Péron et la naissance de la science des invertébrés, par le Dr. Gabriel Bittar

In memoriam François Péron [Cérilly 1775.08.22 – Cérilly 1810.12.14]

Péron et la naissance de la science des invertébrés

Dr Gabriel Bittar
Président, Fondation internationale Jîvasattha et Jîvarakkhî
contact courriel: jivasatthaATbuddhayatanaDOTorg

 

Ière partie – Une passion, un combat, un succès, puis la maladie et l’oubli…

1. Introduction — Les plages de l’île des kangourous
2. François Péron, un homme d’origine modeste, passionné de science
3. 1800: Bonaparte envoie une nouvelle expédition scientifique vers Terra australis
4. Lamarck et les invertébrés
5. Transformisme contre fixisme – le grand polemos
6. Péron, les mollusques et le transformisme
7. Une expédition particulièrement riche en découvertes zoologiques
8. Un succès indiscutable, puis l’oubli – que s’est-il passé ?

IIème partie – Le chaos destructeur, encore et toujours

9. Un conflit entre scientifiques: les principaux rôles dans la tragédie Péronienne
10. Après le décès de Péron – les efforts de Lesueur
11. La politique et le sort de Péron
12. Le chaos en pleine action
13. Le bicentenaire d’une mort, mais un objet de préjugés encore vivace
14. Péron, Lesueur et Lamarck: connectivité et non connectivité
15. En conclusion – Heureux qui, comme Ulysse…

 

Ière partie – Une passion, un combat, un succès, puis la maladie et l’oubli…

1. Introduction — Les plages de l’île des kangourous

Me promenant sur les splendides plages de Kangaroo Island, cette grande île au large de l’Australie du sud, m’émerveillant à chaque pas entre ciel, terre et eau, souvent mon esprit dérive vers un mois de janvier 1803. Sur toute la durée de ce mois d’été austral, un jeune scientifique français, enthousiaste et énergique, François Péron, mû par la curiosité et l’intrépidité de l’explorateur, cherchait alentour des invertébrés. Il collectionnait des coquillages nouveaux pour son ami Charles-Alexandre Lesueur, un autre homme talentueux, qui s’astreignait à les dessiner et les peindre avec la précision d’un naturaliste. Membre de l’équipage scientifique d’une expédition de recherche commandée par Nicolas Baudin, Péron était à la recherche de tout invertébré inconnu à la science de son temps: il les recueillait, les conservait et les décrivait avec soin.

Un capitaine à la personnalité intrigante, ce Nicolas Baudin qui s’intéressait fort aux sciences naturelles. Hélas, il ne vivrait pas pour recueillir les fruits de son expédition: le 16 septembre 1803, il mourra de tuberculose à l’île Maurice (nommée alors l’île de France), lors du chemin de retour vers la France; sous les tendres soins d’Alexandrine Kerivel, née Mademoiselle Alexandrine Genève.

Ah, Genève… Par association l’esprit dérive un peu plus, vers Genève l’internationale et son magnifique Muséum d’Histoire naturelle où, lors des déambulations rêveuses et studieuses de mon adolescence, j’avais découvert les derniers restes d’une espèce d’ému nain maintenant éteinte, provenant d’une île lointaine au nom sympathique: Kangaroo Island. Un oiseau ratite ramené en France napoléonienne par une expédition scientifique incroyable, dont nul en France ne semblait connaître l’existence: l’ému de Kangaroo Island, Dromaius baudinianus, nommé d’après le commandant Baudin.

Un muséum où j’avais également appris, à mon étonnement, que l’extraordinaire collection de coquillages du grand Lamarck, toute la collection personnelle d’un scientifique qui avait fait partie des tous premiers pionniers du paradigme évolutif… avait in fine été donnée à la cité de Genève, en 1869. Le Muséum d’histoire naturelle de Paris, où Lamarck avait pourtant enseigné pendant des décennies… ayant refusé la donation !

Lamarck — un nom à consonance magique pour tout phylogéniste passionné d’évolution. Et Baudin, et Péron, et Lesueur, et Leschenault le botaniste… Des noms exaltants, des destinées émouvantes. Marchant le long des côtes de Kangaroo Island, méditant sur les milliards d’années d’évolution de la vie sur cette formidable planète, je pense aussi à ces hommes courageux, si loin de chez eux, grains de poussière dans le vent, à ces hommes braves qui, il y a deux siècles, arpentaient eux-mêmes ces lieux, observant le même océan, riche de tant de formes de vie — un océan puissant, splendide, indifférent.

Nicolas Baudin, après avoir mené les deux vaisseaux sous son commandement, Le Géographe et Le Casuarina, à compléter du 2 au 4 janvier 1803 la circumnavigation complète de Kangaroo Island (une première pour des Européens), jeta l’ancre et entreprit d’explorer plus avant l’île le 6 du mois. Ses scientifiques étudièrent avec le plus grand intérêt la bien nommée île des kangourous, jusqu’à leur départ pour le continent le 1er février. Péron fournit à cette occasion une description minutieuse et passionnante de la flore et de la faune d’une île inhabitée. Eden sur Terre.

Péron, qui de facto était devenu zoologiste en chef de l’expédition, comme d’habitude mena son travail avec application et sans faiblesse. Il observa et documenta, entre autres, les lions de mer australiens, pour lesquels il créa le genre Otaria (“ceux à petites oreilles”, afin de les distinguer des phoques qui n’ont pas d’oreilles apparentes). Cependant, il n’observa pas que les animaux de grande taille. De fait, la plus grande partie de son temps fut consacrée à des animaux que l’on tendait à l’époque à considérer comme de peu d’intérêt: les invertébrés.

Ce taxon inclut des êtres que l’on peut aisément qualifier d’animaux, tels les scorpions, les araignées, les crustacés et les insectes, les céphalopodes (calamars, seiches et pieuvres), toutes sortes de formes de vers, des myriades d’animaux à coquille, les oursins, les holothuries, les ophiures, les astéries, mais aussi des êtres encore plus étranges, à peine reconnus à l’époque comme étant des animaux: les crinoïdes, les bryozoaires, les hydrozoaires et les méduses, les gorgones, anémones et coraux, et les plus insolites de tous, à peine animaux, les éponges.

2. François Péron, un homme d’origine modeste passionné de science

Au long de ses écrits, Péron dévoile sa sensibilité aux beautés de la nature, malgré souvent la dureté de celle-ci. Cependant si les beautés naturelles l’inspirent, c’est d’abord la soif de connaissance qui l’anime: c’est au progrès de la connaissance que très jeune il décide de consacrer sa vite. Le jeune François croyait profondément que la compréhension jaillirait de la connaissance, et le bien social de la compréhension. Et que sa propre destinée était de participer de cette entreprise sacrée: accroître la connaissance du monde naturel afin que l’humanité puisse progresser.

Orphelin de père, il venait d’une famille pauvre, originaire du bourg de Cérilly, en plein coeur de la France. Volontaire dans les armées révolutionnaires, il combattit courageusement en terres étrangères, dévorant tous les livres éducatifs sur lesquels il mettait la main. Fait prisonnier, ayant perdu l’usage d’un oeil, Péron revint dans sa ville natale diminué physiquement mais plus averti de la vie. Il fut remarqué par le notaire local qui, en juillet 1797, avança généreusement à ce jeune homme prometteur les fonds nécessaires pour “monter à Paris” et y entreprendre des études de médecine. Il fut un bon étudiant et le grand anatomiste Georges Cuvier, qui était un de ses professeurs, le remarqua.

C’est alors que le destin perça le coeur du jeune homme. Le notaire bienfaiteur, père de la Sophie que François aimait, ne permit pas le mariage; il considérait que Péron, même médecin, n’était pas assez bien pour celle-ci. Ses rêves d’amoureux épris et impétueux ruinés, Péron décida alors de faire ce qu’il fallait pour devenir un homme d’exception. La pratique libérale de la médecine n’était pas suffisante pour cela, mais la politique, la guerre ou les affaires n’étaient pas non plus sa tasse de thé; non, sa passion, c’était la science.

3. 1800: Bonaparte envoie une nouvelle expédition scientifique vers Terra australis

Coup de chance pour Péron: le capitaine Baudin et le ministre Charles-Pierre Claret de Fleurieu organisent la plus ambitieuse expédition scientifique jamais expédiée vers la Terra australis. Une entreprise encore plus élaborée que les deux expéditions de recherche précédentes que Fleurieu avait déjà organisées vers la terra incognita des antipodes, avec La Pérouse en 1785, puis Bruny d’Entrecasteaux en 1791. Deux expéditions qui s’étaient avérées de tragiques entreprises marquées par la malchance, la souffrance et l’héroïsme. La première expédition avait été organisée par Fleurieu sous le regard attentif de Louis XVI, la seconde sous le régime révolutionnaire, et maintenant il organisait celle-ci, destinée à prendre le départ pour la dernière année du siècle des lumières, sous un gouvernement républicain glissant rapidement vers un régime despotique !

