Dérive antipodale des mots : épicurien

octobre 8th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #109.

Deuxième cas. Au début du IIIe siècle AEC, dans un monde hellénistique bouleversé par les vastes conquêtes d’Alexandre de Macédoine [356-323], l’enseignement prodigué en son jardin par Épicure [341-270] prônait une vie équilibrée, fondée sur la simplicité des besoins, sur le respect de ces besoins, et sur la juste appréciation de la valeur fondamentale de cette simplicité.

La simplicité se révélait une source renouvelée d’harmonie en soi et autour de soi, elle permettait au corps et à l’esprit de s’épanouir. Une vie harmonieuse traitait le corps en allié et clarifiait l’esprit. Dès lors, on pouvait non seulement mieux discerner la réalité matérielle du monde et de ses phénomènes, mais grâce à cette clarté du regard on pouvait contempler la mort pour ce qu’elle était, simplement, et ne plus la craindre inutilement. Un adepte d’Epikouros, ‘ l’allié ’, se comportait ainsi en sage réaliste et paisible, vivant heureux de l’essentiel et fréquentant seuls quelques amis choisis.

En aucune façon ne s’agissait-il d’hédonisme, soit la recherche prioritaire de plaisirs dans la vie, ni de sybaritisme, soit une recherche exagérée de luxe et de luxure – une philosophie, respectivement une culture, ayant réellement existé dans le monde hellénisé, mais en dehors de toute influence et de tout contexte épicuriens. Au sein d’un monde troublé, l’épicurisme connaissait beaucoup de succès, dans toutes les strates de la société, et ce succès lui valait des ennemis. L’amalgame qui fut ainsi fait de “ l’enseignement du jardin ” avec l’hédonisme et le sybaritisme s’avéra une calomnie, répandue à la fin de l’Antiquité par deux idéologies en concurrence avec l’épicurisme, soit le stoïcisme, puis le christianisme.

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Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ?

octobre 3rd, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #105.

Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ? Les deux ne vont pas bien ensemble, selon l’adage que l’on ne peut ménager à la fois la chèvre et le chou. C’est à l’aune de cette distinction essentielle que peut se définir, très concrètement, le bien, ainsi que sa mesure et son choix.

Les philosophes et les moralistes depuis longtemps se sont penchés sur le sujet. Suite à de nombreuses recherches scientifiques, on découvre qu’en définitive ce vieux problème existentiel et éthique se révèle enraciné dans la biochimie. En particulier, dans la fine régulation physiologique de trois neuro-transmetteurs différents, adrénaline, dopamine et sérotonine : chez un individu donné, ses circuits sérotoninergiques ont-ils, en général, priorité sur ses circuits dopaminergiques et adrénergiques ?

Si oui, alors il a une chance de pouvoir vivre le bonheur dans le bien ; pour autant qu’il apprenne aussi, bien entendu, à reconnaître les choses pour ce qu’elles sont réellement. Car pas de bien possible sans connaissance et raison préalables.

Par contre, si l’on préfère évoluer dans l’excitation et le plaisir, la connaissance et la raison ne s’avèrent pas indispensables.

Or connaissance et raison réclament des efforts. Pas étonnant, dans ces conditions, que la plupart choisissent la voie la plus facile et la plus immédiate : celle de la dopamine et de l’adrénaline.

Ce n’est pas entièrement simple, toutefois… Car la persévérance apparaît surtout gérée… par la dopamine – et la vigueur au combat… par l’adrénaline ! On ne peut donc pas adhérer exclusivement à un “ bon ” circuit de neuro-transmission [1] (le sérotoninergique), au détriment des deux autres (l’adrénergique et le dopaminergique)… pas plus qu’on ne doit succomber aux attraits des deux derniers, ainsi qu’aux tentations modernes qui les stimulent par trop dangereusement.

Il convient de prendre du recul… et de réaliser qu’il a fallu des centaines de millions d’années de bricolage évolutif [2], accumulant redondances et contradictions dans la complexité physiologique, pour aboutir au résultat biologique actuel. Il ne faut donc pas bousculer, à l’aveugle de surcroît, cet équilibre délicat.

