une photo de l’aimable Chamane, gentle chat, né en 2010, abîmé et très boiteux, néanmoins, quoique péniblement, il a fait ses premières marches d’escalier. Chatoune reste très gentille, et nous la câlinons encore plus qu’avant (nous ne savions pas que c’était possible).

 

2017.01.31, mardi :

Nous emmenons Chamane au cabinet vétérinaire, pour une radiographie et afin qu’on l’opère de son ergot. On lui détartre les dents, il reçoit deux antibiotiques et un anti-inflammatoire. Nous revenons le chercher en fin de journée. C’est une pauvre petite chose, se remettant lentement de la narcose, très fragile sur ses pattes.

 

Le lendemain, il nous semblera que l’anti-inflammatoire a eu de l’effet, car il boite moins. Dorénavant, pendant deux ans, je lui donnerai chaque jour 0,25 mg d’un AINS, du meloxicam. Cela deviendra un rituel, mon tout premier geste de chacun de mes levers à l’aube. Il me faudra bien des tâtonnements pour définir le bon procédé. Avec une seringue, extraire 0,5 ml du flacon de suspension orale, le déposer dans une écuelle soigneusement choisie, car elle présente, au centre de sa cavité, un petit creux supplémentaire. Remplir de 0,5 ml d’eau fraîche du robinet, de façon à diluer le médicament liquide. Poser au fond de ce creux cinq des croquettes qu’il aime, des triangulaires plates, stables, pas des rondes qui valsent dans tous les sens ; elles s’imbibent du liquide, et donneront un peu de goût agréable au restant de celui-ci. Une petite caresse, le servir. S’assurer qu’il avale ses cinq croquettes, puis qu’il lèche bien le fond de son écuelle. Après cela, le servir de croquettes supplémentaires, un peu, il ne faut pas risquer une régurgitation.

 

Petit à petit, Chamane reprend des forces chez nous. Nous avons remarqué que, lorsqu’il a la soif, il tend à se diriger… vers la cuvette des WC ! Cela nous donne une idée du type de personnes chez qui il avait eu à vivre, avant de se retrouver à la SPA… Nous prenons alors l’habitude de garder le couvercle des WC toujours baissé. Pour son eau, nous devons simplement, comme avec Chatoune d’ailleurs, veiller à ce que son écuelle soit très régulièrement changée.

Cela aussi s’avère un rituel : tous deux aiment nous voir saisir leur écuelle, entendre le robinet couler, et la voir reposée à terre devant eux, pleine d’une nouvelle eau fraîche. Cette opération miraculeuse semble les emplir d’une joie sereine, toujours renouvelée.

 

Dès le début de février, Chatoune, qui jusqu’alors tolérait Chamane, entreprend un grand cinéma de l’intimidation à l’égard de celui dont elle se demande si, en définitive, il n’est pas un intrus. Celui-ci, qui tient toujours à peine sur ses pattes, opte pour le comportement le plus intelligent : couché sur son côté le moins douloureux, il ne pipe mot, ne bronche pas, la suivant attentivement de ses yeux bleus, mais toujours d’un regard oblique. Pas de provocation.

Cela dure quelques jours, ce petit jeu. Un matin, elle s’approche, le touche : sa réplique est fulgurante, des estocades données avec une force et une vivacité surprenantes chez ce souffreteux – vite et puissamment, mais sans sortir les griffes. Chatoune a pu sentir sa force, impressionnante, déconcertante chez un tel handicapé ! Toutefois, elle a aussi perçu qu’il voulait éviter tant le combat à mort que la domination. Car ses coups donnés, Chamane reste tranquillement à sa place, couché sur le flanc. Ce n’est pas une attitude de dominant, elle le comprend finalement. Ils peuvent cohabiter.

 

2017.02.06, lundi :

Nous retournons au cabinet vétérinaire pour le retrait des fils à la patte antérieure gauche, dont l’ergot avait été chirurgicalement ôté. Il est vermifugé. Nous regardons avec la vétérinaire les radios. Elles sont horrifiantes. On y discerne une dizaine de fractures mal ressoudées, des arthroses marquées des cervicales, du coude gauche et de la hanche droite. « Il a morflé », nous dit une aide.

Il manque sur les radios le tarse arrière gauche, ce qui est ennuyeux, car il semble en très mauvais état. La réponse à ce sujet est évasive…

Dans le froid et la neige, dans la nuit qui tombe, nous rentrons chez nous avec ce petit être un peu tremblant, néanmoins calme dans sa caisse. Nous sommes fermement décidés à faire tout ce que nous pouvons pour lui.

Dans les jours qui suivent, je constate que l’anti-inflammatoire non-stéroïdien diminue efficacement son boitement. Son regard d’azur se fait chaque jour plus lumineux. Il souffre moins, visiblement.

 

2017.02.12 :

Chatoune semble avoir accepté Chamane. Mais… la donna è mobile ! Après quelques jours où elle s’était montrée plutôt bonne fille, elle recommence à vouloir montrer que bon, la matrone c’est elle, quand même ! De temps en temps, elle le chasse de la zone des bols alimentaires, elle commence même à se saisir de lui par moments. Très affaibli par ses déformations osseuses et ses maladies organiques, il opte toujours, étendu sur le flanc, pour la non dominance, l’inertie et l’évitement par glissement au sol de son corps : il se bat couché. C’est très intelligent, car ainsi il a n’a pas besoin de ses pattes arrière, qui lui sont toutes deux si faibles et douloureuses.

Chatoune commence à prendre de l’assurance, à exagérer… Un jour, assis sur leur arrière-train, ils se regardent « en chats de faïence ». Suite à un tutoiement réciproque du regard, elle avance sa patte à le toucher. Alors, soudain, il la saisit entre ses deux pattes avant, la ramène à lui, et tout en lui maintenant ainsi la tête de sa patte gauche, lui assène de la droite une volée de claques retentissantes, sans sortir les griffes. Ce grand handicapé a procédé avec une vitesse et une force sidérantes ! Puis il l’observe, toujours assis sur son arrière-train… qu’il n’avait pas bougé durant son étalage de force ! Il n’a pas émis un son.

Chatoune en est tout éberluée, elle s’éloigne, déconfite. Elle restera morfondue dans les deux heures qui suivront ; nous la consolons par nos caresses affectueuses, caressons Chamane également.

Plus tard, distribution de croquettes. Chamane va à son bol, le regarde, contemple Chatoune… puis s’éloigne de trois mètres en détournant le regard. Il se couche sur le flanc, à son habitude. Malgré sa démonstration de tout à l’heure, il indique ainsi, clairement, qu’il ne se veut toujours pas dominant. Chatoune, d’abord craintive, va au bol de Chamane, y mange une croquette. Puis elle va au sien et mange à satiété, tout en surveillant Chamane du coin de l’œil. Elle s’éloigne. Seulement alors va-t-il à son bol.

Dorénavant, ce scénario se répétera. Chamane ne touche jamais au bol de Chatoune ; quand il en exprime le souhait, du regard ou par ses frottements contre mes jambes, il reçoit quelques croquettes dans son bol. Chatoune s’approche alors, il s’éloigne un peu, elle mange une croquette dans son bol à lui, s’éloigne satisfaite… Il y revient, mange à son tour.

Et voilà ! Chamane a eu un génie du comportement dont chacun peut tirer enseignement. Il est malade, mais ne se laissera pas humilier ou achever. Tu étais la première en ce lieu ? Je le reconnais et ne souhaite pas prendre ta place, vois, je ne touche pas à ton bol, et je te permets de toucher au mien.

Depuis, chaque soir les deux ont une petite empoignade physique, où Chamane laisse à Chatoune le soin de dominer… apparemment. De temps en temps, lorsqu’elle va trop loin dans son enthousiasme de fofolle, il lui fait sentir sa force étonnante, très brièvement. Elle se calme dès lors et lui, il n’en rajoute pas.

C’est tout, mais quelles leçons de vie. Chamane, vrai Sjâkya-Moune félin, est fier, mais il est aussi et d’abord lucide. Le Sage Silencieux est conscient, aussi bien de la faiblesse de son état physique que des nécessités de composition sociale. Il agit au mieux avec ses petits moyens, sans faire d’histoires, mais en mettant des limites claires là où il faut, et seulement là où il faut.

Empli d’admiration, je chantonne un petit quatrain, sur l’air de « Ce petit chemin »[1] :

C’est un grand vieux sage
Qu’on nomme Chamane
Et ce grand vieux sage
A été marane.

 

2017.02.20, lundi :

Chaque soir donc, Chatoune a un court épisode de lutte avec Chamane, écourté car il lui démontre très vite sa force incontestable, malgré ses nombreux handicaps. Cela en devient un rituel. Tout semble aller pour le mieux, mais le soir du 20 février 2017, c’est le drame. Alors que depuis quelques minutes, étendus dans nos lits, nous écoutions leur habituelle petite joute vespérale, ponctuée par les soupirs d’effort de Chatoune régulièrement dominée dans son corps à corps, soudain nous entendons un bruit de glissade inhabituel et un grand cri, bref mais déchirant, de la part de Chamane. Nous allumons, le trouvons traînant lamentablement sa patte arrière gauche. Nous installons Chatoune seule au deuxième étage, Chamane bravement se couche dans son panier pour le restant de la nuit. Le lendemain matin, nous trouvons son tarse tout gonflé, et il semble avoir très mal.

Nous l’emmenons alors, le 21 février, chez la vétérinaire, mais celle que nous avons choisie cette fois, celle de Chatoune. Ce tarse ne lui plaît pas… On augmente un peu la dose de meloxicam, cela semble aider. Son tarse reste tout gonflé, toutefois.

Retour chez elle, le 28, pour une radiographie, du corps et surtout de ce bout de patte arrière gauche, qui avait si malencontreusement été manqué lors de la première radio, effectuée le 31 janvier… La nouvelle radio s’avère inquiétante, particulièrement au niveau de ce tarse gauche : un bout d’os semble s’être détaché, les tissus mous ont une allure bizarre… Elle confirme autrement que Chamane est effectivement un multi-traumatisé, avec partout des os mal ressoudés, et qu’il est indubitablement poly-arthrosique. De surcroît, elle diagnostique une vessie abîmée et un souffle au cœur…

Bien. C’est ainsi. Carpe diem.

Chamane, photo 2017.03.09

Pendant les six semaines suivant le drame, le tarse abîmé augmente de taille. Le 19 avril, notre vétérinaire procède à une ponction en vue d’une biopsie. Quelques jours plus tard, elle nous appelle, diagnostic : fibrosarcome. Tumeur probablement née avec le traumatisme majeur que Chamane avait subi. Ce tarse, rongé par le cancer, avait mal tenu le coup lors de la joute avec Chatoune. Déchirures, peut-être même brisure d’os.

Inopérable. On peut l’amputer… Je réfléchis intensément. En l’état, il a une patte avant droite apparemment fonctionnelle, la patte avant gauche est très abîmée, la patte arrière droite aussi, et sa patte arrière gauche s’avère méchamment dégradée. L’amputer de cette dernière reviendrait à le priver de sa béquille… De plus, dans son état général, il risquerait de très mal vivre le stress d’une opération, de mal supporter la narcose poussée, et de mal accepter les semaines de pansement, avec la collerette associée. Il y a, par ailleurs, peut-être des signes de métastases près du cœur… Nous sommes conscients que son cancer va l’emporter plutôt rapidement… Je décide qu’on lui fichera la paix. Soins palliatifs, et c’est tout. C’est ce que j’aurais souhaité pour moi-même, dans les mêmes circonstances.

À la maison, je dois rapidement lui ôter sa collerette, car à son port il avait exprimé, dans son regard, un sentiment d’angoisse insoutenable. Les douze jours suivants, Chamane s’appliquera, sans énervement, posément, à arracher le pansement appliqué autour de son tarse. Je tenterai, en vain, de le détourner de son objectif. Puis il entreprendra, jour après jour, à ôter de ses dents les fils ayant servi à suturer l’ouverture pratiquée dans sa chair, là où il avait été ponctionné – tous, l’un après l’autre. Son comportement me confirme dans le sentiment qu’une amputation n’aurait pas été une bonne idée…

 

2017.05.01, lundi :

Comme prévu, je ramène Chamane chez la vétérinaire, car même s’il semble avoir de lui-même ôté tous les fils de suture, il est préférable de vérifier : un coup d’œil professionnel s’impose. Une vétérinaire remplaçante, très gentille et compétente, nous accueille. Chamane est pris d’un affreux tremblement, incoercible, tout en demeurant très calme. N’était-ce cet impressionnant tremblement, on ne verrait pas grand-chose sur lui, car il s’applique, dans la circonstance, à garder un masque impassible. Nous sommes d’accord, non seulement les chats sont incroyablement résilients, mais ils se révèlent maîtres également, quand ils le souhaitent, dans l’art de cacher leur état réel… à moins que leur corps, certes vigoureux, ne les abandonne, car par trop mis à l’épreuve. Elle l’examine, confirme qu’il n’y a plus de fils à ôter ! Elle lui fait un nouveau pansement. Qu’il s’appliquera, méthodiquement, à ôter.