Nicolas Baudin, né en 1754, était un commandant parfait pour cette nouvelle expédition: il avait prouvé non seulement ses talents de capitaine chevronné, mais aussi, et de surcroît, il était un naturaliste expérimenté, capable de ramener vivants toutes sortes de plantes et d’animaux recueillis en pays lointains. Enfant du peuple, il s’avérait néanmoins homme de grande culture, voyageant avec une vaste bibliothèque personnelle. Bref, on avait là la perle rare, capable à la fois de saisir tout l’intérêt scientifique d’une telle expédition, mais également de ramener en France les échantillons récoltés et l’équipage en entier… si possible.

Péron avait fait acte de candidature en tant qu’anthropologue, mais en définitive, avec le soutien inter alia de Cuvier et Lamarck, il embarqua comme anatomiste et étudiant en zoologie. Ses deux mentors lui avaient particulièrement recommandé de garder l’oeil (et le bon) sur les animaux à corps mous (“mollusques“) qu’il pourrait croiser sur sa route. Bien entendu, la taxonomie de ces animaux était loin d’être établie à l’époque, et ce que les deux zoologues avaient à l’esprit étaient bien les invertébrés.

4. Lamarck et les invertébrés

Lamarck, qui était devenu un expert des invertébrés depuis sa nomination, en 1793, à la tête du département des “Animaux sans vertèbres” au Muséum d’Histoire naturelle de Paris, avait consacré beaucoup de temps et de réflexion à leur systématique et leur taxonomie, à leur place dans l’histoire naturelle et l’ordre des choses.

Deux écrits de Lamarck, datant de 1799, l’année précédant le départ de l’expédition Baudin, témoignent de son intérêt pour ces êtres peu étudiés, et sa conviction que leur systématique était loin d’être établie. Dans son “Prodrome d’une nouvelle classification des coquilles” (in Mémoires de la Société d’histoire naturelle, I, 63-91, Paris) il écrit: “les mollusques incluent les testacés , les insectes, les oursins, les madrépores etc.“.
Son deuxième écrit est un rapport qu’il constitua sur les invertébrés rapportés par Baudin suite à sa dernière expédition, sur les lointains rivages de l’Atlantique: “Collection d’histoire naturelle du C. Baudin. Partie zoologique relative aux animaux sans vertèbres, c’est-à-dire aux coquillages, aux insectes, aux oursins, aux madrépores, etc.” (Paris, ANF, fonds Muséum, AJ/15/569, dossier Belle Angélique, 14 ventôse an VII – 24 mars 1799 -).

À l’époque, les invertébrés n’apparaissaient pas clairement comme des animaux, au sens où l’on comprenait ce terme usuellement. On ne les prenait plus pour des plantes pour autant. Même les coraux, depuis la fameuse étude pionnière de Jean-André Peyssonnel, en 1726 (censurée initialement par Réaumur, qui tenait à ce qu’on les classât comme végétaux parmi les “orties de mer”, finalement publiée en 1742 grâce au soutien de Bernard de Jussieu), étaient reconnus, malgré leur intégration de micro-algues photosynthétiques, pour appartenir au règne animal, à l’instar de tous les cnidaires d’ailleurs. Pour l’investigateur curieux, les invertébrés demeuraient toutefois une énigme. Pour bien des penseurs et philosophes, ils restaient très troublants. Qu’est-ce qu’un honnête taxonomiste, respectant Dieu et ses oeuvres, pouvait bien faire de ces “animaux fleur” (les anthozoaires), tels que ces mystérieux coraux ou encore ces “anémones” de mer ? De ces “animaux mousse” (les bryozoaires), de ces “lis” de mer (les crinoïdes), de ces “concombres” de mer (les holothuries), ou encore de ces “sacs de cuir” (les tuniciers ascidiens) ?

Ces petites choses effaçaient les frontières les mieux établies, les frontières naturelles, les frontières mentales, par là même les frontières divines ! Le problème empirait avec certains animaux à coquille, brachiopodes tels que la lingule, mollusques tels que chitons, moules et autres huîtres: une énigme supplémentaire au sein de l’énigme. Car bien que clairement associés aux littorals de toutes les mers, ne retrouvait-on pas également leurs fossiles à de hautes altitudes, en de très nombreux lieux bien éloignés de tout rivage ?!

C’était très troublant, de quoi rendre malade voire fou tout savant dans ce domaine… Tel l’étrange personnage d’une nouvelle de Patrick Süskind, Maître Mussard, que l’on peut voir, à travers ses écrits, sombrer progressivement, et au début de façon subtile, dans une effroyable variante du syndrome de Cotard (“Das Vermächtnis des Maître Mussard” — “Le Testament de Maître Mussard“). Lamarck lui-même, ayant étudié d’une passion dévorante les coquillages qu’il avait amassé dans sa vaste collection, deviendra aveugle et coupé du monde académique dans sa dernière décennie de vie.

Outre Lamarck, Georges Cuvier également s’intéressait aux invertébrés, mais pour des raisons différentes de son collègue: pour le premier, ils étaient précieux indicateurs d’une vérité plus fondamentale, pour le deuxième leur place taxonomique demandait simplement à être précisée. C’est G. Cuvier qui, le premier, créa un nouvel adjectif en en préfixant un: “in-vertébré“. Il avait commencé à s’intéresser à ces formes de vie dès 1792, mais la plupart de ses écrits à leur sujet furent publiés entre 1802 et 1815, et furent rassemblés en 1817 dans ses “Mémoires pour servir de l’histoire et à l’anatomie des mollusques“. Même si ses motivations de chercheur étaient sincères, il n’en apparaît pas moins qu’elles étaient également animées par un esprit de confrontation féroce avec Lamarck.

Lamarck qui, en 1809, fera un saut conceptuel important: en substantivant l’adjectif créé par Cuvier, il rassemblera les trois embranchements composant à l’époque les “animaux sans vertèbres” (les mollusques, les articulés et les radiaires) en un nouveau phylum, les “invertébrés“, dont les vertébrés émanaient en un embranchement particulièrement dérivé (évolué).

En tant que savant séduit par les grandes explications d’ordre philosophique, Lamarck avait tenté de développer, depuis le temps de ses travaux pionniers en botanique, une méthode naturelle de classification des êtres vivants (une taxinomie). Bien avant 1800, il avait imaginé des classes taxonomiques sous forme de séries que des recherches approfondies permettraient d’inter-connecter. Dans la théorie de l’évolution dont il fut un pionnier, la méthode taxonomique naturelle était le chemin même que la nature avait suivi en produisant les différents groupes d’organismes.

Pour Lamarck, la meilleure façon d’appréhender la vie dans son ensemble consistait à l’étudier d’abord dans ses formes les plus simples. Là, l’organisation de base et les fonctions vitals se prêtaient plus facilement à l’observation, n’étant pas masquées par des facultés et des organes plus complexes et plus spécialisés. Sa vision scientifique et philosophique était que toutes les formes de vie formaient un seul développement intégré, par dérivations et transformations, les formes fossiles prouvant que ce processus se déroulait depuis longtemps, et s’avérait progressif. Son aspiration à comprendre la vie dans toutes ses manifestations et comme un tout, comme une “biologie” (un mot qu’il produisit en 1802, en même temps que l’Allemand Treviranus dans sa “Biologie oder die Philosophie der lebenden Natur” – “Biologie ou la philosophie de la nature vivante“), et sa conviction que l’étude des invertébrés contribuerait à cette compréhension, expliquent l’extraordinaire dévotion du Lamarck vieillissant à cette recherche, plus particulièrement à l’étude des coquillages fossiles.

5. Transformisme contre fixisme – le grand polemos

L’intuition philosophique de Lamarck, de la vie formant un ensemble se transformant progressivement, s’étendait, au-delà de la biologie, à la géologie: les paysages se formaient progressivement, par de lents changements, à travers des processus minéraux certes, mais aussi biologiques ! Une conception tout à fait remarquable pour son temps, et encore très moderne.

Ces conceptions transformistes étaient à l’opposé de celles de G. Cuvier, qui adhérait à une conception fixiste, platonicienne-aristotélicienne: la vie s’exprimait dans une série de lignées parallèles, les formes existantes étant soit une forme dégénérée, soit la forme parfaitement préservée, des prototypes originels et parfaits. Avec, ici et là, des catastrophes ayant permis l’élagage de la diversité sauvage et quelque peu désordonnée des origines, et la prédominance des “meilleures” formes. Cette vision de Cuvier en faisait un scientifique très populaire auprès de certains milieux chrétiens, encore puissants et bien dotés financièrement malgré la révolution, et qui réalisaient que le discours traditionnaliste nécessitait quelques adaptations, les idées principales demeurant inchangées.