[1] Cf. les textes nos 12, 95, 96 et 97 de Pensées pour une saison – Hiver : « Le bâillement de réveil – un cas d’évolution surprise », « Systèmes nerveux dans un organisme, développements parallèles », « Choc vagal, avantage évolutif inattendu », enfin « Le combat à mort du chat et celui des défenseurs français de Verdun ».

[2] Cf. les textes no 20 (« Ailes et plumes des origines ») et no 95 op. cit., et cf. supra le texte no 104, « Le réveil de formes trop anciennes ».

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Comment l’on devient ce que l’on est

septembre 30th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #101.

Génoï oïos éssi mathôn. – Sois ce que tu sais être. – Pindare [518-438], poète lyrique de la Grèce antique, 2e Pythique (468 AEC), v. 72

Il y a quatre décennies, tout jeune étudiant à Genève, j’étais assis sur un banc au parc des Bastions. Je lisais avec une concentration soutenue, par moments avec perplexité, le tout fraîchement publié Comment devient-on ce que l’on est ? (1978), l’auto-biographie de Louis Pauwels [1920-1997], “ spiritualiste prométhéen ” et chantre du “ réalisme fantastique ”. Son titre m’avait interpellé, comme on disait à l’époque.

Un autre étudiant m’apostropha alors, comment pouvait-on lire une telle “ débilité  ? Décontenancé, je lui demandai s’il avait lu le livre. Il me dit que non, car la réputation de l’auteur était mauvaise et puis rien que par le titre on savait qu’il s’agissait d’un livre idiot ! Je répondis que je ne pensais pas que ce fût le cas et j’allais ajouter que je ne voyais pas ce qu’il voulait dire à propos du titre, mais il me regarda avec dédain et s’éloigna aussitôt en ricanant. Je haussai mentalement les épaules et repris ma lecture… Les chiens aboient la caravane passe.

Néanmoins… je restais intrigué par cette différence de perception quant à l’intelligence du titre. Je m’arrêtais de temps en temps, méditais sous la frondaison des beaux platanes… et je n’arrivais pas à mettre le doigt sur un début d’entendement. Pourquoi ce… disons, camarade, trouvait-il aussi stupide une question que pour ma part j’estimais fondamentale ? Quelque chose m’échappait.

Au cours de ma lecture attentive, je notais la mention répétée d’un certain Nietzsche [1844-1900]. Pauwels avait d’ailleurs placé en exergue de son livre un extrait d’un ouvrage de celui-ci au titre curieux, Ecce homo, extrait qui lui avait fourni le titre même de sa propre auto-biographie. La question existentielle de ce Nietzsche, donc de Pauwels, me semblait très pertinente, mais je n’avais jamais entendu parler de cet auteur germanique durant les (hélas trop rares) cours de philosophie reçus à l’institut catholique que j’avais fréquenté – j’étais en filière Bac C, donc très axée sur la mathématique et la physique, mais quand même, c’est presque saugrenu quand on y pense… ça, c’était une éducation orientée !

Peu après, je remarquai à l’inégalable librairie Unilivres (sise Rue de-Candolle, juste en face de ce que l’on appelait “ Uni I ”) un ouvrage en allemand dont le titre et le nom de l’auteur captèrent aussitôt mon attention : Ecce homo, de Nietzsche (1888). Puis je remarquai le sous-titre : “ Wie man wird, was man ist ”.

Comment l’on devient ce que l’on est.

En un éclair, je compris.

Dans les décennies qui suivraient, j’allais découvrir avec ce penseur atypique et fécond un univers intellectuel foisonnant et stimulant. Le sous-titre de son auto-biographie Ecce homo reprenait une partie de l’incipit au chapitre II.9 de celle-ci. Je noterais au cours de mes lectures nietzschéennes que l’auteur avait en fait repris une de ses propres fulgurances, énoncée en 1881 déjà dans Die fröhliche Wissenschaft (Le Gai Savoir, #270) : “ Was sagt dein Gewissen ? Du sollst der werden, der du bist. 

Que dit ta conscience ? Tu dois devenir celui que tu es.

Langue allemande, langue française… Je saisissais enfin pourquoi le titre de Pauwels avait ainsi fait naître le mépris chez mon collègue. Nous ne comprenions pas la phrase de la même façon, tout simplement.