 

Dorénavant, les visites de la vétérinaire se feront à notre domicile, afin de lui éviter un stress inutile. Elle se montrera toujours attentive et bienveillante.

 

Petit à petit, pendant les mois qui suivent la ponction pour la biopsie, Chamane continue à reprendre des forces. Les douleurs arthrosiques semblent nettement moins pénibles grâce à l’AINS. Point noir toutefois : la blessure occasionnée par la ponction sur sa tumeur ne cicatrise pas vraiment. Quoi d’étonnant, les tissus sont cancéreux… Elle restera dorénavant toujours ouverte, léchée régulièrement par lui de sa langue bien râpeuse. Cela saigne abondamment, prouvant qu’un cancer, grand mangeur et accapareur de ressources à son seul profit, est toujours très vascularisé… Jacqueline et moi restons attentifs à des signes de douleur particuliers, et nous reniflons régulièrement sa patte, guettant l’infection. Mais non, son nettoyage vigoureux et sa salive bien antiseptique semblent efficaces.

 

Le temps passe, dans un carpe diem renouvelé. Des mois après son adoption par nous, Chamane est toujours vivant, il a même pris quelques centaines de grammes, pour se stabiliser autour des 5,2 kg. Nous constatons que si Chatoune ne mange pas avant une caresse d’encouragement, chez Chamane ce besoin est encore plus marqué. Quoi d’étonnant : Chamane, malade, retrouve des attitudes de chaton, et le chaton doit être bien encouragé par sa mère pour s’essayer à manger ce qu’elle lui apporte. Devenu adulte, en présence de l’équivalent d’une mère, le chat demandera encore, même s’il a faim, à recevoir au préalable un câlin sérieux : que le grand dieu bienveillant, qui le nourrit si aimablement, d’abord lui témoigne son affection et son approbation, en le caressant.

Mais gare : comme avec tous les chats, pour qui les mouvements rapides sont associés à une situation d’attaque… mais particulièrement avec Chatoune, grande nerveuse, et encore plus avec Chamane, grand handicapé, tous les mouvements se doivent d’être lents et délibérés… Et réfléchis, et mesurés. Naturels et fluides, néanmoins. Il fallait être particulièrement attentif avec Chamane, il n’était vraiment pas quelqu’un avec qui on pouvait interagir vaguement, distraitement…

 

Tous les rituels que nous avons établis avec Chatoune et Chamane, autour de l’eau et des aliments, me confirment dans une réflexion entamée longtemps auparavant, avec le grand Schahpour. Chamane vient souvent me chercher, me guide à son écuelle… où il y a pourtant quelques croquettes. Je le caresse, il est heureux, en redemande. Alors seulement, je lui mets quelques croquettes de plus dans l’écuelle, il fait un mouvement gracieux, en mange un tout petit peu… pour me faire plaisir, en fait ! L’essentiel avait été notre échange préalable de regards et de caresses… et que je l’aie suivi un moment, dans un petit trajet au cours duquel il me guidait. Je veille donc à lui prodiguer attention, affection et camaraderie aussi en dehors de tout rituel alimentaire, ad libitum… et lorsqu’il me le fait comprendre, à le suivre en balade, ne serait-ce que sur quelques mètres.

Je continue le cours de ma réflexion. Une mère chatte ne donne pas que la tétée, elle prodigue, en plus, beaucoup de coups de langue à ses petits, elle les entoure de ses pattes et de son corps, en ronronnant pour les rassurer ; elle suit des yeux toutes les activités de ses rejetons… et eux aiment à être ainsi suivis de son regard.

Depuis longtemps, j’avais observé que bien des enfants ne mangent trop qu’afin de donner, à leur mère, l’occasion d’exprimer son amour à leur égard. Ils sentent qu’elle en a besoin, de pouvoir ainsi s’exprimer, alors ils sacrifient en retour leur petit corps, jusqu’à l’obésité.

Cette observation éclaire un aspect crucial de l’interaction avec les animaux domestiques, en particulier les chats : il ne faut pas que le seul moment d’attention et d’échange qu’on ait avec eux consiste à les nourrir. Autrement, il se crée un malentendu majeur : ils semblent quémander et quémander encore de la nourriture, on leur en donne et redonne, ils mangent un peu, puis, peu après, encore un peu plus… et ils deviennent obèses. Alors qu’en réalité, c’est d’abord d’attention et de câlins dont ils ont besoin. Autrement, si dans cette interaction de base le coche est manqué, une fois que s’est établie dans leur tête la connexion primitive : j’ai besoin d’amour, donc de nourriture… eux-mêmes se retrouvent pris au piège d’un lien comportemental faussé. À l’instar des enfants obèses, ils mangent pour faire plaisir à la figure maternelle… et faute de mieux.

Cela dit, il ne faut pas non plus, c’est évident, les ennuyer en les étouffant d’embrassades… Il faut jauger ; mais ce n’est pas si difficile que ça, avec les chats. Ils savent, par le corps, le regard ou la parole, exprimer leur désir d’affection : c’est alors et alors seulement qu’il faut la manifester. Pas plus, et pas plus long que nécessaire : un bâillement de leur part, ou une petite léchotte, sur l’humain ou sur eux-mêmes, peuvent indiquer que c’est bon, cela suffit.

 

Juillet 2017 :

Chamane a trouvé sa place favorite : sur le bureau bibliothèque situé à un mètre cinquante de mon siège de travail, sur ma gauche. Clopin-clopant, il bondit avec précision sur une chaise, puis sur le meuble. Il m’épate, car c’est difficile, avec deux pattes arrière et une patte avant aussi abîmées.

Ainsi positionné à hauteur de mes yeux, il reste lové dans une boîte à chaussures garnie d’un linge que je change tous les jours, car il suinte du sang de son tarse ; parfois, ce sont de véritables petites hémorragies, après qu’il s’est léché. En effet, la blessure, créée suite à la ponction pour la biopsie, ne s’est jamais refermée entièrement… Je dois bien veiller à ne pas laisser traîner mes livres ouverts sur mon bureau bibliothèque, car leurs pages s’en trouveraient maculées de sang. Il préfère la plus petite des deux boîtes à chaussures que je lui fais essayer, car il n’aime rien tant que d’adosser son corps, maltraité par la vie, contre des parois. L’idéal, comme paroi de soutien, s’avérant mon propre corps.

Le grand bonheur de Chamane, c’est ainsi de me rejoindre sur le lit, pour la sieste ou pour la nuit. Je suis impressionné comment, alors qu’il semble profondément endormi, il réalise, en général, que je me suis installé sur mon lit, pourtant situé dans une autre pièce – et je ne suis pas un bruyant. Je l’entends descendre de son meuble, hop, il me bondit dessus, et se love en rond entre mes deux jambes étendues. Parfois, rarement, il rate ma sieste, ou arrive seulement à la fin de celle-ci, qui dure maximum vingt-cinq minutes. Il a, alors, une telle expression de déception, que je réfléchis : comment lui faire savoir à coup sûr que j’ai commencé, mais discrètement ? Car avec lui, tout doit se faire discrètement (je m’emploie à ne jamais le faire sursauter)… J’adopte la formule suivante : une fois au lit, s’il ne m’y a pas précédé, je tousse deux fois, puis me racle la gorge deux fois. Je ne suis pas coutumier de ce quadruple signal sonore, dans cette succession précise en sus ; les animaux étant généralement attentifs et réceptifs aux séquences de toutes sortes, cela marche très bien : problème pratique réglé.

Pour le reste, j’ai placé un deuxième siège à côté du mien ; il s’y installe souvent, de façon à me toucher de son corps quand il veut. Un jour, imperceptiblement, je l’entends qui ronronne. C’est nouveau, il était parfaitement silencieux jusqu’ici. Son ronronnement cependant restera toujours extrêmement secret. Régulièrement, je m’arrête dans mes lectures ou dans mon écriture, je tourne la tête, nous nous regardons dans les yeux ; je pose sur son flanc une main ronde, enveloppante, comme il aime. Un jour, il fait brièvement : « Arrrm »… du fond de sa gorge. Dès lors, cela restera l’expression la plus vocale de son bonheur, jusqu’à son dernier jour. Et elle fera mon propre bonheur à chacun des jours que nous partagerons.

 

2017.07.31 :

Ce n’est pas tout de savoir observer chez des animaux, y compris chez les humains, des traits plus ou moins propres à l’espèce. Plus subtilement, il faut savoir observer les différences entre individus. Et souvent, elles se révèlent si grandes, au sein d’une espèce, que des intervalles, semi-quantitatifs, d’appréciation de comportements, se retrouvent avec des bornes si éloignées l’une de l’autre… que la représentation projetée, sur un ou des axes de comportement, de plusieurs espèces, avec de nombreux individus représentés, ne semble plus former qu’un seul nuage continu, où l’on ne peut distinguer les espèces entre elles.

Ainsi, en matière de comportement, de façon générale, peut-on admirer le contrôle de soi chez les chats, même lorsque ces grands nerveux se trouvent proches de la panique. Pourtant, dans le détail, que de différences entre eux… Je n’en ai jamais vu capables d’autant de sang-froid dans l’adversité que Chamane, aux grands yeux bleus calmes et perçants. Multi-traumatisé, le squelette mal ressoudé en de multiples parts de son corps, poly-arthrosique, une grosse tumeur à une de ses pattes accidentées, il ne devrait pas peser lourd dans tout affrontement avec des congénères… Pourtant, il a la méthode.

Nous l’avions déjà remarqué lors de son interaction, remarquable d’intelligence et de force de caractère, avec Chatoune la fofolle. Ces deux traits de Chamane se verront confirmés lors d’une nouvelle rencontre, avec un petit Napoléon cette fois.

 

2017.08.06 :

Nous ramenons chez nous un chat menu, très menu, atteint de conjonctivite aiguë. Dont personne ne voulait plus. Nous le soignons avec une pommade à la tétracycline, un antibiotique, et l’isolons un temps au deuxième étage, jusqu’à ce que ses yeux se trouvent moins rouges.

Puis nous laissons le contact s’établir entre lui et nos deux autres chats, l’un après l’autre. Par rapport à Chamane quand il était nouvel arrivé, c’est un tout autre comportement qu’il adopte, le petit Gribouille… Le premier propriétaire qui l’avait fait vacciner l’avait nommé Hercules, nous allons comprendre pourquoi… Cet Hercules tourne autour de Chatoune, visiblement apeuré, mais faisant plein de bruits de gorge qu’il veut impressionnants. Chatoune le trouve si petit qu’elle en prend une attitude quasi maternelle, ou alors c’est de l’indifférence, tout simplement. Difficile à dire, car Gribouille ne la laisse pas approcher. Le nouveau venu paraît perplexe devant cette créature qui semble indifférente, dans l’ensemble. On en reste là.

Puis nous organisons sa rencontre avec Chamane. Ce dernier, par contre, ne semble pas indifférent… Il se couche sur le côté, dans une attitude de non domination, mais toise du regard le nouveau venu. Gribouille lui tourne autour, rasant le sol, feulant, s’éloignant, revenant… Je laisse faire, il faut bien qu’ils s’expliquent un peu, mais en surveillant attentivement : il ne faudrait pas que cela dégénère en affrontement sanglant et qu’une relation brutale de dominant à dominé s’installe.

Maladroit au possible, Gribouille le menu tente le grand jeu du dominant. Il a très peur, même de ce grand malade couché qu’est Chamane, mais il est courageux, le petit bonhomme. Aussi courageux que maladroit, en fait. Il ne sait pas à quoi il a affaire…

Chamane ne bouge pas, ne cille pas, ne remue pas la queue d’un millimètre, sa philosophie de vie semble celle résumée par le kagemusha : « Une montagne ne bouge pas. » Toujours bruyant, Gribouille s’approche de plus en plus, il fait son cinéma à quelques centimètres de Chamane… qui commence un discret son de gorge. Alors que Gribouille a très peur et ne regarde pas Chamane dans les yeux, ce dernier ne quitte pas un instant du regard les yeux de son jeune adversaire. Soudain, les pattes arrière de Chamane sont prises d’un frisson, il a senti, il voit venir ! Gribouille fait un bond, atterrit sur Chamane… et aussitôt semble rebondir plus loin ! On peut percevoir, à son expression, qu’en une fraction de seconde il a pris contact avec l’incroyable force physique de Chamane, qui l’a repoussé sans coup férir – et que l’Hercule a enfin compris. De fait, il avait sauté déjà convaincu qu’il devrait aussitôt s’écarter ! Effectivement il s’éloigne, lentement, rasant le sol. Toujours couché sur le flanc, donc toujours dans un langage de non dominant, Chamane l’observe avec intensité. Il ne se veut pas dominant, mais il n’accepte pas pour autant d’être humilié.