Ce polémos majeur, ce grand orage idéologique où s’affrontèrent fixisme et transformisme, illumina de ses éclairs les cieux turbulents de la science et de la philosophie durant toute la première moitié du 19ème siècle. Et après l’énorme effort intégrateur et interprétatif de Darwin, le fixisme ne sera plus l’apanage que des ignorants, ou des idéologues les plus obtus.

Ce fut Lamarck versus Cuvier, certes, mais il ne faudrait pas oublier une tierce personne, qui rend ce chapitre majeur de l’histoire de la pensée encore plus intéressante sur le plan humain: le deuxième, chronologiquement, à être nommé à la tête d’un département de zoologie du Muséum d’histoire naturelle, soit Étienne Geoffroy Saint-Hilaire. Il avait été nommé en 1794 à la tête du département de la zoologie des mammifères et des oiseaux, puis, lors de l’expédition de Bonaparte en Egypte, en 1798, il avait fait d’importantes contributions à l’étude des poissons et des reptiles. S’étant spécialisé en tératologie expérimentale (l’étude des monstres mutants), il était, à l’instar de Lamarck, un grand pionnier du transformisme, partageant avec ce dernier cette notion d’une unité structurale à travers l’ensemble du monde animal. Il se retrouvait donc, comme Lamarck, en opposition idéologique avec Cuvier. Il convient toutefois de noter une différence conceptuelle entre les deux transformistes: alors que Lamarck envisageait des transformations progressives, suite principalement à des changements d’habitudes ou d’attitudes, au sens le plus large, pour Geoffroy Saint-Hilaire celles-ci se faisaient principalement suite à des pressions de l’environnement sur les organismes au cours de leur développement, surtout au cours de leur épigénèse (phase embryonnaire).

Quoique Geoffroy Saint-Hilaire fût philosophiquement plus proche de Lamarck, lui et G. Cuvier étaient plutôt bons amis, du moins au départ. Le trio du Muséum étant présenté, on peut sans difficulté imaginer qu’il y avait là un potentiel pour un essor majeur des idées scientifiques, mais chaotique dans son essor et même illogique dans son processus. Nous reviendrons plus tard sur cet imbroglio humain et épistémologique, et sur le rôle peu connu de Geoffroy Saint-Hilaire sur la vie de Péron… ou plus précisément, sur son absence de rôle, alors qu’il aurait dû (logiquement) en avoir un !

6. Péron, les mollusques et le transformisme

La diabolique ironie de l’histoire se signale dans le détail de son déroulement. Péron avait découvert, en Tasmanie, à King Island et à Kangaroo Island, des coquillages très significatifs, ceux du mollusque Trigonia margaritacea (Lamarck 1804). Ce bivalve s’avérera particulièrement remarquable dans l’histoire des sciences, car son groupe taxonomique n’était jusqu’alors connu que sous la forme de fossiles. Il témoignait que certains groupes d’espèces pouvaient complètement disparaître de certaines zones de la planète, peut-être simplement après avoir évolué en d’autres espèces, tout en continuant inchangés leur existence ailleurs !

Des espèces et groupes d’espèces n’étaient donc pas nécessairement destinées à complètement disparaître lors d’événements cataclysmiques globaux, en un processus providentiel marqué d’une sorte d’immanence, comme G. Cuvier l’imaginait. Au contraire, il y avait là preuve, avec la découverte de ce que l’on pouvait appeller un “fossile vivant”, que toute l’histoire de la vie sur la planète était en réalité un processus marqué par la contingence, largement fortuit et en définitive plutôt continu. Cette découverte capitale allait aider Lamarck à formuler avec plus de confiance les premiers éléments de son interprétation réellement révolutionnaire de la vie: ce que l’on appellera le transformisme. Un changement fondamental de paradigme qui, six décennies plus tard, sera amélioré de façon décisive par Charles Darwin, pour devenir l’évolution par la sélection naturelle.

On peut se faire une idée de l’énorme impact de cette petite découverte par un Péron à l’oeil averti en notant que, trente ans après la description par Lamarck de ce mollusque remarquable, deux savants du voyage de découvertes du vaisseau L’Astrolabe, commandée par J. Dumont d’Urville en 1826-1829, Quoy et Gaimard, rapportèrent qu’ils ne manquèrent pas de rechercher un spécimen vivant de cette Trigonia, dont seule la coquille était alors connue. Qu’ils furent si heureux d’en découvrir un spécimen vivant que, lorsque L’Astrolabe courut le risque de s’échouer sur les récifs de Tongatabou, ils avaient décidé que si un spécimen devait à tout prix être sauvé du naufrage, ce serait celui-ci (par chance leur navire ne sombra pas en définitive et leur précieuse collection ne fut pas perdue.)

Où se situe l’ironie de l’histoire ? Eh bien, dans son succès même… Péron ne prit pas bien que Lamarck eut décrit l’espèce sans l’avoir convenablement associé au processus taxonomique. Le coquillage de Trigonia margaritacea faisait partie de la riche cargaison que Le Naturaliste, second navire sous le commandement de Baudin à avoir apareillé du Havre en 1800, avait ramenée au même port le 6 juin 1803. Tout le monde était impressionné par l’énorme quantité et la fabuleuse diversité de spécimens rapportés au Havre, nombre d’entre eux en excellent état de surcroît ! L’excitation était à son comble, particulièrement chez les savants. Bien naturellement, ils étaient impatients d’étudier immédiatement ce riche trésor et, quand Le Géographe jeta finalement l’ancre dans le port de Lorient, le 25 mars 1804, Lamarck avait déjà publié trois notes décrivant six nouvelles espèces d’invertébrés ramenées par Le Naturaliste, G. Cuvier avait pour sa part publié deux mémoires, et Lacépède un.

Lorsqu’il revint en France sur le navire amiral Le Géographe avec les illustrateurs Lesueur et Petit, Péron n’apprécia pas spécialement de ne pas avoir été plus étroitement associé à la publication de ces résultats scientifiques basés sur ses échantillons…

7. Une expédition particulièrement riche en découvertes zoologiques

À son retour, Péron retrouva une France où dans l’ensemble pas grand chose n’avait changé depuis son départ quatre ans plus tôt: son pays était toujours en état de guerre avec la plus grande partie de l’Europe. Certaines choses avaient un peu changé toutefois: le citoyen Bonaparte, après avoir produit le Code civil, un tour de force en matière d’écriture de lois qui aura bien plus d’impact sur l’Europe continentale que toutes ses aventures militaires, se convertissait rapidement en Napoléon, l’Empereur.

C’est dans ce contexte de guerre et de tyrannie que Péron se devait de lutter pour obtenir la gloire qu’il avait tant méritée, après tous ses efforts et toutes les souffrances qu’il avait endurées. D’abord, assurer l’essentiel: d’une part il lui fallait de l’argent pour survivre, d’autre part il devait établir sa primauté pour toute publication (zoologique en particulier) en relation avec ce qu’il considérait être son expédition. Aussi, avec pugnacité, Péron s’assura-t-il d’un peu d’argent des autorités (juste de quoi survivre hélas), et de son monopole officiel sur l’exploitation des données zoologiques de l’expédition. Sans pour autant, malheureusement, obtenir de position officielle dans un institut, et en tout cas pas au Muséum. Aussi sa victoire partielle s’avérerait-elle une victoire à la Pyrrhus, Péron n’obtenant guère, dès lors, d’appui pratique de la part du Muséum. Et Lamarck ne collaborerait pas avec Péron dans ces conditions, se concentrant plutôt sur ses propres découvertes de fossiles d’invertébrés dans la région parisienne: “Mémoires sur les fossiles des environs de Paris, comprenant la détermination des espèces qui appartiennent aux animaux marins sans vertèbres” (1802-1806).

Péron avait su manoeuvrer habilement pour assurer sa supervision obligatoire de toute production de résultats zoologiques. Hélas, la suite démontrera que Péron ne pourrait pas faire grand chose avec ses financières et humaines limitées. D’autant que Petit décédera peu après son retour en France, et l’équipe de Péron se limitera dorénavant au brave et loyal Lesueur. De plus, François était malade de la tuberculose, qui le consumait bien trop rapidement pour ses ambitieux projets — il allait bientôt se retrouver la prochaine victime d’une expédition aux terres australes.

Que cette troisième grande expédition française d’exploration vers la Terra Australis, quoiqu’affligée d’un taux de mortalité humaine élevé (c’était néanmoins bien mieux que les deux précédentes !), fût marquée du sceau du succès d’un point de vue zoologique, et cela principalement grâce aux efforts de Baudin, Péron et Lesueur, a été redémontré par les investigations du zoologiste belge Michel Jangoux, et en France par les travaux de Jacqueline Goy, Christian Jouanin et Bernard Métivier. Ils ont particulièrement éclairé les contributions de Péron et de Lesueur à la science, pendant l’expédition Baudin et durant les années qui ont suivi; leur verdict: ç’avait été du très bon travail.