Bien que dans le sous-titre de Ecce homo les deux verbes fussent conjugués au temps présent, en allemand “ werden ” présente de façon générale une connotation de futur par rapport au verbe “ sein ” (“ être ”). C’est aussi le cas en français pour “ devenir ” par rapport à “ être ”… et c’est ainsi que je l’avais spontanément compris ; toutefois, dans cette dernière langue “ on devient ” peut, également, avoir une connotation, que l’on peut trouver plus triviale dans ce contexte, de passé… signifiant implicitement “ on est devenu ”.

On pouvait donc partir d’un malentendu a priori et mal interpréter le livre de Pauwels, une auto-biographie qui se révélait authentique dans le ton comme dans l’esprit… même si les idées trop souvent s’avéraient aussi nébuleuses qu’abruptes. À la lecture de sa prose robuste toutefois, il m’a semblé que, par son usage du temps présent pour le verbe “ devenir ”, cet auteur singulier ne voulait pas simplement signifier : comment est-il devenu ce qu’il est… mais bien, de façon plus nietzschéenne et plus dialectique : comment deviendra-t-on ce que l’on est – déjà.

Que dit ta voix intérieure ? Tu dois devenir ce que tu es.

Après Nietzsche, le poète anglais Robin Skelton [1925-1997], un néo-paganiste, saura reformuler avec une intensité renouvelée ce fondement immuable de toute existence : “ Each man must turn what is into what is, or he will die. 

Tout homme doit transformer ce qui est en ce qui est, sinon il meurt.

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Un couple de forces

septembre 10th, 2023

In Pensées pour une saison – Printemps, #52.

La vie se révèle l’expression brouillonne, mais diablement tenace, d’un couple de forces antagonistes : le hasard, soit la contingence, et l’anti-hasard, soit la nécessité.

Depuis des milliards d’années elle est sans cesse en émergence, avec une structure cellulaire de base définie… mais dans une variété de formes surprenante suite à la duplication, répétée aussi exactement que possible, de réplicateurs porteurs d’instructions et soumis, dans un chaos incessant, à des petites modifications aléatoires. Toutes ces formes, les anciennes comme les nouvelles, se trouvent continuellement sous le tamis de la sélection naturelle. Un tamiseur qui souvent se comporte en broyeur. Ce qui ne peut pas durer… ne durera pas. Ce qui pourrait durer… durera peut-être.

Sur cette planète, la forme chimique générale des réplicateurs, qui s’est imposée aux origines de la vie, est l’ADN, l’acide désoxyribonucléique. Un nom à la consonance étrange et alambiquée, convenant parfaitement au mystère obscur, complexe et touffu qu’il recouvre.

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Système vivant n’est pas machine

juillet 21st, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #11.

Descartes [1596-1650] était fier d’avoir imaginé l’animal comme une machine ; l’homme, toutefois, subsistant, dans son esprit de philosophe idéalisant des catégories néo-platoniciennes, comme une âme incorporée [1].

L’auteur était intelligent et rédigeait bien, mais ne connaissait ni les âmes, ni les machines, ni les animaux… Nonobstant, son analogie satisfit pleinement les chrétiens en mal de renouvellement doctrinal, ainsi que les vivisecteurs de tous genres qui s’empressèrent de saisir un blanc-seing leur permettant de pratiquer… l’âme tranquille.

Quelques siècles plus tard, ils demeurent nombreux, ceux qui pensent : “ Moi, j’ai une âme ”… pour ensuite traiter les animaux comme des machines. Sauf, peut-être, leur favori (le “ pet animal ” des anglo-saxons), qui, lui, est différent…

L’attachement mental à la notion d’âme répond à des besoins psychiques très primitifs. À première vue, l’analogie cartésienne, entre machine et être vivant, peut sembler plus raisonnable, par sa formulation d’allure plus moderne. Pourtant, il devrait sauter à l’œil, même du plus myope, que c’est encore un non-sens.

Un organe, un organisme, doivent fonctionner, activement, une bonne moitié de leur temps, rien que pour conserver leur intégrité et rester opérationnels. Ce faisant, ils ne s’usent pas, au contraire ils se maintiennent, voire se développent. Le cœur doit travailler sans cesse… pour ne pas se scléroser à ne rien faire ! Tandis qu’une machine, si l’on procède de même avec elle, on ne fait que l’user : certes, elle doit être utilisée un peu, régulièrement, afin de la faire mieux durer, mais, généralement, pas plus de la moitié du temps !