De cet épisode, on peut dire de Chamane : « He looks weak, but he is strong » – Il a l’air faible, mais il est fort ; et de Gribouille : « He’s all fluff and puff » – Il est tout esbroufe. Mais qu’ils sont touchants tous deux, l’un grand handicapé et grand malade, l’autre désavantagé par sa toute petite taille. Je caresse Chamane, il fait un bref « Arrrm » de la gorge, je caresse Gribouille, il geint vaguement. No drama, folks. Tout va bien.

 

Hélas… Dans les jours qui suivent, nous allons découvrir que Gribouille ne comprend pas bien le langage des chats… La nuit, il demeure seul au second, mais nous nous disons que, le jour, il faut qu’il puisse interagir avec Chamane et Chatoune.

Cette dernière se montre bien calme à son égard ; avec un peu d’intelligence il aurait pu s’en satisfaire, lui, l’intrus. Mais non. Il tend un jour une embuscade, bien mal avisée, à Chatoune : surprise, grand sursaut, elle pousse un cri de colère et de peur, rabat ses oreilles, feule, crache. Elle est vraiment mécontente : les guet-apens constituent son jeu favori, mais c’est elle qui les tend ! Et pas avec cet air mal intentionné, qui est celui de Gribouille ! Dorénavant, elle l’aura en grippe. Pas question qu’il l’approche à moins d’un mètre. Lui, bêtement, insistera. De plus en plus agressivement.

 

Par rapport à Chamane, ce n’est pas mieux… Non seulement Gribouille continue son jeu de dominance agressive, s’approchant de lui tout droit dressé sur ses pattes, vocalisant, lui tournant autour (il s’avère, pourtant, clair que Chamane ne souhaite que procéder à un petit tour de son territoire)… Pire : Gribouille vient l’embêter au premier étage ! Alors que Chamane dort tranquillement près de mon siège de travail, soit sur le bureau bibliothèque, soit sur sa chaise à côté de moi… Le petit enquiquineur arrive en longeant les murs, se positionne près de lui… et vocalise de façon traînante mais incessante. Ce cinéma dure quelques jours ; Chamane, stoïque, endure sans ciller. Mais une fois, il pose son grand regard bleu sur moi, clair, intense : et j’y lis le désarroi, la déception.

Je fais alors sortir Gribouille, je referme la chatière. Je suis alors frappé par l’expression de soulagement et de reconnaissance qui s’exprime sur le beau visage de Chamane.

Dorénavant, nous veillerons à ce que Gribouille ne rencontre plus Chamane, et limiterons ses rencontres avec Chatoune. Le deuxième étage lui est réservé ; le premier et le troisième, ainsi que les escaliers et la coursive, sont pour Chatoune et Chamane. Quand nous laissons sortir Gribouille dans la coursive et au troisième, nous nous assurons au préalable que Chamane et Chatoune sont tranquillement au premier étage, dont nous refermons la chatière. Cette petite organisation exige beaucoup d’attention de notre part, elle implique une perte de territoire majeure pour Chatoune et Chamane, ainsi que de contacts de leur part avec Jacqueline, qui passe l’essentiel de sa journée au deuxième – mais elle ramène la paix dans notre ménage à cinq.

Dans les escaliers, nous chantonnons, sur l’air du « Vieux château »[2] :

C’est une vieille maison… d’un grand village
Avec un beau chat… à chaque étage.

 

2017.10.25 :

Neuf mois après son adoption par nous, Chamane est toujours bien avec nous, et nous avec lui. L’anti-inflammatoire l’aide, par contre, son tarse cancéreux continue d’enfler, sans cesse. Notre félin se montre résilient autant que digne et stoïque, comme la plupart de ceux son espèce. Il s’avère évident, toutefois, que son cancer ne lui laissera pas de répit, et que même pour un grand stoïque, il faut que ses amis soient très attentifs à d’éventuels signes de douleur chez lui, ainsi qu’à l’apparition d’un abcès. Nous conserverons avec lui une vigilance de chaque instant. Tous les jours nous flairons son tarse, guettant le début d’une infection. Sa patte le gêne et lui fait un peu mal, c’est sûr… mais c’est ce peu qui est la clé. Qu’est-ce qui est « peu » pour un chat, et pour un chat comme Chamane ? Pas de signaux de détresse particuliers, cependant. Il exprime régulièrement son bonheur d’être avec nous, dans ce foyer paisible…

Enfin presque, puisqu’il y a Chatoune. Tout indique, toutefois, qu’il apprécie la présence de la fofolle, parfois même il se met à sa recherche. Tous les soirs, une brève empoignade a lieu entre eux, sous notre surveillance. Celle-ci ne semble négativement stresser ni l’un, ni l’autre, au contraire cela semble leur faire du bien.

Toutes les nuits, il les passe sur le lit de l’un, puis sur celui de l’autre. Il aime se mettre tout contre nous, à la différence de Chatoune, qui aime à se positionner non loin de nous, mais rarement tout contre nous. Pour sa part, elle procède à de légers roucoulements de temps à autre, afin de garder le contact. Mère chatte.

 

Début janvier 2018 :

La tumeur à la patte de Chamane, devenue énorme, se transforme en plaie. Je la tamponne à la chlorhexidine, afin d’éviter une infection foudroyante, toujours possible. Très mauvaise idée, il se lèche… et le malheureux se met à baver d’abondance. À l’avenir, j’utiliserai plutôt de la betadine, contenant de l’iode en suspension, et le moins souvent possible.

 

2018.02.13 :

La vétérinaire nous a visités à domicile, elle a été très impressionnée par combien le fibrosarcome à la patte arrière gauche de Chamane avait grossi. Les tissus à vif sont distendus. Le sang coule par moments. On peut craindre à tout moment la fracture d’un os rongé par le cancer. Lorsque cela deviendra évident, dans ses yeux, dans ses mouvements, dans ses postures, il nous faudra l’euthanasier.

Nous ne voulons toutefois pas l’euthanasier simplement pour notre confort moral…. même si c’est dur pour nous. Comme ce l’avait été pour Schahpour, ce sera une décision très difficile. Elle s’imposera en son temps… Bientôt… toujours trop tôt.

Pour l’heure, il exprime si intensément son bonheur à dormir le soir lové tout contre nous, et à manger, et à recevoir des câlins – donc il reste avec nous, encore un peu. Mais nous sommes conscients que c’est une question de jours, ou de semaines.

Il nous manquera terriblement. En attendant, carpe horam. Respect pour un grand courageux.

 

2018.03.16, message à la vétérinaire :

Le gel Octenisept semble avoir eu un très bon effet sur Chamane, nous lui en appliquons aux deux blessures du tarse une fois par jour si possible, après je le distrais et le cajole afin qu’il ne lèche pas trop vite et que cela ait le temps de sécher. Cela semble diminuer l’irritation (je ne le vois plus se secouer la patte comme avant), donc il se lèche moins, donc il saigne beaucoup moins ; c’est bien croûteux et pas humide ; nous restons attentifs à une odeur éventuelle. Depuis votre passage et grâce à ce gel il va mieux.

Voici une petite photo de lui dans sa boîte à chaussure, nous changeons le linge tous les deux jours et je désinfecte alors la boîte avec de la chlorhexidine en spray. Ce grand sage est incroyablement résilient, tant que nous le voyons jouer volontiers avec Chatoune, enfin un peu, parfois allant après elle, la terrassant quand elle l’agace… manger volontiers, adorer les échanges, nous continuons avec lui. Nous savons pouvoir compter sur vous lorsque la décision d’euthanasie s’imposera, cela nous aide moralement. En attendant, il semble encore trouver du bonheur à vivre.

 

Fin mars 2018 :

J’abandonne le gel, qui semble le rendre un peu malade quand il se lèche. J’opte pour la betadine uniquement, et toujours le moins souvent possible.

 

2018.04.06 – Vendredi de Pâques :

La croûte de l’énorme boursouflure, formée par le fibrosarcome du tarse arrière gauche de Chamane, est tombée. À la place, bée une cavité large et profonde, jaune sur le pourtour, rouge vif autrement. Effectivement, les vaisseaux sanguins d’une tumeur ne manquent pas de sang… Il semble qu’il n’y ait plus d’os.

Je le regarde attentivement, il ne semble pas souffrir, en tout cas pas d’une façon notable à son attitude corporelle, ou perceptible sur son beau visage : ce dernier n’est pas chiffonné, il conserve son expression princière. Parfois, je tamponne très délicatement à la betadine.

Malgré son impressionnante blessure, il marche, en boitant légèrement mais sans se traîner, saute de mon bureau au sol et vice-versa. Je change régulièrement le linge tâché de sang de la boîte à chaussure posée en hauteur, où il aime à se lover. Je nettoie régulièrement les taches de sang qu’il laisse parfois derrière lui, afin de garder un suivi au plus près de la situation.

 

Dimanche de Pâques :

Une nouvelle croûte commence à se former, mais en la léchant de sa langue râpeuse de chat il freine évidemment sa constitution. Le plus souvent, Chamane a le regard lointain… Le Grand Silencieux reste silencieux. Assez souvent, toutefois, je le sens soudain se frottant à mes jambes, je le regarde, il me regarde lui-même avec intensité, de ses yeux bleus en amandes. Je le caresse, il émet un « Arrrm » de bonheur, fait un tout petit mouvement de son corps, celui que lui permettent ses pattes arrière affaiblies par le cancer et ses arthroses de poly-traumatisé ; il semble heureux à ces moments !

« Que veux-tu, mon petit ami ? » Il s’éloigne d’un demi-mètre, fait une pause, se retourne sur moi. Je me lève, le suis lentement, il me guide à ses écuelles ; il y a encore des croquettes, bien sûr… Je le caresse, un nouveau « Arrrm » de bonheur, et il mange deux ou trois croquettes, très posément. Je lui change l’eau de son écuelle, il boit alors avec application. Puis il me regarde encore… Je lui réponds : « Oui, camarade, tu peux compter sur moi. »

Il demande à sortir, je lui ouvre la porte, il est content que je le fasse, quoiqu’il sache parfaitement utiliser la petite chatière à volet rabattant. Il part en promenade dans les escaliers et sur la coursive. Je le vois aller, tranquillement et vaillamment.

 

Lundi de Pâques :

Je sais que le jour viendra où Jacqueline et moi devrons prendre la décision d’euthanasier Chamane, notre ami. Quand la souffrance sera trop grande – pour lui. Qu’elle est difficile à contempler, cette perspective. Le faire quand cela doit se faire, ni avant terme, ni trop tard. Avant terme, ou trop tard, compteront comme lâcheté.

Carpe horam.

 

2018.05.23 :

Chamane nous stupéfie, il va très vaillamment – on dirait vraiment que de s’être lui-même arraché, avec les dents, une bonne partie de la tumeur, lui a fait du bien ! Depuis dix jours c’est sec des deux côtés du tarse, qui ne saigne pas. Le Grand Sage ronronne beaucoup plus qu’auparavant, plus souvent. Il joue aussi avec Chatoune parfois, à leur petite bagarre simulée habituelle.

Les mois passent dans un sentiment de miracle quotidien.

 

Fin du deuxième semestre 2018 :

Les saignements du tarse de Chamane ont repris, par intermittence. Lui et moi faisons comme corps ensemble. Il m’épate. Je reçois une leçon de vie à son contact. Il est mon ami, je fais tout ce que je peux pour lui. Attention, affection, soins. Partout, je veille à conserver une hygiène impeccable : tout ce qui se retrouve maculé de son beau sang, bien rouge, est changé ou nettoyé illico. Nous nettoyons la litière après chaque passage de l’un ou l’autre chat. Conserver très propre l’environnement nous aide aussi, Jacqueline et moi, à mieux tenir le coup moralement. Chamane semble vivre avec équanimité sa condition, avec bonheur ses relations humaines et sa relation féline.

Gribouille, qui comprend mal le langage chat, vit séparé de ses deux congénères, dans l’appartement du second étage ; cela s’avère un arrangement pour le mieux. Jacqueline lui tient compagnie toute la journée – elle est sa grande amie.

***

Le temps de la fin. Dimanche, 2018.12.09 :

Au matin, tôt sur une route nationale, loin de chez nous. Il pleut à verse, il fait gris, froid et venteux. Soudain, je perçois sur ma droite, au bord de la chaussée, un petit chat noir qui titube.

Kairos stênos ! Je ralentis dans la fraction de seconde, me parque sur le côté, sors du véhicule, me dirige vers le point où j’ai vu le petit être en difficulté. Rien… Puis j’avise le conduit des eaux d’écoulement, traversant sous la route. Je me mets à plat ventre dans la boue et les feuilles mortes. C’est bien cela : à l’intérieur, un peu plus loin, comme une petite boule noire. Je tends le bras, arrive à m’en saisir aussi délicatement que possible, la ramène doucement à moi. Un jeune chat noir, entièrement couvert de boue et de feuilles. Je le nettoie précautionneusement d’une main, il ne se débat pratiquement pas.