Afin de se faire une meilleure idée de ce qui fut ainsi accompli par l’expédition Baudin, voici quelques données chiffrées sur deux portions zoologiques du trésor rapporté par celle-ci, et quelques commentaires sur le gaspillage éhonté qui en fut fait, par des personnes qui n’avaient pas l’excuse de l’ignorance.

En 1810, l’extraordinairement compétente description et classification par Péron des méduses observées lors de son voyage austral fut publiée, hélas sans les magnifiquement précises illustrations de Lesueur — il n’y avait pas d’argent pour cela dans une France épuisée par deux décennies de guerres, et d’ailleurs, depuis début 1810, les imprimeurs étaient chargés de donner priorité aux besoins de la propagande ! Les illustrations accompagnant cette oeuvre pionnière ne seront jamais publiées, suite à l’indifférence ou aux obstructions sournoises de G. Cuvier et Lamarck. Inévitablement, l’impact de ce travail sur le monde scientifique en sera pratiquement nul.

Pourtant, le grand patron de la zoologie française, Georges Cuvier lui-même, avait établi, le 8 juin 1806, dans un rapport au gouvernement, que l’expédition avait ramené plus de 100’000 spécimens d’animaux (dont un grand nombre vivants), représentant près de 70’000 espèces zoologiques, sont 2’500 étaient nouvelles pour la science ! C’était plus que les résultats cumulés de toutes les expéditions de ce genre faites en 100 ans, y inclus les expéditions du capitaine Cook ! Cuvier était alors plein d’éloge pour la méticulosité de Péron et ses méthodes scientifiques.

Regardons de plus près juste une classe d’invertébrés, celle des astérides ou étoiles de mer. En 1800, au départ de l’expédition Baudin, seule une douzaine d’espèces d’astérides était connue. Une cinquantaine de nouvelles espèces sera collectée par Péron ! Hélas, rongé par la tuberculose, handicapé par le manque de moyens, il ne trouvera jamais le temps de les décrire formellement et de publier ses résultats, et Lesueur non plus ne sut pas le faire après sa mort en 1810. Seules 14 de ces nouvelles espèces seront (laconiquement !) décrites par Lamarck, le reste sera redécouvert et convenablement décrit durant les deux siècles qui suivront, pour la plupart en 1842-3 par les scientifiques allemands Müller et Troschel. Dommage. Schade !

8. Un succès indiscutable, puis l’oubli – que s’est-il passé ?

Que c’est-il donc passé pour que l’entreprise tournât si mal après un début si prometteur ? Quel est l’ingrédient qui a si cruellement manqué ? Ou bien s’agit-il, tout simplement, d’encore une illustration de la loi des événements qui veut que si quelque chose doit mal tourner, cela tournera mal ? Ou bien encore, y eut-il une sorte d’esprit du mal dans cette lamentable affaire ? De fait, serait-ce Péron lui-même, son triste sort s’avérant tout naturellement une rétribution divine pour ses mauvaises actions ?

Tout d’abord, il a été accusé, en particulier dans les milieux anglo-saxons, du péché d’avoir ouvertement dit du mal de son commandant. Toutefois, il faut réaliser qu’on est là en présence d’une mauvaise appréciation de la psycho-sociologie des Français, de manière générale: pour des mentalités anglaises, ne pas se tenir aux côtés du capitaine était vil, en dire du mal ouvertement était inqualifiable. Cela n’était pas vrai pour des mentalités françaises, encore moins pour des enfants de la Révolution !

Autrement, et plus gravement, Péron a été pris la main dans le sac par les historiens des sciences: il a réécrit l’histoire afin de faire accroire siennes les contributions du zoologiste en chef de l’expédition, René Maugé, ou en prétendant qu’elles l’étaient, ou à défaut qu’elles appartenaient à son ami et allié Lesueur.

Toutefois, cette action condamnable de la part de Péron ne fut pas faite parce que Maugé, que par ailleurs Péron respectait grandement, était un vieil ami de Baudin. Elle ne fut pas faite dans un esprit de malice ou de malfaisance, mais simplement dans un esprit de survie financière et dans un contexte de manoeuvre dans une France en guerre où les ressources dévolues à la science devenaient bien maigres. Péron, appuyé en cela par la hiérarchie du Muséum, avait obtenu le privilège de voir son salaire réévalué au niveau de celui de zoologiste en chef de l’expédition, et ceci depuis le départ de celle-ci depuis l’île Maurice, en avril 1801… alors que Maugé, le chef en titre, était encore vivant ! Aussi les contributions de Maugé se devaient-elles d’être inexistentes ! Péron se rendait bien compte que sa situation n’était pas stabilisée, que ses relations avec le Muséum n’étaient pas si bonnes que cela et que, malgré les rapports officiels élogieux à son égard, tout privilège qui lui avait été accordé pouvait tout aussi bien lui être retiré. Non, décidément, la gloire n’était pas fruit facile à cueillir… Péron ne saboterait pas son privilège salarial, obtenu non sans difficultés, par ses propres publications ! Et tant pis pour la vérité historique !

Répétons-le: si Péron avait connu bien des frictions avec Baudin, ce n’avait pas été le cas avec Maugé. Il ne s’agissait donc pas en l’occurrence d’un règlement de compte personnel, mais de nécessaires petits arrangements avec la vérité, si communs chez la plupart des êtres humains. Cette faiblesse n’a donc pas fait de Péron un acteur si criminel qu’il faille nécessairement évoquer la justice immanente pour expliquer son destin affligeant… Si ce n’est pas Péron lui-même qui est réellement responsable de l’affaissement final de sa destinée — on ne peut l’accuser de torpeur, cet homme n’a jamais cessé de lutter, jusqu’à son dernier souffle — alors qui ? De fait, y a-t-il vraiment un suspect ?

Cela pourrait-il être le fantôme mécontent de Baudin ? Peu probable, considérant le caractère magnanime du commandant. Bien sûr, il y avait un gouffre entre les deux tempéraments, plutôt félin dans le cas de Baudin, plutôt canin dans le cas de Péron. Dans les conditions de promiscuité d’un navire ils ne cessaient de s’énerver l’un l’autre et se supportaient de moins en moins. Dans l’ensemble toutefois il n’y avait pas de haine entre ces deux gentilhommes de l’esprit. Péron était le plus insistant, par là le plus fatigant des jeunes savants, mais il n’était pas le seul avec qui Baudin avait des difficultés relationnelles au cours de ce qui s’avérerait sa dernière expédition. À l’exception des marins expérimentés qu’il avait hérités de ses expéditions précédentes, et de ses vieux amis parmi les scientifiques, le commandant avait des difficultés avec les mauvais marins qu’il avait dû embarquer à l’île Maurice, mais aussi, de façon générale, avec tous ces enfants de la Révolution qui se retrouvaient à bord. Les tracas de Baudin ne se limitaient pas d’ailleurs aux mauvais marins et aux seuls jeunes savants de l’expédition, qui semblaient s’imaginer que le commandant était une sorte de majordome au service de leurs hautes fonctions intellectuelles… Ses officiers mal dégrossis eux-mêmes, souvent impertinents, ne l’aidaient pas particulièrement… Le pauvre Baudin, fils tardif d’une époque aux manières polies et raffinées, se retrouvait environné de jeunes insolents, mal élevés et irrespectueux. Baudin tenta bien d’alléger l’atmosphère avec son sens de la dérision… sans résultat. La jeune génération révolutionnaire ou bonapartiste embarquée n’avait pas le sens de l’humour, appréciait encore moins l’humour noir. Le conflit de générations, particulièrement aigü dans le contexte historique et social de l’époque, empoisonna toute l’expédition.

Non, décidément cela ne peut être le pauvre Baudin, qui “cessa d’exister” le 16 septembre 1803, à l’ile Maurice. Lui, le commandant qui s’était lentement consumé dans les souffrances d’une tuberculose pulmonaire terminale, ne peut être considéré, en aucune manière, comme ayant eu une part de responsabilité dans le mauvais sort qui s’acharnera sur Péron. Sept ans plus tard ce dernier mourra également de tuberculose, mais s’il eut la consolation de pouvoir terminer ses jours dans sa ville natale, il ne pouvait que se désoler à l’idée de n’avoir pas pu achever le dixième de ce qu’il voulait faire. Certes, la maladie que Péron avait contacté au cours de son voyage ne lui porta pas chance, mais, dans l’ensemble, le destin malheureux de ce caractère pugnace que fut François Péron fut forgé après son retour en France, pas durant l’expédition qui, au contraire, fut réellement pour lui une chance extraordinaire d’atteindre à la gloire scientifique.