Cette simple observation de bon sens s’avère profonde, car elle permet de pressentir une des différences fondamentales entre une machine et un système vivant : outre sa plasticité structurelle, absente de la machine, une caractéristique essentielle du second est qu’il se nourrit en métabolisant, ce qui lui permet de générer l’énergie biochimique nécessaire à son fonctionnement, mais aussi de renouveler, sans cesse, les molécules de ses cellules biologiques. Ce n’est pas le cas de la machine : l’essence ou l’électricité qu’on lui fournit ne sont que des sources d’énergie, elles ne se trouvent pas intégrées dans sa matière même.

[1] Cf. « Dérive antipodale des mots : cartésien », texte no 111 de Pensées pour une saison – Printemps.

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Où commence la vie, exactement ?…

juillet 20th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #10.

Lorsqu’on étudie de près les manifestations de la vie, de très près, en ayant recours à la solide méthode réductionniste, consistant à étudier le tout par ses parties, il est un moment de l’investigation où l’objet vivant paraît un ensemble d’objets inanimés – et on ne peut définir avec précision où et quand cette transition a eu lieu… La vie semble s’en être écoulée, comme une eau que l’on aurait vainement tenté de retenir entre ses doigts, dans le noir.

De fait, il est judicieux de savoir jusqu’à quel niveau on peut pratiquer un réductionnisme de bon aloi. Car il y a différents niveaux d’organisation et de complexité du réel, et pour chacun il faut utiliser des outils matériels et intellectuels adaptés. Il est vain de démonter entièrement une montre pour comprendre son fonctionnement si l’on n’a pas la moindre notion de mécanique. Il est vain (et obscène) de disséquer un animal si l’on n’a pas la moindre notion d’anatomie, de physiologie, de biochimie, voire d’écologie.

Ainsi, même de bonnes connaissances, si elles se trouvent limitées à la physique-chimie, ne permettront pas de retirer la moindre information valable de cette dissection. Car un système vivant s’avère bien plus qu’une agrégation d’atomes ou de molécules, aussi complexe et organisée soit-elle, et aussi sophistiqué que soit le modèle descriptif. Une biologie sans biochimie est largement illusoire, mais la biologie n’est pas que de la biochimie… car il y a dans la vie une particularité irréductible à la chimie.

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La démarche réductionniste et ses différents seuils

juillet 20th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #09.

La démarche réductionniste, consistant à étudier le tout par ses parties et les liens entre celles-ci, offre une garantie de rigueur intellectuelle et se révèle une approche efficace de la réalité. Mais il ne faut pas perdre de vue que la reductio ad absurdum – la réduction à l’absurde – guette l’imprudent se laissant glisser sur la pente de la reductio ad infinitum – la réduction à l’infini…

Il y a plusieurs niveaux de réalité, correspondant à différents plans d’organisation et de complexité. On ne peut appliquer la démarche réductionniste en-deçà d’un certain seuil, défini par l’approche matérielle et l’outil intellectuel que l’on utilise.

Ainsi, il y a un seuil subparticulaire où règne la mécanique quantique. Un seuil atomique, celui de la physique nucléaire. Un seuil moléculaire, celui de la chimie. Un seuil macro-moléculaire, celui de la biochimie entre autres. Un seuil cellulaire, celui de la biologie cellulaire. Un seuil pluri-cellulaire. Un autre lié à l’espèce vivante. Un seuil écologique. Des seuils divers d’intelligence et de conscience. Un seuil planétaire. Un seuil stellaire. Un seuil galactique. Et même, un seuil cosmique.

À chaque changement de seuil, un saut qualitatif s’opère, le tout n’est plus entièrement discernable par ses éléments constitutifs. Ainsi, on ne peut aborder la biologie cellulaire sans biochimie, mais on ne peut l’appréhender entièrement en se cantonnant à cette dernière. La réalité des choses s’exprime en des dimensions très différentes, et il convient de se souvenir que, souvent, le tout s’avère plus que la somme des parties.

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