Il est méchamment accidenté. Au niveau de son œil gauche, protubérant, une gigantesque bosse, la chair a été un peu arrachée. Il est évident qu’il doit souffrir d’un traumatisme crânien. Je le glisse sous mon manteau pour l’abriter de l’averse, retour à la voiture. Là, sous couvert, je le nettoie un peu plus : c’est une petite chatte toute noire. Je l’enveloppe doucement dans un linge propre, puis l’installe dans les bras de Jacqueline.

Un peu plus loin il y a une station-service, avec un modeste restauroute. J’y trouve la feuille de chou locale, y consulte la liste des téléphones d’urgence pour le vétérinaire de garde : rien ! Désemparé, je m’enquiers auprès de la tenancière : non elle ne connaît pas de vétérinaire tout près ; mais un client a entendu : si, dit-il, vous prenez à droite dans la zone industrielle… suivent des indications aussi précises que possible.

Je pénètre dans la Z.I., aïe, ce n’est jamais évident pour s’y retrouver ce genre d’endroits, et sous la pluie encore… Je tente sur le smartphone de Jacqueline de trouver des indications : rien ! Bon, je m’astreins à suivre celles qu’on m’avait données. Il pleut à torrents maintenant, la petite chatte émet des gémissements, poignants par leur faiblesse. Lentement, je vais de rue en rue… Rien… Soudain, un spectacle surprenant : un homme, dehors, nettoie au kärcher son camion ! Je descends de véhicule, dévale le talus qui nous séparait, il sursaute… et m’arrose. Autant pour moi, petit rappel que quand le temps presse, il faut aller lentement. Chance : oui, il sait où se trouve le cabinet vétérinaire en question, il me donne les instructions complémentaires nécessaires.

Retour à la voiture, la petite chatte gémit parfois, doucement. Je trouve enfin le cabinet vétérinaire : fermé, bien sûr, mais dessus la porte un numéro de téléphone pour les urgences. Appel… ah non, il faut composer un autre numéro, que j’ai grand-peine à entendre sous le crépitement de la pluie. Première tentative vaine, je n’avais pas bien entendu un chiffre apparemment. Je rappelle le premier numéro, dans la voiture cette fois pour mieux entendre le message enregistré. Nouvel appel au numéro indiqué, on me répond que ce cabinet, devant lequel je me trouve, c’est justement celui de la vétérinaire de garde. Elle arrive.

Jacqueline me dit que la petite est prise de convulsions. Quelques minutes plus tard, elle meurt, toujours enveloppée dans son linge. Je rappelle la vétérinaire, elle vient quand même. Chez elle, nous regardons le pauvre petit corps meurtri : elle n’aurait pu que l’euthanasier.

Il fait gris noir, il pleut à verse. J’aurais préféré arriver plus vite auprès de la vétérinaire… Du moins avons-nous permis à ce petit être de ne pas mourir dans des torrents de boue glacée.

Tout le reste du trajet, nous pensons à Chamane : lui est grand et blanc, elle, cette jeune inconnue, qui commençait à peine sa petite vie, était menue et noire. Ce contraste me hante, j’associe sans cesse les deux chats dans mon esprit.

Bien… C’est ainsi. Nous veillerons à ce que Chamane ait la mort la plus douce possible.

***

Je craignais la période de Noël et de Nouvel-an, mais dans l’ensemble cela s’est bien passé pour Chamane, même si sa plaie se creuse et s’étend. Aux premiers jours de 2019, un espoir fou naît en moi, comme une petite flamme d’allumette dans le grand froid… Il est si fort, si exceptionnel… Peut-être surmontera-t-il le cancer et la chair repoussera-t-elle ? À défaut, peut-être passera-t-il 2019, alors que nous ne pensions pas le voir vivre 2018 ? Rêve et prière d’enfant.

Petit enfant qui doit vite déchanter, car la vie chante d’autres chants… que ceux qu’elle chante dans les livres d’enfants.

 

Un matin, Chamane fait une grande hémorragie sur mon lit, je tente de la stopper, sans l’agiter. Aïe, il s’est arraché un grand morceau de chair malade, et l’os, rongé par le cancer, est apparent. C’est bien de l’os, au toucher. Pansement à la betadine maintenu à la main, câlin, affection… je suis là mon ami.

Dès lors, il ne montera plus sur la bibliothèque. Je lui installe un coucouche-panier très confortable, sous la chaise près de mon bureau ; il apprécie cette position près de moi, au niveau du sol mais protégée par l’assise de la chaise au-dessus de lui ; les barreaux horizontaux reliant le bas des pieds de la chaise, sur deux côtés seulement, lui permettent de s’installer aisément d’une part, d’avoir un appui pour son corps d’autre part.

Quelques jours après cette hémorragie, il ne nous rejoint plus pour dormir. Il ne réagit plus à mes raclements de gorge pour la sieste, demeure toute la nuit dans son coucouche-panier. C’est la première fois… Par contre, de temps en temps, il se lève pour inspecter non seulement son étage, mais aussi la coursive, plus haut. Il monte et descend les marches précautionneusement, mais il y parvient.

Chamane, notre ami… Tu es vivant, mais souffres-tu par trop ?

 

Mi-janvier 2019 : nous percevons une odeur suspecte émanant de sa plaie ouverte sur l’os. Je tamponne délicatement avec de la betadine, régulièrement maintenant, mais sans me faire d’illusion : un os ne peut rester longtemps apparent sans infection majeure. Autrement, le regard profond du Grand Silencieux demeure vivace et encore lumineux.

Chamane, notre ami, que devons-nous faire ?

La pureté et la limpidité de son regard, toujours profond et vivant, forment un tel contraste avec l’aspect malsain et morbide de sa plaie, que la décision s’avère difficile à prendre.

 

2019.01.24 :

Heureusement que nous n’avions pas réalisé qu’aujourd’hui était le 2e anniversaire, jour pour jour, de l’adoption de Chamane par nous. Sinon, peut-être n’aurions-nous pas pris, ce jour-là, la décision de l’emmener chez la vétérinaire, par négation d’un indigne esprit de superstition… Et l’abcès à l’os se serait-il alors développé de façon foudroyante, et la grande souffrance avec… Bienheureuse ignorance.

Je fais l’enfant, encore : ce n’est pas pour l’euthanasier que nous l’emmenons, mais pour un examen médical. Jacqueline ne dit rien, mais je vois bien qu’elle n’en pense pas moins… Dans sa corbeille, Chamane est calme et silencieux.

La vétérinaire, impressionnée, constate. Elle nous dit clairement qu’il est temps de l’euthanasier, qu’il est probablement déjà en train de souffrir. Je sens comme le sol se dérober sous mes pieds. Mon ami…

Bien… C’est ainsi. Jacqueline pleure, je dois être blême. La vétérinaire ne nous brusque d’aucune façon, elle nous laisse le temps de nous reprendre, nous introduit dans une pièce tranquille, à la lumière tamisée. Nous restons seuls un dernier moment avec lui, à partager un ultime moment de tendresse. Il a le regard si vivant ! Mais sa patte… c’est la mort, sournoise, celle qui vient pour un dernier enfer, pas celle qui vient tranquillement, sereinement.

Puis la vétérinaire nous rejoint. Avec de la médétomidine, elle procède, par voie sous-cutanée, indolore au possible, à une sédation. Je garde mes deux mains posées sur l’arrière-train de Chamane, de dos, mon visage contre sa nuque – il a toujours aimé ce contact. Jacqueline, courageusement, lui fait face, yeux dans les yeux. Elle l’observe, très émue, elle pleure, ma compagne aimée. Les yeux de Chamane demeurent un long moment pleins de vie, il regarde à gauche, à droite, sans peur, ses deux grands amis sont là, avec lui, et tout est calme. Puis Jacqueline voit que ses pupilles se dilatent, son regard perd de son acuité.

Il faut pourtant faire une deuxième injection de sédatif à notre vaillant félin, pour qu’enfin il perde complètement connaissance… les yeux toujours grands ouverts. Jacqueline a gardé le contact visuel jusqu’au bout. C’était elle qui avait croisé le regard de Chamane la première fois, à la SPA. Je dis à la petite courageuse que c’est mon tour, et je l’incite à attendre dans la pièce voisine, pour la suite.

C’est moi maintenant qui plonge mes propres yeux dans ceux de Chamane – il est inconscient, apparemment. Sa cage thoracique se soulève, lentement, faiblement, il est toujours vivant. Le pentobarbital lui est injecté par intraveineuse. Quelques secondes plus tard, il cesse de respirer. Son cœur a cessé de battre. Il est mort.

 

Un météore lumineux aura traversé notre vie pendant deux années, exactement.

***

2019.01.26 :

Le surlendemain de sa mort, je me réveille de ma sieste avec son nom en tête : « Chamane ? »… Mais non, s’il n’est pas sur moi… c’est bien parce qu’il ne le sera plus jamais.

Je demeure étendu, quelques secondes… Soudain la chatière s’ouvre, blinc-blonc, « Mrrouw ? ». J’éprouve un grand sentiment de bonheur : « Chatoune ! »

Chatoune est là !

Caresse à la petite grisette. Café. Arcangelo Corelli. Comme il lève les brumes du chagrin, le soleil de ce compositeur de l’époque baroque italienne. Il illumine le cœur et l’esprit…. comme le fait Chatoune, d’ailleurs !

Elle est actuellement couchée sur le bureau-bibliothèque, et elle m’observe de ses yeux ambre, avec son affectueuse attention de chatte. Notre chagrin est fort, et il doit lui manquer à elle aussi, car elle l’aimait bien, Chamane le stoïque, toujours très maître de lui-même, immanquablement poli avec elle. Mais la vie de notre petite équipe d’amis continue : ici, au premier, il y a Gabriel avec Chatoune, et à l’étage là-haut, Jacqueline avec Gribouille.

 

2019.02.11 :

Dix-huit jours après sa mort, je réalise combien Chamane emplissait ma vie, par la densité et la sobriété de sa présence. Par son intelligence, concentrée et discrète. Par sa tranquille douceur.

Il savait se faire aimer, se faire aider, toujours en conservant sa dignité. Sa noblesse d’attitude et d’expression, dont il ne se départissait jamais, était une leçon de vie.

Il m’a offert la chance de pouvoir aimer et admirer.

En retour, je pense avoir été pour lui, pendant ses deux dernières années de vie, un ami, attentif et dévoué.

 

Chamane. Requiescat in pace.

 

Ton ami, Gabriel.

 

[1] Chanson de 1933, paroles de Jean Nohain, musique de Mireille.

[2] Chanson de 1932, paroles de Jean Nohain, musique de Mireille.

Systèmes nerveux dans un organisme, développements parallèles

août 20th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #95.

Au sein des organismes qu’elle façonne, l’évolution met souvent en place des systèmes parallèles, d’une façon qui peut, de prime abord, sembler exagérément redondante. Les systèmes nerveux, parmi d’autres exemples, étonnent de ce côté. On en déduit, logiquement, que leur élaboration progressive s’est faite par des bricolages successifs [1]. Ces derniers, toutefois, ont été affinés par des centaines de millions d’années de sélection naturelle. D’où des merveilles, étourdissantes, de complexité.

Voyons cela de plus près.

Dans un premier cas de développement en parallèle, très tôt la nature met en place quatre systèmes nerveux différents chez les animaux : le système nerveux entérique pour tout ce qui a trait aux fonctions alimentaires et excrétoires, le système nerveux autonome (SNA) ou végétatif, le système nerveux somatique (SNS), tous trois rassemblés sous la dénomination (commode mais pas nécessairement physiologique) de système nerveux périphérique (SNP), et le système nerveux central (SNC). Leur développement évolutif se fait chacun de son côté, mais en intégration mutuelle.

Il est difficile d’établir lequel des quatre est apparu en premier… Parmi ces quatre, le système entérique est le plus obscur et le moins connu, le SNC est le plus célèbre. On observera toutefois que, si un bon contrôle par le SNC des réactions aux stimuli extérieurs et des déplacements s’avère vital… un bon contrôle de la digestion l’est encore plus. D’ailleurs, bien des animaux, dans leur forme adulte, ne se déplacent plus du tout… mais ils ont tous besoin, à toutes leurs étapes de vie, de digérer convenablement.

Dans un deuxième cas de développement en parallèle, le système nerveux entérique est constitué de deux plexus ganglionnaires s’étendant sur toute la longueur du tractus digestif, un plexus étant surtout chargé des sécrétions glandulaires et du débit sanguin local, l’autre l’étant principalement de la motricité (péristaltisme).