IIème partie – Le chaos destructeur, encore et toujours

9. Un conflit entre scientifiques: les principaux rôles dans la tragédie Péronienne

Envisageons tout à tour quels furent les rôles des principaux protagonistes dans la tragédie péronienne durant les 6 années et 9 mois qui séparent son retour en France, le 25 mars 1804, et son décès, le 14 décembre 1810.

En premier lieu, ces deux personnalités du Muséum qui s’opposèrent jusqu’au bout, Jean-Baptiste de Monet de Lamarck et Georges Cuvier.

Comme nous l’avons vu, la découverte par Péron de la coquille d’un mollusque clé, ramenée en France par Le Naturaliste le 7 juin 1803, contribua à confirmer Lamarck dans ses vues transformistes. Au grand déplaisir du fixement fixiste G. Cuvier. Ce n’est pas tout. Outre ses talents de chercheur sur le terrain, on peut aussi mettre à l’actif de Péron qu’il fut un pionnier d’une approche phylogénétique de la zoologie, ainsi qu’un défricheur en zooclimatologie (deux domaines qui seraient développés plus tard par un grand scientifique allemand, Ernst Haeckel). Encore une fois, rien qui ne fît particulièrement plaisir à G. Cuvier…

De surcroît, au sein de l’expédition Baudin, Péron ne s’était pas activé uniquement en tant que zoologue: avec son ardeur habituelle, il s’était également occupé d’océanographie, mesurant très consciencieusement les températures à plusieurs niveaux de profondeur à divers points de l’océan, et cela à des profondeurs jamais atteintes alors. Ces observations contribuèrent, elles aussi, à confirmer Lamarck dans son scepticisme à l’égard du créationnisme et de l’adaptation cuvierienne de celui-ci: le catastrophisme.

Rien de tout cela ne serait vu d’un très bon oeil par un Georges Cuvier plutôt belliqueux. Péron n’était pas stupide, il réalisait sûrement que G. Cuvier portait le pantalon dans le couple en perpétuelle dispute que formaient Lamarck et Cuvier… Aussi tenta-il, tant bien que mal, malgré ses propres résultats clairement en faveur des idées du premier, d’afficher son allégeance à ce dernier. Mais Cuvier n’était pas naïf non plus: quoique le petit salaud fît les courbettes d’usage à l’égard du seul, du vrai maître de la zoologie – lui, le grand Georges Cuvier -, il n’était pas dupe pour autant. Il ne pouvait que réaliser que Péron, par ses contributions scientifiques, minait en réalité son grand édifice catastrophiste. Par là, inévitablement (à ses yeux d’idéologue socialement ambitieux), Péron lui apparaissait comme une menace à son prestige social et à sa position académique.

Pour se faire une meilleure idée du personnage que Péron, sans le vouloir, avait irrité, il faut savoir que G. Cuvier pouvait être si querelleur et hargneux qu’en 1829, aux funérailles du vieux Lamarck, il négligerait l’adage bimillénaire de convenance sociale: “De mortuis nil nisi bonum” (“Des morts ne rien dire que du bien“), pour se lancer dans un soi-disant éloge si perfide et si méprisant de son vieil adversaire, que tous les assistants, y compris ses sycophantes, en seraient choqués. Pour un homme tel que lui, prêt à combattre par tous les moyens les idées transformistes de Lamarck, le blocus, puis la suppression des résultats de Péron, s’imposaient donc parfaitement. Pour Cuvier, aucun développement dans la science des invertébrés n’était acceptable s’il ne le contrôlait pas – Lamarck était assez gênant comme cela, il ne fallait pas qu’on puisse en rajouter de ce côté. Aussi bien, à part, au début, des éloges convenus à l’égard des qualités scientifiques de Péron, n’offrira-t-il par la suite aucun soutien réel à ce jeune scientifique bien fâcheux.

Car si Georges Cuvier savait parfaitement qu’il ne pouvait faire chuter Lamarck de sa chaire au Muséum, il pouvait par contre créer le vide humain et intellectuel autour de son adversaire déclaré. C’est ce qu’il fit, au grand dam de Péron. Le 6 janvier 1808, dans un rapport de 395 pages adressé à l’Empereur (rapport qui sera publié en 1810), intitulé “Rapport historique sur les progrès des sciences naturelles depuis 1789 et sur leur état actuel“, mentionnera-t-il à peine l’expédition de Baudin ou les contributions scientifiques de Péron et Lesueur.

Dans ce rapport, G. Cuvier était parfaitement conscient de ne satisfaire ni à l’esprit de justice ni à l’esprit d’honnêteté. Car comme nous l’avons vu, une année et demie auparavant, en juin 1806, il avait loué la méticulosité de Péron et les résultats impressionnants du dernier voyage de découvertes aux terres australes ! On pourrait également noter qu’en septembre 1810, son jeune frère, Frédéric Cuvier (le népotisme n’était pas rare au Muséum…), mentionnera l’extraordinaire contribution à la zoologie, particulièrement à la zoologie marine, des scientifiques de l’expédition Baudin… Il semble donc bien que la main droite et la main gauche de Georges Cuvier pouvaient faire des choses contradictoires sans que le système nerveux central du grand maître n’en souffrît. Une dissonance cognitive ne le gênait guère !

Du point de vue éthique, on peut légitimement estimer que le comportement de Georges Cuvier fut criminel en définitive. Il a commis un crime contre la science, car il est allé trop loin dans les moyens politiques et académiques dont il usa et abusa pour la promotion de ses intérêts, soit sa position sociale et son idéologie personnelle. Du fait de ses actions étroitement égoïstes, il a compromis dans son pays tout progrès en matière de biologie évolutionnaire. Alors que la France avait si bien débuté en ce domaine, ce sera un Anglais, Charles Darwin, qui la fera revivre un demi-siècle plus tard. On a donc pu à raison comparer G. Cuvier à Trofim Lyssenko, qui, sous les années de plomb de la terreur stalinienne, anéantira une biologie soviétique pourtant si prometteuse. Ceci étant, si Lyssenko fut un scientifique de la main gauche, les capacités scientifiques de G. Cuvier furent indéniables. Pourtant, de son vivant, la biologie française, qui avait si bien débuté le 19ème siècle, fut menée dans une impasse durable, et Cuvier eut une lourde responsabité personnelle dans ce crime contre la science. Fut-il pour autant criminellement coupable du sort malheureux de Péron en matière scientifique ?

Eh bien… pas vraiment. G. Cuvier était un bon apparatchik, mais il n’opérait pas sous un régime stalinien, pas plus d’ailleurs que dans un contexte moyenâgeux. Il ne pouvait faire exécuter ni emprisonner qui que ce soit, que ce fût sous Napoléon ou sous la Restauration. Péron fut une victime dans un conflit idéologique qui le dépassait, un pion à supprimer pour un côté, et comme nous allons le voir, à sacrifier pour l’autre. L’autre côté étant personnifié par Lamarck.

Justement, Lamarck: pourquoi, pour le dire gentiment, ne fut-il pas d’une plus grande aide pour Péron, qui apportait pourtant bien de l’eau à son moulin ? Eh bien, on peut raisonnablement soupçonner qu’entre les deux hommes ce n’était pas le grand amour. Lamarck et Péron étaient deux personnalités parfaitement antagonistes, sans doute autant que Baudin et Péron l’avaient été. De plus, Lamarck percevait sans doute Péron comme un danger pour son statut académique. Cet impétueux gaillard dans la trentaine menaçait le vieillard plus tranquille dans la soixantaine qu’il était, par le simple fait que Péron se spécialisait avec talent dans le domaine même que lui, Lamarck, avait dû développer à partir de pratiquement rien lorsqu’il était dans sa cinquantaine, alors qu’il avait passé les décennies précédentes à plutôt documenter “La flore française“. Tout cela parce que la position de botaniste en chef de la nation était de facto propriété de la famille Jussieu, et qu’on ne lui attribuait, à lui Lamarck, que la chaire la moins prestigieuse, celle des animaux sans vertèbres !

Courageux mais pas téméraire, et plutôt solitaire, Lamarck ne se mettrait pas en danger lui-même pour rien, il avait déjà fort à faire avec Cuvier. On peut donc comprendre qu’il n’appuya pas Péron après le retour en France de celui-ci en 1804. Mais pourquoi donc n’appuya-t-il pas les résultats scientifiques de ce dernier après 1810 ? Le concurrent potentiel était décédé, et les résultats de Péron allaient dans le sens de ses propres idées ! Ce sujet mériterait une recherche circonstanciée, mais on peut conjecturer que les yeux du vieux Lamarck lui donnaient de plus en plus de difficultés. Il lui était de plus en plus pénible de compléter son magnum opus final, son “Histoire naturelle des animaux sans vertèbres“, usant de ses propres découvertes dans le domaine, aussi pourquoi passerait-il du temps sur celles de son ex concurrent ? Et en 1819, Lamarck était aveugle.

