In Pensées pour une saison – Hiver, #86.
C’est assez curieux : les gens à la mémoire limitée se plaisent, néanmoins, à imaginer, partout autour d’eux, l’existence de liens dans le monde. Liens à la teneur très vague, certes… mais nombreux et extensifs. Ce monde qu’ils traitent par ailleurs comme le leur – car la plupart des liens s’établissent avec eux-mêmes. Chacun de ces deux processus mentaux est inattendu, en l’espèce, mais c’est leur conjoncture qui donne particulièrement à réfléchir. Il y a là plus qu’une coïncidence psychologique.
Celui qui a bonne mémoire peut, plus naturellement, voir les liens réels entre les choses et les événements, cela tombe sous l’entendement. Mais il se trouve, aussi, avoir une meilleure conscience des innombrables cas où il n’y avait aucun lien à déterminer, seulement des coïncidences et des ressemblances fortuites ou accidentelles… à noter dans un coin de sa mémoire, c’est tout.
Ainsi, avec une mémoire vaste et longue, on conserve à l’esprit non seulement la partie visible ou explicable de l’iceberg-monde, mais aussi sa plus grande partie, celle située sous la surface et celle des événements fortuits.
D’un autre côté, si la mémoire est plus courte – et plus floue – on imagine volontiers des liens, partout… entre toutes les choses et tous les événements. Avec soi-même au centre de cette vaste toile. Plus la mémoire est limitée, plus de tels liens sont imaginés vastes et nombreux. On voit mal les détails de l’iceberg et on n’imagine pas du tout sa partie immergée… néanmoins on se perçoit en interaction avec l’iceberg.
On n’accepte pas que la plupart des choses sont simplement inaccessibles et ne peuvent être appréhendées. On manque de mémoire, par là de perspective, pour réaliser la profondeur du chaos… ne fût-ce que celui qui bée en soi. On ne voit pas, on ne veut pas envisager le désordre et le hasard omniprésents, qui règnent sur le monde… soi-même inclus. D’une fois à l’autre, on oublie tout… et on compense en imaginant – en s’imaginant au monde.
La conception de l’univers est celle d’une trame bien faite… dont on se trouve le centre.
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