Par ailleurs, le SNC et le système nerveux entérique se trouvent eux-mêmes en interface avec le système nerveux somatique, SNS qui non seulement contrôle les neurones sensitifs, mais encore stimule les muscles squelettiques (qui n’incluent pas le myocarde et les muscles lisses). Il s’agit là d’un troisième cas de développement en parallèle, avec la particularité que le même organe nerveux, le SNS, gère ici deux fonctions très différentes… avec tous les risques de confusion que cela entraîne lors de la gestion des signaux !

Dans un quatrième cas de développement en parallèle, la nature règle à sa façon le problème en créant, au sein du SNS, un double sous-système de gestion spécialisée, très particulier, pour la fonction de stimulation des muscles squelettiques, qui se trouve de la sorte bien séparée de la gestion des neurones sensitifs. Sous-système double, puisque dans leur motricité volontaire ces muscles sont contrôlés par un premier sous-système, dit pyramidal, alors que dans leur motricité involontaire ils le sont par un second, dit extrapyramidal. Cette dernière séparation de sous-systèmes se révèle cruciale, car elle empêche que la motricité involontaire, indispensable pour les mouvements réflexes et les réactions immédiates, soit sabotée par des ordres volontaires, qui ne sont pas affinés, eux, par des millions d’années d’adaptation.

À ce terme de notre évocation des différents systèmes nerveux, on conçoit déjà qu’un tel enchevêtrement puisse nécessiter une centrale de traitement, à partir d’un certain niveau de complexité morphologique. Dans un cinquième cas de développement en parallèle, triple en l’occurrence, la nature adjoint alors au SNC trois nodules nerveux situés dans la tête (dans l’encéphale), tous trois dérivés de la moelle épinière (soit la partie spinale du SNC). Le tronc cérébral, responsable de fonctions physiologiques essentielles, telles que la régulation de la respiration, du rythme cardiaque, des cycles du sommeil, mais aussi la gestion des signaux de douleur, de la plupart des signaux nerveux de la face, du cou et de la nuque, ou encore la localisation des sons, etc. Le cerveau proprement dit, aux fonctions très étendues puisqu’il gère, inter alia, non seulement la mémoire et les fonctions cognitives (dont une grande part des informations sensorielles), mais également, à sa base anatomique, tout le système limbique, aux fonctions essentielles également (le contrôle homéostatique de la thermorégulation, les émotions, etc.). Plus le cervelet, ou “ petit cerveau ”, un organe assez spécialisé qui ne gère pas la génération des gestes et des mouvements du corps, qu’ils soient volontaires ou involontaires (on a vu que c’est un sous-système du SNS qui a cette responsabilité), mais qui plutôt leur coordination, leur synchronisation et leur précision.

Sixième cas de développement en parallèle : le SNC, le SNS et le système nerveux entérique sont en interaction étroite avec le système nerveux autonome (SNA) ou végétatif. Ce dernier gère une bonne partie des fonctions et organes non soumis au contrôle volontaire : les muscles lisses des systèmes digestif, urinaire et vasculaire, les muscles cardiaques, de nombreuses glandes exocrines ou endocrines. Le système nerveux autonome est chargé du maintien de l’équilibre du milieu intérieur, ou homéostasie, ce qui implique des interactions très complexes entre les fonctions physiologiques et la plupart des comportements de l’organisme.

Septième cas de développement en parallèle : dans le SNA, la nature prévoit une manette d’accélération, mais aussi une manette de frein. Un métabolisme peut être accéléré en appuyant sur la pédale ad hoc, mais souvent il faut pouvoir s’arrêter brutalement, juste lever le pied de l’accélérateur ne suffisant pas. Grâce à ces deux manettes, le système neuro-végétatif s’avère à la fois plus stable et plus réactif, et le risque d’erreur est diminué.

La manette d’accélération, mobilisatrice d’énergie dans l’organisme, donc stimulatrice, fonctionne essentiellement à l’adrénaline (une hormone et un neuro-transmetteur [2]) : c’est la composante dite orthosympathique, qui gère les comportements de flight or fight ! – fuis ou combats !

La manette de frein, économisatrice d’énergie, fonctionne à l’acétylcholine (un autre neuro-transmetteur) : c’est la composante dite parasympathique, qui gère non seulement l’immobilisation et le repos (freeze ! lay down ! – bouge plus ! couche-toi !) mais, aussi bien, des aspects de l’alimentation et de la reproduction… car il faut pouvoir consacrer à la digestion l’énergie disponible, et l’organisme maternel doit savoir s’économiser pour ses petits (comportements de feed or breed ! – nourris-toi ou multiplie-toi !).

Bilan : rien que dans cette première approche, très schématique, on aura noté comment la nature a opéré, au sein d’un organisme animal, sept développements en parallèle de systèmes nerveux. La tendance au parallélisme se confirme lorsqu’on étudie plus en détail ces systèmes : de nouveaux cas apparaissent alors sous la loupe. Par exemple, il peut y avoir plusieurs types, parfois très différents, de récepteurs biochimiques pour un même neurotransmetteur. Ou encore, dans le bulbe rachidien du tronc cérébral, il y a un centre pour l’inspiration, un autre pour l’expiration, la rythmicité respiratoire étant réglée par un troisième noyau ; il y a un centre pour l’accélération du rythme cardiaque, un autre pour l’inhibition ; la pression artérielle est finement et très rapidement régulée par des centres vaso-constricteurs (qui contractent les muscles lisses des artérioles) et par des centres vaso-dilatateurs (qui ont l’effet inverse)… Etc.

Somme toute, cette redondance répétée des systèmes nerveux les rend plus fiables et très souples à l’emploi. Parfois, pourtant, elle n’est pas simple à gérer pour l’organisme. Un exemple frappant de cette difficulté est le choc vagal, un phénomène neuro-végétatif violent, au cours duquel la composante cholinergique, ou parasympathique, du système nerveux autonome, prend brutalement le dessus, jusqu’à évanouissement, sur sa composante adrénergique ou orthosympathique (celle qui, sous une décharge d’adrénaline, libère une grande quantité d’énergie pour le combat ou pour la fuite). À première vue, le choc vagal paraît tout simplement un défaut de système, un dysfonctionnement comme il peut en arriver sur le plan des probabilités.

Quoique… Est-on sûr que le choc vagal ne soit qu’un handicap ? En termes évolutifs, il pourrait bien avoir son utilité…

[1] Cf. supra le texte no 20, « Ailes et plumes des origines ». Cf. aussi « Le réveil de formes trop anciennes » ainsi que « Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ? », textes nos 104 et 105 de Pensées pour une saison – Printemps.

[2] Cf. supra le texte no 12, « Le bâillement de réveil – un cas d’évolution surprise ». Cf. infra les textes nos 96 et 97, « Choc vagal, avantage évolutif inattendu », ainsi que « Le combat à mort du chat et celui des défenseurs français de Verdun ». Enfin, cf. « Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ? », le texte no 105 de Pensées pour une saison – Printemps.

***

L’étrange histoire d’une traduction bancale et de ses conséquences sur une vie

août 19th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #93.

Le travail des traducteurs m’a toujours fasciné, depuis ma petite enfance déjà. Les traducteurs, souvent, font plus que mettre à disposition des textes autrement inaccessibles, ils peuvent, également, valoriser ou dévaloriser ces textes.

Ma première découverte de cette réalité se fit à travers les traductions en français, sous le label Le Club des Cinq, des Famous Five de l’Anglaise Enid Blyton [1897-1968], une série de romans pour enfants rédigés par elle entre 1942 et 1963. Au moins une demi-douzaine de traductrices avaient été mises à la tâche entre 1955 et 1967, et dans l’ensemble elles s’en étaient honorablement acquittées.

Le Club des Cinq va camper, une traduction de 1957 de Five go off to camp, dans ses éditions Nouvelle Bibliothèque rose (1960 ; mon exemplaire était de 1969), présentait une couverture de Paul Durand [1925-1977]. Un véritable trésor onirique. Avec son titre, le livre, annonciateur de petit paradis programmé, me faisait gentiment rêver de grande nature, ainsi que de relations familiales douces et harmonieuses.

Déjà tout petit, je vénérais la langue française. La traductrice de l’anglais maniait bien sa propre langue, c’était donc très agréable à lire. Mais il y avait des zones d’ombre dans le livre…

Annie, la cadette, s’avérait la seule sachant cuisiner. Pour moi, par sa douceur, son entregent et son sens des responsabilités, elle se révélait le personnage central. Aussi avais-je été particulièrement choqué par un passage, où un aîné invectivait sa petite sœur, injustement et sur un ton déplaisant :

« Qu’est-ce que ça veut dire, « ganaches »? demanda Annie.
– Ça veut dire idiots, petite sotte », riposta Michel.

J’étais interloqué, déçu. C’est normal, pensais-je, de ne pas connaître tous les mots, c’est bien de demander leur sens ! Ce Michel était déplaisant…

Un an plus tard, à l’installation de ma famille en Europe, alors que j’avais onze ans, je relus le récit (car j’imaginais qu’il me faudrait apprendre à camper en France…) – pour me trouver confronté à un mystère. Au début du chapitre 3, était évoqué un « courlis »…

La description poétique de l’appel de l’oiseau me plaisait et je consultai alors ma petite bible ornithologique acquise à l’époque, Oiseaux – Atlas illustré, de Spirhanzl-Duris et Solovjev, 1ère édition française de 1965. Ce qui me plongea dans des abîmes de perplexité. En effet, j’y lisais que le courlis est « un oiseau des marécages (…) des lacs et des régions côtières du nord ». Or le récit (en français) se déroulait sur des hauts plateaux froids, que j’avais laborieusement, et correctement, associés au Massif Central… sur lesquels il ne pouvait pas y avoir le moindre courlis !

J’étais perplexe, à nouveau déçu. L’auteure ne sait pas de quoi elle parle, me dis-je. Je m’éloignai de ses livres.

En 1985, mon épouse me faisait lire Je vous écris d’Italie, que Michel Déon [1919-2016] venait de publier l’année précédente. Nous demeurions à Gersau, sur le Lac des Quatre-Cantons. Je lisais avec plaisir, dans la Stube du très vieux chalet de sa tante, ce roman empreint d’atmosphère, le lac splendide et les Alpes magnifiques s’offrant à la vue au-dehors. Je tombai alors sur le passage suivant :

« Il y a entre imbécile et imbecille une énorme différence. Le mot italien peut se hurler, il reste chaleureux. Jacques aimait bien la façon dont le maire disait imbecille d’une voix magnifique, étalant le triomphe de l’intelligence autoritaire sur la stupidité prolétarienne. »

À cet instant, j’eus une intuition. Quelque temps plus tard, de retour à Genève, je réussis à mettre la main sur Five go off to camp, le texte original de Blyton publié en 1948. Et je pus résoudre les deux problèmes nés avec la traduction française de 1957.

Le texte original en anglais était :

« What’s an idjit ?’ asked Anne.
An idiot, silly,’ said Dick. »

L’expression « silly » n’a absolument pas, en anglais, la tonalité méprisante de « petite sotte », dont avait usé la traductrice ! Nigaude eût mieux convenu… Et encore… Le contexte rendu n’était pas le même, il y avait un monde entre ne pas comprendre un accent… et ne pas connaître un mot rare. De plus, l’usage du verbe « riposta », nullement nécessaire, accentuait le côté agressif de la réplique, par là le malaise d’un petit lecteur francophone sensible. Quoi qu’il en soit, la traductrice, ayant choisi de faire l’impasse sur l’aspect amusant d’une prononciation paysanne inattendue, aurait dû, en toute logique, faire l’impasse complète sur ce petit dialogue, qui n’avait plus sa place !

Elle n’était pas allée au bout de son travail d’adaptation.

Pour mon édification, je lus alors le récit original entier en anglais, la traduction à portée de main, pour comparaison. Je ne m’ennuyai pas autant que je ne l’avais craint. Et je résolus alors le mystère ornithologique !

Blyton avait situé son récit dans les moorlands du nord-ouest de l’Angleterre, au climat froid… où, effectivement, vit le courlis. La traductrice, en francisant géographiquement le récit (selon la volonté de l’éditeur français, et cela dès la première traduction pour la série, en 1955), avait œuvré à donner l’impression que le Club des Cinq (des petits Français, donc) s’en allait camper sur des hauts plateaux désertiques et, sans qu’elle ne le dise explicitement, il s’avérait clair qu’elle avait le Massif Central en tête.

C’était une bonne idée, mais… en conservant l’oiseau courlis dans le récit, elle avait fabriqué une aberration ornithologique ! Elle aurait dû évoquer, à la place du courlis cendré, le cri d’un oiseau vivant en été dans le Massif Central.

Par ailleurs, je notais quelques menus problèmes supplémentaires, de botanique en l’occurrence, nés de cette transposition, et que je n’avais pas remarqués dans mon enfance.