10. Après le décès de Péron – les efforts de Lesueur

Au bilan, dans l’histoire plutôt complexe de la science, quantité de chercheurs partagent le sort peu enviable de Péron. Ils sont nombreux, les travaux scientifiques valables, qui n’ont jamais pu devenir matière première utilisable par d’autres, encore moins utilisée. Nombre d’entre eux gisent et pourrissent dans des appartements privés, des compactus de bibliothèques, des tiroirs de musées, des caves de laboratoires — et ceux-là ne représentent que la pointe de l’iceberg comparés à tous les matériaux qui ont déjà disparu pour toujours.

Si le cas de Péron n’est pas exceptionnel, il marque néanmoins les esprits, parce qu’il offre du matériel d’analyse permettant d’assez bonnes reconstitutions aux historiens des sciences, et qu’il porte en lui des aspects de tragédie grecque. Au contact des travaux de Péron, l’imagination peut s’envoler, car peu de chercheurs de son calibre ont eu la chance d’être associés à un illustrateur aussi talentueux que Lesueur. L’art exquis et précis du dessinateur et peintre capte l’oeil, émeut les sens, titille la curiosité et enflamme l’imagination, faisant naître chez ses admirateurs le désir d’en savoir plus: on creuse le sujet, on découvre une aventure insoupçonnée, et l’on se met à vouloir que justice soit rendue aux valeureux pionniers de la connaissance — à titre posthume certes, mais c’est mieux que rien.

Le fidèle Lesueur fit de son mieux, après la mort de son ami Péron, pour que leurs travaux communs fussent publiés. Mais écrire et frapper aux portes n’étaient pas son fort… il était illustrateur, d’abord et avant tout. Il réussit à faire publier en 1813 un article sur les animaux méditerranéens que lui-même et Péron avaient observés dans les eaux niçoises, mais là encore non illustré, par manque de fonds — et puis c’est tout. Lesueur devait bien vivre, et comme, malgré son extraordinaire talent, le Muséum ne l’avait pas engagé dans un poste, il accepta en 1815 un job aux USA, où il travailla comme un illustrateur apprécié en sciences naturelles, jusqu’à son retour en France en 1837.

Pour mieux comprendre combien dans cette histoire le destin s’est complu dans des cheminements aberrants, il faut savoir que tous les échantillons de l’expédition Baudin, qui se trouvaient en possession de Péron au moment de sa mort, furent logiquement récupérés par le Muséum — mais pas, pour des raisons paraissant alors justes et raisonnables, les notes de Péron et les illustrations de Lesueur les accompagnant. Que sont des échantillons biologiques sans leurs notes correspondantes ?! C’est le règne du chaos, au sens grec antique de khaos: le gouffre abyssal, s’élargissant, dans lesquels se perdent tout sens et tout ordre, irréversiblement. Toutes les notes de Péron étant demeurées aux bons soins de Lesueur, parti de France pour 22 années, on peut sans difficulté imaginer que tout intérêt pour celles-ci eussent disparu au bout d’une si longue absence. Ce gaspillage est déplorable, mais un dernier aspect de cette affligeante histoire rend celle-ci encore plus lamentable.

Au retour en France de Lesueur, en 1837, G. Cuvier n’était plus (il avait décédé en 1832) et Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, l’un des rares transformistes à avoir survécu à l’animosité idéologique de G. Cuvier, était le zoologue le plus influent du Muséum. En principe donc, les circonstances étaient favorables à une reviviscence des travaux de Péron et Lesueur. Hélas, comme Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire souffrait des yeux et deviendrait à son tour aveugle, en 1840, avant de décéder peu après, en 1844, et ses derniers travaux scientifiques importants datent de 1838. On peut néanmoins penser qu’il disposa d’une bonne année pour reprendre contact avec Lesueur, devenu plutôt célèbre suite à ses travaux aux USA, et aurait enfin pu lui offrir une position au Muséum; position que l’illustrateur, assisté comme il se doit par les ressources humaines et techniques de l’institution, aurait pu mettre à profit pour finaliser les travaux de Péron. En particulier ceux sur les invertébrés, à tout le moins.

Pourquoi donc ce déroulement logique ne s’est-il pas fait ? On peut conjecturer l’explication la plus simple: Geoffroy Saint-Hilaire, âgé de plus de 65 ans au retour de Lesueur, était à la tête du département des mammifères et oiseaux, et ne devait pas ressentir beaucoup d’intérêt pour les invertébrés, ces êtres, probablement insignifiants à ses yeux, sur lesquels Lesueur s’était concentré lors de l’expédition Baudin — pour rappel: selon les instructions de G. Cuvier et Lamarck fournies à Péron, pas les instructions de Geoffroy Saint-Hilaire… De plus, comme nous l’avons vu, les yeux du grand savant transformiste n’étaient vraisemblablement déjà plus très bons

Et voilà. Une autre occasion manquée, un apport majeur au progrès de la systématique et de l’évolution biologique se retrouvant mort-né. Il faudra plusieurs décennies encore pour que la science des invertébrés se retrouvât au niveau qui aurait pu être le sien au temps de Napoléon.

Un impardonnable cafouillage donc du côté du Muséum. Mais qu’en est-il de Lesueur lui-même ? Après tout, il avait entre ses mains les notes de Péron, qui les lui avait confiées. Mais cela, ç’avait été trop en demander de Lesueur, non que ce dernier s’avérât indolent, mais qu’il n’était pas dans ses capacités d’accomplir une telle tâche. Il n’est pas raisonnable d’arguer que Lesueur aurait pu, aurait dû consacrer plus d’efforts à finaliser ses travaux communs avec Péron, pour les quatre raisons suivantes. Premièrement, Lesueur n’était pas homme de démarches ou de la plume — même l’écriture d’une simple lettre à de possibles bienfaiteurs ou éditeurs lui était tâche pénible. Deuxièmement, c’est psychologiquement très difficile, pour la plupart, de faire renaître un vieux projet, de retrouver l’état d’esprit et l’enthousiasme nécessaires — cela semble contraire à l’instinct humain. Troisièmement, l’argent n’était pas aisément disponible dans la France post-napoléonienne, rendue exangue par l’impossible rêve impérial. Quatrièmement, dans la France du roi Louis-Philippe, le “roi bourgeois”, dont l’adage du premier ministre Guizot était “Enrichissez-vous par le travail et l’épargne“, on n’était plus guère intéressé à des sujets de science qui ne promettaient pas un rendement financier immédiat.

Finalement, achevant cette histoire, navrante, si typique toutefois de tant de destinées, ce fut au tour de Lesueur de décéder, le 12 décembre 1846. Comme son cher François, il avait été un ami du soleil, cette source irradiante permettant de contempler dans la lumière les splendeurs de la nature, mais il mourut dans les jours tristes et sombres précédant le solstice d’hiver. Au cours de ses dernières années, il n’avait pu trouver ni l’argent ni l’énergie nécessaires à l’achèvement de ses travaux communs avec Péron, en particulier leurs travaux pionniers sur les méduses, si près d’être achevés.

En résumé, ce désolant chapitre de l’histoire de la biologie fut d’abord un malheureux cas de dynamique psychologique dysfonctionnelle, au sein de deux de ces trois paires si nécessaires et logiques :
Péron – Lesueur: une amitié réelle, source d’une collaboration scientifique particulièrement fructueuse;
Péron – Lamarck: une collaboration scientifique qui ne fut pas, même de loin;
Lesueur – Geoffroy Saint-Hilaire: une deuxième opportunité de collaboration scientifique, mais qui elle non plus ne fut pas.

L’amitié et au moins une de ces deux collaborations avec des professeurs du Muséum étaient nécessaires à l’harmonie et à la logique dans l’ordre des choses, pour qu’il y eût réalisation d’un progrès scientifique et philosophique. Seule l’amitié fut. Malgré sa force, ce n’était pas suffisant. C’est comme ça.

En dernière analyse, le destin de Péron est encore une histoire de laisser-aller, d’occasions manquées, d’égocentrismes exagérés et de mauvaise foi, mais on n’en peut pour autant pointer du doigt, dans une recherche objective de parts de responsabilité, ni la victime, ni aucun des explorateurs et scientifiques qui évoluèrent dans l’environnement social de celle-ci.