Enid Blyton n’était pas à blâmer, en aucune façon. Dans les deux cas d’espèce, il s’agissait d’une maladresse de la traductrice, qui, encore une fois, n’était pas allée au bout de son adaptation de l’anglais.

Ce fut là sans doute le tout premier écrit où je me trouvai confronté à des problèmes de traduction inadéquate. Avec le recul, je constate que cela m’a profondément marqué, et orienté mentalement pour la vie. Cette double mésaventure, disons affective et cognitive, a contribué à mon goût de la parole juste et de la traduction minutieuse, autant qu’adroite. J’y repense avec un grand sourire.

Toute bonne traduction est un mystère. Elle emmène le lecteur dans une florissante randonnée à trois. Une mauvaise traduction, par contre, est un dédale obscur. Mais quand on sort de celui-ci par ses propres efforts… quel triomphe !

***

Un furieux combat pour la vie : fœtus humain contre mère enceinte

août 17th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #89.

Plutôt qu’une harmonie d’amour dans une biologie intégrée et symbiotique… une femme enceinte se révèle, bien plus souvent, le terrain d’une lutte, brutale ou sournoise, entre mère et fœtus, dans un combat pour la survie entre deux organismes se disputant des ressources limitées.

Le fœtus humain n’est pas un aimable invité attendant passivement sa nourriture : à l’instar d’un cancer, son placenta développe, de manière très envahissante, des vaisseaux sanguins qui s’enfoncent profondément dans les tissus de la paroi utérine, afin d’en extraire les éléments nutritifs nécessaires à son propre développement. Cette captation des ressources maternelles se fait bien plus activement que chez la plupart des autres mammifères placentaires. De fait, chez l’être humain, une grossesse s’avère, dans l’ensemble, une véritable épreuve de force entre l’hôtesse et l’embryon, puis le fœtus. Dans ces conditions biologiques, il n’est pas surprenant qu’une majorité des ovules fécondés soient expulsés…

Cet affrontement patent entre deux êtres, déjà distincts entre eux en termes organiques, même si, à ce stade, l’un d’eux n’est pas indépendant du tout, peut aller jusqu’à l’éclampsie – une crise convulsive hypertensive se manifestant, dans de nombreuses régions, chez plus de 5% des femmes enceintes, vers leur fin de grossesse. Le fœtus, en sécrétant ou en faisant sécréter par la mère une série de molécules hormonales, augmente alors, soudainement et dangereusement, la pression artérielle de la femme enceinte, afin de faire affluer encore plus de sang et d’éléments nutritifs dans le placenta. En l’absence d’assistance hospitalière, la mère mourra en accouchant… mais d’un bébé vivant.

Ce dernier point donne à réfléchir. Prenons du recul. D’abord, on constate avec intérêt que le système immunitaire d’une mère tolère un génome étranger à celle-ci, un véritable parasite du point de vue de l’identité biologique : après s’être introduit en elle sous la forme d’un spermatozoïde, puis après avoir capté une partie de l’ADN maternel lors de la fécondation, il se développe ensuite rapidement, fût-ce au détriment de l’hôtesse.

Un tel profil général de reproduction, à la tonalité plutôt furieuse, donne des fruits amers, certes… Sur le long terme, sur de grands nombres, des fruits néanmoins ! L’espèce Homo sapiens non seulement existe, mais s’est imposée à toute la planète. Dans le cadre de cette réflexion, cela se comprend dans la mesure où, si cette interaction conflictuelle entre la mère et le bébé qu’elle porte, peut s’avérer parfois fatale à celle-ci en fin de processus, l’accouchement meurtrier est, le plus souvent, compensé, sur le plan de la survie de l’espèce, grâce à la prise en charge du nouveau-né par la communauté. En définitive, l’organisation ultra-sociale de l’espèce humaine a biologiquement permis l’apparition évolutive d’un développement embryonnaire et fœtal très violent… encore plus meurtrier que chez la plupart des autres placentaires.

On notera la portée de cette conclusion, alors que l’on n’a même pas abordé la question des conditions de l’accouchement proprement dit… particulièrement pénible et traumatisant pour une mère humaine, ainsi que pour le bébé naissant.

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L’espérance qui tue

août 14th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #80.

Années 50 ; au nom d’une doctrine de psychologie à la mode, le comportementalisme ou behaviourisme, on procède sans hésitation à de nouvelles expériences animales cruelles, les anciennes ne suffisant pas. Des pigeons sont dressés à obtenir leur nourriture en tapotant du bout du bec une barre. On supprime la nourriture ; comme prévu, après un moment d’essais stériles, les pigeons cessent de solliciter la barre.

D’autres pigeons ont été conditionnés à un distributeur aléatoire, qui dispense ses grains au petit bonheur la chance. Après un temps, à ceux-là aussi on supprime la nourriture. Ces pigeons-là, toutefois, ne s’arrêteront jamais dans leur démarche devenue inutile. Ils continueront, sans cesse, à taper sur la barre, jusqu’à ce qu’ils s’effondrent, épuisés. Ils mourront d’inanition, ne quittant pas la barre sur laquelle ils auront jeté leurs dernières forces.

Les interprètes superficiels en déduisent quelque chose quant à l’intelligence des pigeons. Alors qu’il s’agit de tout autre chose : la difficulté, pour un organisme conscient, d’imaginer une réalité entièrement stochastique, et plus particulièrement l’extrême de distribution probabiliste le plus déplaisant de celle-ci. Ces malheureux pigeons sont ainsi en bonne compagnie avec les joueurs de loto ou de casino, ou avec ceux qui jouent à la bourse…

Tous, le pigeon, le joueur, le spéculateur, iront répétant, répétant leur démarche, jusqu’à la ruine, jusqu’à leur épuisement… Allant jusqu’à mourir auprès de leur machine dispensatrice, capricieuse et divine, ou dans le temple indifférent à leurs espoirs.

Quand les gains et les pertes ont existé dans le passé, de façon certes très aléatoire, mais suffisante, dans l’ensemble, pour que cela ait valu la peine de persister… on se rappelle qu’il y avait, des fois, où il avait fallu, pendant très longtemps, taper du bec, jusqu’à ce qu’enfin l’on reçoive un grain… Alors, il ne faut pas perdre espoir…

Par ailleurs, dans la situation actuelle de pénurie prolongée, on a peine à réaliser que l’on attend depuis beaucoup plus longtemps que jamais… De toutes façons, même si on le réalise, on se dit que certes… c’est plus long que d’habitude, mais forcément cela reviendra – il faut espérer !

Spes, ultima dea. Espérance, ultime déesse…

Ainsi, la mémoire, lointaine, de quelques grains, reçus au hasard, suffit-elle à assurer qu’un mécanisme de vie courant, fondé sur l’espoir, se transforme en activité de mort programmée.

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Appréciation des risques majeurs et des faibles probabilités – de l’individu à l’espèce

août 12th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #77.

Les êtres humains, pour la plupart, le plus souvent, tendent à n’accorder qu’une attention flottante aux risques à faible probabilité, même lorsque ces derniers sont en rapport potentiel avec des événements dévastateurs.

Ces risque-tout (qui n’ont pas conscience de l’être !) prennent distraitement le volant… alors qu’ils se retrouvent ainsi aux commandes d’un véhicule de mort, ou pire. Ils vivent tranquillement au pied d’un volcan ou sur une faille sismique, au pied d’un barrage ou dans une zone de stockage d’hydrocarbures. Ils ne prennent pas des précautions élémentaires d’hygiène, qui pourtant éloigneraient d’eux la grande faucheuse. Ils laissent des entremetteurs inconnus gérer l’ensemble de leurs actifs financiers, achetant, comme dans un état second, des produits qu’on leur présente benoîtement, ne gardant pas à l’esprit les risques d’effondrement de la valeur vénale… Ils font de leur “ smartphone ” et de leurs objets “ connectés ” des cahiers d’adresse détaillés et des porte-documents fournis, qu’ils laissent en évidence, devant leur porte d’entrée, somme toute…

C’est à l’avenant.

En cela, ils ressemblent à ces antilopes qui broutent tranquillement, le jour, non loin d’une troupe de lions faisant la sieste, au lieu de faire du chemin pour s’en éloigner – que sont donc un peu moins d’herbe et de la fatigue supplémentaire, même sous un soleil cuisant, comparées à la mise à mort, hautement possible, dans quelques heures ? Mais non ; elles restent. Elles auront peur la nuit, très peur, de la même façon que les humains tremblent lors de la secousse sismique, gémissant : “ Mais que suis-je donc venu faire là ? Misère ! J’aurais dû… ”. Trop tard.

Ce comportement imprévoyant s’avère, de la sorte, aussi courant dans le monde animal que dans le monde humain. Dans l’ordre de survie d’une espèce animale, il apparaît ainsi que le produit multiplicatif d’une faible probabilité, fois un résultat nuisible, même à l’extrême, pour un individu, n’a pas assez d’incidence, en termes évolutifs, pour que soit génétiquement programmé, dans l’espèce, un comportement de prise en compte du risque ultime. Car tout cela a peu d’importance dans l’ordre général des choses… En effet, seuls quelques individus, ou de petits groupes, paient le prix fort de l’imprévoyance… de temps en temps. Pour le reste, le troupeau survit et continue son errance. Se reproduisant quand même, entre deux tragédies individuelles. Sous le ciel indifférent.

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Sociétés humaines : l’intestin comme modèle efficace

août 10th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #73.

Intestin humain. Biome complexe. Comprenant beaucoup plus de bonnes petites et braves bactéries, mutualistes, que le corps entier ne contient de cellules eucaryotes dotées d’un génome humain (pour le comprendre, il faut réaliser que les bactéries sont nettement plus petites). Elles broutent le mucus intestinal, sans cesse reconstitué et fertilisé de bols alimentaires en transit régulier, et partagent, avec leur hôte humain, l’indispensable produit de leur digestion. Un hôte qui mourrait sans leur travail. D’aimables petites bactéries qui, par ailleurs, en empêchent d’autres, nuisibles voire dangereuses, d’envahir l’intestin.

Il y a aussi des parasites très déplaisants, qui n’apportent généralement rien de bon. Toutefois, souvent, ces parasites se trouvent en équilibre antagoniste entre eux. Il est donc préférable, si l’on n’a pas de raison impérative à le faire, de s’abstenir de toucher à cet équilibre : sans le parasite A, le parasite B tuerait l’hôte humain… et sans la présence de B, l’hôte mourrait du parasite A. Par exemple, les Giardia, protozoaires flagellés mono-cellulaires, et les vers helminthes parasites, s’empêchent mutuellement d’occuper tout le terrain intestinal. Pour l’organisme hôte, il vaut mieux héberger en même temps ces deux types de parasites, que l’un d’eux seulement.

C’est une notion que le bon jardinier, habile dans son usage complémentaire des dites “ mauvaises herbes ”, comprend sans peine.

Ou qu’un policier saisira bien : il vaut mieux deux gangs en compétition, sur lesquels on garde l’œil vigilant, qu’un seul en position d’imposer sa loi à la société.

Par ailleurs, il vaut mieux que le système immunitaire soit toujours un peu occupé à surveiller des parasites divers, et à les combattre en tâche de fond… Sinon, s’il n’a plus affaire à des mauvais éléments, bonjour les allergies amplifiées et autres maladies auto-immunes. S’il n’y avait plus de criminels pour les occuper, et en l’absence d’un allègement subséquent de leurs effectifs (un allègement toujours délicat à effectuer), les policiers et les juges s’intéresseraient aux honnêtes gens. Comme si les politiciens et les marketeurs ne suffisaient pas…

C’est vraiment tout un biotope, l’intestin, fondé sur l’auto-organisation et les équilibres multiples dynamiques, ainsi que sur une interaction très fluide entre prédateurs et proies, dans un écosystème ouvert.

Quant aux sociétés humaines… Des millénaires d’expériences sociales multiples mènent, immanquablement, à la même conclusion : une société humaine ne peut bien fonctionner, efficacement et dans le long terme, que sur le modèle de l’intestin. C’est comme ça. Elle ne peut être dirigée dans le détail par un opérateur individuel omnipotent et tout-puissant, aussi avisé qu’il soit, ni par une administration, aussi attachée qu’elle soit à la Loi, ni par UN algorithme, aussi complexe que l’on veut… ni même par une combinaison ad hoc de ces trois. Les approches de contrôle économique et social rapproché fonctionnent mal : elles s’avèrent trop coûteuses en ressources primaires, elles sont génératrices d’externalités économiques et sociales sans cesse renouvelées, elles sont trop instables en définitive.

Par conséquent, il vaut mieux adopter une organisation qui n’a pas besoin de chef sage, ni de lois étendues, ni de mécanismes sophistiqués. En s’inspirant de l’intestin, comme modèle de fonctionnement. Beaucoup de libéralisme économique donc… toutefois avec les externalités réellement prises en compte dans les coûts (différemment, en cela, des modèles pseudo-libéraux promus par les ploutocrates, ou “ Grands Mangeurs ”, comme disent les Haïtiens) – et quelques lois simples mais intransigeantes. Telle est la recette du succès évolutif et social.

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Le cadeau de la chatte

août 3rd, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #46.

Chatoune est franche, simple, sincère et pure dans tout ce qu’elle fait. Petite chatte grise et vive, elle revenait souvent de ses explorations fructueuses sur notre grand terrain à Kangaroo Island en émettant une série de miaulements brefs typiques, à l’intonation urgente et à la signification claire : « Venez, venez vite les enfants ! »

Nous sortions et elle déposait à nos pieds une petite souris en offrande, le plus souvent parfaitement vivante, quoiqu’étourdie. Alors, d’une main j’escamotais le somptueux cadeau, que je cachais dans mon poing, de l’autre je la félicitais et la cajolais, elle ronronnait, me regardait intensément dans les yeux. Je faisais miam-miam de la bouche, d’un air gourmet ; suite à quoi, elle se roulait de bonheur dans la poussière, ronronnait encore plus fort, se levait vivement, me mettait une patte douce sur le visage, puis me léchait longuement le front en me tenant de ses deux pattes avant. Enfin, tout heureuse, elle retournait à la chasse.

Cet échange, c’était un grand bonheur. Quand elle était repartie, je relâchais la petite proie, éberluée, dans un buisson tranquille, plus loin.

Amitiés, luttes, habileté, survie, férocité, courage, gentillesse, bienveillance, complexité, impermanence, c’est tout ça, la roue du Dharma, la loi vivante du cosmos, que si peu savent ou veulent accepter.

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La chatte, incomparable éducatrice

août 1st, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #41.

La chatte est une incomparable éducatrice de ses chatons. Vigilante, patiente et persistante. Sous leurs regards attentifs de petits félins, elle va gratter lentement le sol ou la litière, encore, encore, puis enterrer encore plus soigneusement ses déjections, le tout posément. Ensuite elle lèche le ventre de chaque chaton, les encourage à persister lorsqu’ils grattent à leur tour, les incite encore lorsqu’ils enterrent, maladroitement, leur petit besoin.

Un peu plus tard, en gestes délibérés et précis, elle grimpe sur la première branche d’un arbre, puis, par des appels calmes mais pressants, encourage ses petits à faire de même. Et ils le font – gauchement mais en s’appliquant, imitant laborieusement les gestes de leur mère, au point de tourner autour de l’arbre exactement dans le même sens qu’elle, et de suivre précisément les mêmes étapes dans l’ascension. La descente se révèle la partie la plus délicate…

Au cours d’un autre exercice ardu, elle apportera une proie morte. Elle les stimulera à mordre dedans, puis elle passera au plus difficile : leur apprendre à en manger. Ils finiront par le faire, comme elle, délibérément, précautionneusement.

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Une mère prudente, prévoyante, prompte et précise…

août 1st, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #40.

Une vieille dame hébergeait une chatte qui avait mis au monde trois chatons qu’elle allaitait dans une petite boîte, au salon. Si on sonnait à la porte, la dame allait ouvrir à des visiteurs venus voir les chatons et les amenait aussitôt dans la pièce en question… mais, entretemps, la mère avait déjà disparu avec ses trois petits !

Sa cachette est toujours restée introuvable – aucun des rejetons ne faisait le moindre bruit. La chatte, prévoyante, avait bien par avance reconnu les lieux ; elle s’était préparée une retraite sûre et avait déterminé le meilleur trajet pour y parvenir. Dans le court laps de temps entre le moment où l’on sonnait à la porte et celui où la dame faisait entrer ses visiteurs au salon, la mère devait procéder à trois transports, un chaton à la fois, de la boîte à sa précieuse cachette.

Jamais la dame ne l’a vue faire ! La chatte procédait à l’évacuation de ses trois petits dans la discrétion la plus totale, avec une rapidité confondante. Elle savait parfaitement ce qu’elle devait faire, savait exactement comment le faire. Précision, promptitude, économie de mouvements.

On notera aussi qu’une mère n’est jamais trop prudente : la chatte ne ramenait ses chatons dans la petite boîte au salon… qu’après s’être assurée qu’on ne l’observait pas.

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Sur-une-patte, la magpie rejetée

juillet 31st, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #39.

2015.08.07, hiver austral – Depuis quelques jours, j’observe une magpie, femelle, jeune apparemment, plutôt maigre, boitillant piteusement, restant figée sur place quand elle me voit, et bizarrement posée sur son ventre, un peu de travers. Petit à petit, à force de rencontres, elle se détend.

Depuis quinze jours, résolument, je vais, je viens, de quatre conteneurs maritimes que je vide systématiquement, à un grand feu brûlant devant. Les conteneurs sont remplis d’articles scientifiques et techniques anciens, empilés sur des bibliothèques métalliques démontables, c’est tout très intéressant et bien trié, mais je dois débarrasser pour le retour en Europe. À Kangaroo Island, je les avais transformés en compactus. Trente-six ans de documentation qui partent au feu. Je ne garde que ce que je compte relire.

La magpie demeure dans le coin, me laissant parfois approcher à moins de deux mètres. Je lui ai installé une petite soucoupe avec de l’eau, elle vient y boire. À cinquante mètres de là, deux malheureux jeunes chiens, attachés à longueur de journée, jappent lamentablement, parfois pendant des heures. Ils sont beaux, des red kelpies, se tenant droits, ils ont des oreilles pointues, ce sont de vrais canidés. Au moins sont-ils à deux, mais quelle jeunesse…

Un matin, la magpie s’introduit d’un coup d’aile décidé dans le conteneur aux portes grandes ouvertes, s’installe à un mètre vingt de moi sur une bibliothèque, et m’observe ainsi pendant un quart d’heure. Je lui parle, je continue de trier, elle me suit de ses yeux rouges, presque brûlants par l’intensité du regard. Je peux l’observer à mon tour plus attentivement : sa patte droite est complètement tordue, inutilisable. Je ne vois pas de fil de pêche dont je devrais éventuellement la libérer, comme je l’avais déjà fait pour deux de ses congénères, rien à faire pour moi de ce côté. Soudain, elle s’en va. J’ai compris.

L’après-midi je reviens avec des croquettes pour chats. Les deux chiens jappent toujours, elle-même repose tranquillement couchée sur le ventre, toujours dans le fossé devant le conteneur. À deux mètres d’elle, je lui lance une croquette, que malgré sa condition d’éclopée elle arrive à saisir du bec dans sa trajectoire ! Elle me regarde : oui, voilà, tu as compris.

Les deux chiens sont soudain silencieux, dressés sur leurs pattes, ils nous regardent attentivement. J’envoie à la magpie cinq croquettes de plus, en visant bien car elle est quand même très handicapée, puis j’arrête afin de lui éviter une indigestion. Les deux chiens observent toujours, très silencieux, leurs belles oreilles dressées, et je les vois penser : là, il se passe quelque chose d’important, soyons bien attentifs…

Je retourne à mon labeur de triage, la magpie s’en va. Les deux chiens resteront silencieux pour le reste de l’après-midi ; ils méditent, leur pauvre jeunesse de prisonniers leur a enfin fourni un sujet digne de leur remarquable intelligence. Quatre individus sensibles et conscients se sont observés, et réfléchissent.

2015.08.09 – « Sur-une-patte » est toujours là. J’appelle ainsi la petite magpie à la patte difforme. Elle me reconnaît de loin, vole vers moi à tire-d’aile. Cette fois, elle se saisit des croquettes d’entre mes doigts, je lui en donne ainsi une dizaine. Le contact est bon, elle aime bien s’installer tout près et me regarder m’activer.

Par contre, je constate avec inquiétude des blessures écarlates sur sa tête, probablement dues aux coups de bec des magpies de son groupe qui l’ont rejetée. Je les vois alentour, l’œil sur nous… et elles ne semblent pas regarder Sur-une-patte avec aménité. Ces passereaux artamidés, très intelligents, qui vivent en groupe serré, sont connus pour leur façon de rejeter, soudainement et impitoyablement, un congénère hors du clan.

2015.08.11 – Depuis le matin, c’est la tempête sur l’île, avec des rafales de pluie. Je suis inquiet pour Sur-une-patte, je ne l’ai pas vue hier… et avec son unique patte, il doit lui être très difficile de s’arc-bouter contre le vent violent. Il est exclu pour elle, dans de telles conditions météorologiques, de sautiller d’un coin à l’autre à la recherche de nourriture, elle se ferait emporter. Elle doit avoir faim en plus de froid. Je pars à sa recherche sous le vent et la pluie.

Je la trouve près de notre propre maison cette fois, je l’ai reconnue de loin à sa démarche particulière ; elle aussi m’a reconnu, car elle s’élève du sol et vole sans hésiter droit sur moi. Cette fois, elle s’installe sur la barrière du jardin. Elle est transie, l’air misérable, ses blessures à la tête sont à vif. Elle se saisit des croquettes que je lui tends, cette fois elle a droit à une douzaine de celles-ci. Je lui parle un peu, elle fait un petit besoin. Tout va bien.

Mais à peine je m’éloigne d’elle, de deux mètres seulement, qu’elle pousse un grand cri ! Woush ! deux autres magpies, venues de nulle part, me frôlent presque et se lancent sur elle ! Elle s’enfuit en zigzaguant, mais par leur chasse habile ses deux adversaires, en parfaite santé eux, s’y prennent avec adresse pour la forcer au sol. Elle se couche sur le dos, poussant de grands cris, et les deux la piquent et la repiquent férocement.

Il m’a fallu quelques secondes pour réaliser la scène ! Je me précipite alors en courant, faisant de grands moulinets des bras, « allez-vous en ! » qu’il leur crie, le bipède lourdaud ! Elles ne s’en vont que lorsque je me trouve à cinq mètres d’elles ! Sur-une-patte profite de la diversion pour s’évanouir dans la canopée touffue d’un eucalyptus mallee.

Bon… Je sens que la survie de la petite handicapée ne sera pas simple… Ses pires adversaires ne seront ni les prédateurs, ni les éléments déchaînés, ni les difficultés inhérentes à sa condition, mais les membres de la communauté qui l’a rejetée.

Il pleut, il vente. Il ne me reste qu’à méditer, devant, au loin, la mer grise et indifférente.

2015.08.12 – Ce matin, la tempête a soufflé encore plus violemment sur l’île. Dans l’après-midi, alors que je me douche, j’entends les cris de détresse typiques d’une magpie recevant une raclée de congénères. Serait-ce Sur-une-patte ? Le temps de me sécher en vitesse, de m’habiller, je sors – mais rien, personne, nulle magpie. Pour moi, c’est comme un grand silence tout autour, malgré les rafales du vent qui continue de souffler rageusement. Sur-une-patte…

2015.08.16 – Cela fait cinq jours que je n’ai plus revu mon amie. Si c’était bien elle que j’avais entendue, il y a quatre jours, elle aurait survécu aux journées de tempête… et peut-être s’est-elle décidée à ne plus sortir des bois, car les membres de son clan, qui l’ont rejetée, sont trop dangereux pour elle. Peut-être… Bonne chance, petite boiteuse, j’espère recroiser ta route. Tu m’as rappelé ce que c’est que de lutter, chaque jour, simplement pour survivre.

Début mai 2016 – Nous quittons définitivement notre grand terrain de Kangaroo Island. Cela fait neuf mois que je n’ai plus revu Sur-une-patte. Mais je ne l’ai pas oubliée. Je lui dédie ce petit journal, rédigé au gré de nos rencontres.

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Le porteur d’eau et ses petits amis

juillet 30th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #36.

Janvier 2009, été austral.

Suite à une longue sécheresse, l’étang sur notre propriété de Kangaroo Island, quoique profond de plusieurs mètres, s’était retrouvé à sec. Je doublai alors le nombre de récipients emplis d’eau un peu partout autour de la maison, en des endroits où ils seraient à l’ombre pour toute la journée. Afin que les insectes et les petits oiseaux puissent boire sans danger de noyade, je disposai verticalement, dans chaque seau, deux branches lourdes, dont la partie supérieure se retrouvait en appui contre le rebord intérieur, et posai à la surface de l’eau des petits bouts de bois flottant, de tailles diverses : le petit être qui tomberait dans un récipient pourrait agripper un de ces mini radeaux, puis remonter le long d’une de ces branches coupées, jusqu’au rebord du seau. Je disposai par ailleurs trois lourdes pierres autour de chaque récipient, afin qu’ils ne soient pas renversés par de plus grands animaux, maladroits, kangourous, wallabies, possums ou échidnés.