11. La politique et le sort de Péron

Il reste encore à évoquer, dans l’environnement scientifique de Péron, le problème de la médisance semée par certains des membres de l’expédition Baudin, qui l’avaient abandonnée lors de son escale à l’île Maurice, en mars-avril 1801. Ils avaient déversé des torrents de purin sur leur capitaine absent, mais que pouvait-on attendre d’autre de leur part ? Ils ne devaient pas avoir la conscience bien tranquille, et pendant deux années ils s’étaient couverts par une attaque préemptive. Évidemment, ils contribuèrent à créer une perception très négative de l’expédition en cours, par le public et les officiels, alors même que les braves équipages exploraient les côtes si lointaines de l’Australie. Toutefois, quand Le Naturaliste revint en France en 1803 avec son extraordinaire cargaison scientifique, de tels sentiments hostiles ne purent que s’évaporer. S’il en demeurait, ils seront désormais réservés au seul commandant. Péron le comprendra sans doute très vite, à son propre retour, en 1804, sur Le Géographe. C’était pratique, en somme, car si les absents ont toujours tort, c’est encore plus vrai des morts… La rumeur circula même que Bonaparte aurait déclaré: “Baudin a bien fait de mourir, je l’eusse fait pendre” (selon Audiat, premier biographe de Péron en 1855).

On peut douter toutefois que l’ire de Bonaparte eût un lien quelconque avec les aspects biologiques de l’expédition. Cela reste hypothétique, mais on peut conjecturer qu’elle avait plutôt pour cause le non respect par Baudin des instructions (pourtant précises) de Fleurieu, alors qu’il touchait à la côte sud-ouest de l’Australie, le 27 mai 1801. Selon ces instructions, Baudin aurait dû immédiatement longer cette côte vers l’est, jusqu’à la terra incognita de l’Australie du sud actuelle. Mais, à cause de ses interminables difficultés avec les autorités de l’île Maurice, Baudin était arrivé tard dans la saison sur ces côtes. Il était un civil, pas un militaire, pour lui la survie de son expédition avait priorité, ensuite venaient les besoins de la science, en dernier seulement la haute politique et les instructions semi militaires reçues. En conséquence de quoi, il avait décidé de remonter la côte ouest de l’Australie vers le nord, afin de faire escale dans le comptoir hollandais de Timor. Mal lui en prit, mais ceci est une autre histoire…

L’ironie de l’histoire veut que le capitaine Matthew Flinders, un militaire que les Anglais avaient envoyé dans une expédition préparée à la hâte sur les traces de Baudin, arrivant six mois après ce dernier sur la côte ouest de l’Australie, le 6 décembre 1801, décidera à son tour de ne pas obéir à ce qui, pour lui par contre, étaient carrément des ordres, pas des instructions: audacieusement, la saison s’y prêtant, il naviguera droit sur les côtes de la terra incognita ! Dans ce cas au moins, le lièvre battra la tortue sur la ligne finale, inscrivant dans l’histoire sa priorité en matière de cartographie de cette région d’Australie du sud encore inexplorée.

Quoi qu’il en soit, l’injuste mauvaise presse qu’avait Baudin n’eut pas vraiment d’impact sur la trajectoire scientifique de Péron. Bien sûr, l’envie et la jalousie de quelques collègues, tel Bory de Saint-Vincent (qui avait abandonné l’expédition à Maurice, en 1801), n’aidèrent pas, mais elles ne durent pas avoir tellement d’impact, in fine, sur le sort de Péron. Les faits parlaient d’eux-mêmes, et ceux-ci, particulièrement les deux fabuleuses cargaisons scientifiques des deux vaisseaux partis pour les terres australes, plaidaient éloquemment en faveur de Péron.

Outre les acteurs du monde scientifique, il y avait aussi, bien sûr, des acteurs du monde politique. Outre Fleurieu et Bonaparte, le premier protagoniste venant à l’esprit était l’épouse de ce dernier, Joséphine. Grande amatrice de jardins d’Eden peuplés de toutes sortes de plantes et d’animaux, elle avait accordé tout son soutien à l’expédition de Baudin, puis à Péron à son retour. Toutefois, même la première dame de France, au caractère fondamentalement simple mais si charmante, dont le destin extraordinaire ferait d’elle “L’Impératrice“, ne pouvait capter beaucoup de l’attention de son hyper-actif de mari; qui n’était lui-même pas tant intéressé par les sciences naturelles qu’à la rendre heureuse dans son paradis de Château Malmaison, où elle rassemblait, avec une passion toute féminine, plantes et animaux ramenés du monde entier. Et quand Napoléon eut répudié Joséphine en 1809, il n’y aurait plus grand chose qu’elle pût obtenir de l’Empereur, qui avait d’autres priorités.

De plus, malheureusement pour Péron et Lesueur, le vieux Fleurieu, le visionnaire et grand organisateur qui avait agencé tant d’expéditions maritimes françaises, vers les rivages les plus lointains, décéda le 18 août 1810. Péron le suivit quatre mois plus tard, et dès lors Lesueur se retrouva bien seul avec ses magnifiques illustrations.

Peut-on accuser Napoléon lui-même, ou un de ses ministres, ou quelqu’un de plus bas dans la hiérarchie, d’être responsable du mauvais destin de Péron ? Eh bien… non, pas vraiment. Toutes ces gens s’investissaient en politique, faisaient la guerre, ou y collaboraient, dans tous les cas y cherchant leur profit. Ils s’intéressaient d’abord à la poursuite de leur propre carrière, ils avaient leurs propres projets privilégiés, Péron et ses travaux n’y avaient pas de place. C’est tout. De fait, si l’on inspecte de plus près les liens de Péron avec les puissants, il ne fut pas si mal traité que cela. Ce dont il manquait cruellement, c’était d’une position académique, pour être précis d’une position au Muséum, et un peu plus d’argent svp pour les oeuvres… Mais voilà, ce sont choses rares, partout et de tout temps.

12. Le chaos en pleine action

Ainsi donc, pas de coupable aux mains rouges ? Probablement pas. Mais alors, quid ? Eh bien, la malchance, simplement. C’est ainsi. C’est la vie… La vie dans sa réalité, qui ne fait guère de cadeaux — et aussi le canevas habituel des sociétés humaines. Il n’est guère facile à deux êtres humains d’interagir avec harmonie, pour toutes sortes de raisons propres à l’espèce. Aussi, lorsque quatre d’entre eux entrent en jeu, et le résultat de la course à la nouvelle science des invertébrés dépendait d’au moins quatre personnes, comme nous l’avons vu, on peut aisément prédire une haute probabilité de chaos, dans son sens littéral, originel, mais aussi, comme nous allons le voir, dans son sens moderne, scientifique.

Petit rappel de la situation humaine, le quatuor scientifique. Il y avait la magnifique paire Péron – Lesueur : deux êtres humains formant une combinaison parfaite, synergétique, avec d’un côté l’impétuosité, la ténacité et la passion de la connaissance, de l’autre la force tranquille, le dévouement et une capacité exceptionnelle pour la représentation visuelle. On ajoute Georges Cuvier, un idéologue autoritaire doué et plutôt dénué de scrupules, peu soucieux de voir son point de vue contesté — les ennuis commencent. On complète de Lamarck, un visionnaire fondamentalement brave mais plutôt solitaire, profil rat de laboratoire, en principe allié des deux premiers, en réalité inquiet pour sa position… le chaos, sans conteste.

Comment aurait-il pu y avoir un processus de création harmonieux et logique découlant d’une telle combinaison discordante ? Pas sur cette terre… Ici-bas, le chaos prédomine. Le khaos au sens classique des Grecs antiques, c’est-à-dire l’abîme effrayant dans lesquels le sens et l’ordre peuvent s’engloutir, pour toujours. Mais aussi le chaos au sens moderne, scientifique, résultat de l’intrication complexe de tant de processus itératifs qu’aucune prédiction ne peut être faite, même de façon approximative et probabiliste, même par des dieux.

L’épistémologie et l’histoire des sciences ont démontré depuis longtemps que le progrès de la science lui-même est un processus nettement chaotique, dans les deux sens, ancien et moderne. “La science va sans cesse se raturant elle-même.” (Victor Hugo, dans son essai de 1864, “William Shakespeare“). Cette caractéristique est obligatoire, compte tenu que l’objet même de la science, soit la nature dans toutes ses formes et ses manifestations, est hautement complexe: multi-corrélée, hautement polymorphique et très fluide. Disposant de moyens matériels et intellectuels limités, les hommes tentent de découvrir, dans une réalité fuyante, une structure masquée par un bruit hautement aléatoire. Il y a quelque chose dans ces profondeurs, mais plus complexe que ce que les êtres humains imaginent, de fait plus complexe que ce qu’ils peuvent imaginer. Tout cela ne facilite guère la tâche des historiens des sciences et des épistémologues, qui doivent donner du sens à une recherche scientifique tentant elle-même, chaotiquement… de donner du sens à une réalité encore plus chaotique. Aussi, plus même que les scientifiques , ne peuvent-ils donner un sens à leur élaboration de sens qu’en effaçant de temps en temps les données non congruentes. Ils ne peuvent que réinventer sans cesse les fondations de leur profession pour réaliser, à un certain point, que les histoires et architectures établies avec peine doivent être débâties, voire abattues, pour cause d’inadéquation.

13. Le bicentenaire d’une mort, mais un objet de préjugés encore vivace

Il y a tant de facteurs et de responsabilités diverses qui ont contribué à cette passionnante tragédie que fut la vie de François Péron — une vie par trop considérée comme une incarnation de mauvaises actions, de ridicule et d’échec.

Des mauvaises actions ? Nous avons vu qu’il y en avait eu de la part de Péron, de sa propre main d’ailleurs… Mais rien de très particulier relativement aux normes humaines. Du ridicule ? Oui, considérant que la personnalité de Péron ne passe pas trop bien auprès de psychismes typiquement parisiens ou anglo-saxons (quoi qu’on puisse en penser, il y a bien une psychologie des peuples…). De tels psychismes n’entrent guère en résonance avec la façon simple et expressive de Péron pour évoquer ses rêves et ses souffrances qui, quelle que soit leur perception à Paris ou dans les pays anglophones, étaient authentiques et intenses.

Parce qu’il fut si productif dans ses écrits et prêt à partager ses sentiments, il a fourni des munitions à ses détracteurs futurs, qui en feront souvent leur bouc émissaire idéal dans leur façon abusive d’interpréter la façon négative dont l’expédition Baudin aurait été perçue en son temps ! Comme nous l’avons vu, cela est franchement à côté de la plaque et en dit plus sur eux-mêmes que sur leur objet d’étude.

Péron est ainsi une tête de Turc pour certains, l’objet de plaisanteries faciles pour d’autres: un sujet de dérision bien commode, dont certains s’amusent encore bien qu’il fût mort depuis deux siècles. Une thèse entière pourrait être écrite sur l’appropriation de la personnalité de Péron et sa déformation par des analystes de différentes disciplines. Il est temps que cette attitude, par trop investie de préjugés, laisse la place à une approche plus mûre et moins biaisée. Quelques chercheurs ont su creuser plus avant dans les faits et fournir une biographie de Péron plus objective et plus équilibrée: ainsi Edward Duyker a su reconstruire avec respect “une vie impétueuse”, comme l’auteur l’a résumée de façon lapidaire.

Qu’en est-il de cette notion, que la vie de Péron aurait été un échec ? Eh bien, comme nous l’avons vu, elle n’eut pas cours chez les contemporains informés de Péron. Ni, des décennies plus tard, en 1848, chez le spécialiste anglais de zoologie maritime Edward Forbes, alors qu’il publiait sur les méduses. Ni chez le père du paradigme évolutionnaire triomphant, Charles Darwin, qui exprimera sa haute estime pour les oeuvres de Péron. Ni chez le père de la phylogénétique, auteur, en 1866, du premier arbre de la vie sérieux (retraçant à une origine commune tous les êtres vivants), le scientifique allemand Ernst Haeckel — qui manifestera son respect pour les travaux de Péron sur les méduses, dans son System der Medusen, en 1879.

Ceux qui approchent encore Péron et ses oeuvres en termes d’échec peuvent voir leurs préjugés contrés en compulsant de magnifiques livres récemment publiés par des scientifiques et des historiens, ceux de Jacqueline Goy, Edward Duyker, ainsi que Gabrielle Baglione et Cédric Crémière. Ces contributions récentes sont des expressions d’amour de la justice. Car les vrais historiens, ceux qui ne sont ni paresseux, ni pleins d’idées préconçues (ni pernicieux, bien entendu…), sont dédiés à la vérité, avec toutes ses subtiles variations, toutes ses interprétations possibles. Mais aussi, et cela est probablement une motivation tout aussi forte, sont-ils dévoués à la justice, fût-elle post hoc. Ils sont scribes animés d’une mission, tentant de restaurer un peu d’harmonie à un processus historique écrasant et parfaitement indifférent. Car tout dans ce monde se déroule avec une indifférence totale pour les victimes – les processus naturels bien sûr, mais les processus humains également. Ceci étant, ici et là, il y a de petits miracles, des anomalies… quelques êtres vivants rêvent de quelque chose de différent, où règnerait le bon, le vrai et le beau. Quelques historiens souhaitent contribuer à ce règne, à leur propre façon, dans le temps et longitudinalement plutôt que dans l’espace et transversalement.

14. Péron, Lesueur et Lamarck: connectivité et non connectivité

Les vies de Péron et Lesueur, en leur emmêlement, témoignent du pouvoir de l’amitié face aux difficultés, témoignent aussi d’une vision partagée d’un monde de beauté et de vérité. Pour tous deux la vie fut dure, plus longue pour le second, mais toutes deux s’achevant lors des jours les plus sombres de l’année, un peu avant la renaissance de la lumière au cours du solstice de décembre.

Lamarck et Péron forment deux vies qui auraient dû se joindre autour de l’étonnant monde des invertébrés. Cela ne se fit pas, néanmoins on peut noter d’émouvantes similarités dans leurs trajectoires malheureuses: tous deux se dévouèrent entièrement à la science, la traitant avec un sérieux absolu, manquant de l’humour qui rend la vie plus légère, et tous deux eurent de graves problèmes oculaires. Tous deux sont nés en août, dans la lumière d’un soleil réchauffant, et morts en décembre, dans l’obscurité de jours sombres et froids.

La tombe de Lamarck est superbe, nichée en un lieu prestigieux, le Jardin des plantes de Paris, grand parc public où le Muséum est situé. Sa stèle en pierre gravée le dépeint aveugle, assis, l’air pitoyable, une de ses deux fidèles filles étendant sur son épaule une main consolatrice, exprimant cette parole prophétique: “La postérité vous admirera, elle vous vengera mon père”.

Péron pour sa part fut enterré dans le petit cimetière d’une petite ville de province, avec une petite croix noire marquée de son nom. Lesueur tenta bien, en 1811, de trouver des fonds pour une inscription commémorative plus digne de son cher compagnon, mais ne put que faire publier quelques centaines de copies des deux éloges funèbres écrites par des amis de Péron. Du moins celui-ci, qui s’était fait tant d’amis en une vie courte mais impétueuse, ne fut-il pas insulté lors de sa mise en tombe, en 1810; contrairement à Lamarck, qui ne s’était pas fait beaucoup d’amis dans sa vie longue et bien organisée, et qui le sera par G. Cuvier, en 1829.

Au final toutefois, les amis toujours loyaux de Péron, incluant le vieux Lesueur, réussirent à financer en 1842 une tombe plus digne d’un personnage exceptionnel, marquée d’une épitaphe assez accablée mais plutôt appropriée: “F. Péron s’est desséché comme un jeune arbre qui a succombé sous le poids de ses propres fruits.

15. En conclusion – Heureux qui, comme Ulysse…

Les personnages de Péron et de Lamarck sont deux splendides illustrations des tragédies tortueuses et des contingences sarcastiques dont l’histoire semble friande. Elle les a tous deux placés dans un long purgatoire, sans souci de justice. Le destin ne leur fut pas tendre, pas plus d’ailleurs que le hasard, qui se jouèrent souvent d’eux, cruellement.

Péron ne put atteindre aucun de ses objectifs – les dieux semblent s’être diverti de l’enthousiasme et de la ténacité du jeune homme impétueux, si généreux de son temps et de son énergie. Lorsqu’il mourut, les vers nostalgiques d’un autre jeune homme qui s’était éteint 250 ans avant lui, le poète et voyageur Joachim du Bellay, lui revinrent-ils à l’esprit ?

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage…

Avec ses faiblesses physiques, Péron l’inextinguible allait sans cesse de l’avant.
Avec ses faiblesses morales, Péron avait faim de bonté.
Avec ses faiblesses intellectuelles, Péron avait faim de vérité.
Avec ses goûts étroits, Péron avait soif de beauté.

Ses rêves étaient trop lourds pour son corps fragile, ses connections sociales limitées… et son intellect, quoique de haute qualité, loin d’être celui d’un génie. Que pouvait-il être d’autre que ce qu’il fut, avec son caractère impétueux, mais toujours prêt à changer avec ardeur sa piste de vie ? Aussi changea-t-il allègrement, quoique toujours dans le dévouement au progrès de l’humanité et à son vecteur principal, la science, de la médecine à l’anthropologie à l’océanographie à la zoologie… et à la géostratégie ! Il n’était pas né une cuiller d’argent dans la bouche, aussi dut-il naviguer entre les grandes vagues de sa vie, souvent écrasantes, pour aller de l’avant toujours, sur une trajectoire rêvée.

Il désirait la gloire scientifique – il ne l’a pas obtenue, du moins de son vivant. Mais… peu nombreux sont ceux qui reçoivent, deux siècles après leur mort, l’attention de douzaines de chercheurs répartis sur deux continents. Pas mal pour celui dont certains se sont complu à faire un anti-héros…

Pour cet auteur, il fut un être humain courageux, vivant par choix et pure volonté une aventure singulière, en des temps héroïques.

Chapeaux bas.

FIN

Dr Gabriel Bittar
Kangaroo Island

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