Puis je réfléchis : bien des animaux, nombreux, ne viendraient pas jusqu’ici… leur point d’eau habituel c’était là-bas, à l’étang. J’éprouvais de la peine pour tous les êtres qui ne pourraient plus s’y désaltérer. Voyons… Que faire… Je pourrais déposer, au fond de cet étang à sec, des seaux d’eau, que je remplirais à l’aide du grand réservoir d’eau et de la pompe à incendie que j’avais fixés sur une remorque. Non, cela n’irait pas… Je ne pourrai pas utiliser la pompe pour remplir ces récipients, même son plus faible débit reste puissant et trop d’eau serait ainsi gaspillée alentour ; quant à l’écoulement à partir du petit robinet de vidange, cela prendrait un temps fou pour remplir chaque seau… Par ailleurs, le réservoir était maintenant plein de 800 litres, la remorque s’avérait presqu’indéplaçable sous un tel poids ! Enfin, je l’avais positionnée, près de la maison, exactement là où il fallait pour une lutte contre un incendie, et en ces jours de sécheresse extrême un feu de brousse pouvait nous tomber dessus en quelques minutes… Il était exclu que nous nous retrouvions, pour une heure ou plus, sans cette précaution d’appoint.

Bon… Portant à bout de bras deux seaux d’eau, je fis alors, à pied, le trajet de cent cinquante mètres depuis la maison ; enfin arrivé à l’étang à sec, je les déposai dans la vase, en son fond. Je pris les mêmes dispositions que pour les récipients près de la maison : branches contre la noyade, pierres contre le renversement. Rude tâche, car il faisait chaud.

À mon deuxième trajet, apportant les troisième et quatrième seaux pleins d’eau, je remarquai, déjà, des petits oiseaux perchés sur le rebord des deux premiers récipients. Je déposai ainsi, en tout, huit seaux remplis d’eau, au fond de l’étang à sec. Je m’installai ensuite sur une grande pierre, sous l’ombre d’un eucalyptus géant, pour admirer le ballet des petits êtres de toutes sortes venant se désaltérer. Les petits oiseaux, bien sûr, puis un papillon, une abeille, d’autres insectes… Rapidement, ce fut tout un manège ailé. J’étais heureux.

En fin de journée, je revins avec deux seaux remplis d’eau afin de compléter le niveau de ceux que j’avais installés au fond de l’étang à sec. L’activité de la petite faune auprès de cette oasis artificielle restait importante.

À l’aube du jour suivant, les huit récipients étaient entièrement vides, car les wallabies et les kangourous étaient venus à leur tour, la nuit, et leurs besoins en eau étaient importants. Je pouvais voir leurs empreintes tout autour, dans la vase de l’étang encore un peu humide. Je vis même des traces d’échidné, cela n’avait pas dû être simple pour lui, mais les pierres disposées contre les seaux l’avaient sans doute aidé, il avait pu monter dessus pour accéder à l’eau.

Je repris ma tâche. D’abord rapporter les huit récipients vides à la maison. Au premier voyage effectué avec deux seaux pleins, des oiseaux m’accompagnèrent ; j’étais impressionné, ils avaient vite compris. Tout le long du trajet, j’entendais des petits “ pip ! ”, je discernais des vols rapides, frrout !  Je déposai les deux seaux au fond de l’étang à sec, redisposai six pierres autour d’eux, enfin les branches dedans afin que personne ne se noyât. Puis je repris le chemin de la maison. Je n’avais pas fait quatre mètres que les deux récipients d’eau étaient investis, dans une folle agitation, “ pip ! ”, “ pip ! ”, frrout !

Deuxième trajet, avec les troisième et quatrième seaux remplis d’eau. À peine l’avais-je entrepris, que je me retrouvai environné de papillons blancs ou jaunes, qui voletaient autour de moi. Ils m’accompagnèrent tout le long ! Eux aussi, ils avaient vite compris ! J’étais éberlué, émerveillé. Cette scène est l’un des plus beaux souvenirs inscrits dans ma mémoire.

Je fis encore les troisième et quatrième trajets, jusqu’à ce que huit seaux emplis d’eau se retrouvassent à nouveau au fond de l’étang à sec.

Tout le long, je fredonnais l’air de « Ce petit chemin »[1] :

C’est le rendez-vous
De tous les insectes
Les oiseaux pour nous
Y donnent leurs fêtes !

C’était fatigant, vers la fin le soleil tapait dur déjà, mais j’étais heureux dans mon rôle d’ami à la peine pour les êtres, petits et grands, que je chérissais.

Je persistai ainsi, pendant des semaines, dans ma tâche de porteur d’eau, jusqu’aux premières pluies : des petites flaques d’eau, ici et là, permirent enfin à tous les animaux de se désaltérer.

[1] Chanson de 1933, paroles de Jean Nohain, musique de Mireille.

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Comprendre une araignée

juillet 22nd, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #16.

Dans un coin, une toile d’araignée. Je suis en train de nettoyer, donc je la détruis. Le lendemain, nouvelle toile tout aussi belle et accomplie, destruction tout aussi complète de ma part. Surlendemain, itou… Au quatrième jour, je m’arrête et je réfléchis : après tout, ce petit être ne me veut aucun mal. Moi, par contre, je lui inflige épreuve sur épreuve.

Or, elle ne fait qu’accomplir la tâche qu’elle sait faire le mieux, qu’elle doit accomplir. Elle le fait avec un courage humble et une obstination du travail bien fait qui forcent l’admiration. Elle s’épuise, je finirai par gagner, mais où sera ma victoire ?

Je réfléchis, je médite, je décide : je ne détruirai plus son ouvrage, je ne serai plus son ennemi aveugle.

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Système vivant n’est pas machine

juillet 21st, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #11.

Descartes [1596-1650] était fier d’avoir imaginé l’animal comme une machine ; l’homme, toutefois, subsistant, dans son esprit de philosophe idéalisant des catégories néo-platoniciennes, comme une âme incorporée [1].

L’auteur était intelligent et rédigeait bien, mais ne connaissait ni les âmes, ni les machines, ni les animaux… Nonobstant, son analogie satisfit pleinement les chrétiens en mal de renouvellement doctrinal, ainsi que les vivisecteurs de tous genres qui s’empressèrent de saisir un blanc-seing leur permettant de pratiquer… l’âme tranquille.

Quelques siècles plus tard, ils demeurent nombreux, ceux qui pensent : “ Moi, j’ai une âme ”… pour ensuite traiter les animaux comme des machines. Sauf, peut-être, leur favori (le “ pet animal ” des anglo-saxons), qui, lui, est différent…

L’attachement mental à la notion d’âme répond à des besoins psychiques très primitifs. À première vue, l’analogie cartésienne, entre machine et être vivant, peut sembler plus raisonnable, par sa formulation d’allure plus moderne. Pourtant, il devrait sauter à l’œil, même du plus myope, que c’est encore un non-sens.

Un organe, un organisme, doivent fonctionner, activement, une bonne moitié de leur temps, rien que pour conserver leur intégrité et rester opérationnels. Ce faisant, ils ne s’usent pas, au contraire ils se maintiennent, voire se développent. Le cœur doit travailler sans cesse… pour ne pas se scléroser à ne rien faire ! Tandis qu’une machine, si l’on procède de même avec elle, on ne fait que l’user : certes, elle doit être utilisée un peu, régulièrement, afin de la faire mieux durer, mais, généralement, pas plus de la moitié du temps !

Cette simple observation de bon sens s’avère profonde, car elle permet de pressentir une des différences fondamentales entre une machine et un système vivant : outre sa plasticité structurelle, absente de la machine, une caractéristique essentielle du second est qu’il se nourrit en métabolisant, ce qui lui permet de générer l’énergie biochimique nécessaire à son fonctionnement, mais aussi de renouveler, sans cesse, les molécules de ses cellules biologiques. Ce n’est pas le cas de la machine : l’essence ou l’électricité qu’on lui fournit ne sont que des sources d’énergie, elles ne se trouvent pas intégrées dans sa matière même.

[1] Cf. « Dérive antipodale des mots : cartésien », texte no 111 de Pensées pour une saison – Printemps.

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Mozart, soleil solitaire

juillet 19th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #06.

Même dans ses œuvres de jeunesse, dès les premières mesures on peut reconnaître la patte légère, adroite et précise de Mozart [1756-1791]. La patte d’un jeune chat rêvant d’un monde meilleur, fait de beauté, où il puisse gambader avec bonheur.

Mais non, ce monde, il ne pouvait que l’imaginer et, par son génie, le créer musicalement. Quelle souffrance solitaire a dû vivre un tel soleil, illuminant, aussi souvent que possible, de jolies scènes à la surface de la Terre… mais, dans le grand vide du cosmos indifférent, sur lequel il rayonnait généreusement, se retrouvant, toujours, si lucidement seul.

Le pianiste Alfred Brendel avait perçu et bien compris ce profond chagrin existentiel d’un grand artiste. Dans une interview de 1991, il avait su l’exprimer en quelques mots : “ Mozart could be deeply pessimistic. His works in minor keys are some of the most desolate soliloquies that I know in music. ” – « Mozart pouvait être profondément pessimiste. Ses œuvres en clef de mineur sont parmi les plus désolés des monologues intérieurs que je connaisse en musique. »

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La fourmi qui devint deux

juillet 18th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #02.

Depuis un long moment (que je ne peux déterminer plus précisément, ne portant pas de montre), j’observe une petite fourmi transportant, à bout de bras, une graine trois fois plus grosse qu’elle. Chaque caillou s’avère une colline à franchir, chaque brin d’herbe couché un arbre tombé, à surmonter. Vainquant toutefois obstacle sur obstacle, avec une détermination farouche, elle avance avec son trésor, porté haut de ses deux pattes avant. Cela zigzague beaucoup mais, en gros, elle a bien parcouru de la sorte quatre bons mètres mesurés en ligne droite !

Puis d’un coup elle pose son fardeau, elle commence plutôt à tirer, à pousser. Elle fatigue… De cette manière, c’est beaucoup plus difficile pour elle… la moindre feuille mouillée s’avère un terrain pénible, sa ligne de parcours se fait de plus en plus chaotique. Soudain, elle laisse tomber et s’en va ! Droit devant elle.

Je me sens bien là où je suis, assis sur ma pierre… Je reste ainsi, à méditer sur cet admirable effort. Tant de peine… tout cela en vain.

Après un bon moment passé ainsi, agréablement, mon œil perçoit une scène… qui me foudroie sur place. Venant de la direction qu’avait prise la fourmi ayant dû renoncer, je vois arriver deux fourmis, ne semblant nullement hésiter sur leur piste. Elles parviennent à la grosse graine, et hop ! elles remettent ça, à deux. Je les vois repartir ainsi, vers la direction initiale, poursuivant sans relâche leur tâche, poussant, tirant. De cette façon, elles transportent sur quelques mètres de plus leur précieux butin, puis leur chemin les fait passer sous de grands épineux, et je dois renoncer à les suivre plus avant.

Deux fourmis… Et si l’une des deux était celle qui avait semblé renoncer, pour, en fait, aller chercher une collègue ?

Émerveillé par cette perspective, je reprends ainsi le fil de ma méditation… et soudain je réalise : quand la fourmi avait abandonné sa besogne démesurée, n’avais-je pas été pris d’un hochement de tête malheureux – n’avais-je pas pensé : courageuse et travailleuse, mais bien peu raisonnable, en définitive, la petite bête… Elle s’était astreinte à une tâche impossible. Comme souvent moi-même, quoi.

J’aurais pu continuer sur cette première pensée, grave mais quelque peu triviale. Par hasard toutefois (aussi par sentiment de bien-être, sous le petit soleil agréable !), j’étais resté assez longuement sur place… alors que rien ne se passait, apparemment. Et là, par chance, j’avais eu l’occasion de voir plus loin, plus profond, par delà les limites usuelles de mon propre temps et de mon propre espace. Et celles de mon espèce.

En tant qu’observateur de hasard, je m’interroge. Combien de fois des animaux, en tant qu’individus, voire des humains appartenant à des sociétés primitives, n’ont-ils pas été ainsi sous-estimés, à cause d’un décalage entre leur temps d’accomplissement d’une besogne, et celui imparti à l’observation qu’on en menait ? Pourtant, si l’observateur ne gère pas son propre espace-temps à l’instar de celui des êtres qui s’activent sous son regard, comment pourrait-il saisir, pleinement, le déroulement d’une action de ces individus ou de ces organismes ?

Je frémis : qu’en est-il des plantes et des champignons ? Comment notre aptitude normale d’attention et d’appréciation des choses pourrait-elle permettre de percevoir, de concevoir les capacités de réalisation de leurs organismes individuels ? De leurs processus actifs dans le long terme… Sous mes pieds, le mycélium d’un agaromycète Armillaria luteobubalina, âgé de plusieurs siècles, s’étend sur des kilomètres carrés…

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De la langue française

juillet 17th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #01.

Je laisse souvent mon esprit vagabonder… Je l’arrête parfois et lui demande : « D’où viens-tu? »

Il me répond, invariablement : « De la langue française. Elle m’a conçu, et nourri. »

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